HEINDEL Le Parsifal de Wagner




MAX HEINDEL

Cycle de conférences du Christianisme 
de la Rose-Croix

1908


Douzième Conférence 

PARSIFAL, 
LE CÉLÈBRE DRAME MYSTIQUE DE WAGNER 


En regardant autour de nous dans le monde matériel, nous voyons une multitude de formes. Ces formes ont une certaine couleur, et beaucoup d'entre elles émettent un son - on peut même dire toutes, car le son existe jusque dans la nature dite inanimée. Le vent dans les arbres, le murmure des ruisseaux, la houle de l'océan, tous ces sons contribuent à l'harmonie de la nature. 

D'entre ces trois attributs: forme, couleur et son, la forme est le plus stable; elle tend à demeurer indéfiniment dans le statu quo et ne se modifie que très lentement. Les couleurs s'altèrent et certaines changent de nuance selon l'angle d'éclairage, mais le son est le plus insaisissable de tous; il va et vient comme un feu follet que nul ne peut saisir, ni retenir. 

Nous avons aussi trois Arts qui cherchent à exprimer le Bien, la Vérité et la Beauté dans ces trois attributs de l'Ame du Monde: la Sculpture, la Peinture et la Musique. 

Le sculpteur, qui travaille sur la forme, cherche à emprisonner la beauté dans une statue de marbre qui résistera aux ravages du temps durant les millénaires - mais une statue est froide et ne parle qu'aux êtres assez évolués pour pouvoir lui infuser leur propre vie. 

Le peintre, dont l'art s'exprime par la couleur, ne donne pas de forme tangible à ses créations; en effet, matériellement parlant, dans une peinture, la forme n'est qu'une illusion, et pourtant une peinture est, pour la plupart, bien plus réelle que la tangible statue, car la beauté des formes évoquées par un grand peintre est vivante; c'est une beauté que beaucoup peuvent apprécier et goûter. 

Mais dans le cas de la peinture, nous avons le problème du caractère transitoire de la couleur, car le temps ternit bientôt sa fraîcheur et, de toute manière, un tableau ne saurait survivre à une statue. 

Néanmoins, ces deux arts qui s'expriment par la forme et la couleur ont ceci de commun que leurs oeuvres sont créées une fois pour toutes. En cela, ils diffèrent radicalement de l'art du son, car la musique est si éphémère qu'il faut la créer à nouveau chaque fois qu'on désire la goûter, mais en revanche elle a le pouvoir de parler à tous les êtres humains d'une manière qui surpasse de beaucoup les deux autres arts. La musique exalte nos plus grandes joies; elle apaise nos plus profonds chagrins; elle peut calmer la passion qui nous dévore et susciter la bravoure chez le plus grand des poltrons. Elle exerce sur l'humanité l'influence la plus forte que l'on connaisse, et pourtant, considérée d'un point de vue purement matérialiste, elle est superflue, ainsi que l'ont démontré Darwin et Spencer. 

En passant derrière la scène du monde visible, nous réalisons que l'homme est un être composite - esprit, âme et corps - et nous pouvons comprendre pourquoi nous sommes affectés différemment par ces trois arts. 

Pendant que l'homme vit une vie extérieure dans le monde de la forme - en tant que forme au milieu d'autres formes - il vit aussi d'une vie intérieure qui, pour lui, a une importance bien plus grande. 

Dans cette vie intérieure, ses sentiments, ses pensées, ses émotions créent devant sa "vision intérieure" des images, des scènes continuellement changeantes. Plus cette vie intérieure est pleine, moins l'homme a besoin de rechercher la compagnie d'autres personnes, car il est son propre compagnon et le meilleur; il est indépendant des distractions extérieures si vivement recherchées par ceux dont la vie intérieure est improductive, par ceux qui connaissent une foule de gens mais sont pour eux-même des étrangers, effrayés de leur propre compagnie. 

Si nous analysons cette vie intérieure, nous lui trouvons deux aspects: 

1 - la Vie de l'Ame, en rapport avec les sentiments et les émotions, 
2 - l'activité de l'Ego, qui dirige tous nos actes par la pensée. 

