BEDARRIDE Eclaircissons un problème (A propos de la méthode maçonnique)




ECLAIRCISSONS UN PROBLÈME

ou

"A PROPOS DE LA MÉTHODE MAÇONNIQUE"


Armand Bédarride


Article paru dans les n° 178 et 179 de la revue Le Symbolisme (nov-déc 1933)


Ce problème, c'est celui de la position philosophique du trav:. maçonn:. et comme on le voit, il est d'importance capitale : et je pose en principe que beaucoup de nos discussions proviennent de ce que certains de nos FF:. n'en ont pas envisagé les éléments d'une manière suffisamment claire.

Il s'agit de savoir si l'on veut faire de la Maçonnerie, suivant la méthode inhérente à sa tradition et à ses symboles, ou si l'on prétend faire entrer dans ses formes une autre méthode qui ne correspond en rien avec ses éléments générateurs, ni avec son mécanisme interne.

Dans le premier cas, on fera une œuvre logique et rationnelle, puisqu'on emploiera « l'instrument » pour le travail en vue duquel il a été « fabriqué ».

Dans le second cas, – et quelques bonnes raisons que l'on puisse invoquer, – on faussera l'instrument et l'on sabotera la besogne, malgré toute la bonne volonté que l'on apportera ; car si l'on veut faire autre chose que ce que la Maçonnerie a été créée pour faire, il serait plus sage de prendre un autre instrument de travail... sans cela, notre Institution ressemble au fameux Bernard L'Ermite, crustacé logé dans la coquille d'un autre mollusque.

On me demandera ce que j'ai en vue en ce moment...

Ni la croyance en Dieu, ni le symbole du G:. Arch:. de l'Un:. sur lequel je me suis expliqué très nettement en d'autres circonstances ; encore moins la question de savoir si l'esprit et le corps sont deux substances séparées... mais simplement la méthode de culture de la pensée et de la volonté, depuis la « formation de la conscience jusqu'à la régulation de l'activité. Cela se fait-il du dehors au dedans, de l'objectif au subjectif, ou au contraire du « for intérieur » à la compréhension de la nature, de la société par l'esprit de l'homme, du subjectif à l'objectif ?

Les écoles philosophiques qui reposent sur l'empirisme professent que l'homme pensant est formé par le dehors, que son être mental n'est qu'un reflet du monde externe, et que la pensée en elle-même n'a pas de pouvoir propre, d'activité spontanée ; le « moi » pour elles, en dernière analyse, n'existe que par l'individualité physique et se résume à être le résultat accessoire des phénomènes physiques, chimiques, et par voie de conséquences, biologiques, tous régis par un déterminisme rigoureux auquel notre volonté ne peut pas échapper. La direction de la vie pensante et de la vie sociale nous vient du dehors, des faits extérieurs, que nous pouvons seulement enregistrer et coordonner. La philosophie disparaît, absorbée par les sciences « positives », dont on entend appliquer souverainement les procédés, même à la morale individuelle et sociale.

C'est la théorie exclusive de l'école matérialiste ; les disciples de l'école positiviste, après certains flottements, voient néanmoins mieux la distinction existant entre le domaine « mental » et le domaine « physique », mais sur ce terrain elle est quand même paralysée par l'empirisme qui tire toute connaissance et toute vérité des sens. et maintenant, on reprend le même système « empiriste scientiste » sous le nom de « rationalisme », mais en donnant à ce terme non pas le sens large et compréhensif que lui attribue depuis des siècles la philosophie, mais un sens absolument restreint et limité aux raisonnements tirés des sciences positives.

Or, notre Tradition et nos symboles nous montrent d'une manière péremptoire que la doctrine maçon:. procède en sens inverse : son point de départ, dans la culture qu'elle prétend donner à l'homme, et spécialement la culture morale et spirituelle, ne prend pas sa source dans le monde « externe » et « objectif », dont notre pensée ne serait que le reflet et la conséquence, mais au contraire dans le monde « interne » et « subjectif ». Ce qui vient du « dehors » n'est dans notre « Art », dans notre « métier », qu'éléments d'information et moyens de contrôle entre la « réalité » « subjective », et la « réalité » objective, ou matériaux de construction pour le « Chantier » qui est en nous, et dont les travaux sur l'extérieur ne sont qu'un prolongement et une extension de nos travaux à l'intérieur de nous-mêmes.

