Portrait supposé de Martines de Pasqually Par Gabriel Atencio |
L'ÉNIGME DE MARTINES DE PASQUALLY
René Guénon
Publié dans les Études Traditionnelles, mai à juillet 1936.
L’histoire des organisations initiatiques est souvent fort difficile à éclaircir, et cela se comprend facilement par la nature même de ce dont il s’agit, car il y a là trop d’éléments qui échappent nécessairement aux moyens d’investigation dont disposent les historiens ordinaires. Il n’y a même pas besoin, pour s’en rendre compte, de remonter à des époques très reculées ; il suffit de considérer le XVIIIe siècle, où l’on voit, coexistant encore avec les manifestations de l’esprit moderne dans ce qu’il a de plus profane et de plus anti-traditionnel, ce qui semble bien être les derniers vestiges de divers courants initiatiques ayant existé jadis dans le monde occidental, et au cours duquel apparaissent des personnages qui ne sont pas moins énigmatiques que les organisations auxquelles ils se rattachaient ou qu’ils ont inspirées. Un de ces personnages est Martines de Pasqually ; et, à propos des ouvrages publiés en ces dernières années sur lui et sur son Ordre des Élus Coëns par MM. R. Le Forestier et P. Vulliaud, nous avons eu déjà l’occasion de remarquer combien de points de sa biographie demeuraient obscurs en dépit de tous les documents mis au jour (1). M. Gérard van Rijnberk vient encore de faire paraître sur ce sujet un autre livre (2), qui contient également une documentation intéressante et en grande partie inédite ; mais devons-nous dire que, malgré cela, ce livre pose peut-être encore plus de questions qu’il n’en résout (3) ?
L’auteur fait d’abord remarquer l’incertitude qui règne sur le nom même de Martines, et il énumère les multiples variantes qu’on trouve dans les écrits où il en est question ; il est vrai qu’il ne faut pas attacher à ces différences une importance excessive, car, au XVIIIe siècle, on ne respectait guère l’orthographe des noms propres ; mais il ajoute : « Quant à l’homme lui-même qui, mieux que tout autre, aurait dû connaître l’orthographe exacte de son propre nom ou de son pseudonyme de chef d’initiation, il a toujours signé : Don Martines de Pasqually (une seule fois : de Pascally de La Tour). Dans l’unique acte authentique que l’on connaît, l’acte de baptême de son fils, son nom est ainsi formulé : Jaques Delivon Joacin Latour de La Case, don Martinets de Pasqually. » Il est inexact que l’acte en question, qui a été publié par Papus (4), soit « l’unique acte authentique que l’on connaît », car deux autres, qui ont sans doute échappé à l’attention de M. van Rijnberk, ont été publiés ici même (5) : l’acte de mariage de Martines, et le « certificat de catholicité » qui lui fut délivré lors de son départ pour Saint-Domingue. Le premier porte : « Jaque Delyoron Joachin Latour De la Case Martines Depasqually, fils légitime de feu M. Delatour de la Case et de dame Suzanne Dumas de Rainau » (6) ; et le second porte simplement : « Jacques Pasqually de Latour » ; quant à la signature de Martines lui-même, elle est, sur le premier, « Don Martines Depasqually » et, sur le second, « Depasqually de la Tour ». Le fait que son père, dans l’acte de Mariage, est nommé simplement « Delatour de la Case » (de même d’ailleurs que son fils dans l’acte de baptême, bien qu’une note marginale l’appelle « de Pasqually » sans doute parce que ce nom était plus connu), paraît venir à l’appui de ce qu’écrit ensuite M. van Rijnberk : « On serait tenté d’en déduire que son véritable nom était de La Case, ou de Las Cases, et que “Martines de Pasqually” n’a été qu’un hiéronyme. »
Seulement, ce nom de La Case ou de Las Cases, qui peut être une forme francisée du nom espagnol de Las Casas, soulève encore d’autres questions ; et, tout d’abord, il faut remarquer que le second successeur de Martines comme « Grand Souverain » de l’Ordre des Élus Coëns (le premier ayant été Caignet de Lestère) s’appelait Sébastien de Las Casas ; y avait-il quelque parenté entre lui et Martines ? La chose n’a rien d’impossible : il était de Saint-Domingue, et Martines s’était rendu dans cette île pour y recueillir un héritage, ce qui peut faire supposer qu’une partie de sa famille s’y était établie (7). Mais il y a encore autre chose de beaucoup plus étrange : L.-Cl. de Saint-Martin, dans son Crocodile, met en scène un « Juif espagnol » nommé Éléazar, auquel il prête visiblement beaucoup de traits de son ancien maître Martines ; or voici en quels termes cet Éléazar explique les raisons pour lesquelles il avait été obligé de quitter l’Espagne et de se réfugier en France : « J’avois à Madrid un ami chrétien, appartenant à la famille de Las-Casas, à laquelle j’ai, quoiqu’indirectement, les plus grandes obligations. Après quelques prospérités dans le commerce, il fut soudainement ruiné de fond en comble par une banqueroute frauduleuse. Je vole à l’instant chez lui, pour prendre part à sa peine, et lui offrir le peu de ressources dont ma médiocre fortune me permettoit de disposer ; mais ces ressources étant trop légères pour le mettre au pair de ses affaires, je cédai à l’amitié que je lui portois, et me laissai entraîner à ce mouvement, jusqu’à faire usage de quelques moyens particuliers, qui m’aidèrent à découvrir bientôt la fraude de ses expoliateurs, et même l’endroit caché où ils avoient déposé les richesses qu’ils lui avoient enlevées. Par ces mêmes moyens, je lui procurai la facilité de recouvrer tous ses trésors, et de les faire revenir chez lui, sans que même ceux qui les lui avoient ravis puissent soupçonner qui que ce fût de les en avoir dépouillés à leur tour. J’eus tort, sans doute, de faire usage de ces moyens pour un pareil objet, puisqu’ils ne doivent s’appliquer qu’à l’administration des choses qui ne tiennent point aux richesses de ce monde ; aussi, j’en fus puni. Mon ami, instruit dans une foi timide et ombrageuse, soupçonna du sortilège dans ce que je venais de faire pour lui ; et son zèle pieux l’emportant sur sa reconnaissance, comme mon zèle officieux l’avoit emporté sur mon devoir, il me dénonça à son église, à la fois comme sorcier et comme juif. Sur le champ, les inquisiteurs en sont instruits ; je suis condamné au feu, avant même d’être arrêté, mais au moment où l’on se met en devoir de me poursuivre, je suis averti par cette même voie particulière du sort qui me menace ; et sans délai, je me réfugie dans votre patrie » (8).