Le monde matériel est le terrain d'où sont tirés les matériaux pour le corps physique; il est essentiellement le monde de la forme. De même, il y a un monde de l'âme que les Rosicruciens appellent le Monde du Désir, qui est le fonds d'où provient le subtil vêtement de l'Ego que nous appelons l'âme; et ce monde est essentiellement le monde de la couleur. Mais le Monde de la Pensée, plus subtil encore, est la demeure de l'Esprit humain, l'Ego, et aussi le royaume du son. Donc, des trois arts, la musique a le plus grand pouvoir sur l'homme. Car dans cette vie terrestre, nous sommes exilés de notre demeure céleste, et souvent nous l'avons même oubliée dans nos occupations matérielles. La musique surgit alors comme un doux parfum chargé d'indicibles souvenirs; comme un écho de notre demeure céleste, elle nous rappelle ce pays oublié où tout est joie et paix; et, bien que notre intelligence matérielle puisse rejeter de telles idées, l'Ego reconnaît dans chaque note bénie un message de sa patrie et y trouve sa joie. 

Cette compréhension de la nature de la musique est nécessaire pour apprécier un chef d'oeuvre comme "Parsifal" de Richard Wagner, où la musique et les personnages sont unis mieux que dans toute autre production musicale moderne. 

Le drame de Wagner est tiré de la légende de Parsifal, légende dont l'origine se perd dans le mystère qui recouvre la première enfance de la race humaine. Ce serait une erreur de croire qu'un mythe est une fiction née de l'imagination humaine, et sans fondement réel. Au contraire, le mythe est un écrin qui contient parfois les joyaux les plus précieux de la vérité spirituelle, des perles d'une beauté rare et si éthérée qu'elles ne supportent pas d'être dévoilée à l'intellect matériel. Pour les protéger et leur permettre cependant de travailler à l'élévation spirituelle de l'humanité, les Grands Guides de notre évolution, invisibles mais puissants, donnèrent à l'homme primitif ces vérités spirituelles enchâssées dans le pittoresque symbolisme des mythes; elles peuvent ainsi travailler sur ses sentiments jusqu'au jour où son mental naissant sera suffisamment évolué et spiritualisé pour qu'il puisse à la fois sentir et savoir. C'est le même principe qui nous fait donner à nos enfants des enseignements moraux au moyen de livres d'images et de contes de fées, réservant pour plus tard un enseignement plus direct. 

Wagner fit plus que de copier la légende. Les légendes, elles aussi, s'abîment par la transmission et perdent leur beauté. C'est un trait du génie de Wagner qu'il ne fut jamais lié dans son expression par la mode ou par une croyance: il a toujours accordé à l'art la prérogative et a traité les allégories choisies par lui, librement et sans entrave aucune.

Il écrit dans "Religion et Art": "On peut dire que là où la Religion devient artificielle, il est réservé à l'Art de sauver l'esprit de la Religion en reconnaissant la valeur figurative des symboles mythiques, que la Religion voudrait nous faire croire dans un sens littéral, et en révélant leur vérité profonde et cachée par une présentation idéale.(...) 

Le prêtre s'appuie en toutes choses sur des allégories religieuses qu'il veut faire accepter comme des faits; l'artiste n'a pas cette limitation, puisqu'il donne son oeuvre librement et ouvertement comme sa propre invention. La Religion est tombée dans une vie artificielle lorsqu'elle se vit obligée d'ajouter sans cesse à l'édifice de ses symboles dogmatiques, cachant ainsi la vérité divine sous un amas toujours croissant de choses incroyables, qu'elle nous recommande de croire. Ainsi, elle a toujours cherché l'aide de l'Art qui, à ses côtés, est toujours resté incapable d'une évolution plus haute tant qu'il lui fallut présenter aux adorateurs cette prétendue réalité sous la forme de fétiches et d'idoles. L'art ne peut réaliser sa vraie vocation que s'il conduit, par la présentation idéale de l'allégorie, à la compréhension de son contenu intérieur: la vérité divine ineffable." 

La première scène du drame de Parsifal se situe au château de Montsalvat. C'est un lieu de paix, où toute vie est sacrée; les animaux et les oiseaux sont apprivoisés, car, comme tous les hommes réellement saints, les chevaliers sont inoffensifs et ne tuent ni pour manger ni par plaisir. Ils appliquent la maxime: "vivre et laisser vivre" à toutes les créatures vivantes. 