Nous professons donc par définition que science et morale, la sagesse elle-même, sont filles de notre conscience et constructions de notre raison ; l'image même de l'Univers n'est qu'une « architecture » de notre pensée et notre conduite une architecture de notre volonté, suivant un « plan » ; rien ne peut mieux marquer la prééminence de l'esprit sur les choses, quoi que puissent être l'esprit et les choses comme « substances », et sans qu'il soit. même besoin de nous préoccuper de la nature de leur « entité ». Ce en quoi, d'ailleurs, nous faisons comme les sciences positives, qui parlent de « choses », de « matière », de « force » sans se soucier outre mesure de ce que cela signifie « en soi », c'est-à-dire les formes données par nos organes sensoriels à toutes les vibrations dont nous sommes entourés, et auxquelles notre conscience attribue des « valeurs » à notre mesure par les perceptions qu'elle en tire. Mais dans l'un ou l'autre cas, cela n'a pas d'importance « pratique », et particulièrement pour des « ouvriers tailleurs de pierres et constructeurs » dont l'attribution n'est pas la métaphysique, mais la bâtisse : il leur suffit donc d'admettre qu'il y a des « idées », des « sentiments », des hommes et des choses.

Mais quel est notre point de départ ? Quel est notre procédé de travail ?

L'examen rapide de nos règles essentielles le montre clairement.

Au commencement. de tout, il y a le cabinet de réflexions, c'est-à-dire la conscience, la pensée, le « moi ».

C'est ce « moi » que l'Appr:. va scruter et approfondir pour le connaître, en voir les rouages et le mécanisme, se rendre compte de ses facultés, de ses tendances, de ses dispositions, de ses connaissances, – et aussi de ses ignorances, de ses erreurs, de ses préjugés, de ses défauts, et même de ses vices.

Ce qu'on lui demande tout d'abord, ce n'est pas de regarder le monde, c'est de se regarder lui-même comme dans un miroir pour tâcher d'y voir son propre portrait.

Puis on va lui dire : taille la pierre brute, enlèves-en les aspérités, équarris-la, parce qu'il faut que tu eu fasses une pierre cubique, parfaitement taillée et propre à la construction ; il faut que tu te corriges, que tu t'améliores, que tu harmonises tes facultés, que tu domines tes passions, que tu soumettes ta volonté à un « idéal », que tu deviennes un « homme nouveau », éclairé par la lumière : tu es mort à la vie prof:. avec tout ce que tu étais avant, tu nais à une seconde existence, dont tu vas faire l'apprentissage ; tu vas apprendre le maniement des instruments de travail et tu vas te façonner conformément au modèle fourni par la « géométrie ».

Ou cela ne signifie rien, ou le sens en est formel : d'abord que notre conscience est à la base de tout, et que c'est en elle que se trouve le moteur de notre transformation : et par là est proclamée la puissance spontanée et féconde de notre « moi » pour se perfectionner et se régénérer ; cette tâche implique donc que notre caractère, notre mentalité, notre état spirituel, ne seront pas seulement la résultante des facteurs provenant du monde exérieur ou de notre être physiologique, du milieu, de l'hérédité et du tempérament, mais d'un facteur intime, régulateur et impondérable qui est notre volonté de culture et de moralité ; sans trancher le côté « métaphysique » de la liberté et du déterminisme, le Maçon doit agir comme se sentant libre, et réalisant sa liberté par l'effort vers le mieux dont il fait choix.

Ici, rien d'objectif, rien qui touche aux « choses » sinon pour agir sur elles; et les phénomènes physicochimiques qui peuvent être concourants aux phénomènes psychiques, ne donnent pas la clef des états de conscience, qui sont une manifestation de notre activité vitale dans un autre plan. Comme l'écrit M. Mamelet dans son intéressant ouvrage sur « l'idée positive de la Moralité », « La moralité n'est pas une « chose », mais un progrès de conscience : c'est l'éclosion et l'effort d'une forme dans la matière, de sentiments, de tendances, de croyances et de jugements qui constituent le fond de la vie psychologique et sociale ».

Après, que se passe-t-il pour le Maçon ?

Comme je l'ai montré jadis dans ma Théorie Interprétative des 3 grades, le Maçon arrive au Compagnonnage et c'est alors seulement que les fenêtres de la Loge s'ouvrent, symbole imagé de la nouvelle attitude du Maçon qui ne prend contact avec le monde « extérieur » que quand il a préalablement scruté, organisé, et harmonisé son « moi » pour acquérir la maîtrise de soi-même.

