GUENON La triple enceinte druidique


RENE GUENON

La triple enceinte druidique


Article paru dans la revue Le "Voile d'Isis"
(juin 1929)

Repris dans le recueil posthume 
"Symboles fondamentaux de la Science sacrée"
(Chapitre X) 


M. Paul Le Cour a signalé, dans Atlantis, (juillet-août 1928), un curieux symbole tracé sur une pierre druidique découverte vers 1800 à Suèvres (Loir-et-Cher), et qui avait été étudiée précédemment par M. E.-C. Florance, président de la Société d’Histoire naturelle et d’Anthropologie du Loir-et-Cher. Celui-ci pense même que la localité où fut trouvée cette pierre pourrait avoir été le lieu de la réunion annuelle des druides, situé, d’après César, aux confins du pays des Carnutes (1). Son attention fut attirée par le fait que le même signe se rencontre sur un cachet d’oculiste gallo-romain, trouvé vers 1870 à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher) ; et il émit l’idée que ce qu’il représentait pouvait être une triple enceinte sacrée. Ce symbole est en effet formé de trois carrés concentriques, reliés entre eux par quatre lignes à angle droit (fig. 1).

Fig. 1

Au moment même où paraissait l’article d’Atlantis, on signalait à M. Florance le même symbole gravé sur une grosse pierre de soubassement d’un contrefort de l’église de Sainte-Gemme (Loir-et-Cher), pierre qui paraît d’ailleurs avoir une provenance antérieure à la construction de cette église, et qui pourrait même remonter également au druidisme. Il est certain, du reste, que, comme beaucoup d’autres symboles celtiques, et notamment celui de la roue, cette figure est demeurée en usage jusqu’au moyen âge, puisque M. Charbonneau-Lassay l’a relevée parmi les « graffiti » du donjon de Chinon (2), conjointement avec une autre non moins ancienne, formée de huit rayons et circonscrite par un carré (fig. 2), qui se trouve sur le « bétyle » de Kermaria étudié par M. J. Loth (3) et auquel nous avons eu déjà l’occasion de faire allusion ailleurs (4). M. Le Cour indique que le symbole du triple carré se trouve aussi à Rome, dans le cloître de San-Paolo, datant du XIIIe siècle, et que, d’autre part, il était connu dans l’antiquité ailleurs que chez les Celtes, puisque lui-même l’a relevé plusieurs fois à l’Acropole d’Athènes, sur les dalles du Parthénon et sur celles de l’Erechthéion.

Fig. 2

L’interprétation du symbole en question comme figurant une triple enceinte nous paraît fort juste ; et M. Le Cour, à ce propos, établit un rapprochement avec ce que dit Platon, qui, parlant de la métropole des Atlantes, décrit le palais de Poséidon comme édifié au centre de trois enceintes concentriques reliées entre elles par des canaux, ce qui forme en effet une figure analogue à celle dont il s’agit, mais circulaire au lieu d’être carrée.

Maintenant, quelle peut être la signification de ces trois enceintes ? Nous avons tout de suite pensé qu’il devait s’agir de trois degrés d’initiation, de telle sorte que leur ensemble aurait été en quelque sorte la figure de la hiérarchie druidique ; et le fait que cette même figure se retrouve ailleurs que chez les Celtes indiquerait qu’il y avait, dans d’autres formes traditionnelles, des hiérarchies constituées sur le même modèle, ce qui est parfaitement normal. La division de l’initiation en trois grades est d’ailleurs la plus fréquente et, pourrions-nous dire, la plus fondamentale ; toutes les autres ne représentent en somme, par rapport à celle-là, que des subdivisions ou des développements plus ou moins compliqués. Ce qui nous a donné cette idée, c’est que nous avons eu autrefois connaissance de documents qui, dans certains systèmes maçonniques de hauts grades, décrivent précisément ces grades comme autant d’enceintes successives tracées autour d’un point central (5) ; assurément, ces documents sont incomparablement moins anciens que les monuments dont il est ici question, mais on peut néanmoins y trouver un écho de traditions qui leur sont fort antérieures, et en tout cas, ils nous fournissaient en la circonstance un point de départ pour d’intéressants rapprochements.