C'est l'aube, et nous voyons Gurnemanz, le plus âgé des chevaliers du Graal, assis sous un arbre avec deux jeunes écuyers. Ils viennent de s'éveiller, et aperçoivent au loin Kundry qui vient au galop sur un coursier sauvage. Kundry est une créature menant deux existences; dans l'une, elle sert le Graal, voulant ardemment aider les chevaliers du Graal par tous les moyens en son pouvoir; dans l'autre existence, elle est l'esclave involontaire du magicien Klingsor qui l'oblige à tenter et à harceler les chevaliers du Graal qu'elle brûle de servir. Le passage d'une existence à l'autre est le "sommeil" et elle est contrainte de servir celui qui vient l'éveiller. Quand Gurnemanz la trouve elle sert le Graal avec joie; mais lorsque Klingsor par ses maléfices l'appelle, il a droit à ses services, qu'elle le veuille ou non. 

Au premier acte elle est vêtue d'une robe en peaux de serpent qui symbolise la doctrine de la renaissance, car comme le serpent se dépouille, l'une après l'autre, des peaux qu'il sécrète lui-même, l'Ego dans son pèlerinage à travers l'évolution émane de lui-même un corps après l'autre; il abandonne chaque véhicule, comme le serpent quitte sa peau, lorsque ce corps s'est cristallisé au point de devenir inutilisable. Cette idée est aussi associée aux enseignements de la Loi de Conséquence, qui nous donne la moisson de ce que nous avons semé, ce que Gurnemanz explique au jeune écuyer qui lui avoue sa défiance à l'égard de Kundry: 

Peut-être est-elle sous la fatalité 
De quelque vie d'un obscur passé 
Cherchant à se racheter du péché 
Par des actes de service envers nous 
Sans doute est-elle à la recherche du bien, 
S'aidant elle-même, tandis qu'elle nous sert. 

A son entrée en scène Kundry tire de son sein une fiole qu'elle dit avoir rapporté d'Arabie; elle espère qu'elle pourra être un baume pour la blessure d'Amfortas, le roi du Graal, blessure qui lui cause d'indicibles douleurs et qui ne peut guérir. Vient alors à passer le roi malade, couché sur une litière, en route vers le lac voisin où il se baigne chaque jour. Deux cygnes qui en agitent l'eau la transforment en une lotion qui adoucit ses terribles souffrances. Amfortas remercie Kundry, mais déclare qu'il n'y aura pas de soulagement pour lui jusqu'à la venue du libérateur, prophétiquement annoncé par le Graal comme "un fou au coeur pur, illuminé par la pitié". Mais Amfortas pense que la mort viendra avant la délivrance. 

Amfortas est transporté vers le lac, et quatre des jeunes écuyers réunis autour de Gurnemanz lui demandent de leur conter l'histoire du Graal et de la blessure d'Amfortas. Ils s'installent sous l'arbre, et Gurnemanz commence ainsi: 

"Le soir où notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ fit son dernier repas avec ses disciples, il but le vin dans un certain calice dont se servit ensuite Joseph d'Arimathie pour recueillir le sang qui coulait du flanc du Rédempteur. Joseph conserva aussi la lance ensanglantée avec laquelle la blessure avait été faite, et il conserva ces deux reliques à travers mille périls et persécutions. Elles furent enfin recueillies par des anges qui les gardèrent jusqu'au moment où, une nuit, un messager mystique envoyé par Dieu apparu à Titurel, le père d'Amfortas, lui ordonnant de construire un Château pour recevoir et garder en sûreté ces reliques. Le Château de Montsalvat fut construit sur une haute montagne, et les reliques y furent placées sous la garde de Titurel et d'une compagnie de saints et chastes chevaliers qu'il avait réunis autour de lui. Le Château devint un centre d'où de puissantes influences spirituelles rayonnèrent sur le monde extérieur. 

Mais à une certaine distance, dans la vallée, vivait un chevalier qui n'était pas chaste; désireux cependant de devenir un chevalier du Graal, il se mutila pour y parvenir: il se priva ainsi de la possibilité de satisfaire sa passion, mais la passion subsista. Le roi Titurel vit son coeur plein de noirs désirs et lui refusa son admission. Klingsor jura alors que s'il ne pouvait servir le Graal, le Graal devrait le servir. Il construisit un château avec un jardin magique et le peupla de jeunes filles d'une ravissante beauté, émettant un parfum comme les fleurs; elles guettaient les chevaliers du Graal qui devaient passer devant le château de Klingsor en quittant Montsalvat ou pour s'y rendre, les attiraient pour les faire manquer à leur foi et violer leur voeu de chasteté: ils furent ainsi faits prisonniers par Klingsor et bien peu demeurèrent pour défendre le Graal. 

