GUENON Correspondance avec Vasile Lovinescu

René Guénon et Vasile Lovinescu


RENÉ GUÉNON


Correspondance avec Vasile Lovinescu



Le Caire, 9 juillet 1934
(poste restante, bureau central)

Monsieur,

     Je viens de recevoir votre lettre transmise par M. Chacornac ; la distance où je me trouve vous expliquera ce retard.

   C’est bien volontiers que je vous donnerais l’autorisation que vous me demandez ; mais malheureusement ce n’est pas moi qui ai qualité pour le faire, mes contrats stipulant que les questions de traduction ne peuvent être traitées qu’entre les éditeurs. Il faut donc que votre éditeur s’adresse au mien, et je pense que la chose ne fera pas de difficulté. Seulement, il y a en ce moment, précisément en ce qui concerne la “Crise du Monde moderne”, une petite complication : ce livre était aux éditions Bossard, et celles-ci ont été déclarées en faillite il y a quelques mois ; après de longues négociations, je viens d’être avisé qu’on est arrivé à faire reprendre mes ouvrages pour le compte d’un autre éditeur, mais je n’ai pas encore de détails précis. Le mieux est donc que votre éditeur adresse sa demande à “M. l’éditeur de la Crise du Monde moderne”, sans autre indication, et qu’il l’envoie à un de mes amis, M. A. Préau, 42, rue Étienne Marcel, Paris (2e), qui s’occupe de cette affaire et se chargera de transmettre la demande à son destinataire ; je le préviens d’ailleurs en même temps. – En ce qui me concerne, il est seulement spécifié dans les contrats que les autorisations ne peuvent être données qu’à la condition que les traductions me soient soumises avant leur envoi à l’impression ; là se borne tout mon droit d’intervenir en ces affaires.

     Je vous remercie de ce que vous voulez bien me dire au sujet de mes ouvrages, et de ce que vous faites pour les faire connaître. Je souhaite bon succès à votre projet de revue ; quant à la publication du “Roi du Monde” dans les conditions que vous dites, je ne vois pas très bien comment la chose pourrait se faire, et je dois dire que, en principe, je suis assez opposé à l’idée de publier un livre par chapitres détachés ; j’ai même toujours refusé de donner par avance à des revues des chapitres de mes livres quand ils étaient en cours d’impression.

     Ce que vous dites au sujet des contes roumains est intéressant ; je n’ai jamais eu l’occasion de rien voir de spécial à cet égard, et je serai heureux d’avoir les renseignements que vous voulez bien me promettre.

     Pour votre question concernant Bô Yin Râ, il est à peine besoin de dire que je ne peux aucunement admettre sa prétention d’être un envoyé de la “Grande Loge Blanche” (?) ; je l’ai d’ailleurs déclaré nettement dans les notes additionnelles de la 2e édition du “Théosophisme” (p. 329). Il semble seulement, d’après certains rapprochements que j’ai pu faire, qu’il ait été en relations avec une organisation qui a son origine en Asie centrale, mais dont le niveau n’est pas des plus élevés. Quant à ses livres, ignorant presque entièrement l’allemand, je n’ai pu lire que ceux qui ont été traduits en français ; je n’y ai trouvé ni erreurs caractérisées, ni marques d’une connaissance réelle d’ordre transcendant ; c’est quelque chose de plutôt “neutre”, et qui paraît assez inoffensif en comparaison de la plupart des autres productions du même genre. – Un autre personnage qui, plus récemment, s’est proclamé aussi “légat de la Grande Loge Blanche”, Nicolas Roerich, me paraît être plus dangereux à bien des points de vue. – Bien entendu, s’il y a d’autres questions précises auxquelles je puisse répondre à ce sujet, dites-le moi, et je le ferai avec plaisir.

     Croyez, je vous prie, Monsieur, à mes distingués sentiments.

René Guénon

*

Le Caire, 19 août 1934

Monsieur,

     Je m’excuse de n’avoir pu répondre tout de suite à votre lettre ; j’ai toujours une énorme correspondance en retard… Vous me disiez que vous étiez en villégiature jusqu’au 1er août, et votre lettre m’est parvenue après cette date ; je crois donc préférable, dans tous les cas, d’adresser la mienne à Bucarest.

     Je pensais bien, d’après ce que vous m’aviez déjà dit, que, pour la traduction de la “Crise du Monde moderne”, les choses ne pourraient s’arranger définitivement qu’après le retour de votre éditeur. C’est d’ailleurs presque toujours ainsi en cette saison ; rien ne peut se faire pendant cette période de vacances où presque tout le monde s’absente plus ou moins.

     Merci pour votre article, qui me paraît très bien comme présentation générale de mon œuvre, et pour votre intention de le faire suivre de plusieurs autres. Naturellement, je ne connais pas les dispositions particulières du public auquel cela s’adresse, mais je pense bien que ce doit être à peu près la même chose dans tous les pays…

     Quant à vos questions, je dois dire tout d’abord que le projet d’ouvrage que vous envisagez est très intéressant, mais n’est pas sans présenter bien des difficultés ; pourriez-vous me donner un peu plus de précisions sur la façon dont vous pensez traiter ce sujet ? – En tout cas, on ne peut pas donner de noms comme vous le demandez ; les êtres dont vous parlez n’ont véritablement pas de noms, ils sont au-delà de cette limitation.

     Pour ce qui est de vos dernières questions, il m’est malheureusement bien difficile d’y répondre d’une façon satisfaisante, car, sur toutes ces questions, je ne connais pour ainsi dire pas d’ouvrages occidentaux qu’il soit possible de recommander vraiment ; ou du moins, s’il y en a, ce sont seulement des ouvrages anciens, introuvables et peut-être même inédits pour la plupart. Je dois avouer aussi que je n’ai pas du tout la mémoire des indications bibliographiques ; peut-être, si vous me disiez quelles sont les principales choses que vous avez déjà lues dans cet ordre d’idées, cela me ferait-il penser à d’autres choses que je pourrais vous indiquer. En tout cas, il ne faut jamais oublier que la lecture des livres, quels qu’ils soient, ne peut être rien de plus qu’un point de départ pour la réflexion et la méditation.

     Quant à indiquer à quiconque une voie de “réalisation”, c’est là une chose que je dois m’interdire rigoureusement ; je ne puis accepter de “diriger” personne ni même de donner de simples conseils particuliers, cela étant entièrement en dehors du rôle auquel je dois me tenir. Croyez bien qu’il s’agit là d’une règle tout à fait générale, qui n’implique aucun doute à l’égard de vos intentions, et que je dois même observer tout aussi bien en ce qui concerne les personnes que je connais le mieux. J’ai même donné des avertissements à ce sujet, à diverses reprises, dans le “Voile d’Isis”, pour répondre à des questions que j’avais reçues en ce sens ; et j’ai précisé que je ne pouvais mettre personne en relation directe avec des organisations initiatiques, n’en ayant point reçu la charge ; j’avoue d’ailleurs que je suis fort loin de souhaiter que cela m’arrive jamais, pour de multiples raisons…

     Sur les premiers points, si ce que je vous ai dit vous amène à formuler d’autres questions plus précises, il est bien entendu que j’y répondrai très volontiers, autant qu’il me sera possible de le faire. Je vous demanderai seulement, une fois pour toutes, de m’excuser s’il ne m’est pas possible de le faire toujours aussi promptement que je le voudrais.

     Toutes sortes de circonstances m’ont empêché jusqu’ici de mettre un nouveau livre en train ; j’espère cependant pouvoir y arriver enfin assez prochainement ; mais je ne suis pas encore entièrement fixé sur ce qu’il sera ; ce ne sont certes pas les sujets à traiter qui manquent… Peut-être sera-ce en quelque sorte une suite à “Orient et Occident” et à la “Crise du Monde moderne” ; j’ai aussi l’intention de réunir, en leur donnant une autre forme, mes articles sur l’initiation ; et je pense toujours au travail que j’ai déjà annoncé sur les conditions de l’existence corporelle, mais ce ne sera sans doute pas le premier à paraître.

     Croyez, je vous prie, Monsieur, à mes sentiments très distingués.

René Guénon

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Le Caire, 18 novembre 1934

Monsieur,

     M. Préau me dit n’avoir encore rien reçu de votre éditeur ; je pense cependant qu’il doit être rentré de voyage depuis un certain temps déjà, puisque vous m’aviez parlé d’octobre ; je veux croire pourtant qu’il ne s’agit là que d’un simple retard sans importance et qu’il n’y a rien de changé à vos projets.

     Ce n’est d’ailleurs pas cela qui m’amène à vous écrire un mot aujourd’hui ; voici de quoi il s’agit : j’ai reçu ces jours derniers une lettre de M. Marcel Avramescu, me disant son intention de traduire mes livres en roumain, en commençant par le “Théosophisme”, pour lequel il a déjà adressé une demande d’autorisation directement à l’éditeur. La chose n’a pas d’inconvénient, puisque, de votre côté, ce sont d’autres ouvrages que vous avez en vue pour le moment. Cependant, afin d’éviter de risquer de vous trouver en concurrence par la suite, je crois qu’il serait bon que vous vous mettiez d’accord ; j’ai cru en tout cas devoir vous prévenir, de même que je préviens également M. Avramescu en lui répondant. L’adresse qu’il me donne est celle-ci : Éditions “Memra”, Imprimerie N. Grassiany, Str. Smârvan, 28, Bucarest. – M. Avramescu se propose en outre de faire paraître prochainement une revue d’études ésotériques traditionnelles ; peut-être en aurez-vous déjà entendu parler.

     Croyez, je vous prie, Monsieur, à mes très distingués sentiments.

René Guénon

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Le Caire, 16 décembre 1934

Monsieur,

     Votre lettre et celle de M. Avramescu me sont arrivées en même temps ; les nécessités de mon travail pour le « Voile d’Isis » m’ont empêché d’y répondre immédiatement. Je ne me doutais pas que vous vous connaissiez ; c’est mieux ainsi, puisque vous pourrez vous entendre plus facilement, et surtout si vous avez le même éditeur. Il est fâcheux que vous ayez eu ces difficultés avec l’autre ; enfin, puisque c’est arrangé de cette façon, il n’y a qu’à n’y plus penser…

     Maintenant, il y a quelque chose que je ne comprends pas bien : vous dites que M. Grassiany parle de se mettre au travail avant Noël ; comment cela serait-il possible ? Il faut qu’il demande d’abord l’autorisation de l’éditeur français, puis, après entente sur les conditions, qu’une convention soit signée entre eux, puisque ni vous ni moi n’avons qualité pour le faire, si bien que tout ce que je peux vous écrire est, en droit, sans aucune valeur ; mon éditeur me demandera simplement une approbation. Ensuite, la convention spécifiera, comme toujours, que le manuscrit de la traduction devra m’être communiqué avant d’être donné à l’impression ; tout cela doit forcément demander un certain temps, mais il est nécessaire que les choses soient faites régulièrement, pour vous aussi bien que pour moi et pour les éditeurs.

     Le fait d’être un disciple de Bô Yin Râ ne constitue pas, en lui-même, un empêchement pour traduire mes livres ; mais, d’après ce que m’explique M. Avramescu, ce n’est pas précisément là-dessus que porte son objection, mais sur un article que vous avez publié il y a deux mois sur Bô Yin Râ, ainsi que sur votre intention de traduire également ses livres. Il craint que cela ne soit gênant pour la présentation de mes ouvrages au même public et ne puisse donner lieu à une équivoque dans l’esprit de celui-ci ; et je dois avouer que cette crainte n’est pas injustifiée ; il y a là un rapprochement que, certainement, il vaudrait beaucoup ne pas voir se produire, et, dans ces conditions, il sera en tout cas nécessaire de prendre toutes les précautions voulues pour que personne ne puisse prétendre que les deux choses sont solidaires à quelque degré que ce soit.

     Vous dites que ce qui vous a attiré chez Bô Yin Râ n’est pas la doctrine ; mais pourtant il n’y a que cela qui doit compter vraiment, et tout le reste est sujet à illusion. J’admets très bien, d’ailleurs, qu’il ne s’agit pas d’impressions esthétiques ; c’est quelque chose d’un ordre différent, mais qui n’en est pas moins encore “psychique” beaucoup plus que “spirituel”. Maintenant, je dois dire que ce que je pense de Bô Yin Râ n’est pas basé principalement sur le contenu de ses livres ; mais je connais l’organisation à laquelle il a été rattaché, et qui, tout en ayant réellement son siège quelque part du côté de l’Asie centrale, est d’un niveau initiatique très peu élevé. En outre, j’ai vu la constitution des différents grades du “Grand Orient de Pathmos”, de sorte que j’ai pu me rendre compte exactement jusqu’où tout cela pouvait aller, et la vérité est que cela ne va pas très loin… Il est bien entendu que je vous dis cela uniquement pour répondre à votre question, et non point pour vous convaincre ou pour vous détourner de quoi que ce soit ; mais sans doute comprendrez-vous par là pourquoi je tiens à ce que rien ne puisse, en ce qui me concerne, donner lieu à une confusion ou même à une association…

     Quant à vos autres questions, que le “Roi du Monde” ait une ou des “hypostases” physiques, cela n’est pas douteux, mais n’a peut-être, comme la “localisation” des centres spirituels, qu’une importance assez secondaire. Pour ce qui est de son identification avec St Jean, je n’ai jamais rien vu de tel ; pour rester dans le langage de la tradition judéo-chrétienne, je ne pense pas qu’on puisse dire que St Jean soit Melchissédec, ce qui bien, bien entendu, ne veut pas dire qu’il n’y ait pas entre eux un certain rapport. Enfin, l’immortalité corporelle pour certains êtres n’est certainement pas impossible, et il se peut que St Jean soit de ce nombre ; il est certain que l’Évangile peut s’interpréter littéralement dans ce sens ; mais, même si cette immortalité est réelle, elle est surtout, en même temps, le symbole de la permanence d’une fonction, et cela a certainement plus d’intérêt que le fait “physique”.

     Vous dite que la doctrine n’est efficace que si elle passe par un homme ; vous me permettrez d’être d’un avis tout contraire : la doctrine ne vaut que par elle-même, indépendamment des hommes qui lui servent de “véhicule”, et qui, vis-à-vis d’elle, sont véritablement inexistants en tant qu’individus. – C’est bien pourquoi je ne peux comprendre l’intérêt que vous attachez à votre dernière question ; et mon article du nº de janvier du “Voile d’Isis” vous apportera d’ailleurs plus de précisions à cet égard. Franchement, je n’ai pas l’habitude d’établir des sortes de classements scolaires ; ce n’est pas seulement artificiel, c’est entièrement illusoire. Sans doute ne nous plaçons-nous pas là au même point de vue, car vous faites une comparaison dont le sens m’échappe : vous dites qu’il vous est très utile de savoir le méridien du Caire ; moi qui y habite, je ne le sais pas et je m’en passe très bien… Et puis je ne suis pas obligé de connaître les œuvres de tous les personnages que vous m’énumérez, et encore moins la peinture, la musique, etc. ; je n’éprouve pas le moindre embarras à avouer que, par exemple, J. S. Bach n’est pour moi qu’un nom qui ne me représente rien. Vous devez bien savoir, d’ailleurs, ce que je pense de tout ce qui n’a qu’une valeur de simple érudition… Je veux pourtant vous donner une idée de quelques difficultés auxquelles vous ne paraissez pas avoir pensé : l’auteur connu d’une œuvre ne peut-il pas avoir été, consciemment ou inconsciemment, le simple porte-parole d’une organisation initiatique ? Celle-ci ne peut-elle même pas, dans certains cas, avoir attribué certaines œuvres à un personnage inexistant ? – Le comte de St Germain est-il un personnage déterminé, ou seulement un nom conventionnel et collectif ? – Quand vous parlez de Râmakrishna, s’agit-il de celui qui a vécu, ou de ce que représentent les enseignements “arrangés” par Vivîkânanda et autres ? – Charlemagne doit-il être pris comme un homme, dont on ne sait pas grand’chose de sûr, ou comme un symbole de l’Empire ? – Et on pourrait continuer ainsi indéfiniment… En outre, en admettant que vous établissiez une certaine échelle initiatique, quelle qu’elle soit, comment pourrez-vous y placer “le catholique sans aucun soupçon d’un quelconque ésotérisme”, puisque celui-ci est un profane ?

     J’espère bien que vous ne prendrez pas ces réflexions en mauvaise part ; je vous les fais parce que je crois toujours préférable de dire nettement ce que je pense, et aussi parce que cela vous montrera peut-être une façon d’envisager les choses quelque peu différente de celle à laquelle vous êtes habitué…

     Croyez, je vous prie, Monsieur, à mes sentiments très distingués.

René Guénon

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Le Caire, 18 mars 1935

Monsieur,

     J’ai reçu ces jours derniers votre lettre du 6 mars ; je m’étonnais en effet un peu d’être sans nouvelles de vous depuis si longtemps… Pour l’édition des traductions, M. Avramescu m’a dit en effet qu’il n’y avait en réalité rien de décidé avec M. Grassiany, et même je crois que maintenant il y a peu d’espoir d’aboutir à quelque chose de ce côté, car, comme vous le savez peut-être, il s’est dérobé pour la revue “Memra” après la publication du nº 1. M. Avramescu me disait qu’il avait un autre imprimeur en vue ; mais je n’ai entendu parler de rien depuis lors, et je n’ai pas reçu jusqu’ici le nº 2, de sorte que je me demande ce qu’il en est advenu. En tout cas, je suis heureux de voir que vous n’abandonnez pas votre projet, et, même si la réalisation en est retardée par des circonstances défavorables, j’espère bien que cela pourra finalement aboutir. L’important est de ne pas se laisser décourager par les obstacles, qui ne manquent jamais quand on touche à ces choses ; ce sont les conditions mêmes de l’époque actuelle qui malheureusement le veulent ainsi…

     Quant à ce que vous me dites en ce qui vous concerne, au sujet de Bô Yin Râ, j’en suis heureux aussi, car je vois que vous vous êtes rendu compte de ce qu’il en est réellement ; je comprends d’ailleurs très bien que vous ayez dû passer là par une période pénible, mais je pense que vous n’aurez pas de regrets à en avoir par la suite… Je ne conteste pas les qualités de Bô Yin Râ comme individu, n’ayant d’ailleurs jamais cherché à savoir ce qu’il vaut à ce point de vue, car ce n’est pas là ce qui importe ; c’est toujours une erreur sentimentale, comme vous le dites, de vouloir conclure de là à la valeur doctrinale de quelqu’un, car les deux choses n’ont entre elles aucun rapport nécessaire, et l’homme le plus “estimable” peut être en même temps le plus ignorant des profanes ; et je dois ajouter aussi que tout ce qui est de l’instruction extérieure ne compte pas davantage à notre point de vue.

     Pour ce qui est de vos questions précédentes, je m’étais bien rendu compte qu’elles procédaient de quelque chose qui, chez vous, n’était pas entièrement “au point”, si l’on peut dire, et je vois que vous l’avez ensuite reconnu vous-même. Celles que vous posez cette fois sont assurément beaucoup plus justifiées ; malheureusement, il est bien difficile d’y répondre comme il conviendrait en peu de mots, car il y a là des choses qui demandent de longues explications pour être bien comprises et ne laisser place à aucun malentendu possible.

     Pour l’élément sentimental qui intervient dans la religion et qui constitue une des caractéristiques de son point de vue même, il me semble que la chose ne peut pas faire de doute. D’autre part, dès lors qu’il est question d’“Amour”, il y a là tout au moins une forme d’expression sentimentale ; il doit d’ailleurs être bien entendu que cela est susceptible d’une transposition, dans laquelle un terme comme celui-là n’a plus en somme qu’une valeur symbolique ; et il est aussi légitime de prendre des symboles dans cet ordre que dans tout autre. Vous parlez de la “Charité cosmique”, et vous avez raison ; mais la religion, pour remplir son rôle propre, doit en envisager plus particulièrement les applications dans le domaine individuel et social ; il faut seulement qu’elle laisse ouverte la possibilité de passer de là à un ordre supérieur, mais qui n’est plus de son ressort en tant que religion proprement dite. – Pour la prière, un article de F. Schuon, qui doit paraître ce mois-ci dans le “Voile d’Isis”, répondra mieux à votre question que je ne pourrais le faire dans une lettre. – Les procédés du Hatha-Yoga n’ont rien à voir avec ces idées d’amour, de charité, etc. ; il existe dans l’Inde une autre voie préparatoire, celle du Bhakti-Yoga, où il se trouve par contre quelque chose de ce genre, bien qu’envisagé à un autre point de vue, et uniquement à titre de moyens secondaires. Quant à l’humilité, il semble que ce soit quelque chose de très spécialement occidental ; elle ne peut d’ailleurs se comprendre que par opposition à l’orgueil, et je crois qu’au fond l’une ne va pas sans l’autre : se considérer comme le dernier des êtres, c’est encore vouloir se distinguer en quelque façon ; et il semble qu’il soit beaucoup plus difficile pour un Occidental d’admettre que l’état humain est tout simplement un état occupant un rang quelconque parmi une indéfinité d’autres.

     La question concernant le Christ est la plus difficile à traiter sommairement ; il faudrait, en réalité, la rattacher à toute la doctrine des Avatâras, et il y aurait tout un volume à écrire là-dessus ; il est d’ailleurs douteux que je me décide jamais à le faire, car, malgré ces développements, cela risquerait fort d’être mal compris… – Les représentants actuels du Christianisme sont malheureusement affectés eux-mêmes de l’esprit moderne, si bien que tout ce qui est proprement doctrinal a de moins en moins d’importance pour eux ; et c’est pourquoi ils en arrivent, en ce qui concerne le Christ, à ne s’attacher qu’à des questions d’“historicité”, oubliant que c’est le Christ en tant que principe qui est l’essentiel. Les événements historiques, comme tous les autres faits, ont une valeur de symboles, expression des vérités d’un autre ordre auxquelles ils correspondent, sans que cela leur enlève rien de leur réalité propre en tant que faits… Vous pouvez appliquer cela à la vie du Christ, et vous verrez alors que tout y est aussi réalité physique ou historique, précisément parce qu’il faut que certaines vérités d’ordre transcendant se traduisent de cette façon dans notre monde ; mais, bien entendu, il faut pour cela partir du principe, et on voit ainsi la parfaite inutilité de toutes ces discussions où les défenseurs modernes du Christianisme se croient obligés de se placer sur le même terrain que ses adversaires et de se servir des mêmes méthodes qu’eux, ce qui n’aurait aucune raison d’être s’ils savaient se tenir à un point de vue strictement doctrinal et traditionnel.

     Croyez, je vous prie, Monsieur, à mes meilleurs et distingués sentiments.

René Guénon

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Le Caire, 19 mai 1935

Monsieur,

     J’ai reçu votre lettre du 30 avril, et je vous remercie tout d’abord de ce que vous voulez bien me dire encore au sujet de mes écrits. – Je suis heureux de savoir que vous avez maintenant la collection du “Voile d’Isis”, où vous pourrez en effet trouver des éclaircissements sur beaucoup de questions.

     Juste en même temps que votre lettre, j’en ai reçu aussi de M. Avramescu, avec le 2e nº de “Memra” enfin paru ; il me parle des nombreuses difficultés qu’il a eues et qui ont causé ce retard, et il semble en effet que tout s’en soit mêlé ; espérons pourtant que les choses iront mieux à l’avenir…

     Ce que vous dites au sujet de la théorie de Avatâras est sûrement vrai ; mais pourtant je dois avouer que, jusqu’ici tout au moins, je ne vois pas le moyen de l’exposer d’une façon telle que cela ne risque pas de présenter encore plus d’inconvénients que d’avantages, étant donnée l’incompréhension générale dans l’Occident actuel.

     On ne peut pas dire qu’une tradition soit “primordiale” par là même qu’elle est fondée par un Avatâra, car il ne peut y avoir, par définition même, qu’une tradition primordiale pour un Manvantara. D’ailleurs, une telle tradition (qu’il s’agisse du Christianisme aussi bien que de toute autre) est nécessairement constituée dans un milieu déterminé, dont les conditions influent sur la forme qu’elle revêt, et qui est toujours en relation avec les formes traditionnelles préexistantes ; la “descente” directe de l’Esprit (c’est là le sens propre du mot Avatâra) n’y change rien. Il y a là quelque chose qu’on pourrait en somme comparer à la naissance d’un être individuel, qui est déterminée assurément par l’influence du “Soi”, mais aussi par les conditions du milieu où elle se produit (ce qui peut être représenté géométriquement pas l’intersection d’une verticale et d’une horizontale). – D’autre part, je ne pense pas qu’on puisse qualifier le Judaïsme de tradition de 2e ou 3e main, car c’est oublier qu’à son origine il y a Moïse, prophète et législateur inspiré ; on pourrait même peut-être faire appel ici à la conception des Avatâras secondaires… En tout cas, ce qui est certain, c’est que la constitution de toute forme traditionnelle requiert une intervention “supra-humaine” ; il peut y avoir seulement des différences dans ses modalités, dans son degré d’importance ou dans l’étendue du domaine sur lequel son influence doit s’exercer ; mais, si elle était absente, on n’aurait plus affaire à une forme traditionnelle véritable, mais à une simple déformation due à des initiatives humaines (ce que représente, par exemple, un cas comme celui du Protestantisme). – On ne peut d’ailleurs jamais dire que la constitution d’une nouvelle forme traditionnelle doive avoir forcément pour effet d’en faire disparaître une autre (même celle dont elle procède le plus directement), car il pourra toujours y avoir des êtres auxquels celle-ci sera mieux appropriée, de même que la prédominance d’une certaine race dans une période n’empêche pas qu’il subsiste des représentants des races qui l’ont précédée… – Enfin, quant à la non-acceptation du Christianisme par les Juifs, on ne pourrait parler de “satanisme” que s’il y avait rejet voulu d’une vérité reconnue comme telle, ce qui n’est évidemment pas le cas, et ce qui d’ailleurs, d’une façon générale, n’est même pas facilement concevable. La survivance des Juifs conservant leur tradition à travers toutes les vicissitudes historiques indique manifestement qu’ils avaient encore un rôle à jouer (quel qu’en soit d’ailleurs le caractère) dans le monde après l’avènement du Christianisme ; si leur dispersion même n’a jamais pu les détruire en tant que peuple ni les détacher de leur tradition propre, ce n’est évidemment pas sans raison profonde.

     Pour ce qui est de l’initiation basée sur l’ésotérisme chrétien, tout ce qu’on peut en connaître est en effet plutôt d’ordre cosmologique et “hermétique” que purement métaphysique ; cela tient sans doute à la mentalité occidentale plus qu’au Christianisme lui-même. Il serait cependant peu vraisemblable qu’il n’y ait jamais eu autre chose, mais qui a dû être toujours réservé à un très petit nombre et qui n’a pas laissé de traces apparentes ; autrement, ce serait supposer qu’on a affaire à une tradition incomplète dans son essence même ; mais cela a pu ne jamais s’exprimer que par une “transposition” des mêmes symboles à un niveau supérieur.

     Merci de toutes vos explications sur les manifestations traditionnelles en Roumanie ; il y a là des choses qui sont véritablement très intéressantes et que je ne connaissais pas du tout. – J’ai toujours pensé que l’histoire de Zalmoxis, si déformée qu’elle ait pu être par les historiens grecs, devait avoir une importance particulière en rapport avec l’Orphisme et le Pythagorisme. On la mélange souvent avec celle d’Abaris ; celui-ci semble avoir été un dieu scythe (ou son représentant) ; mais quelle parenté de race y avait-il exactement entre les Scythes et les Thraces ? En tout cas, il est certain que tout cela se rattache directement à la question de l’Apollon hyperboréen. Quant au nom de Zalmoxis comme désignant une fonction (comme celui de Zoroastre et bien d’autres), je pense que vous avez tout à fait raison. – La question des montagnes sacrées est aussi un point important ; le nom d’“Om” est curieux, même si sa similitude avec le monosyllabe sacré de l’Inde n’est due à aucun rapport étymologique ; mais que veut dire l’autre nom “Kaliman” ? – Pour Jean Huniadi, si je l’ai désigné comme hongrois, j’ai dû reproduire là simplement ce que j’ai trouvé dans les écrits théosophistes, sans penser à faire des recherches pour vérifier si la chose était exacte. – En tout cas, pour la fondation des trois principautés, le symbolisme hermétique est en effet évident, comme vous le dites ; et de même pour tout ce qui concerne les contes et le soi-disant “folklore” ; il est même rare, je crois, que ce symbolisme ait été conservé aussi clairement dans des cas similaires… – Ne penseriez-vous pas à faire quelque travail sur toutes ces questions ? Cela en vaudrait sûrement la peine, d’autant plus que le sujet, à ce point de vue surtout, n’a pas dû être beaucoup étudié jusqu’ici.

     Croyez, je vous prie, Monsieur, à mes meilleurs et distingués sentiments.

René Guénon

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Le Caire, 24 juin 1935

Cher Monsieur,

     Votre lettre du 1er juin m’est bien parvenue. – Je vois que vous avez bien compris ce que je voulais dire au sujet de la théorie des Avatâras. Celle-ci et celle des Prophètes représentent deux points de vue qui sont en quelque sorte complémentaires l’un de l’autre, et qui, comme tels, peuvent fort bien se concilier. – Il est bien entendu que le retour du Christ, à la fin du cycle, correspond au 10e Avatâra. Ce que vous dites pour les Juifs est d’ailleurs exact ; seulement, l’attitude de négation dont vous parlez provient d’une méconnaissance qui ne peut être dite volontaire ; on trouve d’ailleurs d’autres exemples d’une telle attitude de la part des représentants d’une forme traditionnelle à l’égard d’une autre forme plus récente. Au fond, la façon dont les Chrétiens se comportent vis-à-vis de l’Islamisme est très comparable à celle dont les Juifs se comportent vis-à-vis du Christianisme ; et même, pour l’ésotérisme, l’analogue de ce que vous rappelez pour le Zohar, nous pouvons le trouver par exemple chez Dante (on pourrait d’ailleurs se demander si cela n’est pas là surtout une précaution prise pour ne pas heurter la mentalité exotérique, car il est évident que de tels “exclusivismes” ne peuvent être inhérents à l’ésotérisme lui-même).