Il faut bien remarquer que l’explication que nous proposons ainsi n’est nullement incompatible avec certaines autres, comme celle qu’envisage M. Le Cour, et qui rapporterait les trois enceintes aux trois cercles de l’existence reconnus par la tradition celtique ; ces trois cercles, qui se retrouvent sous une autre forme dans le christianisme, sont d’ailleurs la même chose que les « trois mondes » de la tradition hindoue. Dans celle-ci, d’autre part, les cercles célestes sont parfois représentés comme autant d’enceintes concentriques entourant le Mêru, c’est-à-dire la Montagne sacrée qui symbolise le « Pôle » ou l’« Axe du Monde », et c’est là encore une concordance des plus remarquables. Loin de s’exclure, les deux explications s’harmonisent parfaitement, et l’on pourrait même dire qu’elles coïncident en un certain sens, car, s’il s’agit d’initiation réelle, ses degrés correspondent à autant d’états de l’être, et ce sont ces états qui, dans toutes les traditions, sont décrits comme autant de mondes différents, car il doit être bien entendu que la « localisation » n’a qu’un caractère purement symbolique. Nous avons déjà expliqué, à propos de Dante, que les cieux sont proprement des « hiérarchies spirituelles », c’est-à-dire des degrés d’initiation (6) ; et il va de soi qu’ils se rapportent en même temps aux degrés de l’existence universelle, car, comme nous le disions alors (7), en vertu de l’analogie constitutive du Macrocosme et du Microcosme, le processus initiatique reproduit rigoureusement le processus cosmogonique. Nous ajouterons que, d’une façon générale, le propre de toute interprétation vraiment initiatique est de n’être jamais exclusive, mais, au contraire, de comprendre synthétiquement en elle-même toutes les autres interprétations possibles ; c’est d’ailleurs pourquoi le symbolisme, avec ses sens multiples et superposés, est le moyen d’expression normal de tout véritable enseignement initiatique.

Avec cette même explication, le sens des quatre lignes disposées en forme de croix et reliant les trois enceintes devient immédiatement fort clair : ce sont bien des canaux, par lesquels l’enseignement de la doctrine traditionnelle se communique de haut en bas, à partir du grade suprême qui en est le dépositaire, et se répartit hiérarchiquement aux autres degrés. La partie centrale de la figure correspond donc à la « fontaine d’enseignement » dont parlent Dante et les « Fidèles d’Amour (8) », et la disposition cruciale des quatre canaux qui en partent identifie ceux-ci aux quatre fleuves du Pardes.

A ce propos, il convient de noter qu’il y a, entre les deux formes circulaire et carrée de la figure des trois enceintes, une nuance importante à observer : elles se rapportent respectivement au symbolisme du Paradis terrestre et à celui de la Jérusalem céleste, suivant ce que nous avons expliqué dans un de nos ouvrages (9). En effet, il y a toujours analogie et correspondance entre le commencement et la fin d’un cycle quelconque, mais, à la fin, le cercle est remplacé par le carré, et ceci indique la réalisation de ce que les hermétistes désignaient symboliquement comme la « quadrature du cercle » (10) : la sphère, qui représente le développement des possibilités par l’expansion du point primordial et central, se transforme en un cube lorsque ce développement est achevé et que l’équilibre final est atteint pour le cycle considéré (11). Pour appliquer plus spécialement ces considérations à la question qui nous occupe présentement, nous dirons que la forme circulaire doit représenter le point de départ d’une tradition, ce qui est bien le cas en ce qui concerne l’Atlantide (12), et la forme carrée son point d’aboutissement, correspondant à la constitution d’une forme traditionnelle dérivée. Dans le premier cas, le centre de la figure serait alors la source de la doctrine, tandis que, dans le second, il en serait plus proprement le réservoir, l’autorité spirituelle ayant surtout ici un rôle de conservation ; mais, naturellement, le symbolisme de la « fontaine d’enseignement » s’applique à l’un et l’autre cas (13).

