Nicolas MACHIAVEL
LE PRINCE
(1515)
Table des matières
Préface ...................................................................................... 4
CHAPITRE I Combien il y a de sortes de principautés, et par
quels moyens on peut les acquérir ...........................................5
CHAPITRE II Des principautés héréditaires.......................... 6
CHAPITRE III Des principautés mixtes ..................................7
CHAPITRE IV Pourquoi les États de Darius, conquis par
Alexandre, ne se révoltèrent point contre les successeurs du
conquérant après sa mort ...................................................... 17
CHAPITRE V Comment on doit gouverner les États ou
principautés qui, avant la conquête, vivaient sous leurs
propres lois .............................................................................21
CHAPITRE VI Des principautés nouvelles acquises par les
armes et par l'habileté de l'acquéreur .................................. 23
CHAPITRE VII Des principautés nouvelles qu'on acquiert
par les armes d'autrui et par la fortune ................................27
CHAPITRE VIII De ceux qui sont devenus princes par des
scélératesses........................................................................... 35
CHAPITRE IX De la principauté civile ................................. 40
CHAPITRE X Comment, dans toute espèce de principauté,
on doit mesurer ses forces ..................................................... 44
CHAPITRE XI Des principautés ecclésiastiques ...................47
CHAPITRE XII Combien il y a de sortes de milices et de
troupes mercenaires .............................................................. 50
CHAPITRE XIII Des troupes auxiliaires, mixtes et propres.57
CHAPITRE XIV Des fonctions qui appartiennent au prince,
par rapport à la milice .......................................................... 62
– 3 –
CHAPITRE XV Des choses pour lesquelles tous les hommes,
et surtout les princes, sont loués ou blâmés.......................... 65
CHAPITRE XVI De la libéralité et de l'avarice......................67
CHAPITRE XVII De la cruauté et de la clémence, et s'il vaut
mieux être aimé que craint.................................................... 70
CHAPITRE XVIII Comment les princes doivent tenir leur
parole ......................................................................................74
CHAPITRE XIX Qu'il faut éviter d'être méprisé et haï ........ 78
CHAPITRE XX Si les forteresses, et plusieurs autres choses
que font souvent les princes, leur sont utiles ou nuisibles.... 89
CHAPITRE XXI Comment doit se conduire un prince pour
acquérir de la réputation ...................................................... 94
CHAPITRE XXII Des secrétaires des princes....................... 99
CHAPITRE XXIII Comment on doit fuir les flatteurs ......... 101
CHAPITRE XXIV Pourquoi les princes d'Italie ont perdu
leurs États .............................................................................103
CHAPITRE XXV Combien, dans les choses humaines, la
fortune a de pouvoir, et comment on peut y résister ..........105
CHAPITRE XXVI Exhortation à délivrer l'Italie des barbares109
À propos de cette édition électronique ................................. 114
– 4 –
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CHAPITRE I
Combien il y a de sortes de principautés,
et par quels moyens on peut les acquérir
Tous les États, toutes les dominations qui ont tenu et tiennent
encore les hommes sous leur empire, ont été et sont ou des
républiques ou des principautés.
Les principautés sont ou héréditaires ou nouvelles.
Les héréditaires sont celles qui ont été longtemps possédées
par la famille de leur prince.
Les nouvelles, ou le sont tout à fait, comme Milan le fut pour
Francesco Sforza, ou elles sont comme des membres ajoutés aux
États héréditaires du prince qui les a acquises ; et tel a été le
royaume de Naples à l'égard du roi d'Espagne.
D'ailleurs, les États acquis de cette manière étaient
accoutumés ou à vivre sous un prince ou à être libres :
l'acquisition en a été faite avec les armes d'autrui, ou par celles de
l'acquéreur lui-même, ou par la faveur de la fortune, ou par
l'ascendant de la vertu.
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CHAPITRE II
Des principautés héréditaires
Je ne traiterai point ici des républiques, car j'en ai parlé
amplement ailleurs : je ne m'occuperai que des principautés ; et,
reprenant le fil des distinctions que je viens d'établir, j'examinerai
comment, dans ces diverses hypothèses, les princes peuvent se
conduire et se maintenir.