Pendant ce temps Titurel avait confié la garde du Graal à son fils Amfortas; celui-ci, voyant les ravages accomplis par Klingsor, résolut d'aller à sa rencontre et de le combattre. Dans ce but, il emporta la sainte lance. 

"Le rusé Klingsor ne rencontre pas lui-même Amfortas. Il évoque Kundry; de la hideuse créature qui servait le Graal il fait une femme d'une transcendante beauté. 

Sous l'emprise de Klingsor, elle rencontre et tente Amfortas, qui cède et tombe dans ses bras, laissant tomber la sainte lance. Klingsor surgit alors, saisit la Lance et blesse Amfortas désarmé; et, sans les efforts héroïques de Gurnemanz, il aurait emporté Amfortas prisonnier dans son château magique. Toutefois, il a gardé la Sainte Lance, et le Roi est estropié et souffre, car la blessure ne peut guérir". 

Les jeunes écuyers bondissent, enflammés d'ardeur, jurant qu'ils vont vaincre Klingsor et reprendre la Lance. Gurnemanz hoche tristement la tête, disant que la tâche dépasse leurs forces; mais il répète la prophétie que la rédemption sera accomplie par un "fou au coeur pur, illuminé par la pitié". 

On entend alors des cris: "Le cygne, oh! le cygne"; et un cygne vient s'abattre sur la scène, tombant mort aux pieds de Gurnemanz et des écuyers bouleversés à cette vue. D'autres écuyers amènent un robuste adolescent armé d'un arc et de flèches; comme Gurnemanz lui demande tristement: "Pourquoi as-tu tué cette innocente créature?" il répond: "Qu'y a-t-il là de mal?" Gurnemanz lui parle alors du Roi blessé, du rôle du cygne dans le bain apaisant. Parsifal, profondément ému par ce récit, brise son arc. 

Dans toutes les religions, l'esprit vivifiant a été représenté symboliquement par un oiseau. Lors du baptême, pendant que le corps de Jésus était dans l'eau, l'Esprit de Christ descendit sur lui sous la forme d'une colombe. "L'Esprit marche sur l'eau", milieu fluidique, comme les cygnes nagent sur le lac sous les branches de l'Yggdrasil, l'arbre de vie de la Mythologie du Nord, ou sur les eaux du lac dans la légende du Graal. L'oiseau est donc une représentation directe de la plus haute influence spirituelle, et les chevaliers ont raison de pleurer sa perte. La Vérité revêt bien des aspects: il y a au moins pour chaque mythe sept interprétations valables, une pour chaque Monde. 

Du point de vue matériel et littéral, la compassion née chez Parsifal et son geste de briser son arc indiquent un grand pas en avant vers la vie supérieure. Nul ne peut être vraiment miséricordieux ni aider à l'évolution tant qu'il tue pour manger, soit personnellement, soit par personne interposée.Une vie inoffensive est une condition préalable essentielle, absolue, pour accéder à une vie de service à autrui. 

Gurnemanz commence alors à interroger l'adolescent, lui demandant qui il est et comment il vint à Montsalvat. Parsifal se montre de la plus étonnante ignorance. A toutes les questions, il répond.: "Je ne sais pas". Kundry enfin prend la parole et dit: "Je peux vous dire qui il est. Son père était le noble Gamuret, prince parmi les hommes, qui mourut en combattant en Arabie alors que cet enfant était encore dans le sein de sa mère, Herzleide. Dans son dernier souffle, son père expirant le nomma Parsifal, le fou au coeur pur. Craignant qu'en grandissant il n'apprît l'art de la guerre et ne lui fût enlevé, sa mère l'éleva dans une épaisse forêt dans l'ignorance des armes de la guerre. Ici Parsifal approuve: "Oui, et un jour j'ai vu des hommes sur de belles bêtes et j'ai voulu être comme eux; je les ai suivis pendant de longs jours jusqu'à ce que j'arrive ici, et j'ai eu à combattre beaucoup de monstres ressemblant à des hommes". 

Cette histoire donne un excellent tableau de la recherche par l'âme des réalités de la vie. Gamuret et Parsifal sont des phases différentes de la vie de l'âme. Gamuret est l'homme de ce monde, qui un jour épousa Herzleide, ce qui signifie "l'affliction du coeur". Il rencontre la douleur et meurt au monde, comme tous ceux d'entre nous qui entrent dans la vie supérieure. Tant que la barque de la vie flotte sur une mer d'été et que notre existence semble une douce et belle chanson, rien ne nous incite à nous tourner vers la vie supérieure. 