Sans doute, il y a dans le Crocodile beaucoup de choses purement fantaisistes, où il serait bien difficile de voir des allusions précises à des événements et à des personnages réels, il n’en est pas moins fort invraisemblable que le nom de Las Casas se retrouve là par l’effet d’un simple hasard. C’est pourquoi nous avons cru intéressant de reproduire le passage entier, malgré sa longueur : quels rapports pouvait-il y avoir au juste entre le Juif Éléazar, qui ressemble tant à Martines par les « pouvoirs » et la doctrine qui lui sont attribués, et la famille de Las Casas, et quelle pouvait être la nature des « grandes obligations » qu’il avait à celle-ci ? Pour le moment, nous ne faisons que formuler ces questions, sans prétendre y apporter une réponse quelconque ; nous verrons si la suite nous permet d’en envisager une plus ou moins plausible (9).
Passons à d’autres points de la biographie de Martines, qui ne réservent pas moins de surprises : M. van Rijnberk dit qu’« on ignore complètement l’année et le lieu de sa naissance » ; mais il fait remarquer que Willermoz écrit au baron de Turkheim que Martines est mort « avancé en âge » ; et il ajoute : « Au moment où Willermoz écrivit cette phrase, il avait lui-même 91 ans ; comme les hommes ont la tendance générale d’évaluer l’âge des autres mortels selon une mesure qui s’accroît avec leurs propres années, on ne doit point douter que l’âge avancé attribué à Martines par le nonagénaire Willermoz ne devait guère atteindre moins de 70 ans. Comme Martines est mort en 1774, il doit être né tout au plus dans les dix premières années du XVIIIe siècle. » Aussi penche-t-il pour l’hypothèse de Gustave Bord, qui fait naître Martines vers 1710 ou 1715 ; mais, même en prenant la première date, cela le ferait mourir à 64 ans, ce qui, à vrai dire, n’est pas encore un âge « avancé », surtout par rapport à celui de Willermoz… Et puis, malheureusement, un des documents dont M. van Rijnberk ne paraît pas avoir eu connaissance donne à cette hypothèse un démenti formel : le « certificat de catholicité » a été délivré en 1772 à « Mr Jacques Pasqually de Latour, écuyer, né à Grenoble, âgé de 45 ans » ; il faudrait conclure de là qu’il est né vers 1727 ; et, s’il est mort à Saint-Domingue deux ans plus tard, en 1774, il n’atteignit que l’âge bien peu « avancé » de 47 ans !
Ce même document confirme en outre que, comme beaucoup l’avaient déjà dit, mais contrairement à l’avis de M. van Rijnberk qui se refuse à l’admettre, Martines est né à Grenoble. Cela ne s’oppose d’ailleurs pas, évidemment, à ce qu’il ait été d’origine espagnole, puisque, parmi toutes celles qu’on a voulu lui assigner, c’est en faveur de celle-là qu’il semble y avoir le plus d’indices, y compris, bien entendu, le nom même de Las Casas ; mais il faudrait alors admettre que son père était déjà établi en France avant sa naissance, et que peut-être même c’est en France qu’il s’était marié. Ceci trouve d’ailleurs une confirmation dans l’acte de mariage de Martines, car le nom de sa mère, tel qu’il y est indiqué, « dame Suzanne Dumas de Rainau », ne peut, guère, à ce qu’il nous semble, être autre chose qu’un nom français, tandis que celui de « Delatour de la Case » peut être simplement francisé. Au fond, la seule raison vraiment sérieuse qu’on puisse avoir de douter que Martines soit né en France (car on ne peut guère prendre en considération les assertions contradictoires des uns et des autres, qui ne représentent toutes que de simples suppositions), ce sont les particularités de langage qu’on relève dans ses écrits ; mais, en somme, ce fait peut très bien s’expliquer en partie par l’éducation reçue d’un père espagnol, et en partie aussi par les séjours qu’il fit probablement en divers pays ; nous reviendrons plus tard sur ce dernier point.
Par une coïncidence assez curieuse, et qui ne contribue guère à simplifier les choses, il paraît établi qu’il y avait à Grenoble, à la même époque, une famille dont le nom était réellement Pascalis ; mais Martines, à en juger par les noms portés sur les actes qui le concernent, doit lui avoir été complètement étranger. Peut-être est-ce à cette famille qu’appartenait l’ouvrier carrossier Martin Pascalis, qu’on a appelé aussi Martin Pascal ou même Pascal Martin (car, là-dessus non plus, on n’est pas très bien fixé), si toutefois celui-ci est bien véritablement un personnage distinct, et si ce n’est pas tout simplement Martines lui-même qui, à un certain moment, dut exercer ce métier pour vivre, car apparemment, sa situation de fortune ne fut jamais très brillante ; c’est là encore une chose qui semble n’avoir jamais été éclaircie d’une façon bien satisfaisante.
D’autre part, beaucoup ont pensé que Martines était Juif ; il ne l’était certainement pas de religion, puisqu’il est surabondamment prouvé qu’il était catholique ; mais il est vrai que, comme le dit M. van Rijnberk, « cela ne préjuge en rien de la question de race ». Il y a bien en effet, dans la vie de Martines, quelques indices qui pourraient tendre à faire supposer qu’il était d’origine juive, mais qui n’ont pourtant rien de décisif, et qui peuvent tout aussi bien s’expliquer par des affinités d’un tout autre genre qu’une communauté de race. Franz von Baader dit que Martines fut « à la fois juif et chrétien » ; cela ne rappelle-t-il pas les rapports du Juif Éléazar avec la famille chrétienne de Las Casas ? Mais le fait même de présenter Éléazar comme un « Juif espagnol » peut très bien être une allusion, non pas à l’origine personnelle de Martines, mais à l’origine de sa doctrine, dans laquelle, en effet, les éléments judaïques prédominent incontestablement.