Fig. 3

Au point de vue du symbolisme numérique, il faut encore remarquer que l’ensemble des trois carrés forme le duodénaire. Disposés autrement (fig. 3), ces trois carrés, auxquels s’adjoignent encore quatre lignes en croix, constituent la figure suivant laquelle les anciens astrologues inscrivaient le zodiaque (14) ; cette figure était d’ailleurs regardée comme celle de la Jérusalem céleste avec ses douze portes, trois sur chacun des côtés, et il y a là un rapport évident avec la signification que nous venons d’indiquer pour la forme carrée. Sans doute y aurait-il encore bien d’autres rapprochements à envisager, mais nous pensons que ces quelques notes, si incomplètes soient-elles, contribueront déjà à apporter quelque lumière sur la mystérieuse question de la triple enceinte druidique.



Notes

(1) César dit : in finibus Carnutum ; l’interprétation nous semble prêter à quelque doute, car fines ne signifie pas toujours « confins », mais désigne souvent le pays lui-même. D’autre part, il ne semble pas qu’on ait trouvé à Suèvres rien qui rappelle l’Omphalos, qui, dans le Mediolanon ou Medionemeton de la Gaule, devait, suivant l’usage des peuples celtiques, être figuré par un menhir.

(2) Le Cœur rayonnant du donjon de Chinon.

(3) L’« Omphalos » chez les Celtes, dans la Revue des Études anciennes, juillet-août-septembre 1915.

(4) Le Roi du Monde, ch. IX ; L’« Omphalos », symbole du Centre, dans Regnabit, juin 1926. 

(5) M Le Cour note que le point central est marqué sur la plupart des figures qu’il a vues à l’Acropole d’Athènes.

(6) L’Ésotérisme de Dante, ch. II.

(7) Ibid., ch. VI.

(8) Voir notre article dans le Voile d’Isis, février 1929.

(9) Le Roi du Monde, ch. XI ; sur les rapports du Paradis terrestre et de la Jérusalem céleste, voir aussi L’Ésotérisme de Dante, ch. VIII.

(10) Cette quadrature ne peut être obtenue dans le « devenir » ou dans le mouvement même du cycle, puisqu’elle exprime la fixation résultant du « passage à la limite » ; et, tout mouvement cyclique étant proprement indéfini, la limite ne peut être atteinte en parcourant successivement et analytiquement tous les points correspondant à chaque moment du développement de la manifestation.

(11) Il serait facile de faire ici un rapprochement avec le symbole maçonnique de la « pierre cubique », qui se rapporte également à l’idée d’achèvement et de perfection, c’est-à-dire à la réalisation de la plénitude des possibilités impliquées dans un certain état. 

(12) Il faut d’ailleurs bien préciser que la tradition atlantéenne n’est cependant pas la tradition primordiale pour le présent Manvantara, et qu’elle n’est elle-même que secondaire par rapport à la tradition hyperboréenne ; ce n’est que relativement qu’on peut la prendre comme point de départ, en ce qui concerne une certaine période qui n’est qu’une des subdivisions du Manvantara.

(13) L’autre figure que nous avons reproduite plus haut (fig. 2) se présente souvent aussi sous la forme circulaire : c’est alors une des variétés les plus habituelles de la roue, et cette roue à huit rayons est à certains égards un équivalent du lotus à huit pétales, plus particulier aux traditions orientales, de même que la roue à six rayons équivaut au lis qui a six pétales (voir nos articles sur Le Chrisme et le Cœur dans les anciennes marques corporatives [cf. ici chap. L : « Les symboles de l'analogie »] et sur L’idée du Centre dans les traditions antiques, dans Regnabit, novembre 1925 et mai 1926).

(14) Les quatre lignes en croix sont alors placées diagonalement par rapport aux deux carrés extrêmes, et l’espace compris entre ceux-ci se trouve divisé en douze triangles rectangles égaux.


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