Mais quand les vagues de l'adversité grondent autour de nous, et que chaque lame menace de nous engloutir - nous avons alors épousé "l'affliction du coeur" et sommes devenus des hommes de douleur; et nous sommes prêts à naître comme Parsifal, le fou au coeur pur, l'âme qui a oublié la sagesse du monde et qui cherche la vie supérieure. En effet, tant qu'un homme cherche à amasser de l'argent ou à bien vivre, il est sage selon la sagesse du monde; mais s'il se tourne vers les choses de l'esprit, il devient un fou aux yeux du monde. Il oublie toute sa vie passée et laisse les chagrins derrière lui, comme Parsifal a laissé Herzleide, qui mourut lorsque Parsifal ne revint plus auprès d'elle: ainsi meurt la souffrance lorsqu'elle a donné naissance à l'âme qui aspire au sublime et fuit le monde, qui peut être dans le monde pour y accomplir sa tâche, mais qui n'appartient plus à ce monde. 

Gurnemanz est maintenant pénétré de l'idée que Parsifal doit être le libérateur d'Amfortas, et il l'emmène au Château du Graal. A la question de Parsifal: "Qui est le Graal?" il répond: 

"Nous ne le disons pas; si c'est Lui qui t'appelle,
La vérité, à tes yeux, ne restera point cachée,
Et il me semble bien reconnaître ton visage.
Aucun chemin ne conduit à Son royaume,
Et le rechercher ne fait que l'éloigner,
Lorsque lui-même n'est point le guide."

Wagner ici nous ramène aux temps pré-chrétiens, car avant la venue du Christ l'Initiation n'était pas à la portée de "quiconque veut", mais elle était réservée à certains élus, tels les Lévites et les Brahmanes, qui recevaient des privilèges spéciaux en retour de leur consécration au service du temple. La venue du Christ apporta cependant dans la constitution de l'homme certains changements qui nous ont tous rendus capables d'entrer dans le sentier de l'Initiation: il devait d'ailleurs en être ainsi lorsque les mariages internationaux supprimèrent les castes. 

Au Château du Graal, Amfortas est invité de tous côtés à accomplir le rite sacré du service du Graal, à découvrir le Saint Calice pour que sa vue renouvelle l'ardeur des Chevaliers et les stimule à agir pour le service de l'esprit. Mais le Roi redoute la douleur que cette vue lui fera éprouver: la blessure de son flanc recommence à saigner lorsqu'il contemple le Graal, comme la blessure du remords nous fait souffrir lorsque nous avons péché contre notre idéal. Il cède enfin aux instances de son père et des chevaliers; il accomplit le rite sacré. Mais pendant ce temps il souffre la plus terrible agonie, et Parsifal, debout dans un coin, éproue par sympathie la même douleur sans savoir pourquoi. Et quand Gurnemanz lui demande anxieusement après la cérémonie ce qu'il a vu, il reste muet. Il est alors chassé du château par le vieux chevalier irrité et désappointé. 

Les sentiments et les émotions qui ne sont pas modérés par la connaissance sont des sources importantes de tentation. L'innocence même et la sincérité de l'âme qui aspire à la vie supérieure font souvent d'elle une proie facile pour le péché. Il est nécessaire pour la croissance de l'âme que les tentations soient présentées afin de faire ressortir nos points faibles: si nous succombons, nous souffrons comme Amfortas, mais la douleur développe la conscience et nous donne l'horreur du péché; elle nous rend fort contre la tentation. Tous les enfant sont innocents parce qu'ils n'ont pas été tentés; mais nous ne sommes vertueux qu'après avoir été tentés et être restés purs, ou bien après avoir succombé, et nous être repentis et réformés. C'est pourquoi Parsifal doit être tenté. 