     Les livres que vous m’énumérez sont certainement tous intéressants et utiles. – Quant aux “Essays on Gîtâ” d’Arabindo Ghose, je n’ai pas eu l’occasion de les lire, mais je pense qu’il y a en tout cas quelque chose à en retirer, car j’en ai entendu parler favorablement. Ce qui est un peu ennuyeux, c’est qu’il n’écrit pas lui-même, de sorte que les choses risquent toujours d’être plus ou moins déformées par ses disciples, comme il est arrivé autrefois pour Râmakrishna.

     L’“Adepte” est proprement celui qui est arrivé à la perfection de quelque chose par rapport aux “petits mystères” (adeptus minor), c’est l’homme réintégré dans l’état primordial ; par rapport aux “grands mystères” (adeptus major), c’est le jîvan-mukta.

     Merci de vos nouvelles précisions au sujet des noms des montagnes sacrées ; tout cela est très intéressant en effet. – En repensant à ce sujet des traditions roumaines, depuis que je vous ai écrit, j’avais eu l’idée de vous demander si vous ne pourriez pas faire quelque chose là-dessus pour le “Voile d’Isis” ; et je vois que vous avez eu précisément la même idée de votre côté. Si donc vous voulez faire un premier article et me l’envoyer comme vous me le proposez, j’accepte bien volontiers ; ne vous inquiétez pas s’il y a quelques défauts pour la langue, j’arrangerai toujours cela facilement.

     Ce que vous dites à propos des monastères orthodoxes est aussi une question intéressante ; j’ai entendu parler, pour la Russie, d’entraînements où la respiration joue un grand rôle. Quant au mont Athos, on m’a raconté aussi les mêmes choses qu’à vous ; mais je n’ai pu éclaircir davantage la question, et je me demande si ce ne sont pas là surtout des souvenirs d’un passé plus ou moins éloigné et si quelque chose subsiste encore effectivement.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 27 juillet 1935

Cher Monsieur,

     Merci pour le commencement de votre article, que j’ai reçu hier. Je viens d’en prendre connaissance, et je comprends qu’il ne soit guère possible d’abréger davantage ; en somme, je crois que cela ira bien ainsi, et je ne vois que quelques tournures de phrases à modifier légèrement. Naturellement, j’attendrai d’avoir le tout pour l’envoyer à Chacornac, d’autant plus que maintenant, de toutes façons, rien ne peut passer avant octobre, puisqu’il n’y aura plus d’ici là que le nº d’août-septembre, qui doit être consacré spécialement à la tradition hindoue.

     Je suis content de savoir que vous avez revu M. Avramescu ; je n’ai pas eu d’autres nouvelles de lui depuis qu’il m’a envoyé le 2e nº de “Memra” ; où en est-il maintenant ? Je n’ai pas encore pu, de mon côté, trouver le temps de préparer l’article que je lui ai promis… – La question que vous avez soulevée avec lui est bien “théorique”, car, dans les conditions présentes, il n’est pas concevable qu’un Adepte joue un rôle de chef d’État ou d’armée ; il ne peut prendre de telles fonctions extérieures que dans des cas exceptionnels, se rapportant à cette fondation des États dont vous parlez dans votre article ; autrement, il exercera toujours son influence d’une façon invisible. – Pour ces cas d’exception, les moyens qui ont pu être employés se rapportent à des conditions dont nous ne pouvons guère nous faire une idée actuellement. Il va d’ailleurs de soi que la façon d’agir d’un Adepte ne peut pas être comparée à celle d’un homme ordinaire, même quand elle lui ressemble extérieurement, parce que les motifs en sont différents ; si donc il a employé des moyens qui nous paraissent choquants, c’est que la vraie raison nous en échappe, et je crois que c’est là tout ce qu’on peut dire… Il y en a eu aussi qui ont simulé la folie ; que faut-il en conclure ?...

     Ce que vous dites pour l’initiation maçonnique est exact ; naturellement, la concentration doit alors prendre pour support, de préférence, les symboles propres à cette initiation ; bien que ce côté de “réalisation” soit complètement perdu de vue aujourd’hui en général, on peut sans doute atteindre ainsi certains résultats ; malheureusement, il n’y a pas à espérer de l’organisation d’autre aide que la seule transmission de l’influence initiatique.

     Un centre spirituel peut connaître l’intention de quelqu’un par des moyens très divers, qu’il serait toujours erroné de chercher à limiter ; mais, à part ces cas bien rares, celui qui se bornerait à attendre l’initiation en quelque sorte passivement risquerait, je crois, d’attendre bien longtemps, du moins dans les pays où il n’existe plus d’organisations initiatiques vraiment effectives ; il ne faut jamais oublier que nous sommes à une époque anormale à cet égard.

     Pour la fin du cycle, tous les calculs semblent converger vers les dernières années de ce siècle-ci ; un grand Cheikh du Maroc affirmait dernièrement que l’Antéchrist est déjà né, mais qu’il ne doit pas se manifester tout de suite encore. – Quant aux possibilités d’un renouveau initiatique en Occident avant ces événements, c’est bien difficile à dire, et il n’y a jusqu’ici aucun indice qui permettre de se prononcer nettement là-dessus.

     Je m’excuse de vous écrire dans le désordre d’un déménagement, nécessité par l’arrivée des livres et des papiers que j’avais laissés à Paris, et que j’ai enfin réussi à faire venir ici.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes très distingués sentiments.

René Guénon

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Le Caire, 3 septembre 1935

Cher Monsieur,

     Je m’excuse d’avoir tardé plus que je ne l’aurais voulu à répondre à votre lettre ; tous ces temps-ci, je me suis trouvé encore plus pris qu’à l’ordinaire, par suite de toute une série de circonstances : d’abord, l’arrivée de mes livres et de mes papiers que j’ai enfin réussi, après plus de 5 ans, à faire venir de Paris où ils étaient restés ; ensuite, cela même m’a obligé par surcroît à un déménagement, si bien que je suis encore loin d’avoir pu arriver à tout mettre en ordre ; enfin, on m’a demandé de donner maintenant, pour le “Voile d’Isis”, 2 articles par nº, ce qui me cause encore un travail supplémentaire ; je voudrais bien pouvoir suffire à tout, mais ce n’est pas toujours facile ! – J’envoie tout de même cette lettre à l’adresse que vous m’indiquez, mais je me demande si elle vous y trouvera encore ; de toutes façons, et surtout en la recommandant comme vous le demandez, j’espère bien qu’elle vous parviendra sans difficulté.

     J’ai bien reçu aussi le nº de “Familia” contenant votre article, et je vous en remercie ; dans la mesure où je peux comprendre, cette présentation me paraît vraiment très bien.

     Il n’y a pas qu’avec vous que je sois en retard : j’écris aussi aujourd’hui seulement à M. Avramescu, de qui j’ai reçu une lettre quelque temps avant la vôtre ; il me demandait, pour le prochain nº de “Memra”, un article que je voulais lui envoyer en même temps, mais que je n’avais pu arriver à écrire jusqu’ici… Comme il me posait la même question dont vous aviez parlé avec lui, je lui dis que, quand il vous reverra à votre retour à Bucarest, vous pourrez lui communiquer ce que je vous ai déjà répondu à ce sujet. Il me parle aussi de Bô Yin Râ ; je pense qu’il ne peut y avoir aucun inconvénient à ce que vous lui fassiez part de ce que je vous en ai dit.

     Je pense que vous avez bien reçu, depuis que vous m’avez écrit, le mot que je vous ai envoyé au sujet de votre travail pour le “Voile d’Isis” ; je comprends d’ailleurs maintenant que votre absence ait dû vous empêcher de le continuer, mais j’espère qu’il vous sera possible de m’envoyer la suite bientôt.

     J’arrive maintenant à votre lettre, qui m’a vivement intéressé, mais qui, je dois l’avouer, me met aussi dans un assez grand embarras, car, quand il s’agit d’une forme traditionnelle avec laquelle on n’a soi-même aucun lien, il est véritablement impossible de répondre d’une façon catégorique à certaines questions. Vous dites que vous ne pouvez pas vous contenter d’un “peut-être”, et je le comprends très bien, dès lors qu’il s’agit d’une décision comme celle que vous envisagez ; mais en ce qui me concerne, je ne puis juger de la chose que d’après les indices contenus dans ce que vous m’exposez vous-même, et d’où il ne résulte qu’une impression assez douteuse, car ils sont loin d’être tous également favorables.

     Quoi qu’il en soit, afin de vous dire ce que je pense de tout cela sans rien oublier si possible, je vais tâcher de reprendre les choses en suivant à peu près l’ordre de votre lettre. – D’abord, ce que vous dites de l’iconographie sacrée comme science encore vivante est très intéressant, et il est bien certain qu’on ne pourrait plus rien trouver de semblable actuellement dans l’Église latine, même dans les monastères. Seulement, voici le point essentiel : ceux qui continuent cette tradition iconographique ont-ils encore connaissance de la portée véritable du symbolisme qui y est contenu, au point de vue hermétique par exemple, ou bien n’ont-ils gardé consciemment que le sens extérieur et purement religieux ? Je voudrais bien savoir si vous avez pu vous rendre compte de quelque chose de net à cet égard. – Parmi les Vierges dont vous parlez, y a-t-il des Vierges noires ? Vous savez sans doute que celles-ci ont une signification particulièrement importante au point de vue hermétique, et même à un point de vue plus universel (le noir symbolisant ici l’“indistinction” de Prakriti).

     Ce que vous dites de la disposition des lieux semble indiquer assez nettement qu’il s’agit d’un endroit destiné à servir de support à des influences spirituelles et favorable à la constitution d’un certain centre ; mais tout cela est-il limité à l’ordre religieux (qui implique aussi l’intervention d’éléments “non-humains”) ? Et, même s’il y a eu effectivement quelque chose de plus, cela subsiste-t-il encore maintenant ?

     Le point le plus important, pour tâcher de résoudre la question, est peut-être ce qui concerne ces 7 ascètes mystérieux ; puisqu’un des religieux, qui paraît présenter toute garantie de véracité, vous a affirmé avoir rencontré l’un d’eux, il y a donc là autre chose qu’une simple légende ou un souvenir de temps anciens. Mais, d’un autre côté, il apparaît que, à part le cas d’une telle rencontre exceptionnelle et qui ne semble pas avoir de suite, les moines ne sont pas en communication consciente avec ceux-ci. Alors, cela ne donnerait-il pas à supposer qu’il n’y a qu’un très petit groupe extrêmement fermé qui possède une initiation réelle, et que les moines ordinaires n’ont guère de chances de pouvoir jamais y être admis ? Il faudrait tout au moins savoir comment et où se recrutent ces ascètes quand leur nombre doit être complété ; est-ce parmi les moines, ou, ce qui paraît plus probable, parmi les solitaires qui vivent dans ces endroits à peu près inaccessibles dont vous parlez ? C’est d’ailleurs le rôle exact de ces solitaires qui me paraît peut-être encore le moins clair dans tout cela ; sont-ils seulement des moines quelconques qui, pour une raison ou pour une autre, décident d’eux-mêmes de choisir ce genre de vie et de se séparer des autres ? S’il en est ainsi, disparaissent-ils définitivement, ou bien s’en trouve-t-il qui revienne plus tard dans les monastères ? Ou bien faut-il, pour se retirer ainsi, qu’ils reçoivent un “appel” spécial, ce qui pourrait indiquer qu’ils ont été choisis pour une initiation ? Et, dans cette dernière hypothèse, ceux-là du moins pourraient être en communication régulière avec les 7 ascètes, dont ils seraient même peut être en quelque sorte les disciples particuliers… Mais, si personne ne les approche jamais, comment pourrait-on savoir ce qu’il en est au juste ? – Vous voyez que voilà bien des questions soulevées par les choses mêmes que vous mentionnez ; peut-être vous sera-t-il possible de préciser au moins quelques-uns de ces points ; autrement, il faudrait attendre l’occasion d’avoir de nouvelles informations, par exemple si vous faisiez par la suite un autre voyage, où, ayant déjà examiné tout cela, il vous serait naturellement plus facile de porter toute votre attention sur les questions essentielles ou particulièrement difficiles à résoudre…

     Je passe à ce qui concerne les moines eux-mêmes et leurs pratiques : “prière du cœur” ou “prière de l’intelligence”, cette assimilation est en effet remarquable et tout à fait conforme à l’enseignement de toutes les doctrines traditionnelles sur le cœur représentant le siège (si l’on peut dire) de l’intelligence supra-rationnelle. La description que vous faites de cette prière, y compris le rythme respiratoire, coïncide exactement avec ce qu’on m’a dit être en usage aussi dans certains monastères russes (si je me souviens bien, on l’y désigne par une expression qui doit signifier quelque chose comme “prière vraie” ou “prière juste”). La “descente de la tête au cœur” est une chose assez caractéristique, ainsi que la “chaleur du cœur” ; il paraît que, dans certains cas, il se produit une chaleur même physique qui s’extériorise et que quelques moines russes faisaient aussi fondre de la neige à une certaine distance autour d’eux, ce qui est tout à fait semblable aux effets produits par les ermites thibétains… Évidemment, il doit s’agir, tout au moins à l’origine, d’un procédé d’éveil de la Shakti ; et il y a aussi une analogie avec l’“endogénie de l’immortel” dans les enseignements taoïstes ; mais cela est-il encore compris et utilisé ainsi actuellement ? Enfin, les cellules dont vous parlez rappellent assez exactement la “Khalwah” qui est en usage dans certaines organisations islamiques. – Voilà pour le côté favorable ; mais, par ailleurs, si l’on admet que la formule peut être prononcée indifféremment en n’importe quelle langue et produire malgré tout les mêmes effets, cela est tout à fait contraire au principe même des mantras et semble la réduire au rôle d’une simple invocation religieuse. De plus, si le résultat obtenu était vraiment la possession d’un état initiatique, il est bien évident que, comme vous le dites, il serait acquis une fois pour toutes et ne pourrait jamais se perdre. La possibilité de perdre ce résultat rappelle bien plutôt le cas des états mystiques, qui sont toujours quelque chose de transitoire et sujet à s’évanouir ; il y a pourtant cette différence qu’ici du moins il y a une méthode qui exclut la passivité, ce qui est assurément bien préférable, même en admettant qu’il ne s’agisse que d’obtenir un résultat du même ordre et ne dépassant pas le domaine religieux. Le rôle du Maître, dans ce dernier cas, pourrait se réduire à n’être qu’une garantie contre les dangers possibles ; si au contraire il s’agit de quelque chose de réellement initiatique, il doit y avoir transmission d’une influence spirituelle ; c’est encore là un point douteux et qui serait à éclaircir plus complètement ; ce que vous avez pu observer à ce sujet ne paraît malheureusement pas bien satisfaisant… – Une autre chose ennuyeuse, c’est cette insistance au sujet de l’humilité ; si elle n’est considérée que comme un simple moyen de “purification”, je veux bien qu’elle puisse avoir sa valeur à ce titre comme beaucoup d’autres choses, mais, cependant, non pas uniformément pour tout le monde, car il y a lieu de tenir compte des différences de nature des individus ; en tout cas, s’il en était ainsi, elle ne pourrait avoir de rôle qu’aux stades préliminaires, et il serait inconcevable qu’elle puisse influer sur les résultats déjà atteints. – Il est singulier aussi qu’on n’envisage pas la question de la qualification ; mais admet-on n’importe qui parmi les moines, ou bien n’y a-t-il pas quelques conditions, même physiques, comme il en existe pour l’ordination ? À ce propos, je me demande (bien que la question n’ait qu’un intérêt très secondaire) si les moines prêtres sont nombreux ou s’ils ne représentent qu’une minorité dans l’ensemble. – Enfin, il y a cette histoire du Diable qui, si elle est vraiment prise d’une façon littérale, n’est pas un bon signe non plus ; au point de vue initiatique, il est sûr que cela ne peut avoir aucun intérêt ; et, s’il était possible de l’entendre symboliquement, il serait encore exagéré de lui donner une telle importance… Sans doute, on peut admettre qu’une initiation très fermée se dissimule sous une phraséologie religieuse, mais alors il doit tout de même y avoir toujours quelque chose qui marque la possibilité de faire la transposition d’un domaine à l’autre.

     Comme vous, je n’attache pas une grande importance à tout ce qui est simplement d’ordre “phénoménal”, comme le fait qu’on savait que vous alliez venir ; cela peut être, suivant les cas, communication de pensée, fait mystique, etc., et ne prouve absolument rien par soi-même ; je suis entièrement d’accord avec vous là-dessus.

     Je ne sais pas du tout qui est M. Eugène Mercier et n’avais jamais entendu parler de son livre. Il est étrange, si cette histoire d’“agapes souterraines” répond à quelque réalité, que vous n’ayez pu saisir aucune allusion à cela.

     Je n’ai jamais eu l’occasion de parler avec d’autres moines grecs que ceux du Mont Sinaï ; mais ceux-là sont complètement ignorants de tout ésotérisme. Leur bibliothèque même, où certains s’imaginent qu’il y a des choses très mystérieuses, ne contient absolument rien de cet ordre, mais seulement des manuscrits dont l’intérêt est plutôt archéologique. Il est vrai qu’il y a eu, à une certaine époque, un bibliothécaire tellement ignorant qu’il détruisait les livres qu’il trouvait en trop mauvais état ; qui sait ce qui a pu disparaître ainsi ?…

     En résumé, mon impression est que, s’il y a réellement encore quelque chose au point de vue proprement initiatique (j’entends quelque chose de tout à fait conscient), c’est moins parmi les moines ordinaires qu’il faudrait le chercher que parmi les ascètes ou les solitaires ; mais alors le problème est d’y avoir accès d’une façon quelconque, et même l’entrée dans les monastères ne paraît pas pouvoir en faciliter beaucoup la solution (ceci sous la réserve des divers points obscurs sur lesquels j’ai appelé votre attention). Dans ces conditions, mon avis est qu’il n’y aurait certainement pas avantage à prendre une décision trop hâtive et que vous pourriez avoir à regretter ; la question demande sûrement à être examinée de plus près et en prenant tout le temps voulu ; mais d’ailleurs, si vous devez trouver là ce que vous cherchez, il est bien probable qu’il se présentera par la suite des circonstances de nature à faire disparaître tout doute et toute hésitation.

     En m’excusant encore du retard et de l’insuffisance de ma réponse, je vous prie de croire à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

P. S. : Avez-vous jamais entendu parler d’une organisation initiatique chrétienne qui s’appellerait le “Cèdre d’or” et qui aurait, d’après ce qu’on m’a dit, son centre dans le Liban ?

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Le Caire, 29 septembre 1935

Cher Monsieur,

     Je viens de recevoir votre lettre du 20 septembre, et je vous remercie des précisions que vous me donnez. Je comprends d’ailleurs très bien que, dans un si court séjour, il ne vous était pas possible de tout voir et de vous rendre exactement compte de tout. Quoi qu’il en soit, s’il y a là un véritable groupe initiatique, il doit être très restreint, et il me semble que le fait d’entrer dans un monastère ne donne que bien peu de chances d’y avoir jamais accès, surtout si le nombre de ses membres est rigoureusement déterminé… D’autre part, l’état d’esprit des moines en général, avec cette importance attribuée aux phénomènes, ne semble pas constituer un milieu très favorable ; cela peut certainement justifier des précautions telles que la recommandation de l’humilité ; mais il est tout de même étonnant qu’on ne réagisse pas autrement contre cette mentalité, en faisant comprendre que les phénomènes n’ont aucune valeur en eux-mêmes, et en coupant court à toutes les assertions du genre de celles que vous citez à ce propos, car c’est là, si l’on peut dire, une simple question d’éducation. Bien entendu, on pourrait répondre que cela même sert à dissimuler autre chose ; mais, s’il en était ainsi, cela confirmerait encore que les moines ordinaires sont considérés comme destinés à demeurer toujours des profanes, incapables de dépasser le niveau inférieur où les résultats obtenus sont uniquement d’ordre psychique ; et il est bien évident que ce n’est pas là ce qui peut vous intéresser… – Quant à la “prière du cœur”, sa double utilisation n’est certainement pas non plus une chose impossible ; les remarques que vous me signalez paraissent confirmer son caractère original de mantra ; toute la question serait de savoir si certains, si peu nombreux qu’ils soient, l’utilisent encore consciemment à ce titre. Il y a d’autres exemples de pratiques dont l’origine est incontestablement initiatique, mais qui sont maintenant tombées entièrement dans le domaine religieux et exotérique ; le cas du chapelet ou du rosaire en est un des exemples les plus nets. – À ce propos, il est admissible que, dans le Christianisme, certaines formules en grec aient eu la valeur de véritables mantras ; en latin, je ne le pense pas, car le latin n’a jamais eu aucun des caractères d’une langue sacrée ; pour le grec, par contre, le fait même que les lettres ont des valeurs numériques, comme en hébreu et en arabe, pourrait être l’indication de quelque chose en ce sens. Mais ce qui est tout à fait singulier, c’est que, en somme, les livres sacrés du Christianisme n’existent pas dans leur langue originelle ; il y a là quelque chose qui paraît anormal et qui ne se rencontre dans aucune autre forme traditionnelle, et cela est certainement un obstacle à l’emploi de certaines méthodes initiatique… – Pour en revenir à la “prière du cœur”, je vois que le rôle du Maître est tout de même plus important qu’il ne m’avait semblé d’après votre précédente lettre ; cela laisse en tout cas ouverte la possibilité d’une véritable transmission spirituelle. D’autre part, le point concernant la purification par les éléments, que vous me rappelez, me paraît en effet réellement important, car je ne vois pas du tout en quoi une telle chose pourrait intervenir à un point de vue mystique ou plus généralement religieux ; cela est encore certainement initiatique à son origine, et il est seulement à craindre que ce ne soit demeuré qu’à l’état de vestige incompris… J’en dirai autant du passage de l’“Invisible Guerre” que vous citez : tout cela peut se comprendre en un sens purement intellectuel et spirituel, mais aussi s’appliquer dans un domaine inférieur à celui-là ; c’est exactement comme pour la compréhension du symbolisme iconographique. – Sur ce dernier sujet, j’ai repensé encore, depuis que je vous ai écrit, à une chose assez curieuse : il y a une figuration symbolique de la Trinité qui est en usage dans l’initiation compagnonnique, et que vous trouverez reproduit dans le n° spécial du “Voile d’Isis” consacré au compagnonnage ; or j’ai vu autrefois une icône exactement semblable (sauf que les inscriptions y étaient naturellement en grec) qu’on m’a dit provenir du Mont Athos, et on m’a assuré que les moines s’en servaient spécialement comme d’un support de méditation ; avez-vous vu quelque chose de ce genre ? – Tout cela étant dit, ma conclusion précédente n’est pas changée ; c’est qu’en somme il convient d’attendre que les choses se précisent par les circonstances mêmes, à moins que d’ici là quelque autre solution préférable ne se présente à vous. Il me semble qu’une initiation basée sur les formes chrétiennes, même aux époques où elle existait très certainement, ait toujours été quelque chose de beaucoup plus dissimulé et plus difficile à atteindre que les initiations orientales ; et tout ce qu’on peut connaître en fait d’ésotérisme occidental est toujours singulièrement obscur, sans doute parce que le milieu était tel que de plus grandes précautions s’imposaient…

     Je ne pense pas que l’on puisse trouver dans le Christianisme l’idée de manifestations avatâriques mineures ; certains ont peut-être voulu attribuer un caractère de ce genre à St François d’Assise, mais ils sont sortis de l’orthodoxie. – Je ne parle pas des différentes formes du Gnosticisme, où cela se trouverait peut-être (pour Simon le Mage, Dosithée, etc.) ; ce qu’on en sait est tellement incomplet et déformé qu’il est bien difficile d’en rien dire d’une façon certaine.

     Les initiations par des voies en quelque sorte anormales, tout en étant toujours possibles, surtout quand les conditions sont elles-mêmes anormales comme c’est le cas pour l’Occident actuel, sont cependant quelque chose de trop incertain pour qu’on puisse jamais y compter ; et, de plus, il est douteux qu’elles puissent constituer l’équivalent complet d’une initiation régulière.

     Le rituel religieux sert de point d’appui à ceux qui sont rattachés à une organisation initiatique relevant de la même forme traditionnelle à laquelle ce rituel appartient (dans l’Islam par exemple) ; mais je ne vois pas très bien l’importance qu’il peut avoir en dehors de cela, c’est-à-dire comme simple moyen de préparation, surtout s’il n’est pas sûr qu’on obtienne le rattachement initiatique dans la même tradition, car alors on ne fait plutôt que renforcer un lien qui peut ensuite constituer un obstacle dans l’ordre psychique pour se rattacher à autre chose. Il est certain, en effet, que le mélange d’éléments appartenant à des formes traditionnelles différentes peut provoquer, surtout au début, des réactions psychiques désagréables et parfois même dangereuses.

     En vue d’une initiation hindoue ou islamique, il est évident qu’une certaine connaissance du sanscrit ou de l’arabe est nécessaire ; il ne s’agit pas d’une connaissance spécialement “linguistique” et grammaticale, car ce n’est pas là ce qui importe au fond, mais d’une connaissance donnant la possibilité de comprendre, d’abord parce que la langue propre à une tradition est réellement une base dont la forme même de cette tradition et inséparable, et aussi parce que, dans tous les pays orientaux, les gens qui possèdent de véritables connaissances traditionnelles ignorent généralement les langues occidentales. – Je dois dire qu’une initiation islamique est, d’une façon générale, plus facile à obtenir qu’une initiation hindoue ; il n’est même pas impossible que cela se fasse sans quitter l’Europe…

     Puisque vous parlez d’Aurobindo Ghose, il faut que je vous dise qu’il y a, dans son entourage, des personnes qui ne m’inspirent pas entièrement confiance ; il est même à craindre qu’elles ne fassent plus ou moins pour son enseignement ce que d’autres ont fait pour celui de Râmakrishna.

     Pour ce dont je vous ai parlé au sujet de Bô Yin Râ, il s’agit bien d’une organisation initiatique dégénérée ou déviée, surtout par la prédominance d’un certain côté “magique” ; mais, en pareil cas, il est bien rare que des éléments appartenant à la “contre-initiation” n’en profitent pas pour s’introduire et exercer leur influence (comme ils le font du reste aussi parfois même dans le cas de simples organisations “pseudo-initiatiques”, qui sont alors utilisées à des fins dont leurs dirigeants mêmes sont bien loin de se douter).

     Je pense recevoir bientôt, comme vous me l’annoncez, la suite de votre article ; je vois qu’en effet vous continuez à trouver des choses vraiment intéressantes à ce sujet, et j’espère qu’il vous sera possible de coordonner tout cela. Ce sujet est certainement tout à fait inconnu des lecteurs du “Voile d’Isis” ; la publication de votre travail (qui, me dit-on, pourra peut-être commencer dans le n° de décembre) n’en aura donc que plus d’intérêt.

     Je n’ai pas reçu d’autres nouvelles de M. Avramescu ; je me demande si le nouveau n° de “Memra” aura pu paraître avant la fin de ce mois-ci comme il l’espérait…

     Je me demande si, après votre travail sur les traditions roumaines, il ne vous serait pas possible de faire quelque chose sur le symbolisme des icônes, en faisant naturellement ressortir en particulier la signification hermétique ; voudriez-vous réfléchir à cela ?

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 14 octobre 1935

Cher Monsieur,

     Vos deux lettres sont arrivées en même temps avant-hier ; merci pour la 2e partie de votre article, que j’ai revu et envoyé à Paris dès aujourd’hui, et aussi pour votre promesse d’un travail sur l’iconographie byzantine, qui certainement ne manquera pas d’intérêt non plus. – J’ai naturellement transmis les indications concernant les passages qui font double emploi ; par ailleurs, je ne pense pas que vous puissiez avoir à craindre aucune suppression, car on ne revient jamais sur ce que j’ai fait. Quant à faire paraître le tout dans 2 nos successifs, c’est une autre question ; je l’ai bien demandé, mais je ne sais pas du tout si ce sera possible, car il faut tenir compte de la limitation du nombre des pages, imposée par les conditions économiques actuelles, et qui cause souvent bien des difficultés pour la composition des numéros. J’espère que vous comprendrez très bien cette situation ; malheureusement, certains collaborateurs paraissent ne pas s’en rendre compte et se contrarient dès que leurs articles paraissent avec quelque retard ; je vous assure que, même en y apportant toute la bonne volonté possible, il n’est pas toujours facile de donner satisfaction à chacun ! Quoi qu’il en soit, d’après les dernières nouvelles que j’ai reçues, il ne faut pas compter que le commencement de votre étude puisse paraître dans le n° de novembre, qui est déjà tout à fait rempli ; et je crois même que 2 ou 3 articles qui attendent depuis quelques temps déjà devront être encore ajournés, de sorte que je ne sais pas exactement comment les choses se présenteront pour le n° de décembre. Je vous explique tout cela pour que vous voyiez bien que, si on est obligé de vous demander de patienter un peu, ce n’est certes pas que quelqu’un y mette de la mauvaise volonté, d’autant plus que je sais qu’on a trouvé très intéressante la 1ère partie de votre étude. – Il y a, 2 pages avant la fin, une note qui renvoie à un article de moi sur Pythagore ; chose singulière, je n’ai pas réussi à retrouver de quoi il s’agit ; voudriez-vous me le préciser, de façon à ce que l’on puisse compléter la référence ? – Quant à vos conclusions, il me semble qu’elles sont présentées avec toute la prudence voulue, puisque vous avez bien soin de marquer ce quelles ont d’hypothétique ; je vais voir si, de mon côté, je pourrai écrire, comme vous le suggérez, quelque chose qui éclaircirait un peu plus la question…

     Je vous remercie d’avoir communiqué à M. Avramescu ce qui pouvait l’intéresser dans mes lettres ; je ne crois pas qu’il ait intérêt à abandonner le Judaïsme, car si restreintes qu’y soient actuellement les possibilités d’initiation, elles existent tout de même encore, tandis que, dans le catholicisme, cela me paraît plus que douteux…

     Je ne connaissais pas ce que vous me dites du rôle des trois “hiérarques” dans la tradition orthodoxe ; il semble bien que cela indique qu’ils représentent une “fonction” unique, et, sans doute, cela peut bien avoir quelque rapport, comme vous le dites, avec l’idée d’avatâras mineurs, surtout à cause de cette affirmation que, sans eux, le Christ aurait dû revenir sur la terre, ce qui paraît leur donner un caractère réellement “supra-humain”.