Quoi qu’il en soit, il reste toujours, dans la biographie de Martines, un certain nombre d’incohérences et de contradictions, parmi lesquelles la plus frappante est sans doute celle qui se rapporte à son âge ; mais peut-être M. van Rijnberk indique-t-il la solution, sans s’en douter, en suggérant que « Martines de Pasqually » était un « hiéronyme », c’est-à-dire un nom initiatique. En effet, pourquoi ce même « hiéronyme » n’aurait-il pas servi, comme cela s’est produit dans d’autres cas similaires, à plusieurs individualités différentes ? Et qui sait même si les « grandes obligations » que le personnage que Saint-Martin appelle le Juif Éléazar avait à la famille de Las Casas n’étaient pas dues à ce que celle-ci avait fourni, d’une façon ou d’une autre, une sorte de « couverture » à son activité initiatique ? Il serait sans doute imprudent de vouloir préciser davantage ; nous verrons cependant si ce qu’on peut savoir de l’origine des connaissances de Martines ne serait pas susceptible d’apporter encore quelques nouveaux éclaircissements.
Dans la même lettre, datée de juillet 1821, où Willermoz affirme que Martines est mort « avancé en âge », il y a un autre passage digne de remarque, d’après lequel l’initiation aurait été transmise à Martines par son père lui-même : « Dans son Ministère, il avait succédé à son père, homme savant, distinct et plus prudent que son fils, ayant peu de fortune et résidant en Espagne. Il avait placé son fils Martines encore jeune dans les gardes wallonnes, où il eut une querelle qui provoqua un duel dans lequel il tua son adversaire ; il fallait s’enfuir promptement, et le père se hâta de le consacrer son successeur avant son départ. Après une longue absence, le père, sentant approcher sa fin, fit promptement revenir le fils et lui remit les dernières ordinations ». À vrai dire, cette histoire des gardes wallonnes, dont il a été impossible de trouver aucune confirmation par ailleurs, nous paraît assez suspecte, surtout si elle devait, comme le dit M. van Rijnberk, « impliquer que Martines était né en Espagne », ce qui n’est cependant pas absolument évident ; il ne s’agit d’ailleurs pas là d’un point sur lequel Willermoz ait pu apporter un témoignage direct, car il déclare ensuite qu’il « n’a connu le fils qu’en 1767 à Paris, longtemps après la mort du père » (10). Quoi qu’il en soit de cette question secondaire, il reste l’assertion que Martines aurait reçu de son père non seulement l’initiation, mais même la transmission de certaines fonctions initiatiques, car le mot « ministère » ne peut guère s’interpréter autrement ; et, à ce propos, M. van Rijnberk signale une lettre écrite en 1779 par le Maçon Falcke, et dans laquelle on lit ceci : « Martinez Pascalis, un Espagnol, prétend posséder les connaissances secrètes comme un héritage de sa famille, qui habite l’Espagne et les posséderait ainsi depuis trois cents ans ; elle les aurait acquises de l’Inquisition, auprès de laquelle ses ancêtres auraient servi. » Il y a ici une forte invraisemblance, car on ne voit vraiment pas quel dépôt initiatique l’Inquisition aurait jamais pu posséder et communiquer ; mais rappelons que, dans le passage du Crocodile que nous avons reproduit, c’est Las Casas qui dénonce à l’Inquisition son ami le Juif Éléazar, précisément à cause des connaissances secrètes de celui-ci ; ne dirait-on pas qu’il y a là encore quelque chose qui a été brouillé à dessein (11) ?
Maintenant, on pourrait assurément se demander ceci : quand Martines, ou le personnage que Willermoz connut sous ce nom à partir de 1767, parle de son père, faut-il l’entendre littéralement, ou bien ne s’agit-il pas plutôt uniquement de son « père spirituel », quel qu’ait pu être celui-ci ? On peut fort bien, en effet, parler de « filiation » initiatique, et il est évident qu’elle ne coïncide pas forcément avec la filiation au sens ordinaire de ce mot ; on pourrait même peut-être évoquer, encore ici, la dualité de Las Casas et du Juif Éléazar… Il faut dire cependant qu’une transmission initiatique héréditaire, impliquant même en outre l’exercice d’une certaine fonction, ne représenterait pas un cas tout à fait exceptionnel ; mais, en l’absence de données suffisantes, il est bien difficile de décider si ce cas fut effectivement celui de Martines. Tout au plus pourrait-on trouver un indice, en faveur de l’affirmative, dans certaines particularités concernant la succession de Martines : celui-ci donna à son fils aîné, aussitôt après le baptême, la première consécration dans la hiérarchie des Élus Coëns, ce qui peut faire penser qu’il le destinait à devenir son successeur. Ce fils disparut à l’époque de la Révolution, et Willermoz dit n’avoir pas pu savoir ce qu’il était devenu ; quant au second, chose encore plus singulière, on connaît la date de sa naissance, mais il n’en fut plus jamais fait mention par la suite. En tout cas, quand Martines mourut en 1774, le fils aîné était certainement vivant ; ce n’est cependant pas lui qui lui succéda comme « Grand Souverain » mais Caignet de Lestère, puis, quand celui-ci mourut à son tour en 1778, Sébastien de Las Casas ; que devient, dans ces conditions, l’idée d’une transmission héréditaire ? Le fait que le fils était trop jeune pour pouvoir remplir ces fonctions (il n’avait que six ans) ne saurait d’ailleurs être invoqué, car Martines aurait fort bien pu lui désigner un substitut jusqu’à sa majorité, et on ne voit pas qu’il en ait jamais été question. Pourtant, ce qui est encore curieux, il semble bien d’autre part qu’il y ait eu quelque parenté entre Martines et ses deux successeurs : en effet, il parle dans une lettre de « son cousin Cagnet » qui, en tenant compte des variations orthographiques habituelles à l’époque, doit être le même que Caignet de Lestère (12) ; et, quant à Sébastien de Las Casas, nous avons déjà indiqué qu’une telle parenté était suggérée par son nom même : mais, de toute façon, cette transmission à des parents plus ou moins éloignés, alors qu’il existait un héritier direct, ne peut guère être assimilée à la « succession dynastique » dont parle M. van Rijnberk, et à laquelle il attribue même « une certaine importance ésotérique » que nous ne nous expliquons pas très bien.