J'entends bien que le Rite Anglais, ou le Rite Ecos:. Rect:. ne donnent pas au 2° grade l'allure encyclopédique que lui a imprimée le Rite Ecos:. Ancien et Acc:. et que nous lui attribuons nous-mêmes ; mais cela importe peu. Le fait de la connaissance du monde extérieur apparaît toujours nettement par l'ouverture des fenêtres et la géométrie.

Mais comme il faut le remarquer, malgré la déformation que nos rituels ont fait subir aux formes et aux explications, justement sous l'influence de l'empirisme qui les fausse, l'Etoile Flamb:. vient très exactement démontrer qu'il ne s'agit pas de la formation du « moi » par les faits extérieurs, mais de l'application de ce « moi » à la compréhension du monde externe, à son « annexion » pourrait-on dire ; et le caractère nettement psychologique de l'opération est lumineusement indiquée par la lettre G, qui est, à ce point de vue, une projection de l'esprit sur les choses.

Mais là encore, quoi que d'une autre manière, l'initiation ne procède pas contrairement aux sciences positives : car malgré le préjugé vulgaire, « la science, comme l'a fait très justement observer M. Léon Brunschvicg, ne va pas des objets à la pensée, elle va de la pensée aux objets, car elle va du « connu » à l'inconnu ». Il est certain que le premier « connu », le premier « donné », c'est notre pensée, c'est notre conscience, c'est-à-dire le sujet connaissant.

Je juge inutile à ma démonstration d'entrer dans des explications concernant le grade de Maître, qui pourrait fournir pourtant de nouvelles lumières à ce sujet.

Mais je dois attirer l'attention sur un fait d'un autre ordre qui corrobore ma thèse : c'est la notion du « plan » architectural, qui vient encore affirmer à sa manière la prépondérance de l'esprit, de la pensée, de l'idée, c'est-à-dire le sceau du point de vue « subjectif », comme source de la connaissance et de l'action.

Tout le monde reconnaît de nos jours la fixité et la régularité des lois de la Nature.

Mais les « empiristes scientistes » répugnent à l'idée d'y voir la manifestation d'une intelligence, même latente, et se manifestant avec une « finalité », en un mot dans un but déterminé. Il leur faut absolument que les phénomènes de la nature soient exclusivement le résultat de forces aveugles. Le fait même des sciences classant les faits d'une manière méthodique, et formulant les relations existant entre eux, l'édifice des grandes lois de l'Univers, et cette constatation capitale qu'on peut les exprimer en formules mathématiques qui ont parfois devancé les découvertes concrètes, tout cela montre deux choses importantes : d'abord que le monde « sensible » quand notre pensée en prend possession, devient un monde « intelligible », et que ce monde intelligible n'est pas une création fantaisiste et arbitraire de notre « moi », mais correspond à une « intelligibilité » objective : sans endosser la théorie de Platon sur les idées, on ne peut pas se refuser à admettre un « monde des idées », qui non seulement exprime les « faits » mais leur donne la seule réalité accessible à notre entendement. L'ensemble des choses n'est pour notre conscience que l'ensemble cohérent et articulé des idées que conçoit notre pensée et que synthétise notre raison.

Architecture, ce qui signifie construction des choses d'après les données de notre pensée qui fait le « Plan » et par conséquent, avec ou sans Dieu « professé », finalité « externe » correspondant à la finalité « interne » conçue. Le Maçon conséquent avec lui-même tiendra pour valable la pensée d'Henri Poincaré : « L'ordre et l'harmonie que nous constatons dans le monde ne saurait être le résultat du hasard ! » L'élan évolutif de la Nature n'est pas le fruit de simples cas fortuits, pas plus que l'élan de culture et de perfectionnement de notre pensée et de notre volonté.

Mais comme l'essence suprême et la cause supérieure de la Nature échappent aussi bien à la mesure de notre travail de métier, que celles de notre vie spirituelle, notre Institution s'est bien gardée d'en donner une définition qui n'aurait jamais pu être adéquate à un « objet » qui nous dépasse : elle s'est contentée sagement de l'envisager avec un respect profond, et de la noter dans notre langage symbolique sous forme d'un processus architectural, d'un « plan » constructif dans l'homme, dans la société et dans la Nature, sans rien préjuger de sa réalité objective et de sa source en dehors de notre conscience, chacun restant libre de s'en faire l'idée qu'il pourra à la lumière de sa propre Etoile Flamb:.