     C’est bien au groupe de M. Schuon que je pensais en vous parlant de la possibilité d’obtenir une initiation islamique en Europe même ; l’essentiel, pour commencer, c’est le rattachement par lequel est transmise l’influence spirituelle ; le reste ne vient qu’ensuite… Du reste, je parlerai de la question, en ce qui vous concerne, à M. Schuon dès que j’en aurai l’occasion ; je ne peux pas le faire en ce moment, car il doit changer d’adresse et je ne sais pas encore où il faudra que je lui écrive maintenant ; mais vous pouvez être sûr que je n’oublierai pas. – Cette possibilité me paraît être présentement la seule, de ce côté, dans un cas comme le vôtre, car, de toute autre façon, il faudrait que vous commenciez par apprendre l’arabe suffisamment pour pouvoir communiquer avec des gens qui ne connaissent aucune autre langue. De plus, dans l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie et Tunisie), la chose serait à peu près impossible actuellement, les autorités françaises étant méfiantes et tracassières à l’extrême. Ici, ce n’est pas la même chose, mais il y aurait des difficultés d’un autre genre : du fait de la situation économique, on ne laisse entrer que les personnes qui peuvent montrer une certaine somme (je ne sais d’ailleurs pas combien), et, même dans ce cas, on ne donne le permis de séjour que pour un mois seulement ; dans ces conditions, et surtout pour quelqu’un qui ne sait pas déjà la langue, il est évident que ce voyage ne représenterait qu’une dépense inutile et qu’il n’y aurait aucun résultat sérieux à en attendre. Vous avez bien fait de me poser nettement cette question, puisqu’elle est de celles auxquelles il est possible de donner une réponse tout à fait précise.

     Tout ce qui est dit du dixième avatâra, ou, ce qui est la même chose, de la seconde venue du Christ (dans l’Islam aussi bien que dans le Christianisme), le représente comme une manifestation surhumaine ; il est vrai qu’on peut se demander jusqu’à quel point cela est symbolique ; en tout cas, l’idée d’un avatâra occidental me paraîtrait tout ce qu’il y a de plus invraisemblable. Quant à l’Antéchrist, il est dit que ce doit être un homme (le Madhi aussi) ; ici, certains affirment qu’il est déjà né ; je ne sais pas ce qu’il faut penser de son origine juive, que certains précisent même en disant qu’il doit être d’une famille juive de Téhéran ; son nom talmudique, Armilûs, semble être une déformation d’Agrominiûs, c’est à dire Ahriman, ce qui nous reporte aussi à la Perse… Je ne sais pas ce qu’il faut penser de la date de 1940, et je crois qu’il ne faut pas chercher à trop préciser ; tous les calculs qu’on peut faire sur des données traditionnelles ou prophétiques conduisent plutôt vers la fin du XIXe siècle. Pour ma part, je ne fais aucune prédiction, mais je serais bien étonné que les prochaines années soient calmes ; le conflit toujours possible entre la France et l’Allemagne ne me paraît d’ailleurs représenter là-dedans qu’un simple point particulier, auquel il n’y a pas de raison d’attacher plus d’importance qu’au reste ; vu d’ici, tous les peuples européens se ressemblent beaucoup, et leurs différences sont bien secondaires…

     La vision de ce paysan est vraiment une chose très curieuse ; avant de lire la fin, je pensais déjà aux 7 ascètes ; mais pourquoi les ailes ? Puisque vous avez dû aller sur place, j’attends que vous me donniez d’autres détails pour vous en reparler.

     Croyez, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 9 novembre 1935

Cher Monsieur,

     Je viens de recevoir vos deux lettres, qui sont arrivées en même temps. – Merci pour les additions à votre article ; cela sera très facile à arranger comme vous l’indiquez. D’après les nouvelles que j’ai reçues cette semaine, il est à peu près sûr que la publication commencera en janvier, et on tâchera de la faire dans 2 numéros consécutifs, ou peut-être dans 3 si c’est trop long pour paraître en deux fois, car il y a toujours, comme je vous l’ai expliqué, cette question du nombre de pages qu’on ne peut pas dépasser.

     Je n’ai pas encore la nouvelle adresse de M. Schuon, mais, bien entendu, je n’oublie pas ce que je vous ai promis. Il est certain que c’est la transmission de l’influence spirituelle qui constitue l’essentiel, car c’est là ce qui ouvre certaines possibilités ; d’ailleurs, si cela peut se faire, il vous sera naturellement donné les indications sur ce que vous aurez à faire par la suite.

     Je suis très content de ce que vous me dites pour vos recherches au sujet de la Dacie, et j’attends avec beaucoup d’intérêt l’étude que vous m’annoncez ; sans connaître encore ce que vous avez trouvé à ce sujet, je dois dire que l’idée qu’il y a là une des étapes du centre de la tradition hyperboréenne, pour une certaine époque, ne me paraît pas du tout invraisemblable ; la difficulté est peut-être de préciser la période à laquelle cela peut se rapporter…

     J’ai vu surtout le symbole de l’abeille dans les traditions égyptienne et chaldéenne, ce qui ne semblerait pas indiquer une origine hyperboréenne ; il y a surtout un sens se rapportant à la royauté (le même mot chaldéen “sār” signifie à la fois prince et abeille). Ce qui est curieux, c’est que le même symbole semble avoir été pris par les premiers rois de France, car on a trouvé des abeilles d’or dans leurs tombeaux, et certains veulent même voir dans la figure de l’abeille une des origines possibles de la “fleur de lys” (qui réunit probablement en elle plusieurs symboles différents, mais pouvant se disposer sur un même schéma, en rapport avec le nombre 6). Chose singulière, ce symbole de l’abeille a encore été repris beaucoup plus tard par Napoléon ; mais je ne sais pas quelles peuvent être, historiquement, les raisons qui l’y ont amené ; il y a d’ailleurs en ce qui le concerne, bien des points assez énigmatiques… – Maintenant, il se peut qu’il y ait encore, pour l’abeille, autre chose que tout cela : on m’a signalé il y a quelques temps, à ce sujet, l’histoire d’Aristée et des abeilles dans les “Géorgiques” de Virgile ; il y a sûrement là quelque chose qui mériterait d’être examiné de plus près, mais je dois avouer que, jusqu’ici, je n’en ai eu ni le temps, ni l’occasion ; peut-être vous serait-il possible de voir de ce côté, car je me demande si cela n’aurait pas un rapport direct avec ce que vous avez en vue…

     Pour “manus”, dans les cas que vous citez, je ne vois pas que cela puisse se référer spécialement à Manu ; il me semble plutôt qu’il y a là quelque chose qui peut seulement se rattacher aux significations générales de la racine man.

     Pour les rapports du Christ et de Melchissédec, la façon dont vous les envisagez en principe est tout à fait exacte ; mais, en fait, je ne pense pas que les choses puissent rester si nettement séparées que vous le dites. Remarquez d’abord, en effet, que la Kabbale établit entre le Messie et la Shekinah un rapport si étroit qu’il va parfois jusqu’à une identification ; et ce qui est important aussi à cet égard, c’est que, dans la tradition chrétienne elle-même, beaucoup de symboles sont attribués à la fois au Christ et à la Vierge (M. Charbonneau-Lassay m’a montré, dans les documents qu’il a réunis pour ses travaux en préparation, des choses tout à fait caractéristiques sur ce point). D’autre part, vous savez quels sont aussi les rapports de la Shekinah avec Metatron, en lequel il y a d’ailleurs une pluralité d’aspects ; de plus, la tradition islamique assimile Metatron à “Er-Rûh”, c’est-à-dire “l’Esprit” au sens “total” du mot, et aussi, d’une façon plus particulière, ce dont procèdent toutes les manifestations prophétiques ; je me propose d’écrire un jour quelque chose à ce sujet, bien que ce soit assez difficile à expliquer tout à fait clairement, précisément à cause de cette multiplicité d’aspects.

     La succession Ouranos-Kronos-Zeus se rapporte évidemment à différents aspects divins, mais envisagés surtout, semble-t-il, dans leur correspondance avec différentes périodes cosmiques. – À ce propos, il faut que je vous fasse remarquer que le nom grec de Saturne est en réalité Κρόνος et non Χρόνος (le temps), bien que les Grecs eux-mêmes aient établi parfois une sorte d’assimilation phonétique entre les deux ; mais les racines sont différentes, et Kronos se rattache à la racine KRN, qui exprime les idées de puissance et d’élévation (cf. le symbolisme des cornes, de la couronne, etc. ; et je me rappelle à ce propos, sans pouvoir en retrouver pour le moment l’indication précise, l’histoire d’un “autel de cornes” élevé à l’Apollon hyperboréen).

     Ce que vous dites pour Saturne et Janus me paraît juste, d’autant plus que, dans un certain aspect du symbolisme de Janus, les deux visages sont rapportés aux deux pouvoirs sacerdotal et royal. Cependant, il y a peut-être plus de difficulté en ce qui concerne l’analogie entre Saturne et le Christ ; mais il se peut que la différence provienne surtout de la prédominance donnée respectivement aux deux symbolismes “polaire” et “solaire” ; ces substitutions ont d’ailleurs une assez grande importance en ce qu’elles indiquent un rapport avec des périodes différentes. À ce propos, il y a sans doute lieu d’insister sur le rapport de Saturne avec l’“âge d’or” (que Virgile appelle “Saturnia regna”) ; l’appellation hindoue de “Satya-Yuga” est aussi à remarquer, la racine Sat se retrouvant dans le nom de Saturne. – Il y aurait bien encore une autre chose à éclaircir : ce sont les rapports de l’histoire de Saturne avec celle d’Abraham (que la tradition islamique met précisément en relation avec le ciel de Saturne) ; il y a là, notamment, des choses vraiment singulières se rapportant au symbolisme des pierres ; cette question est encore une de celles que j’ai l’intention de traiter un jour ou l’autre…

     Je ne sais si ces explications vous suffiront, si, après en avoir pris connaissance, vous avez encore besoin d’autres éclaircissements, je vous les donnerai bien volontiers si je le peux. Il vaut certainement mieux prendre tout votre temps pour la préparation de cette étude, puisque, de toutes façons, elle ne pourra naturellement être publiée qu’après la fin de l’autre.

     En recherchant encore dans mes notes, j’y trouve l’indication du nom d’Apollon Karneios, qui doit avoir un rapport avec l’autel de cornes dont je vous parlais plus haut. – Je vois aussi, à propos des abeilles, que j’ai noté une similitude du taureau d’Aristée avec le “taureau primordial” de la tradition perse, du corps duquel sortent tous les êtres vivants. Il y a, d’autre part, une bizarre ressemblance entre le nom latin de l’abeille, apis, et le nom du taureau sacré des anciens Égyptiens…

     Je pense maintenant à votre seconde lettre : il semble bien, d’après tout ce que vous m’expliquez, qu’il y ait vraiment quelque chose de sérieux dans ces apparitions du berger, car il est évident que celui-ci ne peut pas avoir les connaissances qui seraient nécessaires pour inventer des choses semblables. Maintenant, toute la question est de savoir quelle peut en être exactement la signification ; à ce point de vue, c’est sans doute cette annonce d’une “bénédiction” du pays qui est le plus important, et la façon dont vous l’interprétez est tout au moins très plausible. Ces exhortations ne peuvent guère représenter qu’une préparation en vue de quelque autre chose ; il sera intéressant de suivre cela et de voir s’il y aura encore quelque autre manifestation qui apportera de nouvelles précisions…

     Quant aux histoires du Comte de Saint-Germain, cela est assurément d’un tout autre genre, et j’avoue que, malgré toutes les choses plus ou moins extraordinaires que j’ai déjà vues ou entendues à ce sujet, cette identification avec lord Rothermere était pour moi tout à fait inattendue ! Pour ce qui est de la reine Élisabeth, j’avais déjà entendu parler autrefois de ses rapports avec des choses singulières, quoi que je n’ai pas gardé de souvenirs très précis à ce sujet ; puisque cette histoire date d’avant la guerre, elle pourrait bien avoir une relation avec ce à quoi j’ai fait allusion dans le “Théosophisme"… En tout cas, il semble bien qu’il y ait un ou plusieurs personnages qui jouent, dans certaines circonstances, le rôle du Comte de Saint-Germain ; le tout serait de savoir à quel titre et pour le compte de qui… Quant au véritable comte de Saint-Germain, on n’a jamais pu être fixé sur ses origines ; certains ont dit qu’il appartenait à la famille Rákóczi, mais ce n’est là qu’une hypothèse parmi beaucoup d’autres ; Chacornac, qui étudie spécialement la question depuis des années et cherche à réunir toute la documentation possible là-dessus, n’est pas arrivé à éclaircir la chose. Il faut dire aussi que, suivant une autre hypothèse, qui expliquerait bien la coexistence de données contradictoires, ce nom (qui en somme signifie simplement “compagnon de la Fraternité Sainte”) n’aurait jamais été autre chose qu’une sorte de “pseudonyme collectif”. – Il y a aussi en ce moment une histoire de prétendue manifestation du comte de Saint-Germain en Amérique, et un livre a même été publié à ce sujet ; mais là il semble bien qu’il s’agisse d’une simple mystification, car il y a eu toute une série de démentis à des affirmations contenues dans ce livre ; j’ai reçu de ceux qui l’ont publié, il y a quelques mois, une lettre bizarre à laquelle je me suis bien gardé de répondre…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 11 novembre 1935

Cher Monsieur,

     Je reçois une lettre de Clavelle, à qui j’ai transmis le complément de votre travail comme je vous l’avais dit, et je vous communique ce qu’il m’a écrit à ce sujet :

     "La difficulté sérieuse réside dans le nombre des photographies ; un cliché sur cuivre et le papier couché nécessaire pour le tirage représentent environ 100 fr, soit pour 8 clichés 800 fr ; il est impossible de demander cela à Chacornac ; je ne puis guère espérer en obtenir que 2, qui, avec la carte et les petits clichés de signes à placer dans le texte, représenteront environ 275 fr de dépense supplémentaire. Il faudrait donc que M. Lovinescu choisisse parmi les photographies les 2 qui lui semblent les plus intéressantes, à moins cependant qu’il ne veuille prendre à sa charge tous les frais de clichage, ce qui serait, à mon avis, la meilleure solution. Il pourrait en ce cas, pour rentrer dans ses frais, tirer sa brochure à 100 ou 150 exemplaires qu’il vendrait (au lieu des 30 ou 40 seulement destinés à être distribués) ; je suis persuadé, étant donné le sujet, que Chacornac et un ou deux autres libraires à Paris trouveraient ainsi aisément à les écouler."

     Je crois aussi, si c’est possible, que c’est là ce qui vaudrait le mieux, car je trouve, et Clavelle aussi, que votre travail est très intéressant et qu’il serait dommage de le diminuer d’une façon quelconque. Il me dit aussi qu’il demandera à Chacornac de lui établir le prix pour le tirage à part ; il se peut seulement que le temps nécessaire pour s’entendre au sujet de tout cela oblige à reporter le commencement de la publication à février au lieu de janvier. En tout cas, pour éviter des complications et des retards de correspondances, le mieux serait que dès maintenant vous écriviez directement à Clavelle ; je crois que vous avez déjà correspondu avec lui, mais je vous redonne son adresse pour plus de sûreté :

149, rue Nationale
Paris XIIIe

     Je souhaite bien vivement que tout s’arrange pour le mieux, car, encore une fois, la chose en vaut vraiment la peine ; et cette idée de tirage à part plus important me paraît excellente.

     En réfléchissant à ce que vous m’avez écrit au sujet du “Maître des Balkans”, j’en arrive à croire de plus en plus probable que le personnage qu’on devait me faire rencontrer en 1913 était bien sir Bazil Zaharoff. Je ne sais plus si je vous ai dit que, en la circonstance, il s’agissait de la constitution de l’Albanie en État indépendant, et de l’intervention possible, à cet égard, de certaines organisations islamiques existant dans ce pays. Maintenant il y a une autre chose qui est encore bien curieuse : le rendez-vous, auquel finalement le personnage n’est pas venu, était chez un des membres de l’organisation orientale dont je vous ai parlé au sujet de Bô Yin Râ ; et d’ailleurs celui-ci (qui alors n’était pas encore connu sous ce nom) s’y trouvait lui-même présent ce jour-là ! Je crois même que c’est là seule fois que je l’ai jamais rencontré, à moins pourtant que je ne l’ai vu encore une autre fois vers la même époque, mais je n’en suis pas très sûr, n’ayant eu alors aucune raison de faire particulièrement attention à lui… Que dites-vous de toute cette histoire ?

     Croyez, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 25 novembre 1935

Cher Monsieur,

     Merci de votre envoi que j’ai reçu avant-hier, et qui a dû se croiser avec ma réponse à votre précédente lettre. – Cette nouvelle étude, que je viens de lire attentivement, est vraiment très intéressante et donne certainement, sur les points importants, beaucoup plus de précision et de poids à ce que vous aviez envoyé précédemment. J’espère donc qu’il sera possible de publier le tout intégralement ; seulement, comme vous le comprendrez facilement, ce ne sera possible en 2 fois, mais seulement en 3 au moins, peut-être même 4 ; mais en somme cela a peu d’importance, l’essentiel est que l’étude entière puisse paraître. J’ai écrit tout de suite à ce sujet à Clavelle, afin qu’il puisse s’entendre avec Chacornac, car cela est naturellement plus facile en parlant que par lettre ; il faut en effet que je vous dise que nous sommes toujours obligés de prendre certaines précautions pour amener Chacornac à faire les choses comme nous le voulons, bien que ce soit tout de même un peu plus facile maintenant que ce ne l’était il y a quelques années, au début de la nouvelle orientation du “Voile”. Enfin, il y a là toute une “diplomatie” nécessaire et heureusement Clavelle veut bien se charger de servir d’intermédiaire pour tout cela ; c’est lui aussi qui se chargera d’intercaler les passages de la 1ère partie comme vous le demandez, ce qui d’ailleurs ne me paraît pas difficile, et aussi de corriger les épreuves comme il le fait pour mes articles. Ce pour quoi je crains quelque résistance de la part de Chacornac, c’est la publication des photographies, à cause des frais supplémentaires qu’elle entraînera ; pourtant je pense bien comme vous qu’elles seraient nécessaires ; j’en ai donc parlé à Clavelle pour qu’il prépare la chose dès maintenant, et j’espère que cela pourra s’arranger tout de même… Quant au tirage à part, si vous payez le papier, je ne pense pas que cela puisse soulever de difficultés ; je vous tiendrai au courant, ou bien Clavelle vous écrira lui-même. – Si je comprends bien, le titre “La Dacie hyperboréenne” devra maintenant être celui de la totalité de votre étude ; est-ce bien exact ? – En dehors des clichés pour la reproduction des photographies, il en faudra naturellement aussi pour la carte qui se trouve dans votre texte, ainsi que pour les signes de l’inscription dacique. Ce qui sera un peu plus compliqué à arranger, ce sont les autres signes qui, un peu avant ceux-là (catégorie B des monnaies), se trouvent disposés dans le texte même ; peut-être sera-t-on obligé de les réunir en un tableau avec des renvois, car il est douteux que l’imprimeur consente à faire pour cela des caractères spéciaux. – À propos de ces signes daciques, il y a (à part la présence de la triple enceinte qui est très remarquable) quelque chose de vraiment curieux au sujet de cette forme spéciale de swastika sur laquelle vous appelez l’attention : il y a quelques jours, j’ai relevé, dans un ouvrage qu’on m’avait communiqué, une figure exactement semblable (sauf que le sens de rotation est contraire) qui vient… des Indiens de l’Amérique du Nord ! Comme j’ai encore d’autres figures de formation similaire, mais de provenance très différente, je ferai peut-être, quand votre étude aura paru, une note pour signaler ces “coïncidences” qui sont réellement frappantes…

     Autre chose : il y a quelques mots grecs et latins que je n’arrive pas à lire exactement ; je pense qu’on pourra le faire à Paris avec l’aide d’un dictionnaire (je n’en ai pas ici), mais, s’il restait quelques cas douteux, je demanderai qu’on vous les signale afin d’éviter autant que possible de fâcheuses fautes d’impression. En attendant, voici les choses principales que j’ai notées à cet égard : dans l’expression grecque désignant le pôle, … Ούράνου, quel est le 1er mot ? Je pense que le nom grec de la Lune s’écrit Σεληνη et non Σελινη (ce qui d’ailleurs ne change pas la prononciation) ; voudriez-vous vérifier ? – Une des anciennes désignations du Ciel chez les Romains est-elle bien “Duonus Cerus” – Je ne lis pas bien le nom du héros qui vole le cheval du Voyvode : est-ce “Corbea” ? – Il y a aussi le nom du “pays de l’été” cité par Henri Martin, que je n’arrive pas à déchiffrer… – Une autre remarque encore : vous citez dans une note un passage d’“À l’ombre des monastères thibétains” de Marquès Rivière ; celui-ci s’étant tourné contre nous de la plus vilaine façon et étant devenu un de nos ennemis les plus acharnés, il n’est peut-être pas très opportun de le mentionner, d’autant plus qu’il a lui-même renié absolument tout ce qu’il a écrit sur l’Orient ; de plus, le livre en question n’est fait que d’“emprunts” pris de tous les côtés et arrangés d’une façon plutôt fantaisiste, de sorte que ce n’est certainement pas une “source” sur laquelle on puisse s’appuyer ; dans ces conditions, voyez-vous quelque inconvénient à la suppression de cette note ?

     Maintenant que je crois n’avoir rien oublié de ces remarques, puisque vous me demandez ce que je pense de tout cela, la nature hyperboréenne de la tradition roumaine ou dace ne me paraît pas douteuse, et cela explique certainement bien des choses énigmatiques en ce qui concerne Orphée, Zalmoxis, etc. ; je ne vois même pas comment tous les passages des auteurs anciens que vous citez pourraient se comprendre autrement. – Une autre chose qui me paraît très importante aussi, c’est ce qui concerne le Caucase et ses “localisations” différentes ; cela permettrait de justifier un rapprochement se rapportant aux traditions arabes (qâf = qâfqasiyah) qui, jusqu’ici, m’avait paru quelque peu douteux, mais qui, d’après cela, pourrait bien tout de même reposer sur quelque chose de réel. – Il y a dans tout cela bien des indices d’une des étapes du “Centre”, à une époque qu’il serait sans doute bien difficile de déterminer exactement ; à ce sujet, pourriez-vous me dire quelle est la latitude de la région dont il s’agit, et aussi quelles y sont les durées respectives du jour et de la nuit aux solstices d’été et d’hiver ? D’autre part, à quelles régions aboutirait la direction du “sillon de Novac” si on la prolongeait du côté de l’Orient jusque vers l’Asie centrale ? Je n’ai pas ici de carte qui me permette de m’en rendre compte ; et cela peut avoir de l’importance pour déterminer la succession des différentes étapes. – Il semble que la venue des Celtes en Gaule ait été en somme assez récente, peut-être même seulement vers le VIe siècle avant l’ère chrétienne ; il se pourrait très bien qu’ils y soient venus, non pas du Nord directement, mais de l’Est de l’Europe, de la région danubienne (peut-être avec quelques stations intermédiaires) ; et, en Gaule, il a dû s’opérer une jonction avec d’autres peuples qui y étaient établis antérieurement dont la tradition n’était pas hyperboréenne, mais atlantéenne ; s’il en est ainsi, la tradition dacique représenterait en tout cas une continuation de la tradition hyperboréenne sous une forme beaucoup plus pure que chez les Celtes. Naturellement, la jonction avec la tradition atlantéenne en certains points avait aussi sa raison d’être, mais c’est là une question tout à fait indépendante de l’autre… – Une idée qui me vient en ce moment : est-il possible qu’il y ait un rapport entre le nom même d’Orphée et celui des monts Riphées ? Je me demande aussi, à ce propos, quelle est la provenance du nom de ce “Rifeo” que Dante place dans le ciel de Jupiter et dont il fait un Troyen (Paradiso, XX, 68) ; ce nom se trouve-t-il quelque part chez Homère ou chez Virgile ? – Il faut encore que je vous signale un autre point, concernant les Pélasges : certains, comme Fabre d’Olivet, je crois, et en tout cas St Yves d’Alveydre, en font des peuples de race noire ayant occupé l’Europe avant la venue des Scythes hyperboréens, et que ceux-ci auraient refoulés en descendant du Nord ; mais cela ne repose probablement que sur des étymologies plus ou moins fantaisistes. D’autres, rapprochant leur nom de πελαγος, en font des peuples marins et navigateurs, dans lesquels ils veulent voir les descendants des Atlantes. D’après ce que vous exposez, il semblerait au contraire que les Pélasges aient été, comme les Scythes, un des noms des peuples hyperboréens eux-mêmes ; avez-vous examiné de près cette question qui ne paraît pas entièrement claire ? – Enfin, quant à la survivance de la tradition dace jusqu’au moyen âge, à l’époque de la fondation des principautés roumaines, elle n’a assurément rien d’invraisemblable ; pour ce qui se rapporte aux époques plus modernes, il peut ne s’agir que d’une transmission moins consciente ; évidemment, il doit être bien difficile de trouver quelque chose qui permette d’être absolument affirmatif là-dessus, aussi bien que quand il s’agit de savoir jusqu’à quel moment la tradition druidique, de son côté, est restée réellement vivante… – À propos de ces choses qui se sont maintenues jusqu’à la fin du moyen âge, avez-vous trouvé quelque part une expression ayant exactement le sens de “Roi du Ciel” ? Celle-ci joue un rôle important dans l’histoire de Jeanne d’Arc, et certains la considèrent comme le titre du chef d’un certain centre spirituel qui, à cette époque, aurait existé encore quelque part en Europe, sans qu’on paraisse d’ailleurs pouvoir le localiser d’une façon précise. Je me demande s’il n’y a pas un rapprochement à faire avec des noms tels que Caliman, Karaiman, etc., dont le sens est en tout cas voisin de lui-là.

     Je viens de m’apercevoir que vous avez oublié de fermer les guillemets à la fin de la citation du mémoire de Köhler ; je pense qu’elle doit s’arrêter à la référence à Pausanias pour les temples d’Apollon construits en pierre blanche, mais je n’en suis pas tout à fait sûr ; voudrez-vous donc me dire ce qu’il en est au juste ? – J’ai remarqué que vous citez un prince Cantemir ; j’ai connu autrefois un prince Campignano-Cantemir, qui appartenait sans doute à la même famille, et qui affirmait descendre directement de Tamerlan ; sauriez-vous quelque chose là-dessus ? Bien entendu, cette dernière question n’a qu’un intérêt très secondaire… – À propos des monnaies, il y a quelque chose de très remarquable dans la généralité du type présentant une tête humaine d’un côté et un cheval de l’autre, avec adjonctions d’attributs variables suivant les cas ; j’ai dû signaler cela quelque part, mais je ne sais plus trop où ; il y a une grande ressemblance entre les monnaies dace de ce type et les monnaies gauloises. – Excusez le désordre de toutes ces remarques, que je vous écris à mesure qu’elles me viennent à la pensée.

     Votre histoire au sujet du Comte de Saint-Germain devient encore plus curieuse que je ne le pensais d’après ce que vous m’aviez dit l’autre fois, car elle confirme des choses que je soupçonnais depuis très longtemps. Il ne paraît pas douteux que sir Bazil Zaharoff soit un représentant important d’une des branches de la “contre-initiation” ; certains pensent même qu’il en serait un des chefs ; mais cela est peut-être un peu trop dire, car il n’est pas probable que les véritables chefs jouent jamais eux-mêmes un rôle qui les mette tellement en évidence… J’en suis arrivé à me demander si ce n’est pas de lui qu’il s’agissait en réalité dans l’histoire à laquelle j’ai fait allusion dans le “Théosophisme”, et qui, en fait, avait un rapport avec la constitution de l’Albanie en État indépendant. Serait-ce lui aussi qui aurait été reçu par la reine Élisabeth de Roumanie, apparemment vers la même époque, ou bien s’agit-il là d’un autre personnage encore ? En tout cas, si vous êtes sûr pour ce qui s’est passé en 1927, ses rapports avec A.B. ne peuvent plus faire aucun doute. Quant à ce pasteur anglais, savez-vous s’il appartient à la “Liberal Catholic Church” ? Vous savez que les théosophistes prétendent que le comte de Saint-Germain est derrière celle-ci, aussi bien que derrière la “Co-Masonry” (dans les Loges de laquelle on réserve pour lui un siège que personne n’a le droit d’occuper). Je viens de regarder un portrait de Bacon (autre “incarnation” du “Maître”) que les théosophistes ont publié avec intention, en rapport précisément avec la L.C.C. ; il ressemble assez curieusement à celui de sir Bazil Zaharoff ! – Il y a sûrement sous tout cela des manœuvres bien ténébreuses, et vous n’avez pas tort de trouver que cette attention portée à la Roumanie a quelque chose d’inquiétant… – Quant au vrai comte de Saint-Germain, si ce nom ne désigne qu’une fonction (ce qui est le plus vraisemblable), il pourrait toujours être repris par des envoyés d’un même centre, à supposer qu’il y ait encore lieu d’indiquer ainsi la continuité de leur mission ; mais, actuellement, il ne me semble pas qu’on en ait d’exemples authentiques, et, étant donné l’état où on en est arrivé le monde occidental, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ces manifestations aient réellement pris fin. On pourrait même se demander si l’abus qui est fait du même nom n’a pas été rendu possible précisément par le fait que les véritables centres initiatiques avaient déjà renoncé à l’utiliser…

     Une chose qui m’inquiète un peu, c’est que je suis sans nouvelles de M. Avramescu ; savez-vous où il en est pour sa revue ? Il m’avait demandé un article pour le nº qu’il pensait pouvoir faire paraître le mois dernier ; je l’ai donc fait le plus vite que je l’ai pu pour qu’il l’ait à temps, mais depuis que je le lui ai envoyé, je n’ai rien eu de lui ; je pense pourtant qu’il doit l’avoir bien reçu, car j’avais naturellement recommandé l’envoi (je me rappelle même l’avoir expédié en même temps que la réponse également recommandée à votre lettre au sujet du Mont Athos)

     Bien cordialement à vous,

René Guénon

*

Le Caire, 14 décembre 1935

Cher Monsieur,

     Je reçois aujourd’hui une nouvelle lettre de Clavelle, écrite cette fois après avoir examiné entièrement votre travail ; je mieux est que je vous transcrive exactement tout ce qu’il dit à ce sujet :

     "Je juge bien difficile pour tout autre que l’auteur de faire les raccordements nécessaires d’une façon convenable ; la chose a d’autant plus d’importance que les articles sont destinés à faire un livre et que les répétions, s’il s’en trouvait, y seraient bien plus fâcheuses que dans une simple série d’articles. D’autre part, étant donné l’importance que prend ce travail, il est tout à fait impossible de le présenter sous la forme d’un travail unique avec la mention “à suivre” à chaque n°, ce qui obligerait à passer le tout sans aucune interruption ; nous aurions ainsi pendant 5 ou 6 mois des numéros composés exclusivement de ce travail et de vos articles, ce qui n’est pas concevable. Je propose donc ceci : que M. Lovinescu reprenne lui-même son travail et le découpe en 5 ou 6 articles d’une dizaine de pages environ, portant chacun un titre différent, et que nous échelonnerons tout au long de l’année 1936, suivant les possibilités. Je m’engage à faire cette publication aussi rapidement que possible car je trouve ce travail du plus haut intérêt. Il voudra bien, en outre, traduire en français les nombreuses citations latines contenues dans le dernier envoi, et qui rendraient tout le début inintelligible pour les lecteurs non latinistes. Je lui serais obligé aussi de mettre en italiques les mots empruntés aux langues étrangères au français, et entre guillemets les mots et expressions français auxquels il donne une signification technique. Je reverrai bien volontiers le nouveau travail au point de vue de la forme, et, dans ce cas, il me rendrait service en laissant une marge aux feuillets de son manuscrit. Naturellement, le titre de chacun des articles pourra disparaître dans le tirage à part dont les articles deviendraient des chapitres. – M. Lovinescu ne sera pas obligé de me renvoyer tout son travail d’un coup ; il pourra envoyer les articles successivement, dans l’ordre où ils devront paraître, quand il aura donné à chacun sa forme définitive. On donnera des instructions à l’imprimeur pour qu’il garde la composition en vue du tirage à part”.