Au second acte, nous voyons Klingosr évoquer Kundry, car il a guetté Parsifal en route vers son château, et il le craint plus que tous ceux qui vinrent avant lui, parce qu'il est un fou. Un homme qui possède la sagesse du monde est facilement pris au piège des filles-fleurs. Mais la simplicité de Parsifal le protège; quand les filles-fleurs s'assemblent autour de lui, il demande innocemment: 

"Etes-vous des fleurs? Vous sentez si bon!" Contre lui les savants artifices de Kundry sont nécessaires; et bien qu'elle se défende, proteste et se révolte, elle est forcée de tenter Parsifal et elle apparaît devant lui sous les traits d'une femme d'une grande beauté, l'appelant par son nom. Ce nom évoque en lui des souvenirs d'enfance, de l'amour de sa mère; et Kundry l'invite à s'asseoir à ses côtés, puis commence, avec subtilité, à jouer sur ses sentiments, lui parlant du tendre amour de Herzleide et de son profond chagrin lors de son départ, un chagrin dont elle est morte. Elle mentionne alors un autre amour qui pourrait servir de compensation, celui de l'homme pour la femme, et termine en imprimant sur ses lèvres un long et ardent baiser. 

Suit un profond et terrible silence, comme si le destin du monde entier était suspendu à ce fervent baiser, puis tandis qu'elle le tient toujours dans ses bras, le visage de Parsifal change graduellement et se contracte de douleur. S'arrachant à cette étreinte comme si ce baiser avait pénétré tout son être d'une douleur poignante, il se lève soudain, tandis que ses traits se creusent plus encore sur sa face livide et que ses deux mains se pressent sur sa poitrine pour comprimer les battements de son coeur et calmer quelque horrible angoisse qui semble avoir envahi son âme. La coupe du Graal lui apparaît, puis Amfortas dans la même affreuse agonie, et il s'écrie enfin: "Amfortas, ô Amfortas!... maintenant je sais!...la blessure de la lance dans ton flanc...elle me brûle le coeur, elle consume mon âme!...ô douleur, ô supplice, angoisse sans nom!...la blessure saigne là, dans mon propre flanc!" 

Et il reprend, avec la même angoisse dans la voix: "Non, ce n'est pas la blessure de la lance dans mon flanc, car c'est le feu dans mon coeur, c'est sa flamme qui met en délire tous mes sens, c'est la terrible folie des tourments d'amour ... Maintenant je sais comment le monde entier est agité, tirailé, convulsé et souvent perdu de honte par les terribles passions du coeur." 

Kundry le tente à nouveau: "Si ce seul baiser t'a donné tant de connaissance, combien plus grande sera-t-elle si tu cèdes à mon amour, ne fût-ce qu'une heure!" 

Mais maintenant Parsifal n'hésite plus; éveillé au sens des réalités, il distingue le bien du mal, et il répond: "L'éternité serait perdue pour nous deux su je cédais à ton amour, même pour une heure...Cependant je te sauverai et te délivrerai de la malédiction de la passion, car l'amour qui brûle en toi n'est que sensuel, mais entre ce sentiment et l'amour vrai de deux coeurs purs, il y a un abîme aussi profond qu'entre le ciel et l'enfer." 

Lorsque Kundry doit finalement s'avouer vaincue, elle entre dans une violente colère et appelle Klingsor à son aide. Il apparaît avec la sainte lance, qu'il jette contre Parsifal, mais comme ce dernier est pur et inoffensif, rien ne peut le blesser. La lance plane inoffensive, au-dessus de sa tête. Parsifal s'en saisit, fait avec elle le signe de la croix, et le château de Klingsor, avec son jardin enchanté, s'effondre en ruines. 

Le troisième acte se passe plusieurs années après, le jour du Vendredi-Saint. Un guerrier, couvert de la poussière d'un long voyage, revêtu d'une cotte de mailles noire, entre dans le domaine du Mont-Salvat, où Gurnemanz vit dans une hutte. Il ôte son heaume, place sa lance contre un rocher voisin et s'agenouille pour prier. Gurnemanz arrive avec Kundry qu'il vient de trouver endormie dans un taillis. Il reconnaît Parsifal et la sainte lance. Transporté de joie, il lui souhaite la bienvenue et lui demande d'où il vient. 

A sa première visite, Parsifal avait répondu "je ne sais pas" à la même question, mais cette fois-ci sa réponse est bien différente: "A force de chercher et de souffrir, je suis arrivé". Sa première venue symbolise l'une des brèves visions entrevues par l'âme à la recherche des réalités de la vie supérieure, alors que la seconde dépeint l'acquisition consciente d'un niveau plus élevé d'activité spirituelle par l'homme qui a subi chagrins et souffrances. 