Ce mouvement, dans un certain sens et suivant des règles régulières, est-il « conscient » et « volontaire » dans l'acception humaine de ces termes, la seule dont nous disposions ? Ce serait du pur anthropomorphisme de l'affirmer. Et de ce côté, le théisme même n'aboutit qu'à des métaphores... mais le Maçon – encore une fois comme le « savant » dans ses théories explicatives, – dit : « Faisons « comme si » ce mouvement avait « en soi » la signification adaptée à la bonne marche de notre Chantier... si le travail marche bien en application de ce « système », sans lui attribuer une vérité absolue qui est au-delà de nos forces, nous le tiendrons pour une vérité suffisante au maniement des instr:. de trav:. et à la constr:. du Temple intérieur ou extérieur. »

Il en résulte que, – avec ou sans entité objective, – et ne fût-ce que la plus gigantesque et la plus universelle des « idées-forces » pour parler comme Alfred Fouillée, la « conception » du « Plan » architectural, pris comme loi et dynamisme de la pensée et de l'action, sera la « clef » fournie par notre raison à toutes les « serrures » des êtres et des choses. – « Nous ne connaissons pas tout, fait observer Endres dans son intéressant ouvrage sur le « Secret du Fr:. Mac:., mais nous devons, malgré l'obscurité qui nous entoure, penser comme si nous savions tout, et agir comme si nous y voyions complètement clair ! » Et en effet, c'est une nécessité absolue et pathétique. Les sciences nous apprennent chaque jour quelque chose de nouveau ; saurons-nous un jour « tout » ? C'est peu vraisemblable, puisque chaque connaissance acquise pose des problèmes nouveaux ! Si donc nous attendions de posséder la science universelle pour formuler une règle de conscience et d'action, nous risquerions d'attendre pendant l'éternité en gardant les bras croisés, ce qui ne convient pas à des ouvriers sur le chantier.

C'est une question de « vie ou de mort » qui se pose pour nous sur le terrain « moral », de donner une signification à la destinée et à l'univers pour pouvoir occuper dignement notre place et jouer utilement notre rôle: malgré les lacunes de nos informations, notre intelligence est obligée de donner aux « choses » une interprétation qu'elles ne fournissent pas par elles-mêmes, et là où elles font défaut ou sont inopérantes, de s'appuyer sur le « connu » et de bâtir ensuite d'après les règles de l'Art, pour faire une œuvre qui n'était pas « dans » les matériaux, mais pourtant les emploie pour la beauté de l'édifice, – qui n'est qu'une création de la pensée de l'architecte, de son imagination artistique, si l'on veut, et qui pourtant, une fois conçu, est une réalité aussi « réelle » et certaine dans son genre que les matériaux et une fois construit, constitue péremptoirement une réalité « nouvelle » qu' ajoute quelque chose à celle des matériaux, quelque chose qu'ils ne contenaient pas, que la pensée et la volonté de l'homme y ont ajouté.

Et il en est tellement ainsi qu'à partir de ce moment surgissent des séries de raisonnements, d'idées, de sentiments, d'actions même, qui ne sont basés que sur la forme et l'agencement imposés aux matériaux, sans considération de ce qu'ils étaient auparavant, et pour des motifs qui n'étaient pas primitivement en eux. La pensée et l'activité de l'architecte et des ouvriers sont passées par là, et ont accompli un supplément de création : sur le sol, à pied d'œuvre, il y avait des pierres, du ciment, des poutres, des briques, des tuiles, des feuilles ou des pièces de métal, pas plus ! Maintenant il y a un Temple, une Cathédrale, un Hôtel de Ville, une Maison d'habitation, une Usine, une Ecole, une Gare, une Caserne : autant de bâtiments différents construits avec des matériaux identiques. ou de bâtiments identiques construits avec des matériaux différents...

Qui a fait cette œuvre insigne ? Elle n'était pas dans la Nature, elle n'existait pas dans les « choses »... 

C'est l'homme qui l'a fait sortir du néant et l'a engendrée, par la puissance du » Plan » qu'a servi sa main.