     Je regrette qu’il y ait tant de complications, mais, comme vous le voyez, elles sont dues en somme à ce qu’on veut publier votre travail sous la meilleure forme possible et à ce qu’on y attache un grand intérêt. – Comme je vous le disais la dernière fois, vous serez bien aimable de répondre directement à Clavelle et de lui dire s’il doit vous retourner votre manuscrit pour faire cette arrangement définitif, car je ne sais pas si vous en avez le double.

     D’autre part, je vous confirme ce que je vous ai écrit pour la question des clichés et pour celle du tirage à part. Plus j’y repense, plus il me paraît qu’il serait bien préférable, si cela vous est possible, que vous fassiez l’avance des frais des clichés supplémentaires, que vous retrouveriez ensuite sur la vente du tirage à part ; cette illustration donnerait plus de valeur à celui-ci, qui en somme formera un véritable volume. – Il me semble aussi, à ce propos, que la partie concernant les monnaies serait difficilement compréhensible si on ne donnait pas la reproduction de tous les types différents dont il est question dans le texte.

     En hâte, avec mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 5 janvier 1936

Cher Monsieur,

     Voilà déjà une quinzaine de jours que j’ai reçu votre lettre du 4 décembre, et je m’excuse de n’y avoir pas répondu plus tôt, si bien que je n’ose plus vous écrire à votre adresse de vacances et que je crois plus sûr maintenant de le faire à Bucarest, d’autant plus qu’il y a, ces temps-ci, beaucoup d’irrégularité et de retard dans les courriers, je ne sais trop pourquoi… – Vous avez dû recevoir dans l’intervalle 2 autres lettres de moi ; je pensais un peu que vous alliez me récrire à cause de cela, mais peut-être avez-vous déjà écrit directement à Clavelle comme je vous le demandais. Je pense que vous ne verrez aucun inconvénient à faire cet arrangement de votre article, et qu’en même temps vous pourrez en profiter pour y ajouter encore quelques-unes des choses nouvelles et importantes que vous me signalez cette fois. J’apprends du reste que, en prévision de cela, la composition des numéros de janvier et février a déjà été établie avec d’autres articles ; si donc la publication de votre travail ne doit commencer que dans le numéro de mars, vous aurez encore ainsi devant vous tout le temps nécessaire. Je crois comprendre, par ce que vous me dites cette fois, que vous n’avez pas dû garder le double de votre manuscrit ; je pense donc que vous aurez demandé à Clavelle de vous le retourner, puisque, comme je vous l’ai dit, il attendait vos indications pour le faire.

     Les différentes formes et variantes du swastika que vous m’indiquez sont intéressantes aussi ; il y en a plusieurs que j’ai déjà relevées ailleurs (notamment la forme à branches courbes sur les monnaies gauloises) ; il faudra que je tâche quelque jour de réunir les notes que j’ai là-dessus, mais cela représente un travail assez compliqué. – Quant à l’autre figure, il est assez difficile de savoir ce qu’elle est au juste ; il est possible qu’il s’agisse réellement de foudres, c’est-à-dire l’équivalent du “vajra” thibétain. Je ne sais, à ce propos, si vous avez vu un article que j’ai écrit sur les “pierres de foudre”, car cela remonte déjà à plusieurs années…

     Je ne sais pas non plus où M. Rivière a pu trouver l’indication dont il s’agit ; en tout cas, il ne serait certainement pas prudent d’en faire état sans l’avoir retrouvée par ailleurs, provenant d’une source plus sûre et plus digne de fois.

     Pour les Pélasges, vous ferez bien, je crois, de mentionner la citation du scoliaste de Pindare, à cause des lecteurs qui connaissent l’opinion de Saint-Yves, laquelle ne repose probablement que sur des étymologies fantaisistes. Au sujet de Dodone, il y a aussi je ne sais plus trop quelle histoire de “colombes noires”, qui ne paraît pas s’accorder trop bien avec le caractère plutôt hyperboréen du symbolisme du chêne.

     Le symbolisme crucial de la migration hyperboréenne, l’aboutissement de la direction prolongée du sillon de Novac, la grotte traversant le Mont Our, vous pourrez aussi ajouter tout cela, et tout particulièrement, bien entendu, ce que vous avez constaté pour la latitude de 45° et qui est tout à fait remarquable. Pour les heures du lever et du coucher du soleil, je voulais me rendre compte si cela coïncidait avec la région qui était indiquée par le fait que le jour le plus long y est double du jour le plus court, mais je vois qu’il n’en est rien. – Mais il faut que je vous signale une inexactitude sur un point : la racine Kre ou Kri (de création, etc.) n’est pas du tout la même que la racine Krn de Κρόνος : la première signifie faire, agir, tandis que la seconde a un sens d’élévation et de puissance. – Quant à ce qui concerne le nom de Kaliman et le rapprochement avec le “Roy du Ciel”, ainsi que les Rohmans et les Hontsan, il y a sûrement là des choses fort intéressantes, mais qui demanderaient peut-être encore à être examinés de plus près… La localisation du Centre qui a “missionné” Jeanne d’Arc est sans doute une question difficile à éclaircir ; il n’est pas invraisemblable, en somme, qu’il ait pu être en Dacie, et même cela paraîtrait plus plausible que l’idée de certains qui ont voulu le situer dans la région montagneuse du centre de la France ; si cela pouvait être confirmé, le rapprochement avec les autres “envoyés” serait tout à fait frappant ! Mais il faut sans doute être prudents sur ce point, jusqu’à nouvel ordre du moins ; qui sait si vous ne trouverez pas encore autre chose qui permettrait d’être plus affirmatif ? Si vous pouvez arriver à voir ces Hontsan, malgré la difficulté du voyage, il est possible que cela apporte encore des précisions.

     Le personnage dont je vous ai parlé s’appelait exactement le prince Jean Campignano-Cantemir ; j’ai retrouvé ce nom depuis que je vous ai écrit ; peut-être pourrez-vous ainsi savoir de qui il s’agit au juste. Il n’avait d’ailleurs certainement rien d’intéressant par lui-même ; c’est seulement la question de sa famille qui peut présenter quelque intérêt.

     Quant à la question du mystérieux Io, j’avoue qu’elle ne m’apparaît pas encore tout à fait clairement, bien qu’il me paraisse probable, comme à vous, qu’il y ait lieu de la rapporter encore au Roi du Monde ; seulement, quelle peut bien en être l’origine ? Faut-il y voir réellement une forme abrégée du nom de Jean, ou faut-il le rapprocher du Ιαω des Gnostiques, d’un mot qui était en usage dans les mystères dionysiaques, etc. ? Il est vrai que, au fond, tout cela ne s’exclut peut-être pas autant qu’on pourrait le croire au premier abord ; il y a souvent de ces similitudes entre plusieurs choses apparemment très différentes qui ont bien aussi leur raison d’être (le cas même de Jean et de Janus en est un exemple) ; vous me redirez ce que vous pensez de ces suggestions, qu’il me serait un peu difficile de préciser pour le moment…

     J’allais oublier les monts Riphées : ici, je ne crois pas qu’on puisse faire un rapprochement avec le nom des Αριμοι, car il n’y a pas de racine commune ; mais il semblerait que les 2 racines aient été en quelque sorte fusionnées dans Αριμφεοι. Quant à Riphée et Orphée, il n’y a là en somme que 2 forme d’un même nom, car les voyelles n’ont pas d’importance ; certains ont voulu rattacher le nom d’Orphée à une racine “rapha” qui, en hébreu, a le sens de médecine ou de guérison (par exemple dans le nom de l’archange Raphaël), mais cela aussi est assez douteux. En tout cas, il n’y a certainement aucun rapport avec Ahriman qui n’est qu’une forme assez moderne dérivée du zend Angromaïnyus (dont les Juifs, de leur côté, ont fait Arminûs ou Armilûs, qui est dans le Talmud la désignation de l’Antéchrist).

     J’arrive à “Harap-Alb” : d’après tout ce que vous me dites de l’auteur, il paraît encore plus probable qu’il a véritablement joué là un rôle de “transmetteur”, peut-être plus ou moins inconscient ; mais le point le plus important serait de savoir qui a pu le charger de ce rôle ; d’autre part, ce fait même ne semblerait-il pas indiquer que la tradition dont il s’agissait de fixer ainsi le souvenir était alors sur le point de s’éteindre ? Cela n’est pas bien loin de nous, assurément, mais malgré tout, depuis une soixantaine d’années, bien des choses ont encore eu le temps de disparaître (surtout avec les changements si rapides de notre époque) ; ainsi, dans certaines régions de France, de mystérieuses réunions qui avaient lieu la nuit dans les bois et qu’on disait se rattacher à un reste du Druidisme ont cessé précisément vers cette date là… – Quant au fait de cette apparition, qui me paraît important aussi, savez-vous s’il s’est produit quelque chose de nouveau ? En effet, elle ne présente pas précisément le caractère d’une apparition chrétienne ; il y a pourtant la ressemblance avec la description des ascètes du mont Athos, et je voyais aussi ces jours-ci une ancienne image d’un saint éthiopien figurés avec des ailes…

     Je ne connaissais pas le nom de John Cords, mais je me doutais bien qu’il devait s’agir d’un représentant de l’Église catholique libérale ; d’autre part, “Follow the King” est la devise de l’Ordre théosophiste de la “Table Ronde”. Tout ce que vous me dites cette fois est encore bien significatif ; un don de 2 millions doit être une chose bien facile pour Bazil Zaharoff ! Je ne savais pas (ou je ne m’en souvenais pas si je l’ai su) la parenté du prince de Wird avec la reine Élisabeth ; avec cela, il est de moins en moins douteux que c’est bien du même personnage qu’il s’agissait déjà dans toute cette histoire… – Quant à votre question au sujet des révolutions française et russe, je ne crois pas que des représentants conscients de la contre-initiation se mettent jamais en évidence dans de pareilles circonstances ; certains chefs apparents peuvent être plutôt de simples instruments entre leurs mains.

     Pour la conservation de la Tradition primordiale (qui est au delà des formes particulières et secondaires), c’est bien de l’Agartha qu’il s’agit. D’autre part, un jîvan-mukta est évidemment au-dessus de toute qualification, mais il n’a pas forcément une certaine fonction à remplir, comme celle des êtres de l’Agartha. – La question des qualifications ne se rapporte pas à la personnalité, mais seulement à la possibilité de prendre l’individualité humaine pour base de la réalisation ; il me semble que cette considération doit modifier quelque peu la façon dont vous avez envisagé la chose ; vous voudrez donc bien m’en reparler une prochaine fois. Il peut d’ailleurs y avoir quelque chose de juste dans ce que vous dites là au sujet des gunas mais cependant cela ne me semble pas tout à fait au point.

     Les nouvelles que vous me donnez de M. Avramescu sont vraiment bien fâcheuses ; je ne savais rien de tout cela ; il va falloir que je tâche de lui écrire un mot…

     J’apprends que Schuon est encore en Suisse, mais je ne sais pas pour combien de temps ; en tout cas, je lui ai déjà parlé de vous la dernière fois que je lui ai écrit ; je pense donc que maintenant vous pourrez très bien lui écrire vous-même directement, dès qu’il me sera possible de vous donner son adresse d’une façon sûre ; vous faites d’ailleurs certainement mieux de ne parler de cela à personne.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 18 janvier 1936

Cher Monsieur,

     Je viens de recevoir une lettre de M. Schuon, qui me dit que, lorsqu’il sera installé de façon stable comme il l’espère d’ici quelques temps (il y a encore des circonstances qui ont retardé ses projets), il sera heureux de vous voir si vous faites le voyage (je lui ai dit que vous aviez cette intention), mais qu’en attendant, vous pouvez dès maintenant lui écrire à son adresse actuelle en Suisse. – Voici donc cette adresse :

M. F. Schuon
Chez Dr med. Félix Oesh,
Sulgeneckstrasse, 37,
Berne

     C’est bien ce que je pensais, comme je vous le disais dans ma dernière lettre, et je crois que, si vous le pouvez, le mieux sera que vous lui écriviez sans trop tarder.

     J’espère que vous aurez bien reçu toutes mes lettres ; je pensais un peu avoir quelque chose de vous cette semaine, mais peut-être la période des vacances vous aura-t-elle empêché d’écrire. D’ailleurs, ces temps-ci, les courriers sont assez irréguliers et ont beaucoup de retard ; je ne sais quelle peut en être la raison. – Clavelle me disait n’avoir rien reçu de vous non plus, mais il se peut qu’il ait eu une lettre depuis ; il attendait pour savoir ce qu’il devait faire pour votre manuscrit ; il serait à souhaiter que tout puisse s’arranger de façon à ce que la publication de votre travail commence dans le n° de mars.

     J’ai écrit un mot à M. Avramescu, comme je vous l’avais dit, mais, jusqu’ici, je n’ai pas eu de nouvelles de lui ; il serait bien à souhaiter que sa situation s’améliore…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

P. S. : J’ai vu dernièrement votre article où il est dit que le prince de Wird était le neveu de la reine Élisabeth ; vous m’aviez dit son frère ; lequel est exact ? Dans tous les cas, il y avait sûrement une proche parenté, et cela ne change rien en ce qui concerne l’histoire dont nous avons parlé…

*

 Le Caire, 27 janvier 1936

Cher Monsieur,

     Je reçois aujourd’hui votre lettre du 17 janvier, et je vous en remercie ; je commençais à m’inquiéter un peu de n’avoir pas de nouvelles de vous depuis si longtemps. – Je pense que, de votre côté, vous devez avoir reçu maintenant le mot que je vous ai envoyé pour vous faire part de la réponse de Schuon et vous donner son adresse actuelle.

     Dans sa dernière lettre, Clavelle me dit que, après avoir attendu quelques temps en pensant que vous lui récririez, il s’est décidé à vous retourner votre manuscrit, parce qu’il craignait que, en tardant davantage, vous n’ayez plus assez de temps pour l’arranger. D’après ce qu’il me dit, les numéros de février et mars semblent être déjà à peu près entièrement composés maintenant ; c’est donc dans celui d’avril qu’il faudrait pouvoir commencer la publication de votre travail ; j’espère que cette fois il n’y aura plus de nouvelles causes de retard.

     Pour la question de votre horoscope, je comprends bien que ce que vous demandez est assez difficile et ne peut être fait par n’importe quel astrologue ; pour le moment, je ne sais pas au juste ce que je pourrais faire à ce sujet, mais je vais y repenser ; en tout cas, vous pouvez toujours m’envoyer les données nécessaires, et je tâcherai alors de trouver un moyen de vous donner satisfaction.

     Je pense que vous avez raison au sujet du Io, ce qui, d’ailleurs, n’exclut pas d’autres rapprochements qui complètent plutôt ceux-là. – À propos de certaines origines hyperboréennes, vous devez avoir vu l’article sur la tradition hellénique dans le n° de décembre ; que pensez-vous des diverses remarques qui s’y trouvent sur ce sujet ?

     Le peu d’importance du rôle politique extérieur des princes roumains ne me paraît pas une véritable objection, car cette considération est très secondaire en somme et peut même disparaître tout à fait devant des choses d’ordre plus profond. – Ce que vous me dites de leurs rapports avec les Templiers est très intéressant aussi ; vous ne m’aviez pas encore parlé de ce point…

     La question de la descendance de Tamerlan a quelque importance parce qu’il semble bien que certains membres de cette famille aient été aussi “missionnés” ; alors, je me demande quels rapports ils ont pu avoir au juste avec la Roumanie…

     Pour ce qui est de l’apparition de Maglavit, je reconnais que la chose est véritablement très étrange à bien des points de vue ; j’avais pensé aussi, comme je crois vous l’avoir dit, à un rapprochement de cette figure avec les ascètes du Mont Athos ; il est vrai que, si ceux-ci sont ce qu’on peut supposer, cela n’implique pas qu’il s’agisse d’un “saint” au sens ordinaire du mot. Il est sûrement assez étonnant que le berger n’ait pas donné à sa vision le nom d’un saint quelconque, car c’est là ce qui se produit habituellement en pareil cas ; dans l’article de “Vu”, on dit bien qu’il l’appelle “Dieu”, mais ce doit être là sans doute des erreurs du journaliste… D’autre part, ce que vous notez au sujet du rôle si important du mot “Vieux” est très remarquable ; évidemment, ce mot doit bien se rapporter à l’idée de “primordialité”. – La disposition au centre des quatre éléments peut rappeler certaines figurations du Christ entouré des quatre animaux ; mais cela ne s’oppose pas aux explications que vous envisagez, bien au contraire. – Enfin, il y a cette forme cubique, chose que je ne savais pas encore ; avec les allusions à la “fin du monde”, il est certain que le rapprochement avec la Jérusalem céleste s’impose. – Mais je me demande comment les théologiens vont bien pouvoir résoudre finalement, à leur point de vue, la question de la nature de cette apparition d’un aspect si inusité…

     Quant à l’argument “contre-initiatique”, il est certain aussi qu’il n’est pas sans valeur, pour les raisons que vous dites ; cette façon de prendre les devants, pour ainsi dire, n’a rien d’invraisemblable… Mais je vois que cette affaire Bazil Zaharoff paraît encore plus sérieuse que je ne le pensais jusqu’ici ; croyez-vous que le groupe projeté trouve les éléments nécessaires pour se constituer ? Ce serait réellement dangereux ; d’un autre côté, je me demande si vous devez rompre entièrement avec tout cela dès maintenant, ou s’il n’y a pas avantage à ce que vous puissiez avoir encore d’autres informations… – Les banalités de la correspondance de Bazil Zaharoff ne m’étonnent pas du tout ; c’est bien là une des marques ordinaires de ces sortes de choses ; voyez par exemple les communications spirites ! Le diable ne peut jamais s’empêcher d’être ridicule par quelque côté… Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que le domaine spirituel est complètement fermé à la “contre-initiation”. – Maintenant, ce que vous dites du rôle de la démocratie est tout à fait exact, cela va de soi ; mais cela n’implique pas forcément que les hommes politiques les plus en vue en soient conscients. Si les affirmations qui vous ont été faites à ce sujet viennent bien de Bazil Zaharoff (vous pouvez sans doute, connaissant D., vous rendre compte s’il est capable ou non d’inventer certaines choses), il resterait à savoir s’il dit bien la vérité. – Je ne serais pas très étonné en ce qui concerne Macdonald, à cause de ses rapports avec Annie Besant (il l’avait chargée de rédiger un projet de constitution pour l’Inde) ; je sais aussi que Lloyd George a personnellement des relations très étroites avec Bazil Zaharoff ; quant aux autres, je n’en peux rien dire. – Du côté opposé (ou qui du moins paraît tel), il faut reconnaître que tout n’est pas tout à fait clair non plus ; Hitler paraît avoir été “conseillé” par des personnages suspects, et on m’a parlé de certaines histoires de “magie” qui ne sont pas un signe bien favorable… Quant à l’Italie, elle s’attaque actuellement à un pays qui est le siège d’un très ancien centre spirituel ; c’est d’ailleurs peut-être pour cela que l’Angleterre voudrait le lui disputer ! – On pourrait se demander si, au fond, tous les gouvernements européens ne sont pas dominés par les mêmes “puissances”, de telle sorte que, quelle que soit l’issue de leurs luttes, ce sont toujours celles-ci qui y gagneront… Mais, naturellement, chacun joue son rôle là-dedans, les uns d’un côté, les autres de l’autre ; cette façon d’agir n’est certainement pas nouvelle… En tout cas, ce qu’il y a de plus sûr, c’est que tout cela n’est vraiment pas rassurant ; jusqu’ici, on ne voit rien dans le monde occidental qui puisse s’y opposer d’une façon efficace ; qui sait ce qui sortira de tout cela ?…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 24 février 1936

Cher Monsieur,

     J’ai reçu votre lettre il y a déjà quelques jours, et j’ai déjà communiqué votre horoscope à quelqu’un qui pourra peut-être en tirer quelque chose, du moins à titre d’indication, car je ne crois guère qu’il soit possible de faire plus ; enfin, je vous dirai ce que cela a donné…

     J’ai su indirectement que F. S. avait bien reçu votre lettre ; il est maintenant à Amiens, et je pense qu’il va pouvoir y rester, mais je n’ai pas encore son adresse exacte.

     Clavelle m’avait dit qu’il vous avait retourné votre manuscrit, et aussi que vous espériez pouvoir trouver une combinaison pour faire faire les clichés ; je veux donc croire que tout cela va pouvoir s’arranger maintenant sans nouvelles difficultés.

     Pour les rochers du mont Karaiman, il est assez vraisemblable en effet que leur disposition peut se rapporter à des constellations ; je crois que, pour pouvoir s’en rendre compte plus exactement, il faudrait pouvoir prendre des photographies en avion comme on l’a fait pour Glastonbury ; peut-être, malgré leur mauvais état, certaines formes d’ensemble apparaîtraient-elle ainsi plus ou moins nettement… Il semblerait même que, si le centre dont il s’agit s’est maintenu aussi tard que tant de choses le laissent à penser, les figurations devraient avoir été entretenues comme les autres l’ont été par les moines de Glastonbury ; et, d’après ce que vous m’écriviez dernièrement, les Templiers pourraient aussi avoir joué un certain rôle dans les deux cas…

     Une chose à laquelle cela me fait penser en ce moment : savez-vous s’il y a sur les rochers en question des signes quelconques, et en particulier des empreintes de pieds d’hommes, de chevaux, etc., comme on en trouve dans tant de régions (au Sinaï, ce sont des pieds de chameaux) ? C’est d’ailleurs là une question très énigmatique et que je n’ai jamais pu arriver à bien éclaircir jusqu’ici ; certains veulent voir aussi là-dedans un symbolisme stellaire ; en tout cas, c’est si général, en connexion avec ce qu’on pourrait appeler les sanctuaires préhistoriques, que cela paraît bien avoir une réelle importance.

     Les choses que vous avez trouvées encore sur le Dieu suprême des Daces, sur les rois et grands prêtres, etc., sont toujours fort intéressantes et paraissent apporter autant de nouvelles confirmations en ce qui concerne les caractères du centre en question.

     C’est bien en effet à Baber et à Akbar que je pensais ; quant à Tamerlan lui-même et à Gengis-Khan, vous n’avez certainement pas tort d’y voir des manifestations (ne disons pas des incarnations) de la “rigueur”. Un autre cas bien singulier, dans le même ordre d’idées, c’est celui du Khalife El-Hakim bin-Auri’llah, qui fut un effroyable tyran, et qui est considéré par les Druses comme une manifestation divine. Il y a évidemment dans tout cela quelque chose qui est en rapport avec un aspect “destructif” qui se retrouve aussi, dans l’Inde, lié à certaines formes shivaïtes et tantriques. Tout cela est assurément assez difficile à expliquer d’une façon tout à fait claire ; et, pour en dire des choses précises au point de vue historique, il faudrait entreprendre des recherches qui ne seraient certainement pas sans intérêt, mais qui demanderaient beaucoup de temps…

     Je n’ai jamais eu l’impression qu’il y ait quelque chose de bien intéressant chez Gandhi, qui, au fond, s’est toujours beaucoup ressenti de son éducation européenne et est resté très ignorant au point de vue traditionnel ; bien entendu, cela n’exclut pas qu’on ait pu se servir de lui d’une certaine façon, et j’ai aussi entendu faire quelques allusions à cela autrefois ; mais, en tout cas, il me semble que son rôle soit bien diminué maintenant… Quant à Aurobindo Ghose, il était autrefois avec Tilak, à une époque où Gandhi était encore tout à fait inconnu dans l’Inde ; mais, depuis lors, il semble s’être complètement retiré de toute activité touchant de près ou de loin à la politique. À un autre point de vue, ce qui est quelque peu fâcheux en ce qui le concerne, c’est qu’il y a dans son entourage des éléments français qui sont assez suspects ; de plus, il paraît que tout ce qui est publié sous son nom serait en réalité rédigé par ses disciples, et on m’a même assuré qu’il n’en contrôlait pas l’exactitude.

     Quant à Vivîkânanda, il est bien certain que, comme vous le dites, il n’y a aucun sens métaphysique qui apparaisse dans ses écrits, et d’ailleurs, s’il y avait eu chez lui une compréhension véritable, il n’aurait jamais entrepris cette sorte de propagande qui impliquait toutes sortes de concessions aux idées occidentales ; il est vrai que, d’après ce qu’on me dit, il l’a beaucoup regretté à la fin, et il serait arrivé à se rendre compte alors, mais trop tard, que c’était une erreur. Quant aux enseignements de Râmakrishna, on ne les connaît guère qu’à travers lui, et il est plus que probable qu’il les a “arrangés” en conformité avec sa propre façon d’envisager les choses.

     Ce que je voulais dire à propos du centre spirituel d’Abyssinie, c’est que certains peuvent avoir intérêt, non seulement à détruire ce qui en subsiste encore, mais à occuper le point même où il est localisé, puisque la situation des lieux a une importance en elle-même. Je me rappelle, à ce propos, que j’avais remarqué autrefois des choses singulières sur les points où les Bolcheviks avaient établi leur principaux “noyaux” d’influence, notamment du côté de l’Asie centrale… On pourrait facilement faire des remarques du même genre pour l’Angleterre ; pensez par exemple à ce qu’ont été anciennement des lieux tels que Malte, Chypre, etc. Maintenant, il faut ajouter qu’il y a des États occidentaux qui sont manœuvrés plus directement que les autres par des organisations relevant de la contre-initiation ; et cela nous ramène précisément à votre histoire de Bazil Zaharoff. – Je comprends que celle-ci vous inquiète fort, d’après ce que vous m’en dites cette fois, car il y a évidemment quelque chose d’anormal dans cette façon de vous rechercher et de vous faire des avances ; comme vous n’avez assurément rien fait pour provoquer cela, la raison n’en apparaît pas clairement, mais qui sait si vos recherches sur la Dacie n’y seraient pas pour quelque chose ? Ce qui me paraît à craindre surtout dans ces conditions, c’est qu’on ne cherche à vous épier et à vous suivre partout où vous irez ; je crois que vous ferez bien de faire attention à cela ; n’avez vous rien remarqué jusqu’ici à ce point de vue ? – Quand à ce qui concerne les hommes politiques, je crois que décidément il ne faut s’étonner de rien ; et ce que vous me dites cette fois sur les choses qui vous ont été annoncées et qui se sont réalisées ensuite paraît vraiment bien significatif ! Il y a longtemps, d’autre part, que je disais que l’Agha-Khan est un agent important de la contre-initiation ; le groupement dont il est le chef sert même apparemment de “couverture” à l’une des “sept tours du diable”… Un autre personnage, du même genre que Bazil Zaharoff, est sir Henry Deterding, de la “Royal Dutch” ; n’en avez-vous pas entendu parler dans tout cela ? Je me demande aussi si, dans la liste de Bazil Zaharoff, ne figurent pas Lloyd George, Philippe Sasson, Vinizelos ; le savez-vous ? – En tout cas cela n’est certes pas rassurant quant à la tournures que peuvent prendre les événements ; il faut dire pourtant que ce ne sont pas là des choses d’un genre entièrement nouveau, car il y a déjà plus de 40 ans que Clémenceau avait été “initié” par Cornélius Herz comme Herriot a pu l’être par Bazil Zaharoff (et c’est pourquoi lui aussi a toujours été si lié aux intérêts anglais) ; mais il n’en est pas moins vrai que cela prend actuellement beaucoup plus d’extension que jamais… Évidemment, si l’Antéchrist est déjà né, les événements doivent se précipiter ; les indications les plus diverses concordent d’ailleurs pour donner à penser que tout doit se passer avant la fin du XXe siècle, peut être serait-il imprudent de vouloir préciser davantage les dates… – Autre chose qui me revient : un agent très actif de la contre-initiation était feu le prince Albert de Monaco ; vous voyez encore, de ce côté, la connexion avec Bazil Zaharoff !

