GUENON Heredom




HEREDOM


René Guénon


Publié dans les Études Traditionnelles, mars 1948.


Ayant vu récemment des notes sur le mot Heredom (1) qui, tout en indiquant quelques-unes des explications qui en ont été proposées, n’apportent aucune conclusion quant à son origine réelle, il nous a paru qu’il pouvait n’être pas sans intérêt de réunir ici quelques remarques sur ce sujet. On sait que ce mot énigmatique (qui est parfois écrit aussi Herodom, et dont on trouve même diverses autres variantes qui, à vrai dire, semblent plus ou moins incorrectes) est employé comme désignation d’un haut grade maçonnique, et aussi, par extension, de l’ensemble du Rite dont ce grade constitue l’élément le plus caractéristique. À première vue, il peut sembler que Heredom ne soit pas autre chose qu’une forme légèrement altérée de heirdom, c’est-à-dire « héritage » ; dans l’« Ordre Royal d’Écosse », l’héritage dont il s’agit serait celui des Templiers qui, suivant la « légende », s’étant réfugiés en Écosse après la destruction de leur Ordre, y auraient été accueillis par le roi Robert Bruce et auraient fondé la Mère-Loge de Kilwinning (2). Cependant, cette étymologie est fort loin de tout expliquer, et il est très possible que ce sens soit seulement venu s’adjoindre secondairement, par suite d’une similitude phonétique, à un mot dont la véritable origine était toute différente.

Nous en dirons autant de l’hypothèse suivant laquelle Heredom serait dérivé du grec hieros domos, « demeure sacrée » ; assurément, cela non plus n’est pas dépourvu de signification, et peut même se prêter à des considérations moins « extérieures » qu’une allusion d’ordre simplement historique. Cependant, une telle étymologie n’en est pas moins fort douteuse; elle nous fait d’ailleurs penser à celle par laquelle on a parfois prétendu faire du nom de Jérusalem, à cause de sa forme grecque Hierosolyma, un composé hybride dans lequel entrerait aussi le mot hieros, alors qu’il s’agit en réalité d’un nom purement hébraïque, signifiant « demeure de la paix » ou, si l’on prend pour sa première partie une racine un peu différente (yara au lieu de yarah), « vision de la paix ». Cela nous rappelle aussi l’interprétation du symbole du grade de Royal Arch, qui est un triple tau, comme formé par la superposition des deux lettres T et H, qui seraient alors les initiales des mots Templum Hierosolymae ; et, précisément, le hieros domos dont il s’agit serait également, pour ceux qui ont envisagé cette hypothèse, le Temple de Jérusalem. Nous ne voulons certes pas dire que des rapprochements de ce genre, qu’ils soient basés sur la consonance des mots ou sur la forme des lettres et des symboles, soient forcément privés de tout sens et de toute raison d’être, et il en est même qui sont loin d’être sans intérêt et dont la valeur traditionnelle n’est pas contestable ; mais il est évident qu’il faudrait avoir bien soin de ne jamais confondre ces sens secondaires, qui peuvent d’ailleurs être plus ou moins nombreux, avec le sens originel qui, lorsqu’il s’agit d’un mot, est le seul auquel peut s’appliquer proprement le nom d’étymologie.