Que Martines ait été initié par son père ou par quelqu’un d’autre, ce n’est pas là qu’est la question essentielle, car cela ne jette pas beaucoup de lumière sur ce qui seul importe vraiment au fond : de quelle tradition relevait cette initiation ? Ce qui pourrait peut-être fournir là-dessus quelques indications plus nettes, ce sont les voyages que fit probablement Martines avant le début de son activité initiatique en France ; malheureusement, sur ce point encore, on n’a que des renseignements tout à fait vagues et douteux, et l’assertion même d’après laquelle il serait allé en Orient ne signifie rien de bien défini, d’autant plus que bien souvent, en pareil cas, il ne s’agit que de voyages légendaires ou plutôt symboliques. À ce sujet, M. van Rijnberk estime pouvoir faire état d’un passage du Traité de la Réintégration des Êtres où Martines semble dire qu’il est allé en Chine, alors qu’il n’y a rien de tel pour des pays beaucoup moins lointains ; mais ce voyage, s’il a eu lieu réellement, est peut-être le moins intéressant de tous au point de vue où nous nous plaçons en ce moment, car il est clair que, ni dans les enseignements de Martines ni dans ses « opérations » rituelles, il n’y a rien qui présente le moindre rapport direct avec la tradition extrême-orientale. Il y a cependant, dans une lettre de Martines, cette phrase assez remarquable : « Mon état et ma qualité d’homme véritable m’a toujours tenu dans la position où je suis » (13) ; il semble qu’on n’ait jamais relevé cette expression d’« homme véritable », qui est spécifiquement taoïste, mais qui est sans doute la seule de ce genre qu’on puisse trouver chez Martines (14).
Quoi qu’il en soit, si Martines était né vers 1727, ses voyages ne purent pas durer de bien longues années, même s’il n’y a pas lieu d’en retrancher le temps de son passage supposé aux gardes wallonnes, car son activité initiatique connue commence en 1754, et, à cette date, il n’aurait eu encore que 27 ans (15). On admet volontiers qu’il dut aller en Espagne, surtout si ses origines familiales l’y rattachaient, et peut-être aussi en Italie ; c’est très plausible en effet, et il a pu rapporter d’un séjour dans ces deux pays quelques-unes des singularités les plus frappantes de son langage : mais, à part l’explication de ce détail tout extérieur, cela n’avance pas à grand-chose, car, à cette époque, que pouvait-il bien subsister dans ces pays au point de vue initiatique ? Il faut certainement chercher ailleurs, et, à notre avis, l’indication la plus exacte est celle que donne ce passage d’une note du prince Christian de Hesse-Darmstadt : « Pasquali prétendait que ses connaissances venaient de l’Orient, mais il est à présumer qu’il les avait reçues de l’Afrique », par quoi il faut entendre, selon toute probabilité, les Juifs séphardites établis dans l’Afrique du Nord depuis leur expulsion d’Espagne (16). Ceci peut en effet expliquer beaucoup de choses : d’abord, la prédominance des éléments judaïques dans la doctrine de Martines ; ensuite, les relations qu’il paraît avoir eues avec les Juifs également séphardites de Bordeaux, aussi bien, comme nous l’avons déjà fait remarquer précédemment, que la présentation d’Éléazar comme un « Juif espagnol » par Saint-Martin ; enfin, la nécessité qu’il y avait, pour un travail initiatique à accomplir dans un milieu non juif, de « greffer » pour ainsi dire la doctrine reçue de cette source sur une forme initiatique répandue dans le monde occidental, et qui, au XVIIIe siècle, ne pouvait être que la Maçonnerie.
Le dernier point soulève encore d’autres questions sur lesquelles nous allons avoir à revenir ; mais, auparavant, nous devons faire remarquer que le fait même que Martines ne mentionne jamais l’origine exacte de ses connaissances, ou qu’il la rapporte vaguement à l’« Orient », est parfaitement compréhensible : dès lors qu’il ne pouvait transmettre telle quelle l’initiation qu’il avait reçue lui-même, il n’avait pas à en indiquer la provenance, ce qui eût été tout au moins inutile ; il semble que, dans ses livres, il n’ait jamais fait expressément allusion qu’une seule fois à ses « prédécesseurs », et cela sans y ajouter la moindre précision, donc sans affirmer en somme rien de plus que l’existence d’une transmission initiatique quelconque (17). Il est bien certain, en tout cas, que la forme de cette initiation n’était pas celle de l’Ordre des Élus Coëns, puisque celui-ci n’existait pas avant Martines lui-même, et que nous le voyons l’élaborer peu à peu, de 1754 à 1774, sans que même il ait jamais pu arriver à finir de l’organiser complètement (18).
Ici se place naturellement la réponse à une objection qui peut venir à la pensée de certains : si Martines était « missionné » par quelque organisation initiatique, comment se fait-il que son Ordre n’ait pas été en quelque sorte tout « préformé » dès le début, avec ses rituels et ses grades, et que, en fait, il soit même toujours resté à l’état d’ébauche imparfaite, sans rien d’arrêté définitivement ? Sans doute, beaucoup des systèmes maçonniques de hauts grades qui virent le jour vers la même époque furent dans le même cas, et certains n’existèrent guère que « sur le papier » ; mais, s’ils représentaient simplement les conceptions particulières d’un individu ou d’un groupe, il n’y a rien d’étonnant à cela, tandis que, pour l’oeuvre du représentant autorisé d’une organisation initiatique réelle, les choses, semble-t-il, auraient dû se passer tout autrement. C’est là n’envisager la question que d’une façon assez superficielle ; en réalité, il faut considérer au contraire que la « mission » de Martines comportait précisément le travail d’« adaptation » qui devait aboutir à la formation de l’Ordre des Élus Coëns, travail que ses « prédécesseurs » n’avaient pas eu à faire parce que, pour une raison ou pour une autre, le moment n’était pas encore venu, et que peut-être même ils n’auraient pas pu faire, nous dirons tout à l’heure pourquoi. Ce travail, Martines ne put le mener entièrement à bonne fin, mais cela ne prouve rien contre ce qui se trouvait au point de départ ; à la vérité, deux causes paraissent avoir concouru à cet échec partiel : il se peut, d’une part, qu’une série de circonstances défavorables ait fait continuellement obstacle à ce que se proposait Martines ; et il se peut aussi, d’autre part, que lui-même ait été inférieur à sa tâche, malgré les « pouvoirs » d’ordre psychique qu’il possédait manifestement et qui devaient la lui faciliter, soit qu’il les ait eus d’une façon toute naturelle et spontanée, ainsi que cela se rencontre parfois, soit que, plus probablement, il ait été « préparé » spécialement à cet effet. Willlermoz reconnaît lui-même que « ses inconséquences verbales et ses imprudences lui ont suscité des reproches et beaucoup de désagréments » (19) ; il semble que ces imprudences aient consisté surtout à faire des promesses qu’il ne pouvait pas tenir, ou du moins pas immédiatement, et aussi à admettre parfois trop facilement des individus qui n’étaient pas suffisamment « qualifiés ». Sans doute, comme bien d’autres, dut-il, après avoir reçu la « préparation » voulue, travailler par lui-même à ses risques et périls ; du moins, il ne paraît pas avoir jamais commis de fautes telles qu’elles aient pu lui faire retirer sa « mission », puisqu’il poursuivit activement son oeuvre jusqu’au dernier moment et en assura la transmission avant de mourir.