     Je suis bien de votre avis en ce qui concerne les dictatures, par comparaison avec les démocraties ; mais encore faudrait-il, pour qu’elles soient capables de restaurer vraiment quelque chose, qu’elles s’appuient sur de véritables principes, ce qui ne paraît pas être le cas de celles que nous voyons actuellement en Europe, et derrière lesquelles il semble même y avoir au contraire des choses assez inquiétantes aussi…

     Il est assez difficile de dire jusqu’à quel point Annie Besant était consciente du rôle qu’elle jouait ; je dois dire cependant que je tendrais de plus en plus à penser comme vous, d’après tous les indices qui s’accumulent, qu’elle avait bien pu recevoir réellement une contre-initiation à un degré quelconque. Quant à Krishnamurti, il donne plutôt l’impression de n’être qu’une sorte d’instrument inconscient ; il l’a sûrement été d’abord entre les mains d’Annie Besant et de Leadbeater ; la façon dont il leur a échappé ensuite est peut-être ce qu’il y a de plus sympathique chez lui ; mais, quand on voit la nature des ses enseignements et leur caractère “dissolvant”, il y a lieu de se demander si on ne se sert pas encore de lui pour un rôle quelque peu différent de celui qui lui avait été destiné en premier lieu, et peut-être plus conforme à ses propres tendances, mais qui n’en concourrait pas moins au même but…

     En même temps que votre lettre, j’en ai enfin reçu une de M. Avramescu, qui malheureusement est encore loin d’être sorti de ses ennuis et de ses difficultés ; il semble qu’il y ait là comme une véritable persécution, quoique d’une façon différente de ce qui vous arriva à vous-même… Cette affaire Bazil Zaharoff semble effectivement l’avoir terrifié, mais je ne vois pas exactement pourquoi ; d’un autre côté, il a l’air de vous reprocher des “réticences” à son égard. J’avoue que cela m’ennuie, car je pense qu’il y aurait, surtout maintenant avec toutes ces choses anormales, tout intérêt à ce que vous puissiez vous entendre ; peut-être serait-il ainsi plus difficile qu’on mette obstacle à ce que vous voulez faire l’un et l’autre… Je vais tâcher de le lui faire comprendre aussi, et j’espère que, s’il y a quelque malentendu entre vous, cela arrivera bientôt à se dissiper. – Il me parle aussi de l’affaire Maglavit, qu’il paraît envisager à peu près de la même façon que vous ; avez-vous vu l’article qu’il a fait paraître à ce sujet dans “Vremea” (8 décembre), en prenant pour prétexte l’horoscope de P. Lupu ?

     J’espère que vous me redonnerez bientôt de vos nouvelles et que vous voudrez bien continuer à me tenir au courant de ce qui se passe…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 14 avril 1936

Cher Monsieur,

     J’ai reçu votre lettre samedi, je pensais bien que vous ne tarderiez pas à m’écrire, mais cependant je ne savais pas si vous étiez déjà rentré à Bucarest. J’avais bien supposé que votre voyage avait dû se décider très subitement ; naturellement, j’ai déjà eu des nouvelles par MM. Burckhardt, Caudron et Clavelle ; et je suis heureux de voir que tout s’est bien passé. – Il y a une quinzaine de jours que je n’ai rien reçu d’Amiens ; tout le monde y est sans doute très occupé. Malheureusement, l’affaire du journal semble n’inspirer confiance à presque personne, et je crains fort qu’elle n’aboutisse finalement à rien…

     J’ai reçu aussi ces jours derniers une lettre de M. Jenny m’annonçant son retour à Bâle ; en somme cette expédition de Tahiti a été plutôt malencontreuse, et il est regrettable qu’elle ait été entreprise sans réflexion suffisante et qu’on ne m’ait pas demandé tout de suite ce que j’en pensais ; enfin, je crois qu’on doit s’estimer heureux que cela se soit terminé ainsi sans plus de dommages…

     En ce qui vous concerne, tout ce que vous me dites me paraît en somme très normal et très favorable ; mais, si je comprends trop bien votre hâte d’arriver à un résultat, il faut dire pourtant qu’il n’est guère possible d’obtenir immédiatement des réalisations complètes ; et peut-être même vaut-il mieux, en un sens, que cela vienne graduellement ; ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la patience est recommandée 72 fois dans le Coran ! En tout cas, rien ne se perd jamais, et même les états qui semblent n’être que passagers laissent toujours une trace permanente dans l’être, de sorte qu’ils préparent quelque chose de plus définitif, qui se produit quelque fois d’une façon apparemment soudaine, et qui est pourtant la conséquence de tout ce qui l’a précédé… D’autre part, la pratique des rites ne peut en rien empêcher la méditation métaphysique, mais ne peut au contraire que lui être une aide et un support. Malheureusement, il n’est pas facile d’expliquer tout cela complètement, surtout par correspondance ; il est fâcheux, à cet égard, que vous deviez vous trouver si isolé, mais cela ne peut guère avoir d’autre inconvénient qu’une certaine perte de temps, ce qui n’est pas irrémédiable, surtout pour vous qui êtes encore jeune… Il n’y a certainement pas de Tarîqah alaouite dans les Balkans, et même je doute qu’il s’y trouve des représentants d’autres turuq ; même en Albanie et en Turquie, je ne sais pas trop ce qui peut subsister encore actuellement, après tous les événements de ces 20 dernières années.

     Pour M. Avramescu, je crois qu’il a décidément abandonné toutes ces choses “psychiques” dont vous parlez, mais il se peut évidemment qu’il en subsiste certains effets pendant un temps plus ou moins long. Il a fait allusion aux circonstances de la mort de son enfant, mais sans y insister ; quoi qu’il en soit, vous avez sûrement raison de penser que certains rites, accomplis en dehors des conditions régulières, peuvent être plutôt dangereux… Il n’est plus question pour lui de se rattacher au Catholicisme, car il a suffisamment constaté l’incompréhension qu’on rencontre de ce côté ; et même cela a été l’occasion d’une histoire assez désagréable : il a paru, dans une publication française qu’il s’appelle “Choc”, et que je ne connais pas autrement, un article venimeux où, bien que je sois seul nommé, je n’ai pas eu de peine à comprendre qu’il s’agissait de lui ; je le lui ai communiquée, et il s’est rendu compte que l’“inspirateur” ne pouvait être qu’un certain P. Léon Barral, de l’Ordre des Augustins ; comme il me dit que vous le connaissez plus que lui, vous seriez bien aimable de me donner quelques renseignements sur ce personnage, dont je n’avais jamais entendu parler. – Enfin, il est revenu à l’idée de se rattacher à l’Islam, qu’il avait déjà eue il y a 2 ans, mais à laquelle il avait renoncé à la suite d’une réponse évasive qu’il avait reçue, ce qui ne m’étonne pas du tout de celui à qui il s’était adressé ! Dans ces conditions, je ne pense pas que vous puissiez lui dissimuler votre propre rattachement, ni d’ailleurs que cela puisse avoir quelque inconvénient de lui en parler. Je ne sais pas s’il a déjà écrit à M. Schuon, mais il se pourrait même très bien que celui-ci l’adresse à vous pour apprendre le rituel ; ce n’est là, bien entendu, qu’une simple supposition de ma part, mais je trouve que ce serait une chose toute naturelle, puisque vous habitez la même ville et qu’il n’y a sans doute là personne autre que vous qui en soit instruit. J’espère que tout cela finira par s’arranger ; il faut d’ailleurs bien penser qu’il y a forcément quelque chose de troublé par les conditions qui existent actuellement en Europe, et que des difficultés comme celles-là peuvent au fond n’en être qu’une conséquence.

     Je ne vous reparle pas de votre horoscope puisque M. Caudron vous a dit lui-même ce qu’il y avait vu, et que je ne pourrais que vous répéter les mêmes choses. Ici, je ne connais qu’un seul astrologue (non professionnel) qui pourrait peut-être y trouver quelque chose de plus ; mais je ne l’ai pas vu depuis très longtemps, et je ne sais pas du tout où il me serait possible de le rencontrer maintenant…

     Je vous remercie de la traduction jointe à votre lettre ; je n’ai encore eu le temps que de la lire rapidement, de sorte qu’il faudra que je vous en reparle une prochaine fois ; mais ce texte est assurément tout à fait remarquable et significatif, et je ne crois pas qu’on puisse en trouver un équivalent parmi ceux qui sont en usage “officiel” dans le Catholicisme. – À propos de celui-ci, ou plutôt de l’attitude de ses représentants actuels, l’article de K. Thieme me paraît encore un symptôme assez inquiétant ; il est vrai que je ne sais pas du tout quelle importance a réellement l’auteur, ni quelles sont ses relations dans les milieux ecclésiastiques ; que pensez-vous qu’il puisse y avoir au juste là-dessous ?

     Pour l’affaire Bazil Zaharoff, il se peut bien que l’explication que vous envisagez au sujet de votre article sur Bô Yin Râ soit exacte ; mais est-ce que “Die Säule” paraît encore ? Il doit y avoir à peu près 3 ans qu’on a cessé de le recevoir comme échange avec le “Voile d’Isis”, et je n’en avais plus jamais entendu parler depuis. – Pour plus de sûreté, je ne mettrai plus mon adresse derrière l’enveloppe ; je la mets habituellement pour que les lettres puissent me revenir au cas où elles n’arriveraient pas à leurs destinataires…

     Quant à la fameuse liste, il y a là des choses que je ne comprends pas du tout : ou certains noms me sont complètement inconnus comme à vous, ou ils sont déformés de telle façon que je n’arrive pas à les identifier. Quoi qu’il en soit, voici quelques remarques à ce sujet : n°4 : ne faudrait-il pas lire F. Sforza ? – Nº 6 et n°7 : le rapprochement des 2 noms me fait penser à Laurent-Eynac, mais alors il n’y aurait que 2 personnages distincts. – N° 8 : ce qu’ont supposé MM. Clavelle et Allar me paraît assez vraisemblable aussi, mais quelle peut être la raison de cette déformation. – N° 9 : je ne connais qu’un nommé E. Point, c’est le gérant du “Lotus bleu” ; il s’agit d’un théosophiste, mais qui ne paraît avoir aucune importance particulière. – N° 11 : il me semble connaître ce nom, mais je ne peux rien me rappeler de précis. – N° 14 : j’ai pensé tout de suite à Madariaqa en lisant la liste et avant de voir que vous aviez eu la même idée ; mais, à part la déformation, il me semble que son prénom n’est pas Léon, mais Salvador. – Quant aux nos 10, 12, 13, je ne les connais pas du tout.

     Je n’avais pas entendu parler de la brouille de Venizelos avec Bazil Zaharoff ; ces projets de destruction de l’Athos, que ce soit par un gouvernement ou par un autre, sont encore quelque chose de bien étrange… – Quant à l’annonce de la guerre pour 1940, cela paraît en effet un peu plus sérieux que toutes les prévisions des astrologues !

     N’ayant pas voulu tarder encore de plusieurs jours pour vous répondre, je vais être obligé de mettre à la prochaine fois ce qui concerne la “géographie” de la contre-initiation, etc. ; je vous demanderai seulement de me le rappeler. – De même pour la dernière question au sujet de la Roumanie, qui demande quelque réflexion ; il est bien certain qu’on ne voit pas facilement une solution en dehors d’une intervention extra-humaine ; mais, tout d’abord, où en sont maintenant les événements de Maglavit ?

     M. Clavelle m’a dit que les choses étaient tout à fait arrangées pour la publication de votre travail, de sorte qu’on va sans doute pouvoir la commencer très prochainement. Le sujet est en effet bien vaste, et je vois que vous trouvez toujours de nouvelles confirmations ; ce que vous me dites au sujet du “Novi Voyvode”, comme désignant une fonction, et de cette tombe qu’on a découverte, est encore très intéressant. – Quant à l’Église Égyptienne, je ne pense pas qu’il puisse s’agir des bohémiens (à l’origine indienne desquels je ne crois pas beaucoup) ; il doit s’agir de ce dont les Coptes actuels sont des descendants plutôt dégénérés et généralement ignorants. Mais ce qui est curieux, c’est que l’ancienne Église Celtique ou “Culdéenne” d’Irlande prétendait aussi se rattacher, non pas à l’Église Romaine, mais à l’Église Égyptienne… – N’oubliez pas de me reparler de ce que vous envisager au sujet du St Graal, avec lequel le rapprochement que je viens de vous indiquer a peut-être bien aussi quelque rapport.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 19 mai 1936

Cher Monsieur,

     Je viens de recevoir votre lettre, et il faut que je vous dise, à ce propos, que les lettres expédiées par avion n’arrivent généralement pas plus vite que les autres ; pour qu’il en soit autrement, il faut avoir la chance de tomber juste sur un jour de départ ; des lettres venant de France par avion ont mis 10 à 12 jours à me parvenir !

     M. Schuon m’a écrit qu’il a reçu une lettre de M. Avramescu, mais je ne sais rien de plus à ce sujet. En même temps, il se plaignait de n’avoir pas de nouvelles de vous ; d’après ce que vous me dites, c’est sans doute votre absence qui en a été la cause. Il vient de retourner à Mulhouse, où il a trouvé une situation de dessinateur, après avoir cherché vainement à Paris ; son adresse est donc maintenant : 28, rue de Sierentz, Mulhouse (Haut-Rhin). Quant au journal d’Amiens, il paraît qu’il a finalement fait faillite !

     Il est très vrai que, comme vous le dites, il a été commis jusqu’ici bien des imprudences un peu de tous les côtés ; il en est même résulté des choses ennuyeuses qui m’ont inquiété tous ces derniers temps, mais qui heureusement semblent maintenant s’arranger beaucoup mieux qu’on ne l’aurait cru ; il faut espérer que tout cela servira de leçon pour l’avenir. Ces désagréments étaient d’ailleurs presque inévitables au début, dans un milieu aussi défavorable qu’il l’est en Europe, et peut-être en France encore plus qu’ailleurs, car il paraît presque impossible d’y constituer un groupement, même peu nombreux, ayant quelque homogénéité… Je crains aussi beaucoup les tendances à la “propagande” ; du reste, même en dehors du danger que cela présente, on ne doit pas aller au devant des gens, mais au contraire les laisser venir d’eux-mêmes.

     Ce que vous dites du P. Barrel et de son ignorance de certaines chose peut certainement s’appliquer à la grande majorité des prêtres actuels ; mais ce qui est moins normal, c’est qu’il a prétendu qu’il me connaissait par un de ses amis qui serait aussi l’un des miens (?), et qu’il me connaissait… comme théosophiste ! Je me demande si cela n’aurait pas quelque rapport avec l’histoire du personnage qui, à Paris, se fait passer pour moi, et qui a en effet des rapports avec les milieux théosophistes ; c’est vraiment bien dommage qu’on ne puisse pas arriver à identifier cet individu pour le démasquer comme il faudrait…

     Je ne sais pas grand’chose de nouveau au sujet de Thieme, si ce n’est que, à M. S. Lang qui lui signalait certaines inexactitudes (c’est lui-même qui l’avait demandé), il a répondu d’une façon tout à fait agressive, et aussi qu’il a écrit un autre article qui doit paraître dans la revue “Irenicon” ; je ne connais pas du tout cette revue, mais je suppose, d’après le titre, que ce doit être un organe des Bénédictins. Tout cela est en effet assez inquiétant, mais au fond, je pense, beaucoup plus pour le catholicisme lui-même que pour nous…

     La première partie de votre étude, une fois imprimée, me paraît vraiment très bien ; mais, à ce sujet, il y a une chose qu’il ne faut pas que j’oublie : il me semble qu’il y a un certain nombre de fautes d’impression dans les mots grecs et latins ; voudriez-vous avoir l’obligeance de les relever exactement et de les signaler à Clavelle pour qu’il puisse les indiquer dans les “errata” ? N’ayant pas de dictionnaires ici, je ne peux pas vérifier moi-même, et l’étude de ces langues est pour moi une chose trop lointaine pour que je puisse être tout à fait sûr.

     La réalisation initiatique est bien une “conquête” par là-même qu’elle est “active”, et elle implique donc essentiellement l’initiative venant de l’individu ; mais il est évident que celui-ci ne peut atteindre par lui-même ce qui le dépasse ; il y faut donc nécessairement une intervention d’éléments supra-individuels, en réponse à l’aspiration de l’individu, et c’est cette intervention, quelque forme qu’elle revête, qui constitue proprement la “grâce”. Naturellement, on peut, si l’on veut, parler ici des “Anges”, puisqu’ils représentent en définitive les états supérieurs ; mais il ne faut pas oublier que, au fond, toute “personnification” a encore un caractère “illusoire”. On peut bien aussi rapporter au “Maître” l’action de la “barakah”, puisqu’il est vrai que celle-ci provient de lui, mais cela ne veut pas dire qu’il faille qu’il intervienne “en personne” pour que cette action se produise ; et cela s’applique même au cas où elle prend une forme telle que les apparences pourraient le faire croire (la forme d’une apparition par exemple). – Il est bien entendu que, en parlant de “réponse” tout à l’heure, je pensais à la loi des actions et réactions concordantes, qui s’applique en effet, mais ici entre des états différents, c’est à dire, si vous voulez, dans le sens “vertical”. Vous me direz si cela est suffisamment clair ; sinon je vous demanderai de préciser encore les questions.

     J’ai relu plus attentivement l’“Akatheistos”, et, malgré la difficulté d’un mode d’expression auquel je suis moins habitué qu’à d’autres, je pense décidément, tout à fait comme vous, qu’il y a là quelque chose de très remarquable et, au fond, beaucoup plus initiatique que religieux ; mais la question serait de savoir qui la comprend encore ainsi actuellement… À ce propos, je remarque l’emploi des termes que vous avez rendus par “hiérarques” et “mystériarques” ; à qui pensez-vous qu’ils puissent s’appliquer en fait ? – Je vois que vous avez noté avec raison, d’autre part, l’allusion à l’âne comme se rapportant à quelque chose de très mystérieux ; ce rôle de l’âne est en effet bien étrange, surtout si l’on considère l’importance qu’il a du côté de la contre-initiation, où le “dieu à la tête d’âne” représente ce qu’il y a de plus sinistre. Je ne sais pas si, à ce sujet, vous avez lu mon article intitulé “Sheth”, paru il y a déjà quelques années (je ne peux pas retrouver la date exacte en ce moment).

     À propos de la contre-initiation, je pense que vous avez vu ce que j’ai écrit l’an dernier sur les “sept tours du diable”, dans le compte rendu du livre de Seabrook où il est question de celle qui se trouverait chez les Yezidis, c’est à dire dans l’Iraq. Pour les autres, on parle de certaines régions situées vers les confins de la Sibérie et du Turkestan ; il y a aussi la Syrie, avec les Ismaïliens de l’Agha-Khan et quelques autres sectes assez suspectes ; puis le Soudan, où il existe, dans une région montagneuse, un population “lycanthrope” d’une vingtaine de mille individus (je le sais par des témoins oculaires) ; plus au centre de l’Afrique, du côté du Niger, se trouve la région d’où venaient déjà tous les sorciers et magiciens de l’ancienne Égypte (y compris ceux qui luttèrent contre Moïse) ; il semble qu’avec tout cela on pourrait tracer une sorte de ligne continue, allant d’abord du nord au sud, puis de l’est à l’ouest, et donc le côté concave enserre le monde occidental. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’autres centres plus ou moins importants en dehors de ces lignes ; vous parliez de Lyon, et il y a sûrement aussi quelque chose en Belgique. Quant à l’Amérique, le point le plus suspect semble bien être la Californie, où se rassemblent tant de choses hétéroclites ; il est vrai qu’il s’agit surtout d’organisations pseudo-initiatiques, mais il y a sûrement quelque chose d’autre qui les mène, même à leur insu ; l’utilisation de la pseudo-initiation par des agents de la contre-initiation, dans bien des cas, apparaît comme de moins en moins douteuse, et je me propose d’en parler prochainement dans un article, à l’occasion d’une histoire d’organisations soi-disant rosicruciennes… – À propos de l’Iraq et de la Californie, il y a une question qui m’intrigue assez, car elle relève évidemment d’un domaine qui n’est guère le mien : c’est celle des rapports qui paraissent exister entre ces localisations et celles des sources de pétrole ; malheureusement, il y a aussi de celles-ci dans votre pays, et ne serait-ce pas pour cela (bien qu’il puisse y avoir encore d’autres raisons) qu’il attire un peu trop l’attention de certaines gens ? Notez également, à cet égard, que sir Henry Deterding, le chef de la “Royal Dutch”, est un personnage tout à fait comparable à Bazil Zaharoff ; on dit même qu’il serait désigné pour être son successeur… – Pour la fameuse liste, je me demandais s’il n’y avait pas des noms qui avaient pu être mal déchiffrés ; mais, si elle est à la machine, la question ne se pose pas. J’ai demandé des renseignements au sujet des noms anglais qui nous sont inconnus ; je n’ai pas encore la réponse ; si j’obtiens quelque chose, je ne manquerai pas de vous le communiquer.

     Pour Maglavit, la vision dont vous parlez est bien du même caractère que les autres ; mais n’est-il pas un peu étonnant que tout ait cessé cette année ? Et quelle est maintenant l’attitude “officielle” du clergé devant ces faits ? – Ce dont je me méfie toujours, en pareil cas, c’est beaucoup moins la fraude (qui ne paraît vraiment guère possible ici) qu’une “contrefaçon” provenant d’une source suspecte. Un cas typique de ce genre est celui des apparitions de la Salette ; là aussi, il était beaucoup question de pénitence, de châtiments, etc. ; mais, bien entendu, cela ne suffit pas à justifier un rapprochement ; et il me semble qu’une “contrefaçon” aurait pris de préférence l’aspect d’une apparition de personnages connus au point de vue religieux, comme la Vierge ou quelque saint facile à identifier…

     Les remarques dont vous me faites part au sujet de la légende du Graal sont encore quelque chose de bien curieux ; on a cherché à identifier la cité de Saras avec différentes localités d’Égypte ayant des noms plus ou moins proches de celui-là, mais tout cela est très hypothétique ; ces noms n’ont d’ailleurs aucun rapport réel avec celui des Sarrasins (Saraceni), lequel n’est qu’une corruption de “Sharqiyin”, Orientaux. – Mais vos rapprochements paraissent beaucoup plus significatifs ; pour le sens de “noir” dans tout cela, je pense qu’il doit être en somme le même que pour l’appellation de “terre noire” (Kêmi) donné à l’ancienne Égypte, et celle de “peuple noir” ou “têtes noires” que les chinois se donnent à eux-mêmes ; il y a là une idée de “primordialité”, si l’on peut dire ; et cela explique aussi les multiples localisations, apparemment contradictoires, données à l’“Éthiopie” par les anciens (les Éthiopiens sont littéralement les “visages noirs”). – Quant aux établissements chevaleresques, ce que vous en dites me paraît à rapprocher de la remarque que j’ai faite pour ceux des Templiers, souvent situés au voisinage de sanctuaires préhistoriques.

     Pour les êtres vivant dans les cavernes, etc., cela existe en Asie centrale, mais je n’en ai jamais entendu parler pour l’Europe ; d’autre part, même si la retraite des Rose-Croix en Asie est symbolique, elle représente la réabsorption d’un centre secondaire dans le centre suprême, son rôle étant terminé. – Maintenant, pour ce qui est de l’emplacement des anciens centres et de ce qui peut y rester, je pense à autre chose : il y a des histoires de “talismans” qui auraient été enterrés en certains endroits, et la résurrection des centres correspondants serait liée à leur découverte ; je ne pense d’ailleurs pas qu’il faille prendre cela à la lettre, mais il y a sûrement là l’indication de quelque chose d’important.

     Pour l’Athos, il me semble que, à moins que des circonstances particulières vous amènent à y retourner dès cette année, il vaudrait peut-être mieux attendre encore un peu…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 6 juin 1936

Cher Monsieur,

     Vos deux lettres me sont arrivées, non pas en même temps, mais à deux jours d’intervalle. Dès que j’ai reçu la première, j’ai écrit à la hâte un mot à M. Avramescu, car ce que vous m’avez dit de ses intentions m’a inquiété, et aussi étonné ; je croyais en effet que l’histoire de l’article de “Choc” l’aurait engagé à être plus méfiant ; et il est bien certain, en tout cas, qu’il n’a déjà été commis que trop d’imprudences un peu de tous les côtés… Aujourd’hui même, je reçois une lettre de M. Avramescu qui me rassure un peu, car il semble bien que maintenant il ait plutôt l’intention d’effectuer son rattachement à l’Islam à Bâle, quand il lui sera possible de faire le voyage ; cela vaudrait certainement beaucoup mieux. – Quant à la question de la revue, cela me paraît moins inquiétant, car de ce côté il n’y a pas de danger immédiat ; je pense du reste que rien ne se fera avant l’automne, et, si un groupe est constitué à ce moment, vous pourrez mieux examiner ensemble ce qui est opportun ou ce qui ne l’est pas, car il est certain que chacun peut se rendre compte, à cet égard, de certaines choses qui auraient échappé aux autres.

     M. Avramescu me dit qu’il est très heureux de la reprise de vos relations, et aussi que vous avez convenu, ainsi que M. Vâlsan, de vous entendre désormais au sujet des questions à me poser ; je vous demanderai donc de leur communiquer ce qui, dans mes réponses, n’aura pas un caractère “personnel” ; cela m’évitera de récrire plusieurs fois les mêmes choses ; la vérité est que le temps me fait défaut de plus en plus !

     Je n’ai pas eu d’autres nouvelles de M. Schuon, si ce n’est indirectement, depuis que je vous ai écrit, de sorte que je ne sais pas s’il a reçu votre lettre ; peut-être y aura-t-il eu un certain retard dû à ses changements d’adresse successifs en ces derniers temps. Cette semaine, j’ai reçu une lettre de M. Burckhardt, qui, à son tour, réclame aussi de vos nouvelles… Clavelle, par contre, m’a dit avoir eu une lettre de vous.

     Les nouvelles que vous me donnez des projets actuels de Bazil Zaharoff ne sont vraiment pas bien rassurantes encore ; il serait vraiment curieux de savoir si vous serez désigné pour faire partie de ce groupe… Ce soi-disant “Roi du Monde” âgé de 16 ans ne me dit rien de bon non plus ; il me semble cependant qu’Arm. devrait être encore plus jeune, mais je ne pourrais rien affirmer à ce sujet. – D’un autre côté, il est bien certain que la contre-initiation cherche toujours à s’établir surtout là où il y a des possibilités en sens contraire, pour tâcher de s’opposer à leur développement, ou encore là où il y a eu anciennement des centres spirituels, afin de profiter de ce que ces lieux peuvent avoir de spécial pour favoriser la diffusion d’influences psychiques. Ce dernier point me rappelle que j’avais remarqué autrefois des choses assez singulières quant aux endroits où les bolcheviks avaient établi leurs principaux noyaux d’influence en Asie ; malheureusement, je ne me souviens plus de tout cela en détail, et je serais incapable de le retrouver en ce moment…

     Pour la question posée dans votre seconde lettre, je pense qu’il ne faut pas s’exagérer le danger, puisque tout ce qui est de l’ordre spirituel est forcément hors de la portée d’une contre-initiation ; celui-ci peut plutôt avoir alors l’impression de se trouver en présence d’un “mur”, de quelque chose qu’il est incapable de pénétrer ; mais cela même, étant dû précisément à la protection de l’influence spirituelle, ne peut pas avoir de conséquences défavorables.

     Je ne crois pas du tout que ceux qui sont capables d’atteindre une réalisation complète, je veux dire d’une façon effective et non seulement virtuelle, puissent être aussi nombreux que vous paraissez le supposer ; en tout cas, ils le sont certainement moins à notre époque qu’en tout autre temps ; et on pourrait dire que les conditions mêmes de cette époque apportent à cet égard toute sorte d’obstacle intérieurs et extérieurs…

     Pour ce que vous dites au sujet de St Jean, il y a naturellement lieu, comme dans tout autre cas de ce genre, de faire une distinction entre le personnage et la fonction ; mais, au fond, c’est la perpétuité de la fonction qui est le seul point véritablement important (même si elle doit être remplie successivement par différents individus, ceux-ci n’en sont pas moins “le même” pour tout ce qui s’y rapporte). – La fonction de St Jean ne peut pas être assimilée purement et simplement à celle du Roi du Monde ; elle en serait plutôt comme une “spécification”, plus particulièrement en rapport avec la forme traditionnelle chrétienne. D’autre part, si on regardait St Jean comme un futur Manu, sa fonction ne concernerait pas le cycle actuel, et ce n’est pas là ce qu’indique l’Évangile ; puisque le retour du Christ coïncide avec la fin de ce cycle, les mots “jusqu’à ce que je revienne” impliquent que ce dont il s’agit est compris dans celui-ci.

     La légende d’Ahaswerus se rapporte surtout à l’état d’“errance” du peuple juif ; la tentative actuelle pour lui redonner un siège fixe est bien, à cet égard, un “signe des temps”. Ce qui est très remarquable aussi, c’est que, précisément en même temps, des efforts sont faits aussi dans différents pays pour fixer les Bohémiens ; les deux choses vont évidemment ensemble…

     Pour le Tarot, je pense que son usage n’est pas à conseiller, et que même il est préférable de s’en abstenir (je l’ai dit aussi il y a quelques temps à M. Candr.), parce qu’il paraît servir facilement de véhicule à des influences psychiques qui ne sont pas toujours de la meilleure qualité. On a voulu y voir beaucoup de choses, mais c’est certainement en exagérer l’importance ; en tout cas, il est parfaitement inconnu en dehors de l’Europe. Son origine est d’ailleurs bien obscure, et sa connexion avec les Bohémiens n’est pas précisément une recommandation, car ceux-ci semblent bien n’avoir eu qu’une initiation d’ordre inférieur (limité au domaine de certaines sciences traditionnelles), et se prêtant facilement par là même à beaucoup de déviations.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 25 juin 1936

Cher Monsieur,

     Quelques mots à la hâte pour vous faire part de nouvelles assez curieuses que je reçois aujourd’hui.