Ce qui est peut-être le plus singulier, c’est qu’on a prétendu assez souvent faire de Heredom le nom d’une montagne d’Écosse ; or il est à peine besoin de dire que, en fait, il n’a jamais existé aucune montagne portant ce nom, ni en Écosse ni en aucun autre pays ; mais l’idée de la montagne doit être ici associée à celle d’un « lieu saint », ce qui nous ramène d’une certaine façon au hieros domos. Cette montagne supposée n’a d’ailleurs pas dû être constamment située en Écosse, car une telle localisation ne serait guère conciliable, par exemple, avec l’affirmation qui se trouve dans les rituels de la Maçonnerie adonhiramite, et suivant laquelle la première Loge fut tenue dans « la vallée profonde où règnent la paix, les vertus (ou la vérité) et l’union, vallée qui était comprise entre les trois montagnes Moriah, Sinaï et Heredon (sic) ». Maintenant, si l’on se reporte aux anciens rituels de la Maçonnerie opérative, qui constituent assurément une « source » plus sûre et traditionnellement plus authentique (3), on y constate ceci, qui rend cette dernière assertion encore plus étrange : les trois montagnes sacrées y étaient le Sinaï, le Moriah et le Thabor ; ces « hauts lieux » étaient représentés dans certains cas par les places occupées par les trois principaux officiers de la Loge, de sorte que l’emplacement même de celle-ci pouvait alors être assimilé en effet à une « vallée » située entre ces trois montagnes. Celles-ci correspondent assez manifestement à trois « révélations » successives : celle de Moïse, celle de David et de Salomon (on sait que le Moriah est la colline de Jérusalem sur laquelle fut édifié le Temple), et celle du Christ ; il y a donc dans leur association quelque chose qui est assez facilement compréhensible ; mais où, quand et comment a bien pu s’opérer la curieuse substitution de Heredom au Thabor (incompatible du reste avec l’identification de ce hieros domos au Temple de Jérusalem, puisqu’il est ici distingué expressément du mont Moriah) ? Nous ne nous chargeons pas de résoudre cette énigme, n’ayant d’ailleurs pas à notre disposition les éléments nécessaires, mais nous tenons du moins à la signaler à l’attention des amateurs de certaines recherches historiques.

Pour en revenir maintenant à la question de l’origine du mot Heredom, il importe de remarquer que, dans l’« Ordre Royal d’Écosse », il est d’usage d’écrire certains mots par leurs seules consonnes, à la façon de l’hébreu et de l’arabe, de sorte que Heredom, ou ce qu’on a pris l’habitude de prononcer ainsi, est toujours écrit en réalité H.R.D.M. ; il va de soi que les voyelles peuvent alors être variables, ce qui rend d’ailleurs compte des différences orthographiques qui ne sont pas dues à de simples erreurs. Or H.R.D.M. peut parfaitement se lire Harodim, nom d’un des grades supérieurs de la Maçonnerie opérative ; ces grades de Harodim et de Menatzchim, qui étaient naturellement inconnus des fondateurs de la Maçonnerie « spéculative » (4), rendaient apte à exercer les fonctions de surintendant des travaux (5). Le nom de Harodim convenait donc fort bien à la désignation d’un haut grade, et ce qui nous paraît de beaucoup le plus vraisemblable, c’est que, pour cette raison, il aura été appliqué après coup à une des formes les plus anciennement connues, mais cependant évidemment récente par rapport à la Maçonnerie opérative, du grade maçonnique de Rose-Croix.


NOTES

(1) The Speculative Mason, n° d’octobre 1947.

(2) Il nous paraît tout à fait inutile de faire intervenir ici l’héritage des Stuarts comme le voulait Ragon ; même s’il est vrai que certains aient fait cette application, celle-ci ne pourrait être en tout cas que tardive et occasionnelle, et elle serait presque aussi détournée que celle par laquelle Hiram aurait été, dit-on aussi, considéré comme figurant Charles Ier d’Angleterre.

(3) C’est dans les rituels adonhiramites qu’on rencontre, entre autres bizarreries, la Shekinah transformée en « le Stekenna », évidemment par une erreur due à l’ignorance de quelque copiste ou « arrangeur » de rituels manuscrits plus anciens ; cela montre suffisamment que de tels documents ne peuvent être utilisés sans quelques précautions.

(4) Ceux-ci possédaient seulement le grade de Compagnon en qualité de Maçons « acceptés » ; quant à Anderson, il avait dû, selon toute vraisemblance, recevoir l’initiation spéciale des Chapelains dans une Lodge of Jakin (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XXIX).

(5) On pourrait peut-être en trouver comme un vestige, à cet égard, dans la désignation du grade d’« Intendant des Bâtiments », 8e degré du Rite Écossais Ancien et Accepté.


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