Nous sommes d’ailleurs bien loin de penser que l’initiation qu’avait reçu Martines ait été au delà d’un certain degré encore assez limité, et ne dépassant pas en tout cas le domaine des « petits mystères », ni que ses connaissances, quoique très réelles, aient eu vraiment le caractère « transcendant » que lui-même semble leur avoir attribué ; nous nous sommes déjà expliqué là-dessus en une autre occasion (20) et nous avons signalé, comme traits caractéristiques à cet égard, l’allure de « magie cérémonielle » que revêtent les « opérations » rituelles, et l’importance attachée à des résultats d’ordre purement « phénoménique ». Ce n’est pas une raison, cependant, pour réduire ceux-ci, ni à plus forte raison les « pouvoirs » de Martines, au rang de simples « phénomènes métapsychiques » tels qu’on les entend aujourd’hui ; M. van Rijnberk, qui semble être de cet avis, se fait évidemment, sur la portée de ces derniers, aussi bien que sur celle des théories psychologiques modernes, de bien grandes illusions, que, quant à nous, il nous est tout à fait impossible de partager.
D’autre part, il faut encore ajouter une remarque qui a une importance toute particulière : c’est que le fait même que l’Ordre des Élus Coëns était une forme nouvelle ne lui permettait pas de constituer, par lui seul et d’une façon indépendante, une initiation valable et régulière ; il ne pouvait, pour cette raison, recruter ses membres que parmi ceux qui appartenaient déjà à une organisation initiatique, à laquelle il venait ainsi se superposer comme un ensemble de grades supérieurs ; et, comme nous l’avons dit plus haut, cette organisation, lui fournissant la base indispensable qui autrement lui aurait manqué, devait être inévitablement la Maçonnerie. Par conséquent, une des conditions requises par la « préparation » de Martines, en outre de l’enseignement reçu par ailleurs, devait être l’acquisition des grades maçonniques ; cette condition faisait vraisemblablement défaut à ses « prédécesseurs », et c’est pourquoi ceux-ci n’auraient pas pu faire ce qu’il fit. C’est en effet comme Maçon, et non autrement, que Martines se présenta dès le début, et c’est « à l’intérieur » de Loges préexistantes que, comme tout fondateur d’un système de hauts grades, il entreprit, avec plus ou moins de succès suivant les cas, d’édifier les « Temples » où quelques membres de ces mêmes Loges, choisis comme les plus aptes, travailleraient suivant le rite des Élus Coëns. Sur ce point tout au moins, il ne saurait y avoir aucune équivoque : si Martines reçut une « mission », ce fut celle de fonder un rite ou « régime » maçonnique de hauts grades, dans lequel il introduirait, en les revêtant d’une forme appropriée, les enseignements qu’il avait puisés à une autre source initiatique.
Quand on examine l’activité initiatique de Martines, il ne faut jamais perdre de vue ce que nous avons indiqué en dernier lieu, c’est-à-dire son double rattachement à la Maçonnerie et à une autre organisation beaucoup plus mystérieuse, le premier étant indispensable pour qu’il pût jouer le rôle qui lui était assigné par la seconde. Il y a d’ailleurs quelque chose d’énigmatique jusque dans son affiliation maçonnique, sur laquelle on ne peut rien préciser (ce qui, du reste, n’est pas absolument exceptionnel à cette époque, où il y avait une incroyable variété de rites et de « régimes »), mais qui, en tout cas, est antérieure à 1754, puisqu’il apparaît dès lors, non seulement comme Maçon ainsi que nous l’avons dit, mais comme déjà pourvu de hauts grades « écossais » (21). C’est là ce qui lui permit d’entreprendre la constitution de ses « Temples » avec plus ou moins de succès suivant les cas, « à l’intérieur » des Loges de diverses villes du Midi de la France, jusqu’au moment où, en 1761, il s’établit finalement à Bordeaux ; nous n’avons pas à retracer ici toutes les vicissitudes connues, et nous rappellerons seulement que l’Ordre des Élus Coëns était alors bien loin d’avoir reçu sa forme définitive, puisque même, en fait, ni la liste des grades ni à plus forte raison leurs rituels n’arrivèrent jamais à être complètement fixés.