     Dans la fameuse liste figure le nom d’Ed. Laurent, qui était parmi ceux qui m’étaient tout à fait inconnus, si bien que je me demandais s’il ne fallait pas le réunir à celui d’Eynac qui le précédait immédiatement. Or voici que j’apprends que, aux premières séances de la nouvelle chambre française, un député nommé Ed. Laurent s’est manifesté d’une façon inattendue, comme un des principaux chefs de la minorité ; les journaux de l’opposition le couvrent d’éloges et donnent une importance extraordinaire à ses moindres paroles ! Faut-il conclure de là que Bazil Zaharoff s’est arrangé pour avoir à la fois des gens à lui à la tête des partis contraires ? Cette tactique de sa part n’aurait assurément rien d’invraisemblable…

     D’autre part, je reçois une lettre de quelqu’un qui a séjourné assez longtemps en Roumanie et qui y a été en relation avec les milieux théosophistes. En faisant des rapprochements entre ce qu’il me raconte et ce que je savais déjà par vous, il semble bien que, lors du séjour de Bazil Zaharoff et de Mrs Besant en Transylvanie dont vous m’avez parlé, un certain rôle fût joué par une dame Lazar, de Turda. Connaissez-vous cette personne ou en avez-vous entendu parler ? – Il y a aussi une histoire extraordinaire d’une delle Lia Braunstein, originaire d’Allemagne (probablement de Munich), et qui était à Bucarest à l’époque de la guerre ; elle prétendait être en rapports constants avec les “Maîtres”, et notamment avec le Comte de Saint-Germain ; finalement, elle fut prise d’une crise de folie furieuse à Londres où elle était allée donner un concert (elle était musicienne), et fut internée dans un asile d’aliénés. – Il est question encore d’une delle Saculici, qui fut présidente de la branche de Bucarest, et qui mourut à Port-Saïd en revenant d’un congrès à Adyar ; l’histoire de cette mort est mêlée à quelque chose qui se rapporte à mon livre sur le “Théosophisme”, mais d’une façon que je n’arrive pas à débrouiller exactement. – Si vous saviez quelque chose sur ces différentes personnes, vous seriez bien aimable de m’en parler, car souvent une indication permet d’en compléter une autre…

     Enfin, je reçois une lettre de Bâle, par laquelle j’apprends que Sidi Aïssa a eu une lettre de vous, mais qu’une précédente semble s’être perdue. – Sidi Ibrahim me dit aussi que vous lui avez parlé d’une certaine “armée de l’archange Michaël”, au sujet de laquelle vous vous demandiez si cela n’aurait pas quelque rapport avec les apparitions de Maglavit ; mais je ne comprends pas au juste de quoi il s’agit.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 28 août 1936

Cher Monsieur,

     Je m’excuse d’avoir tant tardé à vous écrire ; j’ai bien reçu vos deux lettres du 6 juillet et du 11 août, mais, m’étant absenté pendant quelques temps (ce qui ne m’arrive d’ailleurs que bien rarement), je les ai trouvées seulement à mon retour. Tant de correspondance s’est accumulée pendant ce temps que maintenant je ne sais plus trop comment arriver à en sortir ; aussi vais-je peut-être être obligé, pour aujourd’hui, d’abréger quelque peu ma réponse, pensant que cela vaut tout de même encore mieux que de la retarder davantage…

     Sidi Ibrahim m’a parlé aussi, de son côté, de ce que vous lui avez écrit au sujet du sens de la demande que vous aviez adressée à Clavelle ; tant mieux si tout est expliqué maintenant, mais je me demande vraiment comment un tel malentendu a pu se produire ! – À propos de ces manipulations “alchimiques” dont vous me parlez, je ne vois en somme rien d’impossible à ce que certaines choses prennent parfois cette forme spéciale ; mais je pense qu’au fond il faut plutôt voir là simplement un mode d’expression particulier, et qu’en somme les mêmes choses pourraient aussi se traduire d’une façon différente, n’ayant rien de spécifiquement alchimique ; et, d’autre part, je ne crois pas que le symbolisme alchimique puisse aller jusqu’à s’appliquer à des états informels.

     La division que vous envisagez parmi les initiés, par rapport à la réalisation métaphysique, est certainement juste ; mais il est évident que c’est le passage à la réalisation effective (3e groupe) qui est le plus rarement et le plus difficilement obtenu, surtout dans des conditions comme celles de l’époque actuelle, où presque tout y fait obstacle.

     M. Vâlsan ne m’a pas écrit jusqu’ici, comme vous me l’annonciez, au sujet de Maglavit et d’autres choses plus ou moins similaires auxquelles vous faites allusion ; je dois donc attendre encore pour savoir plus exactement de quoi il s’agit…

     Quant à la “Garde de Fer”, ce que vous m’en dites ne me paraît pas entièrement rassurant ; je me méfie toujours de certaines “révélations” et “missions” (je n’ai vu que trop de choses de ce genre) ; et je ne pense pas qu’actuellement un mouvement “extérieur” quelconque, en Europe, puisse réellement être fondé sur des principes traditionnels. Le mieux me paraît être de se tenir autant que possible à l’écart de toutes ces activités, qui ne peuvent guère qu’être inutilement dangereuses. Il faudrait d’ailleurs s’entendre sur le sens exact de ce que vous appelez une “restauration shivaïte”, je ne pense pas que cela doive forcément impliquer un usage extérieur de la violence…

     Je n’ai jamais entendu dire qu’Anatole France ait été rattaché à quoi que ce soit ; il est probable qu’il a servi seulement d’“instrument” comme bien d’autres ; ce qu’il y avait de conscient chez lui était surtout affaire d’“érudition” ; et d’une érudition qui allait parfois jusqu’à un véritable plagiat.

     Ce dont je vous ai parlé au sujet de Mme Lazar a bien eu lieu en 1925, d’après de nouveaux renseignements ; cela paraît donc bien correspondre à l’affaire du château de Huniade. – Quand au rôle de la reine Élisabeth, il me semble en effet bien étrange ; mais jusqu’à quel point pensez-vous qu’elle puisse en avoir eu réellement conscience ? Les “clairvoyants” jouent souvent le rôle de dupes plus facilement que les autres…

     Pour ce qui est de la réponse de Bazil Zaharoff au sujet de la venue du “Grand Instructeur”, elle est vraiment singulière, mais, à part l’indication de la date, peu claire sur bien des points. Je me demande ce que peut être le “grand événement astronomique” dont il s’agit ; il faudrait que je tâche de trouver quelques renseignements là-dessus, d’autant plus que cela pourrait peut-être aussi éclaircir en même temps le passage où il est question de la Vierge… En tout cas, certaines remarques que j’ai faites ces temps-ci m’ont déjà donné à penser que Bazil Zaharoff pourrait bien envisager une utilisation spéciale de l’astrologie pour ses projets. – La désignation du “Compatissant” paraît bien n’être que la traduction du nom de Maitreya ; y a-t-il là simplement une “adaptation” aux conceptions théosophistes ? Ce qui ne paraît pas douteux, c’est que le personnage est bien le même que le prétendu “Roi du Monde” qui aurait actuellement 16 ans ; mais, s’il est en réalité ce que vous pensez, le rôle des Arabes ne pourra être que de le combattre ; la tradition islamique est tout à fait formelle là-dessus. Seulement, il semble bien qu’on cherche à provoquer des confusions entre des manifestations de caractère opposé, qui devront peut-être se produire simultanément ou à peu près ; du reste, Arm. ne doit-il pas être en quelque sorte une “contrefaçon” messianique ? – Quant au théâtre de son action, je ne comprends pas très bien pourquoi il ne dépassera pas votre pays ; je remarque seulement qu’il est dit “vers le Nord”, non pas “vers l’Ouest” comme vous semblez l’interpréter. – Enfin, pour ce qui est du nom de l’“Homme blanc”, il me paraît encore se rattacher à la “contrefaçon” (comme le nombre de 12 pour ceux qui l’assisteront), puisque la couleur blanche a toujours été attribuée symboliquement aux centres spirituels.

     Ce qui est encore assez inquiétant, ce sont certaines concordances avec les “prophéties” soi-disant basées sur les mesures de la Grande Pyramide ; peut-être avez-vous aussi entendu parler de cela. Il y a là encore des choses d’un caractère tout à fait suspect ; faites-moi penser à vous en reparler la prochaine fois…

     La 7e forme traditionnelle à ajouter à celles que vous énumérez est le Mazdéisme ; mais je dois dire qu’il ne s’agit pas de ça ici des Parsis, qui n’ont conservé que des fragments plus ou moins incohérents, bien que ce soit là tout ce qu’on connaît ordinairement comme Mazdéisme.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 10 novembre 1936

Cher Monsieur,

     Voilà longtemps en effet que je n’avais eu de vos nouvelles, mais je pensais bien que vous n’étiez sans doute pas encore rentré à Bucarest. – Quant à M. Avramescu, il m’a expliqué en effet le changement de ses intentions, mais il y a longtemps aussi que je n’ai rien reçu de lui.

     Au sujet de la communication de Zaharoff, j’ai cherché de plusieurs côtés à avoir un renseignement sur le “grand événement astronomique” dont il parlait, mais personne n’a pu découvrir rien de réellement important dans cet ordre ; je ne sais donc toujours pas ce qu’il faut penser de cela… – À propos de Zaharoff, vous avez peut-être vu qu’on avait fait courir récemment le bruit qu’il était mourant et même mort ; ce n’est d’ailleurs pas la première fois, et tout cela a ensuite été ensuite démenti par T.S.F.

     Pour ce qui est des histoires de la Grande Pyramide, vous verrez dans les “Études Traditionnelles” de ce mois-ci mon compte rendu du livre en question ; il paraît que celui-ci a un succès incroyable et se vend par milliers d’exemplaires, grâce d’ailleurs à une propagande savamment organisée pour n’être pas encore bien suspecte… Quand vous aurez lu tout cela tout d’abord, vous me direz s’il y a à ce sujet des questions sur lesquelles vous voudriez avoir plus spécialement des éclaircissements. – Il continue à sortir de tous côtés des prédictions de l’entrée dans une “ère nouvelle” pour cette fin d’année ; ce devrait être “la fin de grande tribulation”, et, avec la tournure des événements actuels, on ne s’en aperçoit vraiment guère jusqu’ici… Quoi qu’il en soit, mon impression est bien qu’on veut faire arriver “quelque chose” en entretenant toutes ces suggestions, qui ne prennent malheureusement que trop bien sur la mentalité de notre époque…

     On dit ici que Gog et Magog sont des peuples qui vivent sous terre, et qui sortiront peu avant la “fin des temps” ; chose assez curieuse, on les regarde tantôt comme des nains et tantôt comme des géants, et ce n’est pas le seul cas où ces deux idées qui semblent opposées se trouvent en quelque sorte confondues…

     On parle toujours de 7 Pôles secondaires, bien que, naturellement, leur correspondance ait changé suivant les périodes. Le “Roy du Ciel” peut avoir été l’un d’eux, car il est bien entendu que les désignations qui conviennent en premier lieu au Pôle suprême peuvent s’appliquer aussi à ses représentants par rapport à telle ou telle forme traditionnelle. – Le Mazdéisme véritable n’existe plus guère que du côté du Turkestan ; il n’a aucune relation avec les Parsis de l’Inde, qui n’ont conservé que quelques fragments de leur tradition (c’est tout ce qu’on en connaît en Europe), et qui sont généralement très ignorants et très “modernisés”. Il paraît aussi qu’il y a encore des Mazdéens en Perse même, dans certaines parties peu accessibles de la province de Mazanderan, je tiens la chose du fils d’un ancien gouverneur de cette province, qui avait d’ailleurs été fort étonné lui-même quand il avait fait cette découverte.

     Napoléon avait été initié à Malte (en 1798 si je ne me trompe) à la Maçonnerie et peut-être aussi à quelque chose d’autre ; quand il vint ici, il adhéra à l’Islam et prit le nom d’Ali, fait qui semble assez peu connu. Les Loges militaires qui existaient dans la plupart de ses régiments semblent bien, en Allemagne surtout, avoir joué dans ses conquêtes un rôle peut-être plus grand que celui des batailles elles-mêmes ; la reddition des villes se traitait bien souvent entre ces Loges militaires et les Loges locales. – Son rôle aurait dû être de réaliser une sorte d’unification, ayant même un lien avec l’Orient (par l’Égypte si la chose avait réussi de ce côté). Il est difficile de dire exactement quand sa “déviation” a commencé, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle est devenue définitive lors de son divorce et de son second mariage.

     Le rôle d’Henri IV peut s’expliquer très bien par l’éducation protestante qu’il avait reçue. Quant à Richelieu, qui acheva la destruction de la féodalité, il est vraisemblable qu’il a été l’instrument de quelque chose qui pourrait bien tenir à la contre-initiation ; je pense au rôle joué auprès de lui par le personnage qu’on surnomme l’“Éminence grise”, et qui semble n’avoir jamais été bien éclairci… – À propos des Bourbons, savez-vous que les Médicis étaient d’origine juive ? Ils descendaient, comme le nom l’indique d’ailleurs, d’une famille de médecins juifs établis à Florence.

     Ce que vous avez recueilli au sujet du Mont Kaliman est vraiment bien curieux encore ; mais que veux dire le nom de “Nedeïa” ? – L’histoire de l’“Oie d’or” est particulièrement significative en effet ; cela me rappelle d’autres histoire à propos de “trésors souterrains” : j’ai entendu parler de “sièges d’or” cachés dans des grottes, tant en France que dans l’Afrique du Nord ; en Provence, il y a aussi une histoire de “chèvre d’or”, et le symbolisme de la chèvre, dans cette connexion, paraît avoir une assez grande importance ; mais, pour ce qui est de l’oie, votre interprétation me semble tout à fait juste. – Les autres choses concernant ces bandits, cette herbe, etc., sont bien étranges aussi ; et ce qui est le plus étonnant, c’est que tout cela se soit maintenu jusqu’à une époque si récente. Maintenant, la question qui se pose devant tout cela est surtout celle-ci : y a-t-il encore actuellement quelqu’un qui conserve consciemment le dépôt de la tradition dacique ? Il semble bien que ce serait là la condition essentielle de la possibilité du “renouveau” que vous envisagez…

     Pour ce qui est de votre autre question, je pense que les avantages de la contemplation supportée par des moyens tels que le dhikr sont bien en effet ceux que vous dites, et que par conséquent il convient d’en profiter ; la contemplation pure et simple peut sembler quelque chose de plus direct, mais en fait, quant aux résultats à en obtenir, c’est plutôt le contraire qui peut avoir lieu dans bien des cas. – Il ne faut pas sans doute généraliser, car les mêmes moyens ne conviennent pas également à tout le monde ; mais, presque toujours, il faut observer tout au moins une certaine “gradation” et procéder en quelque sorte par étapes. C’est pourquoi je me demande si une contemplation directe de Parama-Shiva, comme vous le dites, tout en étant possible en principe, peut être bien “praticable” ; quant au réveil de la Shakti, il va de soi que ce n’est qu’une méthode parmi les autres, et sans doute une des plus dangereuses… Mais il n’y a pas que cela qui soit “tantrique” ; ce terme a en réalité un sens beaucoup plus étendu qu’on ne le pense habituellement, et aussi, il faut le dire, moins nettement délimité.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 30 décembre 1936

Cher Monsieur,

     J’ai reçu votre lettre il y a quelques jours déjà, et je m’excuse de n’avoir pas pu y répondre aussitôt. – Aujourd’hui, je reçois un mot de M. Vâlsan m’annonçant son arrivée à Paris ; il me récrira sans doute bientôt au sujet des événements de Magl. dont il me dit avoir parlé encore avec vous avant son départ de Bucarest.

     Je sais bien que Sidi Aïssa [F. Schuon] n’écrit pas très volontiers, probablement à cause de ses occupations, car souvent je suis très longtemps aussi sans avoir aucune nouvelle de lui. Je vous avoue pourtant que je préférerais que ce soit lui qui réponde aux questions que vous vous posez concernant la “réalisation”, pour bien des raisons, et avant tout parce que c’est lui qui vous a reçu dans la tarîqah. Il est vraiment regrettable que vous vous trouviez ainsi isolé en quelque sorte, car il y a là bien des choses qu’il n’est guère possible de traiter de cette façon, du moins si on veut le faire avec quelque précision. En somme, ce que vous me dites de la façon dont vous procédez me paraît bien, et je ne vois pas trop quelles observations on pourrait y faire, sous la seule réserve que cela reste bien dans les limites des instructions qui vous ont été données (et vous voyez qu’ici c’est Sidi Aïssa seul qui peut savoir à quoi s’en tenir). En tout cas, j’appelle votre attention, bien que ce soit peut-être inutile puisque vous ne faites pas allusion à cela, sur le fait qu’il ne faut jamais faire le dhikr debout quand on est seul ; la règle est même que pour cela il faut être sept au minimum. D’autre part, pour cette sorte de “voyage” dont vous parlez, il me semble qu’il peut être dangereux de trop insister, ou d’une façon trop expressément voulue, sur la première partie, celle qui correspond à la “descente aux Enfers” ; je doute qu’il y ait vraiment avantage à s’appesantir sur cette sorte d’épuisement des possibilités inférieures, et, tout au moins, il faut qu’il n’y ait jamais là rien de “forcé”. – Je suis toujours un peu gêné par l’emploi que vous faites, en tout cela, de la terminologie alchimique, parce que je ne suis jamais tout à fait sûr de la comprendre exactement dans le même sens où vous-même avez voulu l’entendre ; vous savez en effet à combien d’interprétations diverses elle peut donner lieu… – Quant à la question des conditions pour que, de virtuelle, la réalisation deviennent effective, je ne crois pas qu’il soit possible de les formuler nettement ; c’est là une chose qui peut se produire d’une façon assez subite à un moment donné, et que, à cet égard, je comparerais volontiers à la cristallisation d’une solution sursaturée ; et il est bien évident qu’il y a là quelque chose qui échappe à toute initiative de la part de l’individu. – Vous avez grandement raison de vous maintenir toujours en état de parfaite lucidité ; comme le dirait le Sheik d’ici, “il ne faut jamais oublier que c’est l’homme qui doit dominer le hâl (l’état) et non pas le hâl qui doit dominer l’homme”.

     Une aspiration “vers en haut” ne peut correspondre qu’à sattwa, donc à quelque chose qui relève encore du manifesté. Pour ce qui est du Non-Manifesté, je ne vois pas d’autre symbolisme spatial, si on peut encore l’appeler ainsi, que celui du “vide” ; du reste, tout symbole ne peut être ici que d’apparence “négative”.

     Ce que j’ai voulu dire pour le Tantrisme, c’est qu’il est en quelque sorte diffus dans toute la doctrine hindoue, du moins sous sa forme présente (je veux dire depuis le début du Kali-Yuga), et qu’il est réellement impossible de lui assigner des limites nettement définies. Pour ce qui est de Shankarâchârya, il existe de lui des hymnes qui sont nettement tantriques, même dans un sens plus ordinaire et plus restreint, puisqu’ils sont adressés à la “Shakti”. Dans les temps modernes, Râmakrishna a été avant tout “shâkta”, donc tantrique ; on ne voit cependant pas qu’il se soit jamais occupé spécialement du “Kundalinî-Yoga”.

     Ce que vous me dites de la suite de vos recherches sur la tradition dacique est toujours très intéressant ; je suis content que mon article sur le sanglier et l’ourse ait pu attirer votre attention sur d’autres points comme ceux que vous me signalez et qui sont en effet bien remarquables. Je me pose une question que peut-être vous pourriez résoudre : quelle peut être l’origine ou l’étymologie du nom des “Smei” ? Cela aiderait sans doute à fixer quel a été réellement leur premier caractère… Un autre point qui ne me paraît pas tout à fait clair, c’est le sens du changement d’homme en femme ou inversement comme conséquence d’une malédiction, à moins qu’on ne veuille y voir quelque chose qui contrarie le développement des possibilités d’un être en conformité avec sa nature propre. – Pour les noms de lieux dont vous parlez, est-ce que Tuzla ne semble pas faire en quelque sorte double emploi avec Tulcea ? Quant au méridien des Pyramides, il est bien possible qu’il ait une certaine importance spéciale, mais, peut-être à cause de toutes les fantaisies qu’on raconte là-dessus, je ne me suis jamais attaché à examiner cette question. – Vos remarques sur le symbolisme de Io sont vraiment curieuses aussi ; avez-vous trouvé des figurations marquant d’une certaine façon les deux aspects IO et OI ? Quant à l’importance du noir, votre supposition n’aurait rien d’invraisemblable en soi, car beaucoup de peuples différents, y compris les Chinois, se sont qualifiés de “têtes noires”, “visages noirs”, etc. ; cependant, cela s’accorde-t-il bien avec le cas d’une tradition d’origine hyperboréenne ?

     Vous savez peut-être que, il y a 2 ou 3 mois, la mort de Zaharoff avait déjà été annoncée, puis démentie (et ce n’était pas la première fois) ; mais maintenant on assure que c’est bien vrai. J’ai pourtant eu quelques doutes, en apprenant la façon presque clandestine dont s’était fait l’enterrement. Ce que vous me dites à ce sujet est encore bien étrange, mais il convient naturellement d’attendre que vous soyez fixé d’une façon plus sûre. Il y a aussi le fait que cela s’est produit juste au moment qu’il avait indiqué pour le début d’une nouvelle action… D’autre part, quel que soit le caractère de cette “disparition”, avez-vous remarqué sa coïncidence avec l’abdication du roi d’Angleterre, ce qui semble avoir aussi des “dessous” assez énigmatiques ? – Pour la dernière question, il m’est bien difficile de vous dire ce que vous devez faire ; il peut y avoir un certain intérêt à être informé de ce qui se passe, mais, d’un autre côté, il est sûr qu’il peut y avoir quelque danger, ne serait-ce que celui d’éveiller des soupçons à un moment ou à l’autre. D’autre part, auriez-vous quelque raison plausible à invoquer pour refuser la proposition qui pourrait vous être faite ? Quelle que soit la bêtise des gens, il est toujours plus prudent de ne pas trop se reposer là-dessus…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 16 mars 1937

Cher Monsieur,

     Voilà déjà un peu plus d’une semaine que j’ai reçu votre lettre du 26 février, et je n’ai pas encore pu arriver à y répondre ; je me suis trouvé quelque peu fatigué tous ces temps-ci, ce qui m’a encore bien mis en retard pour tout.

     Il est assurément regrettable que vous vous sentiez si isolé ; la “protection” même dont vous parlez ne peut évidemment pas s’exercer d’une façon aussi pleinement efficace que si vous vous trouviez dans un milieu traditionnel, mais enfin, malgré cela, je ne pense tout de même pas qu’elle soit jamais négligeable…

     Il y a très longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de M. Avramescu ; par contre, M. Vâlsan m’a déjà écrit plusieurs fois depuis qu’il est à Paris, et il m’a envoyé un volumineux travail sur Magl., que je n’ai pas encore eu le temps d’examiner entièrement en détail, de sorte que je n’ai pas encore une idée très juste de ce qu’il peut y avoir réellement au fond de tout cela…

     Il se peut qu’il y ait parfois en effet un certain vague dans l’emploi des mots “hâl” et “maqâm”, mais le sens propre est bien celui d’un état transitoire pour le premier et d’un état stable et définitif pour le second ; vous avez donc raison de les faire correspondre à une réalisation virtuelle et à une réalisation effective. – Je pense, à ce propos, à ce qui est dit de Plotin, qu’il n’aurait atteint certains états que 3 ou 4 fois dans sa vie ; si cela est exact, il faudrait en conclure à une réalisation demeurée chez lui très imparfaite, puisqu’elle n’aurait pas été accomplie une fois pour toutes et qu’elle se serait bornée ainsi à des états simplement passagers.

     Les Tantras sont présentés sous formes de dialogues entre Shiva et Shakti ; c’est sans doute pourquoi on a l’habitude de considérer le tantrisme comme impliquant essentiellement la considération de ces deux principes complémentaires ; mais en réalité il peut y avoir, en dehors de cela, bien d’autres choses qui soient inspirées plus ou moins directement de la doctrine des Tantras ; et on peut parler d’un tantrisme en quelque sorte diffus, non pas seulement dans le Shivaïsme, mais même aussi dans le Vishnouïsme, tout au moins dans les formes qu’ils revêtent actuellement l’un et l’autre ; bien entendu, tout cela est presque impossible à délimiter exactement.

     Mario Meunier m’a en effet envoyé son livre sur Apollonius de Tyane, et je l’ai lu aussi ; mais il parait bien difficile de savoir exactement ce que le personnage a pu être en réalité, et quelle importance il convient de lui attribuer ; tout n’est pas parfaitement cohérent là-dedans, et souvent, en admettant les faits tels qu’ils sont rapportés, on se demande quel degré de connaissance il pouvait avoir atteint. D’un autre côté, on ne peut évidemment pas le rendre responsable des évocation d’Éliphas Lévi ou d’autres histoires plus ou moins douteuses du même genre ; cela est toujours un peu ennuyeux mais il y a bien peu de personnages de quelque réputation que les milieux occultistes n’aient pas prétendu accaparer ainsi à leur profit…

     Votre question au sujet de l’état des Adeptes ne me paraît pas tout à fait claire ; dès lors qu’un être est passé au-delà du nom et de la forme, toutes les connexions qu’il a pu avoir antérieurement se trouvent rompues par là même, et la question d’une “identité” individuelle ne paraît même plus avoir de sens en pareil cas ; est-ce cela que vous avez voulu dire ?

     La Ligue paraît bien avoir été la dernière manifestation extérieure de ce qui, antérieurement, s’était manifesté aussi dans la “mission” de Jeanne d’Arc ; je ne pense pas qu’on puisse parler proprement de R+C en ce cas ; mais le rôle des Guise n’en serait pas moins certainement intéressant à étudier. Bien que cela encore ne paraisse pas facile à éclaircir complètement. – Quant à la phrase de mon article que vous rappelez, je dois dire que j’ai eu en vue une “possibilité” bien plutôt que des cas déterminés ; on pourrait peut-être arriver à trouver quelque chose de tel au moyen âge, mais, dans l’histoire moderne, c’est beaucoup plus douteux…

     Si “Smei” a signifié dragon, ce serait peut-être à rapprocher d’une désignation des chefs chez les Celtes. D’autre part, ce mot ressemble beaucoup à une racine arabe et hébraïque exprimant une idée d’“élévation”, mais il semble bien peu vraisemblable qu’il y ait là une parenté réelle.

     Votre remarque sur “Tuzla” est curieuse, mais c’est peut-être aller un peu loin, du moins pour “ATL”, où le groupe TL représente en réalité une lettre unique et, par conséquent, ne peut pas se dissocier. – Je ne crois pas non plus que la réunion de IO et OM dans les lettres latines I.O.M. puisse répondre à une intention ; on pourrait aussi remarquer que ces mêmes lettres forment exactement le mot qui signifie “jour” en hébreu et en arabe, mais je n’oserais pas tirer de là des conséquences quelconques !

     Je serais bien étonné qu’Osiris puisse avoir un rapport avec la tradition hyperboréenne ; tout ce que vous citez à ce sujet paraît reposer entièrement sur une confusion avec Dionysos, que les Grecs ont faite en effet ; je ne sais pas trop quelles raisons pourraient bien justifier une telle assimilation. Je n’ai jamais vu nulle part la forme Οστρη ; où cela se rencontre-t-il ? – Quant au Caucase, il semble évident que c’est une dénomination qui a eu bien des applications géographiques différentes ; il faudrait seulement pouvoir trouver si elles ont entre elles une relation plus précise…

     Ce que vous me signalez au sujet de la racine bar et rab me paraît réellement très important ; je pense aussi qu’un tel retournement n’est nullement impossible, et les interprétations qu’il permet sont en effet bien remarquables. – Quant au “noir”, je sais bien qu’on trouve des désignations comme celles de “peuple noir”, de “têtes noires”, etc., là où elles ne peuvent réellement pas s’appliquer à une race noire, comme en Chine et en Égypte par exemple ; il n’y a donc là, au fond, rien de contradictoire non plus avec la tradition hyperboréenne ; seulement, jusqu’ici, je n’en avais jamais vu d’exemples mentionnés de ce côté. Si on pouvait parler en ce cas d’une “Éthiopie”, on pourrait aussi, sans doute, parler d’un “Prêtre Jean” ; mais peut-on trouver, pour justifier plus complètement ce dernier point, quelque indication nette d’une union des fonctions sacerdotale et royale chez les anciens princes roumains ?

     Je passe maintenant à un tout autre sujet : pour Zaharoff, vous savez sans doute que des inconnus ont essayé d’ouvrir sa sépulture, probablement pour s’assurer de l’identité du corps ; on s’est d’ailleurs empressé de faire le silence sur cette affaire ! D’un autre côté, ce qui me paraît quelque peu étonnant, ce n’est pas qu’il ne soit pas réellement mort, mais plutôt qu’il soit encore sur la Côte d’Azur, où il doit être trop connu de beaucoup de gens pour pouvoir passer facilement inaperçu… – Quant à l’ex-roi, ce qu’on en dit dans l’entourage de D. confirme bien encore ce que je pensais ; mais sans doute doit-il être considéré plutôt comme un instrument. Ce qui est encore curieux, c’est ceci : l’astrologue Maurice Privat, qui a des relations assez suspectes (il s’est vanté lui-même de recevoir des émissaires du “Comte de Saint-Germain”), a publié un livre de prévisions sur 1937 ; c’était écrit avant l’abdication, et il ne la prévoit pas du tout, puisqu’il donne même des détails sur le couronnement ; mais, en outre, il annonce que le roi sera “le futur arbitre du monde” ; qui sait si on a renoncé à lui faire jouer ce rôle… plus tard ?

     Pour ce qui est de la nouvelle affaire concernant la Syrie, cela paraît assez grave en effet, mais ne représente pas en réalité quelque chose d’entièrement nouveau. Ce pays est le siège de plusieurs organisations hétérodoxes d’un caractère très suspect, à commencer par les Ismaïliens ; et le chef de la branche indienne de ceux-ci n’est autre que l’Agha-Khan (reportez-vous ici à la fameuse liste). D’un autre côté, Crowl. dit être en rapport avec un certain “Temple du Désert” qui serait situé dans la même région, et où résiderait un “Maître” nommé Ara ibn Shams… À ce propos, je ne comprends pas bien si le nom que vous citez serait celui du “Maître” ou celui de son disciple ; en tout cas, c’est un nom tout à fait “normal”, mais il ne me rappelle rien… – Le fait de fréquenter la S.T. semblerait plutôt convenir à un Béhaïste ; mais ceux-là, bien que plus ou moins en sympathie avec tous les mouvements “néo-spiritualistes” de l’Occident, sont en somme plutôt insignifiants et assez peu dangereux par eux-mêmes ; leur centre est aussi en Syrie, à St Jean d’Acre, mais la plus grande partie de leurs adhérents se trouve en Amérique. – Enfin, si vous avez d’autres précisions, vous voudrez bien ne pas oublier de m’en faire part…

     Dans sa dernière lettre M. Vâlsan fait allusion à une récente dissolution de la Maç∴  en Roumanie ; je n’en ai pas entendu parler par ailleurs ; à la suite de quels événements cela se serait-il produit ?