Parsifal poursuit en disant qu'il a souvent été serré de près par des ennemis et qu'il aurait pu se sauver en employant la lance, mais qu'il s'en est toujours abstenu parce qu'elle est un instrument de guérison et non une arme destinée à blesser. La lance est le symbole du pouvoir spirituel acquis par celui dont le coeur et la vie sont purs mais qui ne doit être employé qu'à des fins désintéressées. L'impureté et la passion causent sa perte, ainsi que l'illustre le cas d'Amfortas. Même si celui qui possède ce pouvoir peut, à l'occasion, l'utiliser pour nourrir cinq mille personnes affamées (Jean 6:1-14), il ne doit pas changer une seule pierre en pain pour apaiser sa propre faim (Matthieu 4:1-3). Même s'il peut s'en servir pour arrêter le sang coulant de l'oreille du soldat qui vient l'appréhender (Luc 22:51), il ne doit pas l'utiliser pour arrêter le sang qui coule de son propre flanc. On a toujours dit de tels êtres: "ils ont sauvé les autres, mais ils n'ont pas pu, ou pas voulu, se sauver eux-mêmes". 

Parsifal et Gurnemanz entrent dans le château du Graal, où Amfortas est instamment prié de célébrer le rite sacré. Il refuse afin d'éviter la souffrance que lui cause la vue du Saint Graal; mettant sa poitrine à nu, il supplie ses sujets de le tuer. A ce moment, Parsifal s'approche du roi et, touchant de sa lance la blessure, la guérit. Toutefois, il détrône Amfortas et assume lui-même la garde du Saint-Graal et de la Lance. 

Seuls ceux qui sont parvenus au désintéressement le plus complet, associé au discernement le plus lucide, sont qualifiés pour la possession du pouvoir spirituel symbolisé par la lance. Amfortas s'en serait servi pour attaquer et blesser un ennemi, alors que Parsifal n'aurait même pas voulu s'en servir pour se défendre. C'est pourquoi il était capable de guérir, alors qu'Amfortas était tombé dans le piège même qu'il avait tendu à Klingsor. 

Au dernier acte, Kundry qui représente la nature inférieure, ne prononce qu'un seul mot: servir. Elle aide Parsifal, l'esprit, à atteindre par son intermédiaire le service parfait. Au premier acte, lors de la visite de Parsifal, elle s'était endormie, car à ce degré, l'esprit ne peut prendre son essor vers les plans supérieurs que lorsque le corps repose dans le sommeil ou dans la mort. 

Mais au dernier acte, Kundry, le corps, entre aussi dans le château, car il s'est consacré au service du Moi supérieur. En effet, lorsque Parsifal, ou l'esprit, a triomphé, il a atteint le niveau de la libération dont il est parlé dans l'Apocalypse (3:12): "Celui qui vaincra, j'en ferai un pilier dans le Temple de mon Dieu, et il n'en sortira plus." Un tel être travaille pour l'humanité dans les Mondes intérieurs; il n'a plus besoin de corps physique, étant au-delà de la Loi de Renaissance, et c'est pourquoi Kundry meurt. 

Dans son beau poème, "Le Nautile cloisonné" Oliver Wendell Holmes a exprimé en vers cette idée de progression constante dans des véhicules de plus en plus parfaits, qui aboutit à la libération finale. Le Nautile construit la spirale de sa coquille en sections séparées par des cloisons; dès qu'il se sent à l'étroit dans sa cavité, il s'en crée une plus grande.

Les années ont marqué le labeur silencieux
Qui étendit son enroulement lustré;
La nouvelle spire développée,
Il quitta la demeure exiguë pour la nouvelle,
Passa sans bruit à travers son arche brillante,
Construisit sa fausse porte,
S'étira dans sa demeure nouvelle, délaissant l'ancienne.
Grâces te soient rendues pour ton céleste message,
Enfant de la mer aventureuse,
Jeté hors de son sein, abandonné!
De tes lèvres mortes jaillit une note plus claire
Que celle que Triton tira jamais de sa conque enroulée!
Pendant qu'elle résonne à mon oreille,
Dans mon être intime, j'entends une voix qui chante:
Mon âme, bâtis-toi de plus fières maisons,
Durant que coulent les saisons;
Laisse au passé sa voûte basse;
Fais un temple plus beau que celui qu'il remplace,
Abrite-toi sous un dôme plus altier
Jusqu'au jour où, enfin libérée
De ton écaille devenue inutile,
Tu quitteras la mer agitée de la Vie!


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