L’autre côté de la question est le plus important à notre point de vue ; et, à cet égard, il est essentiel de remarquer avant tout que Martines lui-même n’eut jamais la prétention de se poser en chef suprême d’une hiérarchie initiatique. Son titre de « Grand Souverain » ne constitue pas ici une objection valable, car le mot « Souverain » figure aussi dans les titres de divers grades et fonctions maçonniques, sans impliquer aucunement en réalité que ceux qui les portent soient exempts de toute subordination ; parmi les Élus Coëns eux-mêmes, les « Réaux-Croix » étaient aussi qualifiés de « Souverains » et Martines était « Grand Souverain » ou « Souverain des Souverains » parce que sa juridiction s’étendait sur eux tous. D’ailleurs, la preuve la plus nette de ce que nous venons de dire se trouve dans ce passage d’une lettre de Martines à Willermoz, datée du 2 octobre l768 : « L’ouverture des circonférences que j’ai faite le 12 septembre dernier est pour ouvrir seul l’opération des équinoxes prescrits, afin de n’être point en arrière de mon obligation spirituelle et temporelle ; ils sont ouverts jusqu’aux solstices et poursuivis par moi, afin de pouvoir être prêt à opérer et prier en faveur de la santé et de la tranquillité d’âme et d’esprit de ce principal chef qui vous est ignoré de même qu’à tous vos frères Réaux-Croix, et que je dois taire jusqu’à ce que lui-même se fasse connaître. Je ne crains aucun évènement fâcheux, ni pour moi en particulier, ni pour aucun de nos frères en général, mais bien de l’Ordre en général en ce que l’Ordre perdrait beaucoup s’il perdait un pareil chef. Je ne puis vous parler à ce sujet qu’allégoriquement » (22). Ainsi, Martines, d’après ses propres déclarations, n’était nullement le « principal chef » de l’Ordre des Élus Coëns ; mais, puisque nous le voyons constituer lui-même celui-ci en quelque sorte sous nos yeux, il fallait que ce chef fût celui (ou un de ceux) de l’organisation qui inspirait cette nouvelle formation ; et la crainte exprimée par Martines ne serait-elle pas celle que la disparition de ce personnage ne put entraîner l’interruption prématurée de certaines communications ? Il est d’ailleurs bien évident que la façon dont il en est parlé ne peut en tout cas s’appliquer qu’à un homme vivant, et non point à quelque entité plus ou moins fantasmagorique ; les occultistes ont répandu tant d’idées extravagantes de cette sorte qu’une telle remarque n’est pas entièrement superflue.
On pourrait peut-être dire encore qu’il ne s’agissait là que du chef caché de quelque organisation maçonnique (23) ; mais cette hypothèse se trouve écartée par un autre document que donne M. van Rijnberk, et qui est le résumé, fait par le baron de Turkheim, d’une lettre que Willermoz lui avait adressée le 25 mars 1822 ; en voici en effet le début : « Quant à ce qui concernoit Pasqualy, il avoit toujours dit qu’en sa qualité de Souverain Réaux établi tel pour sa région, dans laquelle étoit comprise toute l’Europe, il pouvoit faire et maintenir successivement douze Réaux, qui seroient dans sa dépendance et qu’il nommoit ses Émules » (24). Il résulte de là que Martines tenait ses « pouvoirs », d’ailleurs soigneusement délimités, d’une organisation qui s’étendait ailleurs qu’en Europe, ce qui n’était pas le cas de la Maçonnerie à cette époque (25), et qui même devait y avoir son siège principal, car, si celui-ci se fût trouvé en Europe même, la « délégation » reçue par Martines pour cette région n’eût pas pu impliquer une véritable « souveraineté ». Par contre, si ce que nous avons dit précédemment de l’origine séphardite de l’initiation de Martines est exact, ce siège pouvait fort bien être dans l’Afrique du Nord, et c’est même là, de beaucoup, la supposition la plus vraisemblable qu’on puisse faire ; mais, en ce cas, il est bien clair qu’il ne saurait s’agir d’une organisation maçonnique, et que ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher la « puissance » par laquelle Martines avait été établi « Souverain Réaux » pour une région coïncidant avec le domaine d’influence de la Maçonnerie dans son entier, ce qui justifiait par ailleurs la fondation par lui, sous la forme spéciale d’un « régime » de hauts grades, de l’Ordre des Élus Coëns (26).
La fin de cet Ordre n’est guère moins enveloppée d’obscurité que ses débuts ; les deux successeurs de Martines n’exercèrent pas longtemps les fonctions de « Grand Souverain » puisque le premier, Caignet de Lestère, mourut en 1778, quatre ans après Martines, et que le second, Sébastien de Las Casas, se retira deux ans plus tard, en 1780 ; que subsista-t-il après cela en tant qu’organisation régulièrement constituée ? Il semble bien qu’il ne resta pas grand’chose, et que, si quelques « Temples » se maintinrent encore un peu après 1780, ils ne tardèrent guère à cesser toute activité. Quant à la désignation d’un autre « Grand Souverain » après la retraite de Sébastien de Las Casas, il n’en est question nulle part ; il y aurait cependant une lettre de Bacon de La Chevalerie, datée du 26 janvier 1807, parlant du « silence absolu des Élus Coëns toujours agissant sous la plus grande réserve en exécution des ordres suprêmes du Souverain Maître, le G/ Z/ W/ J/ » ; mais que tirer de cette indication aussi bizarre qu’énigmatique et peut-être tout à fait fantaisiste ? En tout cas dans la lettre de 1822 que nous venons de citer, Willermoz déclare que, « de tous les Réaux qu’il a connu particulièrement, il n’en restoit point de vivant, ainsi qu’il lui étoit impossible d’en indiquer un après lui » ; et, s’il n’y avait plus de « Réaux-Croix » aucune transmission n’était plus possible pour perpétuer l’Ordre des Élus Coëns.
En dehors de la « survivance directe », suivant l’expression de M. van Rijnberk, celui-ci envisage pourtant une « survivance indirecte » qui aurait consisté dans ce qu’il appelle les deux « métamorphoses willermosiste et martiniste » ; mais il y a là une équivoque qu’il est utile de dissiper. Le Régime Écossais Rectifié n’est point une métamorphose des Élus Coëns, mais bien une dérivation de la Stricte Observance, ce qui est totalement différent ; et, s’il est vrai que Willermoz, par la part prépondérante qu’il eut dans l’élaboration des rituels de ses grades supérieurs, et particulièrement de celui de « Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte » put y introduire quelques-unes des idées qu’il avait puisées dans l’organisation de Martines, il ne l’est pas moins que les Élus Coëns, en grande majorité, lui reprochèrent fortement l’intérêt qu’il portait ainsi de préférence à un autre rite, ce qui, à leurs yeux, était presque une trahison, tout aussi bien qu’ils reprochèrent à Saint-Martin un changement d’attitude d’un autre genre.