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 13 avril 1937

Cher Monsieur,

     J’ai reçu samedi dernier votre lettre du 5 avril ; je ne veux pas tarder à y répondre, mais je vais peut-être être obligé d’abréger un peu, car j’ai encore bien des choses en retard… – Sûrement, je voudrais bien pouvoir me mettre à la préparation d’un nouvel ouvrage ; mais, tous ces temps-ci, je suis très pris par des révisions de traductions anglaises et italiennes de plusieurs de mes livres ; et il va falloir aussi que je m’occupe le plus tôt possible de compléter le “Roi du Monde” pour la réédition, car on me le réclame avec une insistance croissante.

     Je ne sais ce que je pourrai faire, toujours faute de temps, pour ce que vous me demandez au sujet de votre nom ; mais, en tout cas, vous pouvez être sûr que je ne manquerai pas d’y penser à l’occasion.

     Je reçois souvent des lettres de M. Vâlsan, toujours au sujet de Magl., mais heureusement il envisage maintenant les choses d’une façon beaucoup plus calme et plus “détachée”. Pour vous aussi, je pense qu’il est heureux que vous n’ayez pas persisté dans ces médiations dont vous parlez ; et ce que vous me dites des raisons qui vous ont fait cesser est encore un nouvel indice défavorable qui vient s’ajouter à beaucoup d’autres. Je n’aurais pas le temps d’entrer dans les détails (peut-être M. Vâlsan lui-même vous en parlera-t-il plus complètement) ; mais plus j’examine la question, plus mon impression se précise : il y a sûrement une influence psychique très puissante en action là-dedans, mais ce qui se trouve derrière paraît être d’un caractère tout à fait inquiétant et même plutôt “ténébreux”. – Ce que vous me dites d’autre part à propos de la “Garde de Fer” a bien l’air de se rattacher encore à des choses du même genre ; il est assez manifeste que les mêmes “forces” agissent actuellement à la fois de côtés apparemment opposés.

     La question des rapports de l’Égypte et de la Dacie est encore un point qui paraît intéressant, mais difficile à éclaircir ; il est possible que la désignation de l’Égypte (qui était encore une “terre noire”, et où on trouve encore un mot “Rômit” qui rappelle assez les “Rohmans”) ne doive pas forcément être prise au sens littéral. – À propos, je pense au nom de “Romain” que se donnent les Bohémiens, appelés aussi “Égyptiens” dans beaucoup de pays, et qu’on interprète comme signifiant “les hommes” par excellence. – Quand au nom de Sésostris, je ne sais trop ce qu’on peut en tirer, car il semble bien qu’il n’ait jamais été employé par les Grecs.

     Il est peu vraisemblable que l’AVM catholique puisse être venu de la tradition hindoue ; et il doit s’agir d’une dérivation plus directe par rapport à la Tradition primordiale.

     Le langage de l’hermétisme est très compliqué par une multitude de termes plus ou moins synonymes ou équivalents entre eux ; mais je pense que le “Dissolvant” doit être entendu bien plutôt comme un “agent” que comme une “matière”.

     Pour les “Supérieurs Inconnus”, il semble qu’il s’agisse plutôt d’une action “sporadique” en quelque sorte, après la rupture des liens initiatiques réguliers pour le monde occidental. – Il y a toujours quelques restes de Maç∴ opérative ; mais les personnages dont vous parlez, au début du XIXe siècle, appartenaient à des rites de hauts grades (Alexandre Ier aussi, d’ailleurs), ce qui est une chose toute différente. Le cas d’Eckarthausen est moins clair, et ressemble un peu à celui de Boehme ; il y a bien chez lui une part d’hermétisme, mais jusqu’où cela va-t-il ?… – Pour Napoléon, je pensais, en connexion avec Malte, à quelque chose se rattachant aux Ordres de chevalerie ; il est d’ailleurs assez curieux que Malte paraisse avoir été un “centre” dès les temps préhistoriques.

     Je n’ai aucun souvenir d’avoir écrit un article intitulé “Initiation sacerdotale”, et en tout cas je ne retrouve pas cela, de sorte que je ne comprends pas bien de quoi il s’agit ; voudrez-vous avoir l’obligeance de me le préciser la prochaine fois ?

     Je ne savais pas que la Dacie avait été représentée avec une pique portant une tête d’âne ; cela pourrait signifier la victoire sur ce que celle-ci représente. – “Abul-Hawl” n’est pas le nom d’un personnage ; c’est simplement le Sphinx qui est désigné ainsi en arabe ; le sens littéral est “père de l’épouvante”.

     J’ai le livre d’“Inquire Within”, et même un second qu’il a fait paraître l’an dernier, “The Trail of the Sergeant”, où ce que vous avez remarqué est encore beaucoup plus accentué, à tel point que j’en ai parlé, sans d’ailleurs le nommer, dans un article pour les “ Études Traditionnelles ” de mai ; il est assez curieux que vous m’ayez parlé de cela juste au moment où je l’écrivais !

     J’avais cru comprendre que X. était un Syrien, mais je vois maintenant qu’il est seulement allé en Syrie ; quelle est en réalité son origine ? – Quant à Alî Abdul-Haqq, ou au personnage, quel qu’il soit, qui a répondu sous son nom, je dois avouer que je suis tout aussi étonné que vous. Non seulement il connaît certaines choses, ce qui est moins étonnant s’il s’agit réellement d’un Oriental, fût-il loin d’être un “Maître” ; mais je ne crois pas possible que ces réponses viennent d’un contre-initiation ; à moins (car il faut tout envisager) qu’il n’ait simplement copié cela quelque part pour faire illusion ; mais alors, si adroit qu’il puisse être, il serait bien étonnant que cela n’apparaisse pas tôt ou tard… Ce qui m’intrigue un peu, à cet égard, c’est la ressemblance très grande du langage de celui que j’emploie moi-même ; et que j’ai été obligé de “fabriquer” en quelque sorte pour rendre des choses inaccoutumées dans les langues occidentales ; comme les mêmes choses peuvent évidemment s’exprimer de bien des façon différentes, il est assez étonnant qu’on tombe juste sur les mêmes expressions ; cela ne vous a-t-il pas frappé aussi ? – Les exercices respiratoires ne sont pas quelque chose de bien “compromettant” ; des indications plus ou moins semblables se trouvent un peu partout, de sorte qu’il n’y a là rien de vraiment caractéristique. Ce qui est un peu singulier, par ailleurs, c’est qu’il ne soit nullement question de rattachement à une forme traditionnelle définie ; il est vrai qu’on pourrait dire qu’il ne s’agit là que de quelque chose de tout à fait “préliminaire"… Mais, s’il y a une chose sérieuse et véritablement initiatique, comment se fait-il qu’on juge bon de s’adresser à un milieu aussi peu approprié ? L’explication la plus simple, ce serait qu’il n’y ait ni cela ni la contre-initiation là-dedans, mais encore une nouvelle entreprise de “contrefaçon” comme il y en a tant, peut-être seulement plus habile que beaucoup d’autres ; mais enfin, le mieux est d’attendre la suite pour voir quelle tournure cela prendra…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 23 mai 1937

Cher Monsieur,

     Ce mot se croisera peut-être avec une lettre de vous, mais j’aime mieux ne pas attendre davantage pour une chose que je voulais vous demander depuis quelques temps déjà. Voici de quoi il s’agit : M. Clavelle avait été intrigué par ce que vous lui avez écrit au sujet d’Alî Abdul-Haqq, et il m’avait demandé des explications à ce sujet. Je lui ai dit en résumé ce dont il s’agissait, mais il voit là des rapprochements possibles avec certaines autres choses, et, pour cette raison, il serait heureux d’avoir plus de détails à ce sujet. Voudriez-vous donc avoir l’obligeance de lui envoyer la copie des réponses que vous m’avez communiquées ? Je m’excuse de vous demander cela, mais je suis toujours si occupé, comme vous le savez, que je n’arriverais pas à trouver le temps de transcrire tout cela moi-même ; merci d’avance.

     M. Vâlsan m’écrit qu’il va quitter Paris très prochainement pour rentrer à Bucarest ; vous aurez donc sans doute l’occasion de le voir d’ici peu, et il pourra alors vous donner des explications plus complètes en ce qui concerne l’affaire de Magl. ; il doit d’ailleurs m’envoyer encore des notes complémentaires sur différents points. Il me dit qu’il a reçu dernièrement une lettre de vous.

     M. Clavelle m’a dit, il y a quelques temps déjà, qu’il vous a renvoyé, sur votre demande, la dernière partie de votre travail pour que vous y fassiez quelques additions. Je pense que ce qui reste encore avant cela doit paraître dans le n° de ce mois-ci. – Puisque la publication de ce travail va bientôt se terminer, vous sera-t-il possible de repenser au projet, dont vous m’aviez parlé après votre visite au Mont Athos, d’une étude sur les icônes et leur symbolisme ?

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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 Le Caire, 6 juin 1937

Cher Monsieur,

     J’ai été heureux de recevoir votre lettre jointe à celle de M. Vâlsan ; j’ai répondu à celui-ci il y a une semaine environ, et je lui ai dit que je tâcherais de ne pas trop tarder à vous écrire également. – Quand vous le reverrez, vous serez bien aimable de lui dire que j’ai reçu, dans le dernier envoi de Chacornac, le livre de Vulpescu sur les coutumes roumaines qu’il m’avait annoncé ; je crois comprendre, d’après cela, qu’il avait dû le remettre à M. Clavelle avant son départ de Paris.

     Pour l’affaire d’Alî Abdul-Haqq, je crois que vous avez bien fait de mettre M. Vâlsan au courant, mais aussi de n’en parler à personne d’autre, tout au moins jusqu’à nouvel ordre. De mon côté, je n’en ai parlé qu’à M. Clavelle, et encore n’est-ce qu’après que vous y aviez fait vous-même allusion en lui écrivant, ainsi que je vous l’ai dit dans ma dernière lettre.

     À la suite des nouvelles réponses dont vous me parlez cette fois, cette affaire change quelque peu d’aspect, sans en devenir plus claire pour cela : cette recommandation inattendue de la lecture de mes ouvrages semble en effet exclure l’hypothèse d’une “contrefaçon”, à moins pourtant qu’on ait pensé qu’il serait trop facile de s’en apercevoir et que, à cause de cela, on ait jugé préférable de prendre les devants… Mais la question est de savoir dans quel sens et avec quelles intentions on veut ainsi “utiliser” mes ouvrages, et c’est sur ce point qu’il y a des indices peu rassurants, comme le recrutement dans un milieu aussi peu favorable que celui dont il s’agit, par exemple. À ce propos, pourriez-vous me donner un peu plus d’explications sur ce projet de “cercle d’études” et de publication d’une revue que me signale M. Vâlsan ? – En tout cas, il me semble que, si Alî Abdul-Haqq pense de moi ce qu’il dit, il devrait chercher à se mettre en rapport avec moi, et que, s’il est vraiment ce qu’il prétend, cela ne devrait pas lui être très difficile ; pourquoi ne le fait-il pas ? Je me demande s’il ne serait pas possible de lui faire poser une question plus ou moins dans ce sens, mais je ne sais pas au juste sous quelle forme ; qu’en pensez-vous ?

     Je ne vois pas d’expression traditionnelle qui puisse se rendre littéralement par l’“Unique Maître” ; à la rigueur, cela pourrait être pris pour un équivalent approximatif de certaines désignations du “Pôle” ; mais je ne m’explique pas très bien ce qu’une allusion au Christ vient faire ici ; cela aurait en tout cas grand besoin d’être précisé davantage…

     La pratique du rituel orthodoxe, en tant qu’elle constitue un rattachement à une tradition exotérique, est assurément beaucoup mieux que rien du tout ; mais où peut-elle mener en la circonstance ? Si d’autre part on assure qu’il n’y a plus d’initiation dans le Christianisme, il viendra toujours un moment où la question se posera du rattachement à une autre forme traditionnelle pouvant fournir la base d’une réalisation initiatique ; et alors les liens établis ou renforcés par ladite pratique ne se trouveront-ils pas constituer un obstacle ? Il y a là quelque chose qui peut paraître plus ou moins contradictoire ; peut-être pourrait-on voir un peu ce qu’il y a au fond en demandant s’il peut y avoir une initiation qui ne se rattache pas à une forme traditionnelle déterminée, ou qui se concilie avec des pratiques appartenant à une autre forme ?

     Excusez ces quelques réflexions faites à la hâte en attendant mieux. – Je n’ai pas encore eu le temps d’examiner les notes que M. Vâlsan m’a envoyées…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 22 juin 1937

Cher Monsieur,

     J’ai reçu dès samedi votre lettre du 16 juin ; merci tout d’abord d’avoir fait ces commissions à M. Vâlsan ; j’ai répondu avant-hier à sa dernière lettre ; je suis heureux de vous savoir ainsi en relations constantes.

     Merci de me communiquer la nouvelle lettre du disciple d’Alî Abdul-Haqq, qui, à vrai dire, ne me fait pas très bonne impression non plus. Cette façon de se refuser à tout contrôle, surtout sur le ton où elle est formulée, est vraiment déplaisante, ainsi que la prétention de ne communiquer avec vous que par l’intermédiaire de D. ; en tout cas, cela augmente certainement beaucoup la difficulté d’éclaircir cette affaire. Vous pourriez certainement, si cela ne risquait de tout rompre trop tôt, répondre à ces gens, quels qu’ils soient, que ce n’est pas vous qui avez été les chercher, et que d’ailleurs, quand on demande à être admis dans une organisation initiatique, on sait tout au moins quelle elle est et de quelle forme traditionnelle elle relève, ce qui n’est pas le cas ici… Quoi qu’il en soit, ce refus de répondre à des questions de “contrôle” me rappelle assez fâcheusement une autre histoire qui avait des dessous tout à fait suspects ; il me semble même que certaines des communications obtenues dans ce cas avaient une “signature” à peu près semblable à celle de la lettre en question (des symboles qui n’ont rien d’anormal en eux-mêmes peuvent très bien être “usurpés”, évidemment, cela fait aussi partie des “contrefaçons” toujours possibles). – L’emploi plus ou moins justifié du mot “Vérité” (Haqq) semble être en rapport avec le nom du “Maître” ; mais ce nom même est inexplicable s’il s’agit d’un centre orthodoxe. – Vous seriez bien aimable de communiquer cette lettre aussi à M. Clavelle, qui y trouvera peut-être encore d’autres choses en rapport avec le rapprochement auquel il a pensé ; si vous pouviez lui envoyer aussi un échantillon de l’écriture du personnage (peut-être vous l’a-t-il déjà demandé), cela lui permettrait de faire une comparaison qui donnerait peut-être quelque résultat… – Je ne sais pas si la phrase se rapportant à mon œuvre implique tout à fait le sens que vous y voyez ; en tout cas, ce n’est pas là le point le plus important cette fois. Quant à la prétention d’être informé de tout ce qui vous concerne, on se demande ce qu’il faut en penser au juste et jusqu’à quel point il convient de le prendre au sérieux… – M. Clavelle avait pensé, pour faciliter l’“identification”, à poser quelques questions sur la Maçonnerie et sur le Lamaïsme ; malheureusement, il ne semble guère que cela puisse réussir maintenant.

     Il faut espérer que le groupe que vous avez commencé à former va réussir ; il n’est pas nécessaire d’ailleurs qu’il soit très nombreux, bien entendu, et même ce serait peut-être plutôt un désavantage ; vous serez bien aimable de me tenir au courant.

     Le symbolisme d’Avalokitêshwara a un rapport très étroit avec l’idée de la “Providence” ; mais je ne vois guère qu’il puisse en avoir avec Apollon.

     On raconte beaucoup de choses sur le rôle des Stuarts par rapport à la Maçonnerie écossaise ; mais il est permis de se demander si ce rôle n’a pas été surtout nominal et plutôt “représentatif”, si l’on peut dire, que véritablement effectif.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 11 juillet 1937

Cher Monsieur,

     Voilà déjà près de deux semaines que j’ai reçu vos deux lettres des 21 et 22 juin ; je m’excuse de n’avoir pas pu y répondre plus tôt, du fait de différentes circonstances : un déménagement, chose assez compliquée à causes de mes livres, puis, peut-être par suite de la fatigue, une crise de rhumatismes qui m’a complètement immobilisé pendant plusieurs jours.

     J’ai reçu aussi, au début de cette semaine, la lettre de M. Vâlsan avec les notes l’accompagnant ; vous serez bien aimable de le lui dire en attendant que je lui réponde également. Il n’y a que l’atlas dont il m’annonce l’envoi qui n’est pas encore arrivé, mais en somme cela n’a rien d’étonnant.

     Pour les faits dont vous me parlez, j’en ai été très surpris, car, si j’ai toujours envisagé l’hypothèse d’une mystification possible, je n’aurais jamais supposé qu’elle puisse venir de ce côté. Je me demande d’ailleurs si l’identification d’Alî Abdul-Haqq lui même à M. Avramescu n’est pas une solution trop simple ; M. Vâlsan me dit d’ailleurs que malgré tout il ne peut pas y croire ; et ce qui me paraît aller plus particulièrement contre cela, c’est que le nom de X. est ignoré aussi de M. Avramescu. Il semblerait donc que c’est X. qui se sert ou veut se servir de celui-ci ; et peut-être tout vient-il uniquement de ce X., car il y a ainsi des gens qui préfèrent se faire passer simplement pour “intermédiaires”, pour faire croire qu’il y a quelque chose derrière eux… Autrement dit, je croirais assez volontiers qu’Alî Abdul-Haqq est X. plutôt que M. Avramescu ; mais cela n’empêche pas que je trouve très singulière la façon dont celui-ci est mêlé à cette affaire, étant donné surtout qu’il n’a jamais jugé à propos d’y faire la moindre allusion en m’écrivant. D’autre part, si cela a, comme il le semble, un rapport avec ses projets de revues, tels qu’il les envisage maintenant, ce n’est certainement pas très rassurant ; et ce que m’apprend M. Vâlsan au sujet du côté politique (G. de F., etc.) ne l’est guère davantage à cet égard ; tout cela me fait trouver la réussite des dits projets beaucoup moins souhaitable qu’avant que je sois au courant de ces histoires, car, dans de pareilles conditions, on se demande quelles influences pourront bien s’exercer là-dedans… – L’affaire de cette Suissesse est bien étrange aussi ; cela aurait-il eu également quelque rapport avec la fondation des revues ? Je me demande d’ailleurs si c’est seulement à cela que M. Vâlsan veut faire allusion en parlant d’un côté “financier” de l’affaire Alî Abdul-Haqq, ou bien s’il y a encore autre chose qu’il aurait oublié de préciser, ce qui ne serait pas étonnant au milieu de tant de choses si confuses…

     Ce que vous me dites de la ressemblance du style d’Alî Abdul-Haqq et de celui de M. Avramescu serait peut-être l’argument le plus frappant en faveur d’une identification, car, pour tout le reste (identité de certains jugements, etc.), cela peut aussi s’expliquer par les relations de X. avec M. Avramescu, surtout si l’on admet que X. et Alî Abdul-Haqq ne font qu’un en réalité (il peut très bien alors reproduire en effet dans ses lettres certaines choses telles que M. Avramescu les lui a dites). – À ce propos, je remarque aussi maintenant une chose qui n’avait pas attiré mon attention jusqu’ici : c’est qu’en somme les raisons indiquées par Alî Abdul-Haqq pour l’adoption des rites orthodoxes ressemblent beaucoup à celles qui ont déterminé, chez M. Avramescu, sa propre adhésion à l’orthodoxie. – Quant aux considérations proprement doctrinales, on peut dire qu’au fond quiconque a lu mes livres pourrait en faire autant ; et il y a à côté de cela bien des incohérences, comme vous le remarquez aussi ; mais ce qui me paraît peut-être le plus mauvais signe (et je crois vous l’avoir déjà dit), c’est qu’on ne trouve dans tout cela aucun indice de rattachement à une forme traditionnelle déterminée…

     Le signe employé par X. me paraît, comme à vous, plutôt fantaisiste et sans grand intérêt ; je note seulement que la présence des lettres hébraïques ne s’accorde pas avec l’hypothèse d’une organisation islamique suggérée par le nom d’Abdul-Haqq. – Maintenant, ce qui me semble encore tout à fait extraordinaire, c’est qu’on ne puisse rien arriver à savoir sur ce X., qui pourtant doit bien avoir un domicile quelque part et sous un nom quelconque, réel ou supposé, et qui doit aussi recevoir de la correspondance ; comment D. n’a-t-il pas tâché de s’informer d’une façon ou d’une autre ? Je dis D. parce que c’est lui qui devrait naturellement avoir le plus de facilités pour cela, étant plus directement en contact avec le personnage…

     Bien entendu, je vais encore repenser à tout cela, et j’en reparlerai à M. Vâlsan en lui répondant, ce que je ferai le plus tôt qu’il me sera possible.

     Quant à l’avis que vous me demandez dans votre seconde lettre, au sujet des recherches que vous voudriez faire, il me semble que vous n’avez pas tort de penser que la chose pourrait présenter un certain danger à différents points de vue, actuellement surtout, et qu’en tout cas il vaudrait mieux attendre pour cela que toutes ces histoires suspectes se soient un peu éclaircies (l’affaire de Magl. aussi prend décidément une tournure de plus en plus inquiétante). Je dois dire d’ailleurs que tout cela paraît indiquer assez nettement qu’il n’y a plus de représentants authentiques de la tradition dacique, ou bien qu’ils sont complètement dégénérés, car autrement on ne voit pas comment ces choses seraient possibles. Je vous prierai d’attendre, pour reparler de cette question, que vous ayez lu l’article sur les “résidus psychiques” qui va paraître dans le nº de juillet des “ Études Traditionnelles ”, car les choses dont il s’agit sont précisément parmi celles auxquelles j’ai pensé plus spécialement en l’écrivant.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 14 juillet 1937

Cher Monsieur,

     J’ai reçu avant-hier votre lettre du 7 juillet, alors que j’avais justement répondu la veille au deux précédentes. – Aujourd’hui est arrivé l’atlas dont M. Vâlsan m’avait annoncé l’envoi ; vous serez bien aimable encore de le lui dire et de l’en remercier de ma part en attendant que je lui écrive, ce que j’espère tout de même arriver à faire d’ici peu. – Rien ne manque donc de ce qui m’a été envoyé ; mais c’est bien singulier que, de votre côté, il y ait ainsi des lettres qui ne vous sont jamais parvenues. M. Clavelle s’inquiétait de n’avoir pas de réponse de vous ; dans sa dernière lettre, il me dit être heureux d’avoir enfin de vos nouvelles. Il me parle naturellement de l’affaire Alî Abdul-Haqq-Avramescu, et je vois qu’il pense tout à fait la même chose que moi à ce sujet, car ses réflexions sont à peu près exactement ce que je vous ai écrit l’autre jour. Quel que soit le rôle de M. Avramescu, il est bien certain qu’il ne suffit pas à tout expliquer là-dedans, puisqu’il y a tout au moins un troisième personnage, l’intermédiaire X., qui existe bien réellement aussi, et qui semble y avoir une part encore plus importante. Ce que vous dites cette fois est ce qu’il y a de plus plausible : M. Avramescu est là l’instrument de quelque chose, mais c’est surtout ce quelque chose qu’il faudrait arriver à identifier…

     Il est heureux que vous ayez pu réussir à dissuader D. de porter plainte ; du reste, en règle générale, dès lors que des questions d’un certain ordre se trouvent impliquées dans une affaire quelconque, il est bien évident qu’on ne devrait jamais y faire intervenir les tribunaux profanes.

     Vous avez bien raison de penser que je n’ai jamais attaché une grande importance à ce qu’Avramescu m’a écrit à votre sujet ; je l’attribuais plutôt à une sorte d’antipathie due à quelque incompatibilité de vos tempéraments. Mais maintenant la chose prend une tournure beaucoup plus sérieuse ; je vous serai donc reconnaissant de me faire connaître l’historique de vos relations comme vous me le proposez ; je comprends que ce soit peu agréable, mais il vaut tout de même mieux que je sois plus complètement fixé sur tout cela. – M. Avramescu vous reprochait notamment, comme une imprudence grave, de penser à vous appuyer sur la G. de F. pour un mouvement de restauration traditionnelle ; mais il semblerait, d’après ce que dit M. Vâlsan, que ce soit bien lui qui tente actuellement quelque chose de ce côté. – M. Vâlsan fait allusion à Mircea Eliade ; je vous demanderai aussi, à lui ou à vous-même, de me dire quelque chose de plus précis sur celui-ci, dont je ne sais presque rien ; je n’ai pas vu son livre, et je n’en ai même entendu parler que d’une façon assez vague.

     “Fãt” dérivé du latin “fœtus” me paraît une simple fantaisie de philologues ; l’existence de la forme féminine (en arabe “fatah”, jeune fille) tendrait bien encore à confirmer ce que je pense de l’origine de ce mot, qui ne serait d’ailleurs pas un cas isolé, car j’en ai remarqué plusieurs autres dont la provenance arabe est tout à fait évidente.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 17 juillet 1937

Cher Monsieur,

     J’ai reçu ce matin votre lettre du 14 juillet ; j’ai répondu aux précédentes le 11 et le 14. J’ai naturellement adressé ces deux lettres à Bucarest ; j’espère qu’elles vous parviendront avant votre départ, ou qu’en tout cas elles vous suivront.

     Je vous remercie de continuer à me tenir au courant de ce qui se passe ; je vois qu’effectivement les choses prennent de plus en plus mauvaise tournure ; et dans ces conditions, comme je vous l’ai déjà dit l’autre jour, il est certainement préférable que vous me communiquiez tout ce qui concerne l’histoire de vos relations avec M. Avramescu. – Celui-ci m’a écrit en effet que vous faisiez des conférences à un groupe de jeunes gens appartenant à la Société Théosophique ; cela semblait indiquer qu’il s’agissait de tout autre chose que d’une simple conférence faite occasionnellement et à la suite d’une demande spéciale, ce qui est assurément très différent. Quant à votre travail, ce qu’il a dit à D. à ce sujet est absolument faux : il m’en a parlé seulement pour critiquer certains rapprochements linguistiques qu’il ne trouvait pas exacts, et aussi pour vous reprocher de lui avoir “pris” certaines idées (je ne sais plus lesquelles) qu’il vous aurait exposées au cours de vos conversations ; mais il n’a jamais fait la moindre allusion à quoi que ce soit de “subversif”. Par conséquent, il va de soi que je n’ai jamais demandé qu’on interrompe la publication de votre travail ; en fait, si elle s’est trouvée retardée, c’est uniquement par suite de circonstances ne dépendant de la volonté de personne (limitation du nombre des pages, nécessité de faire passer des articles qu’on ne pouvait pas ajourner indéfiniment, etc.) ; M. Clavelle pourra vous le confirmer, d’autant plus que c’est lui seul qui se charge d’arranger avec Chacornac la disposition de la revue (la distance où je suis ne me permet évidemment pas d’intervenir dans ces questions qui ne peuvent se régler que sur place). Vous pouvez donc être tout à fait rassuré à cet égard ; et je dois encore ajouter que, pour ce qui est de l’histoire du “pacte” (?), je n’avais jamais entendu parler de cela non plus jusqu’ici. – Je croyais qu’il (M. Avramescu) était toujours en relations avec M. Gig., car, dans sa dernière lettre, c’est-à-dire il y a environ trois mois, il me parlait encore de celui-ci comme s’il était toujours sûr d’avoir son appui pour la revue ; qu’a-t-il bien pu se passer aussi de ce côté ?

     Maintenant, en admettant qu’on puisse parler de simple escroquerie du côté d’Avramescu, suivant l’opinion de D., il reste cependant toujours à expliquer le côté X.-Alî Abdul-Haqq, ce qui paraît plus compliqué ; je pense que c’est aussi à cela que vous faites allusion en disant que vous ne voyez pas comment on pourrait éclaircir cette affaire. D’autre part, quand vous soulignez le caractère grotesque, il est à craindre qu’il n’y ait là une “marque” tout à fait suspecte ; ce serait pire que l’escroquerie, sans d’ailleurs l’exclure, car ce mélange est très fréquent ; mais, sous ce rapport, il ne me paraît pas possible en tout cas qu’Avramescu soit plus qu’un instrument inconscient…

     Je me souviens en ce moment d’une chose qui ne m’avait pas fait bonne impression : la menace publiée dans la revue contre ceux qui voudraient en faire la publication ; je trouvais que cela avait une allure de charlatanisme ; Avramescu n’y ayant pas fait allusion dans ses lettres, je ne lui en ai jamais parlé non plus ; qu’y avait-il au juste là-dessous ?

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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 Le Caire, 7 novembre 1937

Cher Monsieur,

     Je viens de recevoir votre lettre ; vous serez bien aimable de dire à M. Vâlsan que j’ai bien reçu également toutes les siennes ; comme la réponse que j’aurai à y faire sera plus longue, c’est pour cette raison que je vous écris d’abord ; je pense bien d’ailleurs que vous continuez à vous communiquer ce qui est susceptible de vous intéresser tous les deux. – Je savais que vous aviez été informés par M. Clavelle de la cause de mon silence ; sans cela, j’aurais écrit tout au moins quelques mots plus tôt pour que vous ne supposiez pas que des lettres s’étaient perdues. Tout en allant beaucoup mieux maintenant, je ressens pourtant encore une fatigue qui ne s’atténue que très lentement ; aussi suis-je encore bien loin d’avoir pu remettre à jour tout le travail qui s’est accumulé pendant le temps où il m’a été impossible de faire quoi que ce soit.

     Merci pour l’autre lettre contenant l’histoire de vos relations avec Avramescu ; tout cela est assurément peu agréable et peu intéressant en soi-même, mais il valait beaucoup mieux que je sache exactement à quoi m’en tenir là-dessus ; je n’aurais pas cru que toute sa précédente activité avait eu un caractère aussi charlatanesque, mis cela rend assurément moins étonnant ce qui s’est passé en ces derniers temps…

     Voilà donc l’identité de l’X. enfin connue ; il semble bien, d’après ce que vous me dites de ce personnage, qu’il ait dû agir entièrement à l’instigation d’Avramescu, ou que tout au moins la chose ait été combinée entre eux deux. Cependant, je me demande comme vous s’il n’y a pas eu tout de même autre chose là-dedans, c’est-à-dire, s’ils n’ont pas été inconsciemment des instruments de certaines influences. L’effet que tout cela peut produire, dans le sens d’un discrédit des études traditionnelles, tendrait assez à le faire penser ; et la coïncidence que vous me signalez, en ce qui concerne D. est bien singulière aussi… – Quant à la lettre qu’Avramescu devait m’écrire, d’après ce qu’il avait dit à M. Vâlsan, je n’ai jamais rien reçu ; je comprends d’ailleurs qu’il doit se trouver plutôt embarrassé pour me donner des explications sur cette histoire ! Ce que je me demande aussi, c’est si, maintenant que tout cela est découvert et qu’il doit bien s’en rendre compte, il osera encore persister dans ses projets de revue… De toutes façons, il est bien fâcheux qu’il se serve de mon nom à tout propos comme il le fait ; mais, du moins tant qu’il ne le fait pas par écrit, comment pourrait-on bien l’en empêcher ?