Le processus tout entier de l'initiation se déroule également en vertu de la même puissance de la pensée, mais cette fois tout entière à l'intérieur, dans ce laboratoire intégralement « subjectif » que constitue la personnalité mentale et psychique de l'homme. Ici, point d'action des « choses », point d'influence des faits « positifs » surtout des phénomènes « externes ». C'est une transposition intime des valeurs, une manière nouvelle d'accorder ces instruments délicats qui s'appellent la conscience et la volonté sur un autre octave que l'homme prof:. et dans un autre ton. C'est en un mot un « moi » nouveau que l'on « construit » avec les matériaux de l'ancien après les avoir taillés à cet effet. Le nouvel instrument devant être, d'une « qualité » supérieure à l'ancien, et le « moi » en sortant transfiguré. Encore une fois, sans trancher la question de « substance » et d'entité de notre personnalité mentale, ou cela ne signifie rien, ou cela signifie que la pensée est parvenue à se donner à elle-même un état nouveau qui n'existait pas précédemment, mais qui persiste par la suite, comme une chrysalide qui se transforme en papillon, mais dans le monde impondérable.

Après cette métamorphose spirituelle, l'homme, placé en face de la même « chose » qu'un prof:. ordinaire, ne la verra plus sous les mêmes traits et les mêmes couleurs, n'en recevra plus les mêmes impressions et ne réagira plus de la même manière ; en face d'un fait identique à celui de la veille, il réagira autrement... l'objet n'a pas varié : c'est le sujet qui est devenu autre. Le monde « externe » n'est pour rien dans le changement produit dans l'appréciation et la conduite. Ayant « reçu la lumière » vous quittez la route fréquentée non seulement par les méchants, mais par les sots, non seulementt par les malhonnêtes gens, mais par les gens vulgaires et grossiers : voilà que vous « laissez tomber » un camarade agréable, mais corrompu ; que vous abandonnez un genre de plaisir banal et bête pour un plaisir cultural ou esthétique, que vous rompez avec un préjugé stupide pour obéir à l'esprit de raison et de justice, que vous combattez un abus dont souffre autrui au lieu de rester douillettement dans l'indifférence, que vous repoussez un avantage usurpé sur un de vos semblables, que vous vous acquittez avec cœur d'une besogne ennuyeuse et mal rémunérée parce que c'est votre attribution... Je pourrais citer bien d'autres cas, pour montrer qu'il ne s'agit pas seulement de la morale courante et de l'honnêteté moyenne... pas même de l'égoïsme tel que le comprend la foule, ou de l'honnêteté stricte telle que l'entend le public. C'est que le « vieil homme » est mort, et qu'un « homme nouveau » est né en vous, sans que rien se soit modifié autour de vous.

Changement de perspective, révision des valeurs, équilibre de l'esprit placé plus haut, par une « transmutation » des sentiments, des passions, des mobiles, que l'alchimie « spirituelle » assimile à la « transmutation » des métaux. Il ne faut pas oublier que derrière notre ésotérisme « constructif » se loge un ésotérisme « hermétiste », et que dans notre symbolisme de maçons tailleurs de pierres s'en trouve un autre, celui de « fondeur » qui transforme le « plomb » en « or » avec grand soin et subtile industrie. Façonné, équarri et poli par le ciseau et le maillet avec l'aide des autres instruments de travail, ou volatilisé et ensuite cristallisé à l'état pur par le feu de l'esprit et de la volonté, dans le creuset de notre « for intérieur », c'est taujours une opération « subjective », les faits « objectifs » restant identiques : mais nous les jugeons autrement, et nous en tirons une autre règle de conduite.

J'ai examiné un jour dans la revue L'Acacia, la « morale professionnelle » ; j'ai montré de nombreux exemples ; je n'y reviendrai donc pas : l'homme évolué à la suite de l'initiation ne néglige pas ses besoins normaux, ni ses intérêts légitimes, ni son travail, ni sa famille ; mais, au lieu de raisonner et d'agir comme le vulgaire, qui est dans « les ténèbres » et ramène tout à de petits calculs immédiats et bornés, il va raisonner et agir suivant les « règles de l'art », se comporter en « artiste », et tout calculer pour servir le « Plan » de l'édifice dont il se sait une « pierre » : le but de son effort, c'est la perfection de l'œuvre, et l'avantage, le bénéfice, le « salaire » qu'il en tirera sera seulement la « rémunération » du travail et du talent : l'homme « nouveau » ne place plus au même endroit son plaisir et son intérêt ; il a changé la « cote » de cette Bourse d'un nouveau genre ! Il ne centre plus ses mobiles et ses motifs de la même manière qu'auparavant, ni dans la même attitude qui l'homme « ancien » : telles choses qui séduisent le vulgaire comme un miroir attire les alouettes, sont sans force sur lui ; telles autres choses auxquelles le vulgaire n'a que de l'indifférence sont pour lui pleines d'attraits : c'est qu'il s'est créé à lui-même un autre type d'homme, et qu'il a attribué un autre « sens » à la vie.