Ce cas de Saint-Martin doit nous retenir un peu plus longtemps, ne serait-ce qu’à cause de tout ce qu’on a prétendu faire sortir de là à notre époque ; la vérité est que, si Saint-Martin abandonna tous les rites maçonniques auxquels il avait été rattaché, y compris celui des Élus Coëns, ce fut pour adopter une attitude exclusivement mystique, donc incompatible avec le point de vue initiatique, et que, par conséquent, ce ne fut certainement pas pour fonder lui-même un nouvel Ordre. En fait, le nom de « Martinisme », usité uniquement dans le monde profane, ne s’appliquait qu’aux doctrines particulières de Saint-Martin et à leurs adhérents, que ceux-ci fussent ou non en relations directes avec lui ; et, qui plus est, il est arrivé à Saint-Martin lui-même de qualifier de « Martinistes », non sans quelque ironie, les simples lecteurs de ses ouvrages. Il semblerait cependant que quelques-uns de ses disciples aient reçu de lui, individuellement, un certain « dépôt », qui d’ailleurs, à vrai dire, n’était constitué que « par deux lettres et quelques points » ; et c’est cette transmission qui aurait été à l’origine du « Martinisme » moderne ; mais, même si la chose est réelle, en quoi une telle communication, effectuée sans aucun rite, aurait-elle bien pu représenter une initiation quelconque ? Les deux lettres en question, ce sont les lettres S. I., qui, quelle que soit l’interprétation qu’on leur donne (et il en est de multiples), paraissent avoir exercé sur certains une véritable fascination ; mais, dans le cas présent, d’où pouvaient-elles bien venir ? Ce n’était sûrement pas une réminiscence des « Supérieurs Inconnus » de la Stricte Observance ; du reste, il n’est pas besoin de chercher si loin, car quelques Élus Coëns faisaient figurer ces lettres dans leur signature ; et M. van Rijnberk émet à ce sujet une hypothèse fort plausible, suivant laquelle elles auraient été le signe distinctif des membres du « Tribunal Souverain » chargé de l’administration de l’Ordre (et dont Saint-Martin lui-même fit partie, ainsi que Willermoz) ; elles auraient donc été l’indication, non d’un grade mais simplement d’une fonction. Dans ces conditions, il pourrait malgré tout sembler étrange que Saint-Martin ait songé à adopter ces lettres, plutôt que celles de R. C. par exemple, si elles n’avaient eu par elles-mêmes quelque signification symbolique propre, dont, en définitive, leurs différents usages n’étaient que dérivés. Quoi qu’il en soit, il est un fait curieux qui montre que Saint-Martin y attachait effectivement une certaine importance : c’est que, dans le Crocodile, il a formé sur ces initiales la dénomination d’une imaginaire « Société des Indépendants », qui d’ailleurs n’est véritablement ni une société ni même une organisation quelconque, mais plutôt une sorte de communion mystique à laquelle préside Madame Jof, c’est-à-dire la Foi personnifiée (27). Chose assez singulière encore, vers la fin de l’histoire, le Juif Éléazar est admis dans cette « Société des Indépendants » ; sans doute faut-il voir là une allusion, non à quelque chose se rapportant à Martines personnellement, mais bien plutôt au passage de Saint-Martin de la doctrine des Élus Coëns à ce mysticisme où il devait se renfermer pendant toute la dernière partie de sa vie ; et, en communiquant à ses plus proches disciples les lettres S. I. comme une sorte de signe de reconnaissance, ne voulait-il pas dire aussi par là, d’une certaine façon, qu’ils pouvaient se considérer comme des membres de ce qu’il avait voulu représenter par la « Société des Indépendants » ?
Ces dernières observations feront comprendre pourquoi nous sommes bien loin de pouvoir partager les vues trop « optimistes » de M. van Rijnberk, lorsque, se demandant si l’Ordre des Élus Coëns « appartient complètement et exclusivement au passé », il incline à répondre négativement, tout en reconnaissant pourtant l’absence de toute filiation directe, ce qui seul est à considérer dans le domaine initiatique. Le Régime Écossais Rectifié existe bien toujours, contrairement à ce qu’il semble croire, mais ne procède à aucun titre de ce dont il s’agit ; et, quant au « Martinisme » moderne, nous pouvons l’assurer qu’il n’a qu’assez peu de chose à voir avec Saint-Martin, et absolument rien avec Martines et les Élus Coëns.
NOTES
(1) Un nouveau livre sur l’Ordre des Élus Coëns (n° de décembre 1929) ; À propos des « Rose-Croix lyonnais » (n° de janvier 1930).
(2) Un thaumaturge au XVIIIe siècle : Martines de Pasqually, sa vie, son oeuvre, son Ordre (Felix Alcan, Paris).
(3) Signalons incidemment une petite erreur : M. van Rijnberk, en parlant de ses prédécesseurs, attribue à M. René Philipon les notices historiques signées « Un Chevalier de la Rose Croissante » et servant de préfaces aux éditions du Traité de Ia Réintégration des Êtres de Martines de Pasqually et des Enseignements secrets de Martines de Pasqually de Branz von Baader publiées dans la « Bibliothéque Rosicrucienne ». Étonné de cette affirmation, nous avons posé la question à M. Philipon lui-même ; celui-ci nous a répondu qu’il a seulement traduit l’opuscule de von Baader, et que, comme nous le pensions, les deux notices en question sont en réalité d’Albéric Thomas.
(4) Martines de Pasqually, pp. 10-11.
(5) Le mariage de Martines de Pasqually (n° de janvier 1930).
(6) On remarquera qu’il y a ici Delyoron, alors que l’acte de baptême porte Delivon (ou peut-être Delivron) ; ce nom étant intercalé entre deux prénoms, ne semble d’ailleurs pas être un nom de famille. D’autre part, il est à peine besoin de rappeler que la séparation des particules (qui ne constituent pas forcément un signe nobiliaire) était alors tout à fait facultative.
(7) Il est vrai qu’il y avait aussi à Saint-Domingue des parents de sa femme, de sorte qu’il se pourrait que l’héritage fût venu de ce côté ; cependant, la lettre publiée par Papus (Martines de Pasqually, p. 58), sans être parfaitement claire, est bien plutôt en faveur de l’autre hypothèse, car il n’apparaît pas que ses deux beaux-frères qui étaient à Saint-Domingue aient eu un intérêt quelconque dans la « donation » qui lui avait été faite.
(8) Le Crocodile, chant 23.