     Quant à D., d’après ce que M. Vâlsan m’a dit de ses récents articles, il me semble vraiment bien superficiel et même bien instable ; cela ne donne pas l’impression qu’on puisse s’attendre à une compréhension sérieuse de sa part, quand bien même il y mettrait une certaine bonne volonté, ce qui malheureusement est loin d’être suffisant !

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 16 janvier 1938

Cher Monsieur,

     M. Vâlsan, à qui j’ai enfin écrit il y a une dizaine de jours, a dû vous dire que j’avais bien reçu votre lettre du 18 décembre, et vous communiquer ce que je lui disais au sujet de la lettre reçue enfin d’Avramescu – Je vous remercie des renseignements sur Mirc. El., ainsi que sur la situation si désagréable qui existe actuellement du fait d’Avramescu. Malheureusement, le moyen que vous envisagez pour la faire cesser me paraît bien difficilement réalisable, et voici pourquoi : dans le cas de G. de M. que vous rappelez, il s’agissait d’un collaborateur de la revue, tandis qu’il n’en est pas ainsi pour Avramescu, dont le nom est tout à fait inconnu de la généralité des lecteurs ; de plus, G. de M. avait publié ailleurs des choses incompatibles avec la continuation de sa collaboration, et qui justifiaient suffisamment cet avis ; mais si Avramescu nous attaquait en faisant valoir qu’une telle note est de nature à lui causer préjudice, que pourrions-nous bien faire pour nous défendre ? Il serait à craindre que nous ne nous attirions par là une affaire assez dangereuse ; et d’ailleurs Chacornac, qui redoute toujours beaucoup les choses de ce genre, ne laisserait probablement pas publier cet avis à cause de cela…

     Maintenant, il faut que je vous dise aussi que, depuis que j’ai écrit à M. Vâlsan, il s’est encore passé quelque chose de nouveau : j’ai reçu jeudi dernier une 2e lettre d’Avramescu, qui, cette fois, est presque une mise en demeure d’avoir à lui répondre le plus tôt possible, pour les raisons que vous allez voir. Le mieux est que je transcrive textuellement la partie important de cette lettre : “D., qui est venu me proposer une collaboration à une revue qu’il veut faire paraître prochainement, m’a dit que M. Lovinescu a tenu à le revoir, qu’ils se sont rencontrés tout récemment, et qu’il lui a parlé d’une lettre qu’il a reçue de vous, dans laquelle vous lui faites part de la clef de toutes cette affaire, et dans laquelle me gratifiez d’une épithète inattendue et bien déconcertante : celle de “farceur”… D. m’a dit aussi que M. Lovinescu, furieux parce qu’on lui a anéanti tout un échafaudage d’interprétations fantaisistes qu’il avait bâti à propos de ce nouvel épouvantail “contre-initiatique”, lui a recommandé de s’adresser au Parquet, en déposant plainte contre moi, et aussi d’inaugurer une campagne de presse pour me compromettre, en utilisant, au besoin, un fac-simile de votre dernière lettre à lui adressée, que M. Lovinescu serait disposé à céder à D. tout exprès… J’attends donc de vous, non seulement une réponse à ma précédente lettre, mais aussi un mot sur cette dernière affaire…” – Naturellement, je ne comprends absolument rien à toute cette nouvelle histoire : je ne vous ai donné aucune “clef”, puisque c’est au contraire vous qui m’avez appris tout ce que je sais de l’affaire en question ; de plus, je suis à peu près sûr de n’avoir pas employé le mot “farceur”, ne serait-ce que parce que je trouve la chose autrement grave qu’une simple “farce"… Si vous pouviez me donner quelques éclaircissements, je vous en serais bien reconnaissant, car tout cela me met dans une situation véritablement embarrassante : que pensez-vous que je doive faire maintenant vis-à-vis d’Avramescu ?

     L’expression énigmatique “tra Feltro e Feltro” a donné lieu à bien des commentaires ; Feltro est le nom d’un pays en Italie, mais c’est aussi un mot signifiant “feutre” ; il pourrait y avoir, sous cette équivoque, une allusion aux tentes de feutres des Tartares : Veltro = Cane = (phonétiquement) Khan ; c’est peut-être là l’explication la plus plausible.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 29 janvier 1938

Cher Monsieur,

     Je viens de recevoir votre lettre du 20 janvier, qui s’est croisée avec la mienne ; je pense que de votre côté, vous devez avoir celle-ci maintenant. Vous y avez vu la version qu’Avramescu m’a donnée de ce qui s’est passé entre lui et D., et vous aurez pu vous rendre compte qu’elle ne ressemble en rien à celle de D. dont vous me faites part. Il est d’ailleurs compréhensible qu’Avramescu cherche à déguiser des choses qui le font apparaître sous un jour aussi peu favorable ; mais alors n’aurait-il pas été beaucoup simple qu’il ne m’en écrive rien ? Il est vrai qu’il prévoyait sans doute que j’en apprendrais quelque chose par vous, et il aura voulu ainsi prendre les devants…

     Quant à D., on ne voit pas trop quel intérêt il aurait eu à vous raconter cette histoire d’une façon inexacte ; qu’en pensez-vous ? Un point qui est obscur, c’est que, dans sa version, il n’est pas du tout question d’une lettre de moi ; il ne semble pourtant guère possible, tout de même, qu’Avramescu ait inventé cela entièrement ; et c’est là surtout ce que je voudrais bien pouvoir éclaircir ; j’espère que vous pourrez vous informer auprès de D. et me dire quelque chose à ce sujet dans votre prochaine lettre.

     Evola m’a écrit qu’il va sans doute aller prochainement à Bucarest, et il me demande de lui indiquer des personnes qu’il pourrait y rencontrer. Il n’y a que vous et M. Vâlsan, et j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je lui donne vos adresses pour qu’il vous demande un rendez-vous (je lui donnerai les deux pour le cas où l’un de vous serait absent). Naturellement, il ne sait rien des histoires d’Avramescu, et je pense qu’il serait bon d’éviter qu’il le rencontre ; je compte sur vous pour cela.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 6 février 1938

Cher Monsieur,

     J’ai bien reçu votre lettre du 26 janvier, et je vous remercie de m’avoir répondu si promptement au sujet de cette désagréable histoire. De mon côté, je vous ai récrit le 29 janvier en réponse à votre précédente lettre.

     La 2e lettre d’Avramescu est datée du 31 décembre, c’est-à-dire qu’elle a bien été écrite pendant votre absence ; mais la 1re est du 3 novembre, donc plus ancienne que vous ne le pensiez. Je vois que malheureusement vous n’avec pas une entière confiance dans ce que dit D., de sorte qu’on peut toujours se demander si, dans certains cas (la menace de ma lettre par exemple), les mensonges viennent de lui ou d’Avramescu, et il paraît bien difficile de savoir exactement ce qu’il en est. En tout cas, si Avramescu lui a réellement dit avoir reçu une lettre de moi en septembre, cela est tout à fait faux ; j’en suis d’autant plus sûr que précisément j’étais malade à ce moment-là, comme vous le savez, et que par conséquent je n’ai pas pu lui écrire ; du reste, je retrouve la date exacte de la dernière lettre que je lui ai adressée : c’est le 13 avril ! – Comme vous, je pense qu’il est vraiment plus prudent que je ne lui réponde rien du tout ; nous verrons s’il insiste encore de nouveau ; quant à une explication de l’affaire Alî Abdul-Haqq, il est évident qu’il n’en donnera jamais… Je crois bien aussi que, dans sa pensée, l’autre “épouvantail contre-initiatique” doit être l’affaire Bazil Zaharoff ; je ne vois pas en dehors de cela, à quoi il pourrait bien faire allusion.

     Ce que vous dites du rôle de la “pétrification” dans la tradition roumaine est réellement intéressant ; le sens général, tout au moins, paraît bien être celui que vous envisagez. Quant au rapport du “feu d’Hécate” avec Kundalinî, il faudrait, pour les identifier, envisager celle-ci dans le sens descendant ; en somme, le rapport est celui des deux courants de sens contraires, qui naturellement sont aussi en relation avec les deux phases hermétiques de “coagulation” et de “solution”. Le symbolisme de la pierre a d’ailleurs des aspects multiples et très complexes ; j’aurai probablement quelque occasion d’y revenir dans mes articles…

     L’interprétation suivant laquelle le 10e Avatâra naît de la race tartare serait, au fond, d’accord avec la Tradition d’après laquelle il doit venir de “Chang Shamballa”, si on admet la localisation au Nord du Thibet (outre le sens symbolique qui, bien entendu, n’est pas exclu par là). – Pour Armilus, je ne crois pas que sa manifestation puisse n’être pas soumise au temps dans le sens que vous dites ; s’il est un être humain, ce qu’il “incarne” ou représente en même temps ne change rien à cet égard.

     Pour ce qui est de l’interprétation de “Harap Alb”, je dois dire qu’elle me paraît juste dans l’ensemble, mais que peut-être j’aurais, pour ma part, présenté certains points sous une forme plus “dubitative”. Par exemple, le rapprochement entre le nom de Persée et Parashu, etc., ne me semble pas être très sûr ; je ne sais d’ailleurs pas quelle origine on donne généralement à ce nom de Persée… – Je n’arrive pas à comprendre l’expression “initiation hamsa”, car l’état de “hamsa” se réfère à une période où précisément la nécessité de l’initiation n’existait pas encore ; pourriez-vous m’expliquer ce que vous avez voulu dire par là ? – Je tâcherai de vous reparler encore de ce sujet la prochaine fois, si vous voulez bien me le rappeler…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 12 février 1938

Cher Monsieur,

     J’ai reçu avant-hier une lettre de M. Vâlsan, à laquelle je tâcherai de répondre sans trop tarder ; mais il faut que je vous mette tout de suite au courant d’un nouveau fait qui est encore assez déplaisant.

     D’abord, je dois dire que la lettre de M. Vâlsan a confirmé, en ce qui concerne D., l’impression que j’avais eue déjà d’après ce que vous m’aviez écrit. Il me dit en effet qu’il pense que les dernières complications sont dues en grandes partie à D., qui aura déformé et même inventé certaines choses pour impressionner Avramescu, en quoi il a d’ailleurs réussi.

     Maintenant, juste en même temps que cette lettre, j’en ai reçu une de D. lui-même, lequel commence par dire qu’il a beaucoup hésité à m’écrire mais qu’il croit devoir le faire parce que mon nom a été utilisé dans l’affaire en question. Il me parle de son entretien avec Avramescu d’une façon qui concorde naturellement avec ce qu’il vous en a dit, bien qu’avec moins de détails ; après quoi, il me fait reproche d’avoir “donné une espèce d’autorité” à Avramescu en collaborant à sa revue ! Cela ne l’empêche d’ailleurs pas, pour terminer, de me demander des conseils sur la voie qu’il doit suivre…

     Je n’ai aucune envie de répondre directement à cette lettre, d’abord parce que dans ces conditions il n’y aurait aucune raison pour que tout cela finisse jamais, et puis surtout parce que, avec ce manque de scrupules dont parle M. Vâlsan, je me demande comment celui-là pourrait bien utiliser mes lettres. Dès lors que j’ai décidé de ne pas répondre à Avramescu, il me semble que je n’ai pas davantage à répondre à D., puisqu’il s’agit en somme d’une même affaire entre eux deux ; quant aux articles où il a parlé de mon œuvre et qu’il fait valoir aussi dans sa lettre, je ne trouve pas que j’aie lieu d’en être si satisfait… Enfin, la lettre elle-même me fait encore une impression bien peu favorable, y compris l’écriture contournée dans laquelle il semble y avoir quelque chose de faux…

     Cela étant, je voudrais vous prier, à la prochaine occasion que vous en aurez (vous ou M. Vâlsan, bien entendu) de dire à D. de ma part que j’ai bien reçu sa lettre et que je le remercie de ce qu’il me communique, mais que mon intention est de rester complètement en dehors de cette affaire qui en somme ne me regarde pas ; ensuite, que je n’ai jamais donné aucune espèce d’autorité à Avramescu, que je ne connais d’ailleurs pas personnellement, et que, si j’avais accepté de collaborer à sa revue, c’est uniquement d’après le programme qu’il m’avait exposé, sans qu’aucune considération d’individualité ait eu à intervenir là-dedans ; enfin, qu’il m’est absolument impossible de me mêler de donner des conseils particuliers à qui que ce soit, ainsi que j’en ai du reste informé mes correspondants, à plusieurs reprises, par des avis publiés dans les “Études Traditionnelles”. – Je vous remercie à l’avance pour cette commission, en m’excusant de ce qu’elle peut avoir d’ennuyeux ; mais je ne vois vraiment pas d’autre moyen pour me débarrasser de ce personnage, dont je n’attendais pas du tout cette manifestation !

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 2 mars 1938

Cher Monsieur,

     Votre lettre du 17 février m’est bien parvenue la semaine dernière ; elle s’est croisée avec celle dans laquelle je vous parlais de la lettre de D. ; je vous demandais aussi comment il avait eu mon adresse ! J’espère que vous le rencontrerez de nouveau et que vous pourrez ainsi lui transmettre ma réponse, car plus j’y réfléchis, plus je pense qu’il vaut beaucoup mieux que je n’entre pas en correspondance directe avec lui…

     Je tâcherai de répondre à vos questions sans trop tarder, et aussi à la dernière lettre de M. Vâlsan, ce dont je n’ai pas encore pu trouver le temps jusqu’ici… – Pour la correspondance du “coagula” et du “solve”, c’est bien en effet comme vous avez compris.

     Pour aujourd’hui, il faut seulement que je vous transmette une question dont je suis chargé de la part d’A. K. Coomaraswamy. Il y a au Musée de Boston une monnaie de Michael Apafi, prince de Transylvanie, datée de 1677, et sur laquelle il est qualifié de Siculorum Coms. Personne ne peut comprendre la signification de ce titre, car il est bien invraisemblable que cela ait un rapport quelconque avec la Sicile (qui d’ailleurs était un royaume et non pas un comté) ; y avait-il donc, ailleurs qu’en Sicile, un peuple portant ce même nom de Sicules, ou du moins dont le nom a pu être latinisé sous cette forme ?

     S’il s’agit d’un peuple de quelque région roumaine, ce qui serait l’hypothèse la plus vraisemblable, sans doute connaîtrez-vous l’explication ; vous seriez bien aimable de me la donner dès que vous pourrez ; merci d’avance.

     Autre chose dont il faut que je vous prévienne : il paraît que vous recevrez probablement quelques lettre de Mostaganem ; vous ferez bien de n’y répondre que d’une façon aussi insignifiante que possible et par des formules de pure politesse ; et même, si vous préfériez, ne pas y répondre du tout, cela ne pourrait pas avoir grand inconvénient. En effet, nous avons convenu avec Sidi Aïssa [F. Schuon] de réduire les relations de ce côté au minimum, car ce qui s’y passe maintenant est bien loin d’être satisfaisant ; tout y est sacrifié à des tendances exotériques et propagandistes que nous ne pouvons pas approuver du tout ; la rapidité avec laquelle cette dégénérescence s’est produite est même tout à fait extraordinaire. Heureusement que, par contre, tout va très bien à Bâle ; j’en ai eu encore d’excellentes nouvelles aujourd’hui même. – J’ajoute à ce propos que, pour éviter toute confusion qui serait plus ou moins fâcheuse dans les conditions présentes, Sidi Aïssa a décidé, d’accord avec moi, de reprendre l’ancien titre complet qui a été abandonné à Mostaganem depuis la mort du Sheikh : “Et-Tarîqah El-Alawiyah Ed-Derqâwiyah Eh-Shâdhiliyah” ; peut-être d’ailleurs en avez vous déjà été informé…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 10 mars 1938

Cher Monsieur,

     J’ai répondu ces jours derniers à M. Vâlsan ; mais voilà qu’aujourd’hui il arrive encore quelque chose de nouveau : une troisième lettre recommandée d’Avramescu, qui naturellement se plaint fort de mon silence, et qui déclare qu’il ne me récrira plus s’il n’obtient pas de réponse cette fois ; espérons-le ! – Mais ce qu’il y a de plus intéressant dans sa lecture est ceci : il paraît que D. lui a dit que je l’ai traité de “farceur” dans plusieurs des lettres que je vous ai écrites, et aussi, de plus, que je vous ai écrit “qu’il faudrait faire tout le possible pour l’empêcheur (Avramescu) de s’intéresser à l’ésotérisme”. Or je n’ai rien écrit de tout cela ; alors, je me demande plus que jamais qui, de D. ou d’Avramescu, est le plus menteur ! Il y a une seule chose exacte dans ce que D. a dit : c’est la réflexion que je vous ai faite (ou à M. Vâlsan, je ne sais plus exactement) au sujet de la note “comminatoire” insérée dans le n° 2 de “Memra”… Quoi qu’il en soit, je vous prierai très instamment de ne plus communiquer à D. rien de ce que je vous écris (à part ce que je vous ai demandé de lui dire de ma part, bien entendu), puisque je vois qu’il n’a rien de plus pressé que d’aller le rapporter à Avramescu en le déformant et en y ajoutant ses propres inventions. Pourtant, si je n’ai pas traité Avramescu de “farceur”, D., lui, l’a traité d’“escroc” tout au long de la lettre qu’il m’a écrite… grâce à l’adresse qu’il s’est fait donner par lui ! À mon avis, les deux personnages se valent à peu près, et c’est bien pourquoi je pense que le mieux est de les tenir à distance aussi bien l’un que l’autre ; autrement, il n’y aurait aucune raison pour qu’on arrive jamais à voir la fin de tous ces racontars plus que déplaisants…

     En hâte, avec mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 30 mars 1938

Cher Monsieur,

     Je m’excuse de n’avoir pas pu répondre tout de suite à votre lettre du 5 mars, que j’ai reçue la semaine dernière ; et voici que celle du 19 vient de m’arriver à son tour.

     Merci tout d’abord de votre réponse au sujet des “Sicules” ; je la transmets tout de suite à Coomaraswamy, et, en même temps, je lui fais part de votre demande au sujet de ses ouvrages. Naturellement, il ne peut disposer des livres proprement dits, qui, comme les miens, appartiennent aux éditeurs, et dont ceux-ci refusent toujours de faire un “service” quand ce n’est pas presque aussitôt après la publication ; mais il se peut que du moins il ait encore des exemplaires du tirage à part de certains de ses articles, et ce serait toujours mieux que rien ; enfin, je le prie de faire ce qui lui sera possible…

     Merci aussi de vous être acquitté de la peu agréable commission pour D. ; tant mieux si, malgré tout, la chose s’est passée à peu près convenablement ; espérons que celui-là du moins n’insistera pas de nouveau… – Malheureusement, il n’en est pas de même du côté d’Avramescu : il a bien dit qu’il ne m’écrirait plus, mais il n’a pas tardé… à me faire écrire par sa femme ! J’ai reçu avant hier une lettre de celle-ci (recommandée encore) : elle prend un ton tout à fait implorant pour obtenir de moi une réponse, reconnaissant qu’une faute a été commise, mais, dit-elle, avec les meilleures intentions et sans que mon nom y soit mêlé, etc. ; enfin, pour m’apitoyer davantage, elle m’annonce qu’elle attend prochainement un 2e enfant, et dit que ma réponse, avant cet événement, serait pour elle “un véritable réconfort”. Je me demande au fond, ce que tout cela peut bien signifier ; je vous assure que je voudrais bien que tous ces gens (je veux dire D. aussi bien qu’Avramescu) finissent par se décider à me laisser tranquille !

     Je vois d’ailleurs, en ce qui concerne D., que la fréquentation de toute sorte de gens appartenant à des milieux suspects est décidément ce qui paraît toujours lui convenir le mieux. Cette histoire du disciple de Rör. est encore bien curieuse ; je ne suis d’ailleurs pas très étonné de l’effet produit sur lui par la mention de mon nom, car il en est généralement ainsi avec tous ces gens-là, même quand il n’y a apparemment aucune raison plausible… Quant à Rör. lui même, je n’ai malheureusement eu l’occasion de lire de lui que quelques articles ; mais je sais qu’il se donne comme “Légat de la Grande Loge Blanche”, et aussi qu’il dispose de fonds considérables, dont la provenance est tout à fait énigmatique. Je dois avoir quelques renseignements sur les “instituts” qu’il a fondés en Amérique et dans l’Himâlaya, mais je ne peux les retrouver en ce moment, il faudra que je tâche de retrouver cela…

     Je suis content de savoir que vous avez vu Evola, même si cette rencontre n’a pas eu en somme un résultat bien important ; je n’ai pas eu de nouvelles de lui directement depuis lors. Vous avez bien fait de lui répondre ainsi au sujet de “Memra” ; il est possible qu’Avramescu lui ait envoyé les numéros, bien que je ne me souvienne pas d’en avoir entendu parler par l’un ou par l’autre ; d’un autre côté, je ne sais pas s’il connaît M. El., mais cela est très possible aussi. Je ne sais pas ce que c’est que ce projet de revue, dont il ne m’a jamais rien dit jusqu’ici, mais je suppose que cela ne doit pas avoir une relation très directe avec les questions traditionnelles ; depuis un certain temps, il paraît spécialement occupé de la question juive, mais, au fond, je ne sais pas trop pourquoi il s’y attache tant… Enfin, on verra bien par la suite ce qu’il fera avec tout cela, mais je crains qu’il ne se “disperse” quelque peu dans toutes ces choses contingentes, alors qu’il y aurait certainement mieux à faire.

     Je reviens à votre précédente lettre ; je dois dire que, pour Dante, comme aussi dans bien d’autres cas où il y a des allusions à des choses tout à fait disparues (voir par exemple le “Timée” de Platon), je ne crois guère qu’il soit possible d’interpréter exactement tous les points de détail ; en tout cas, pour l’essayer, il faudrait disposer de beaucoup de temps… Pour Géryon, l’explication que vous envisagez est assurément plausible, mais je n’oserais pas être trop affirmatif ; je me suis d’ailleurs toujours demandé pourquoi Dante avait appliqué ce nom à un monstre dont la description n’a guère de ressemblance avec celle du Géryon à trois corps dont il est question dans la légende d’Hercule ; cela doit bien avoir aussi quelque raison, mais laquelle au juste ?…

     Sûrement, l’idée de considérer St François et St Dominique comme des “Avatâras mineurs” ne serait pas admise par l’Église catholique, comme vous le dites vous-même ; cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’elle soit absolument inacceptable en elle-même, à la condition d’y ajouter, d’ailleurs, qu’il peut y avoir bien des degrés différents quant à l’importance et à l’étendue du rôle de tels Avatâras. Il y a aussi des gens qui regardent St François comme un “Bodhisattwa” ; mais il faut dire que, en cela, ils paraissent plus ou moins influencés par les idées théosophistes… En tout cas, ce qui n’est pas douteux, c’est le caractère “complémentaire” des deux personnages ; cela au moins est tout à fait net.

     Quant à la question des 24 étoiles, c’est encore là un de ces points qu’il est sans doute bien difficile d’éclaircir ; il faudrait essayer de tracer la figure sur une carte du ciel, et je ne sais pas ce que cela pourrait donner. Je ne suis d’ailleurs pas très sûr que le passage ait tout à fait exactement le sens que vous en donnez ; il ne semble pas y être question du “premier mobile”, lequel n’est pas l’étoile polaire, mais un ciel situé entre celui des étoiles fixes et l’Empyrée, c’est-à-dire le même que le “ciel cristallin” dont il est question dans les chants XXVII et suivants.

     Excusez-moi de répondre toujours bien incomplètement à vos questions ; le temps me manque toujours pour arriver à tout !

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 4 septembre 1939

Cher Monsieur,

     J’ai reçu votre lettre la semaine dernière, et j’ai été heureux d’avoir de vos nouvelles après si longtemps ; j’aurais seulement souhaité qu’elles soient meilleures, et j’espère que ces difficultés sont maintenant terminées ; je crois bien, malheureusement, que presque personne ne peut échapper en ce moment à des soucis de ce genre…

     A. K. Coomaraswamy m’a dit, dans une nouvelle lettre, qu’il avait reçu la vôtre peu après m’avoir écrit ; et il ajoutait qu’il se propose de continuer à vous faire d’autres envois de temps à autres.

     Cette histoire du Dr M. est vraiment assez curieuse, quoique cela ne donne pas l’impression qu’il soit allé très loin ; pour ce qu’il dit de Tilak, il s’exagère sûrement le degré que celui-ci avait atteint, bien qu’il ait eu des connaissances très réelles. Cette sorte d’initiation qu’il a reçue de lui paraît bien être quelque chose comme la transmission d’un mantra, avec l’influence spirituelle qui y est spécialement attachée, plutôt qu’une initiation d’un ordre plus étendu et plus complet. – Celui qui l’a préparé à son admission n’est-t-il pas Damodar Vinayak Savarkar ? Tout cela me rappelle de bien vieux souvenirs, d’une trentaine d’années environ…

     Merci pour la reproduction et l’explication de l’icône de l’Archange Michel, qui est véritablement intéressante en effet, et où il y a sûrement bien des détails énigmatiques. Il est étonnant que l’auteur de l’article ne paraisse pas avoir remarqué ces deux têtes dont le caractère “dacique”, comme vous le dites, n’est pas douteux ; il est possible qu’il les ait considérés singulièrement comme faisant partie de l’ornementation de l’armure, mais, même dans ce cas, elles sont assez singulières pour mériter d’être mentionnées ; et, quelle qu’en soit l’interprétation, il est certain qu’elles n’ont pas pu être mises là sans intention… Ce que vous envisagez est assurément très plausible ; le point qui peut sûrement prêter à objection est celui-ci : il peut s’agir d’une représentation de l’origine du Voyvodatto (ce qui s’accorde d’ailleurs aussi avec l’idée qu’il s’agit de la fonction elle-même et non d’un personnage déterminé), sans que cela implique forcément quelque chose qui ait eu encore une existence effective à l’époque où l’icône a été faite. À propos de cette époque, je me demande ce que signifie la date 7156 ; à quelle ère cela peut-il se rattacher ? La couronne à 5 pointes est-elle un insigne habituel des Voyvodes ? Je la vois aussi sur une des autres figures qui accompagnent l’article (sur l’autre il semble n’y avoir que 4 pointes), mais je ne comprends pas si celle-ci représente également un Voyvode… Quant à votre idée au sujet de la “caverne”, elle paraît très juste ; c’est d’ailleurs aussi un “tombeau”, mais celui qui y est enfermé n’est pas mort corporellement. – Maintenant, je remarque encore une autre chose : c’est que les deux bras de l’Archange font, aussi nettement que possible, le signe du “solve-coagula” hermétique ; cela n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le symbolisme des “deux voies” (le “Rebis” lui même n’est pas autre chose qu’une forme androgyne de Janus)…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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Le Caire, 28 Janvier 1940

Cher Monsieur,

     J’ai été très heureux d’avoir de vos nouvelles, car voilà bien longtemps que je n’en avais pas eu, sauf pourtant indirectement par M. Vâlsan.

     Je vais beaucoup mieux maintenant, sans pourtant être encore tout à fait rétabli, car il me reste une fatigue qui semble ne devoir disparaître qu’assez lentement ; cette crise rhumatismale à été vraiment bien longue cette fois… Enfin, depuis à peu près deux mois, j’ai pu tout de même recommencer à travailler et écrire mes articles pour les prochains numéros des “Études Traditionnelles”.

     Nous avons de bonnes nouvelles de Suisse ; M. Meyer est venu dernièrement passer ici une dizaine de jours avec sa femme et sa fille aînée ; nous avons été heureux de cette occasion de le revoir. M. Ceresole est venu avec eux et est resté pour quelque temps encore. – Vous savez sans doute que MM. Paterson et Lings sont ici et y ont tous deux des emplois.

     M. Schuon s’est arrêté ici en allant dans l’Inde, avec MM. Levy et Mac Iver qui y sont encore ; mais lui-même a dû repartir presqu’aussitôt arrivé et rentrer immédiatement en France. Quoiqu’il soit mobilisé, vous pouvez très bien lui écrire ; il n’y a aucun inconvénient à cela, et je sais qu’il est même très content de recevoir des lettres de chacun ; le mieux est de les lui adresser ainsi :
     
Aux bons soins du lieutenant Blétry
Hôpital du Val-de-Grâce
Service de Stomatologie
Paris (Ve)

     Il devait avoir une permission ces temps-ci, et il est sans doute à Paris en ce moment même.

     Pour la surate Ya-Sîn, je pense que vous feriez mieux de lui en parler avant de rien entreprendre, d’autant plus que les circonstances ne sont pas bien favorables en ce moment… (C’est en réalité 41 fois et encore 40.) – M. Lings prépare justement un travail sur cette surate pour les “Études Traditionnelles”.

     Pour ce qui est de l’inscription latine dont vous me parlez, je me demande s’il n’y a pas une inexactitude, car je n’arrive pas à comprendre ce que peut vouloir dire là le mot deciderunt ; il me semble que ce devrait être plutôt quelque chose comme dedicaverunt ou dedicarunt. Je n’ai malheureusement pas le texte latin du passage de l’Apocalypse, auquel cela se rapporte évidemment comme vous l’avez pensé. Quant au mot Majors, je ne sais s’il peut avoir le sens de “supérieurs” ; ce n’est pas impossible, mais, en tout cas, il signifie plus habituellement “anciens” (ce pourrait même être alors une allusion aux 24 vieillards de l’Apocalypse). S’il s’agit d’“anciens” (ou d’ancêtres spirituels comme vous le dites), cela indiquerait plutôt une chose remontant à un passé plus ou moins lointain, et il serait difficile d’en conclure la continuation jusqu’à une époque récente ; mais assurément tout cela n’est pas très clair…

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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