Donc, loin de se modeler sur le monde extérieur, et de se faire simplement l'écho des faits en se contentant de les coordonner et d'en tirer des conséquences logiques – empiriques quand même ! – le Maç:. qui « connaît bien l'art » s'applique, – scientifiquement, – à connaître avec exactitude ce qu'on appelle le « réel », mais c'est pour pouvoir le mieux saisir, le mieux appréhender, et lui imposer le sceau de l'idée, du « Plan », pour le pétrir à l'image de son idéal : de même que l'industrie se sert des forces de la Nature pour parvenir à des résultats que la Nature elle-même n'a pas atteints, ou que, laissée à son cours spontané, elle rendrait impossibles, – de même l'Art Royal prend possession des faits sociaux et psychologiques pour les utiliser en vue d'une pratique supérieure et « spirituelle », qu'il appelle la construction du Temple.

Rien de plus différent de l'empirisme, qui se contente de constater des phénomènes, et de noter leurs relations de succession ou de simultanéité.

Honorons donc les sciences positives et reconnaissons la puissance insigne de leur méthode pour les travaux qui sont de son ressort ; payons un juste tribut d'admiration aux grands chercheurs de vérité scientifiques qui, dans leur domaine propre, rendent des services inappréciables à l'Humanité, en la dotant chaque jour de « connaissances » nouvelles.

Mais à côté de ce domaine immense et respectable, dont la mise en valeur est aussi profitable pour nous que pour quiconque, maintenons l'existence et l'autonomie de notre méthode, la fécondité et l'indépendance du domaine de la conscience et de la volonté, qui prolonge le premier en mettant en usage les données positives, mais sans se confondre avec lui, puisqu'il les façonne et les agence d'après les puissances de la conscience, d'après les forces de l'esprit : et aussi bien, on ne le répètera jamais trop : qu'est-ce que la Science, sinon une branche d'activité de la pensée, comme la morale et la philosophie elle-même ? Pourquoi vouloir opposer la fille à la mère ?

En tout cas, la Maçonnerie, par définition et par essence, est réfractaire à cette révolte, et ne peut lui prêter la main sans se détruire elle-même : pour elle, la Science doit être au service de la Sagesse, et cette Sagesse ne siège pas dans le monde « externe » mais en nous-mêmes, dans notre conscience, dans notre pensée, dans notre raison, – universelles clefs sans lesquelles les Sciences positives elles-mêmes n'ouvriraient aucune porte... Que des prof:. pensent autrement, je le constate et je l'admets : mais pour des Maçons c'est l'illogisme suprême et l'inconséquence absolue : leur rationalisme empiriste est limité au monde des faits extérieurs, dont les opérations de notre esprit ne seraient qu'une conséquence et un accessoire ; aussi entendent-ils y appliquer la même méthode. Le rationalisme de notre Tradition a pour pivot le primat de la pensée, la supériorité de l'idée, la royauté de l'esprit, et si les méthodes « matérielles » s'appliquent à juste titre aux Sciences de la « matière », – quoi que puisse être celle-ci même pour la physique contemporaine ! – dans le royaume de l'esprit la méthode de notre « Art » est autre : souverainement ! Elle est de nature « idéaliste » et « spirituelle » : elle va du dedans au dehors.

In principio erat verbum, dit l'Evangile de saint Jean, cher aux loges traditionnelles. Verbum, logos, le verbe, le mot, la pensée. Divine ou humaine? Qu'importe ! Si elle est divine, nous ne la connaissons que par notre conscience ; si elle est humaine, elle est pour nous un Dieu générateur et ordonnateur de toutes choses, pensée active et vivante, qui éclaire tout de sa lumière, et nous donne et la nature, – et nous-mêmes, car sans elle nous ne nous connaîtrions pas...

Ô toi, Soleil, sans qui les choses
Ne seraient que ce qu'elles sont...
Pensée, sublime architecture ! Pensée, source de l'Art Royal !



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