(9) Encore un rapprochement bizarre : Saint-Martin représente Las Casas, l’ami du Juif Éléazar, comme ayant été spolié de ses trésors ; Martines, dans la lettre que nous avons déjà mentionnée, dit : « On m’a fait dans ce pays-là (c’est-à-dire à Saint-Domingue) une donation d’un grand bien que je vais retirer des mains d’un homme qui le retient injustement » ; et il se trouve que cette lettre a été écrite, sous la dictée de Martines, par Saint-Martin lui-même.
(10) Cette année 1767 est celle même du mariage de Martines ; il est donc très probable que les deux frères domiciliés à Saint-Domingue, pour lesquels il serait venu alors à Paris solliciter la croix de Saint-Louis, ne sont autres en réalité que les deux beaux-frères « puissamment riches » dont il est question, comme nous l’avons déjà dit, dans la lettre des 17 et 30 avril 1772 citée par Papus (Martines de Pasqually p. 58). Cela est d’ailleurs encore confirmé par le fait que, dans une autre lettre du 1er novembre 1772, on trouve cette phrase : « Je vous fais part que j’ai enfin obtenu la croix de Saint-Louis de mon beau-frère » (ibid., p. 55) ; il ne l’avait donc pas, tout au moins pour l’un d’eux, obtenue immédiatement en 1767, contrairement à ce qu’écrit Willermoz, dont la mémoire a assurément bien pu le tromper sur ce point ; il est étonnant que M. van Rijnberk n’ait pas songé à faire ces rapprochements, qui nous paraissent élucider suffisamment cette question, du reste tout fait accessoire.
(11) Remarquons encore une bizarrerie, dont nous ne prétendons d’ailleurs tirer aucune conséquence : Falcke parle au présent de Martines, qui pourtant devait alors être mort depuis cinq ans déjà.
(12) « Je vous instruis encore que j’ai livré les patentes constitutives à mon cousin Cagnet » (lettre du 1er novembre 1771, citée par Papus, Martines de Pasqually, p. 56).
(13) Extrait publié par Papus, Martines de Pasqually, p. 124.
(14) Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que, quand Martines parle de la Chine, cela doive toujours être pris à la lettre, car, ainsi que l’a signalé M. Le Forestier, il emploie le mot « Chinois » comme une sorte d’anagramme de « Noachites »
(15) Ceci, bien entendu, sous la réserve que les voyages en question, au lieu d’être attribués entièrement à ce seul personnage, devraient peut-être l’être en partie à son initiateur.
16 Les trois cent ans dont parle Falck coïncideraient approximativement avec l’époque où les Juifs furent expulsés d’Espagne ; nous ne voulons cependant pas dire qu’il y ait lieu d’attacher une grande importance à ce rapprochement.
(17) « Je n’ai jamais cherché à induire personne en erreur, ni tromper les personnes qui sont venues à moi de bonne foi pour prendre quelques connaissances que mes prédécesseurs m’ont transmis. » (cité par Papus, Martines de Pasqually, p. l22).
(18) Quand Willermoz dit qu’« il avait succédé à son père dans son ministère », il ne faut donc pas traduire, ainsi que le fait trop hâtivement M. van Rijnberk, « comme Souverain Maître de l’Ordre », dont, à ce moment, il ne pouvait encore être aucunement question.
(19) Lettre déjà citée au baron de Türkheim (juillet 1821).
(20) Un nouveau livre sur l’Ordre des Élus Coëns, n° de décembre 1929.
(21) Nous devons cependant, à ce sujet, formuler un doute sur le caractère maçonnique attribué par le « Chevalier de la Rose Croissante » au titre d’« Écuyer » : il est bien exact que c’était le nom d’un grade écossais, qui a d’ailleurs subsisté jusqu’à nos jours dans le Régime Rectifié ; mais, dans le cas de Martines, sa mention dans les documents officiels profanes semblerait plutôt indiquer qu’il s’agissait tout simplement d’un titre nobiliaire ; il est vrai que, évidemment, l’un n’exclut pas l’autre.
(22) Cité par M. P. Vulliaud, Les Rose-Croix lyonnais au XVIIIe siècle, p. 72. – Nous ne savons vraiment pourquoi M. Vulliaud parle à ce propos de « Supérieurs Inconnu », et dit même que Martines en parle dans cette lettre, alors qu’il n’y est par fait la moindre allusion à une désignation de ce genre. D’autre part, quand Martines écrit ici « allégoriquement » il est très probable que c’est « énigmatiquement » qu’il veut dire, car il n’y a pas trace d’« allégorie » dans tout cela.
(23) S’il en était ainsi, ce personnage s’identifierait peut-être, aux yeux de certains, au prétendant Charles-Édouard Stuart, auquel on a, à tort ou à raison, attribué un pareil rôle ; si nous y faisons allusion, c’est que la chose pourrait prendre quelque vraisemblance du fait que le « Chevalier de la Rose Croissante » parle « des marques d’estime et de reconnaissance que le prétendant Stuart semblait témoigner à Martines » à l’époque où celui-ci se présenta devant les Loges de Toulouse, c’est-à-dire en 1760, huit ans avant la lettre que nous venons de citer ; mais ce qui va suivre montrera qu’il doit s’agir réellement de tout autre chose.
(24) Ce sont ceux-là qui étaient aussi appelés « Souverains » ainsi que nous l’avons dit plus haut ; on remarquera ce nombre de douze, qui reparaît constamment quand il s’agit de la constitution de centres initiatiques, quelle que soit la forme traditionnelle dont ils relèvent.
(25) Il est inutile de parler ici de l’Amérique, qui, au point de vue maçonnique, ne représentait alors rien de plus qu’une simple dépendance de l’Europe.
(26) Les termes employés par Willermoz paraissent indiquer que la région placée sous l’autorité de Martines ne comprenait pas uniquement l’Europe ; elle devait en effet comprendre aussi l’Amérique comme le montre l’importance prise ultérieurement par Saint-Domingue dans l’histoire de sa vie et de son Ordre ; et ceci confirme bien encore la coïncidence du champ d’action qui lui était attribué avec l’ensemble des pays où la Maçonnerie existait, et où elle était même la seule organisation initiatique actuellement subsistante et pouvant fournir une base au travail dont il était chargé.
(27) Willermoz, de son côté se servit aussi des mêmes initiales pour donner le nom de « Société des Initiés » au groupement, très réel celui-là, qu’il fonda pour l’étude de certains phénomènes de somnambulisme.