Je dis donc que, pour les États héréditaires et façonnés à
l'obéissance envers la famille du prince, il y a bien moins de
difficultés à les maintenir que les États nouveaux : il suffit au
prince de ne point outrepasser les bornes posées par ses ancêtres,
et de temporiser avec les événements. Aussi, ne fût-il doué que
d'une capacité ordinaire, il saura se maintenir sur le trône, à
moins qu'une force irrésistible et hors de toute prévoyance ne l'en
renverse ; mais alors même qu'il l'aura perdu, le moindre revers
éprouvé par l'usurpateur le lui fera aisément recouvrer. L'Italie
nous en offre un exemple dans le duc de Ferrare ; s'il a résisté, en
1484, aux attaques des Vénitiens, et, en 1510, à celles du pape
Jules II, c'est uniquement parce que sa famille était établie depuis
longtemps dans son duché.
En effet, un prince héréditaire a bien moins de motifs et se
trouve bien moins dans la nécessité de déplaire à ses sujets : il en
est par cela même bien plus aimé ; et, à moins que des vices
extraordinaires ne le fassent haïr, ils doivent naturellement lui
être affectionnés. D'ailleurs dans l'ancienneté et dans la longue
continuation d'une puissance, la mémoire des précédentes
innovations s'efface ; les causes qui les avaient produites
s'évanouissent : il n'y a donc plus de ces sortes de pierres
d'attente qu'une révolution laisse toujours pour en appuyer une
seconde.
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CHAPITRE III
Des principautés mixtes
C'est dans une principauté nouvelle que toutes les difficultés
se rencontrent.
D'abord, si elle n'est pas entièrement nouvelle, mais ajoutée
comme un membre à une autre, en sorte qu'elles forment
ensemble un corps qu'on peut appeler mixte, il y a une première
source de changement dans une difficulté naturelle inhérente à
toutes les principautés nouvelles : c'est que les hommes aiment à
changer de maître dans l'espoir d'améliorer leur sort ; que cette
espérance leur met les armes à la main contre le gouvernement
actuel ; mais qu'ensuite l'expérience leur fait voir qu'ils se sont
trompés et qu'ils n'ont fait qu'empirer leur situation :
conséquence inévitable d'une autre nécessité naturelle où se
trouve ordinairement le nouveau prince d'accabler ses sujets, et
par l'entretien de ses armées, et par une infinité d'autres charges
qu'entraînent à leur suite les nouvelles conquêtes.
La position de ce prince est telle que, d'une part, il a pour
ennemis tous ceux dont il a blessé les intérêts en s'emparant de
cette principauté ; et que, de l'autre, il ne peut conserver l'amitié
et la fidélité de ceux qui lui en ont facilité l'entrée, soit par
l'impuissance où il se trouve de les satisfaire autant qu'ils se
l'étaient promis, soit parce qu'il ne lui convient pas d'employer
contre eux ces remèdes héroïques dont la reconnaissance le force
de s'abstenir ; car, quelque puissance qu'un prince ait par ses
armées, il a toujours besoin, pour entrer dans un pays, d'être aidé
par la faveur des habitants.
Voilà pourquoi Louis XII, roi de France, se rendit maître en
un instant du Milanais, qu'il perdit de même, et que d'abord les
seules forces de Lodovico Sforza suffirent pour le lui arracher. En
effet, les habitants qui lui avaient ouvert les portes, se voyant
trompés dans leur espoir, et frustrés des avantages qu'ils avaient
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attendus, ne purent supporter les dégoûts d'une nouvelle
domination.
Il est bien vrai que lorsqu'on reconquiert des pays qui se sont
ainsi rebellés, on les perd plus difficilement : le conquérant, se
prévalant de cette rébellion, procède avec moins de mesure dans
les moyens d'assurer sa conquête, soit en punissant les coupables,
soit en recherchant les suspects, soit en fortifiant toutes les
parties faibles de ses États.
Voilà pourquoi aussi il suffit, pour enlever une première fois
Milan à la France, d'un duc Lodovico excitant quelques rumeurs
sur les confins de cette province. Il fallut, pour la lui faire perdre
une seconde, que tout le monde se réunit contre elle, que ses
armées fussent entièrement dispersées, et qu'on les chassât de
l'Italie ; ce qui ne put avoir lieu que par les causes que j'ai
développées précédemment : néanmoins, il perdit cette province
et la première et la seconde fois.
Du reste, c'est assez pour la première expulsion d'en avoir
indiqué les causes générales ; mais, quant à la seconde, il est bon
de s'y arrêter un peu plus, et d'examiner les moyens que Louis XII
pouvait employer, et dont tout autre prince pourrait se servir en
pareille circonstance, pour se maintenir un peu mieux dans ses
nouvelles conquêtes que ne fit le roi de France.
Je dis donc que les États conquis pour être réunis à ceux qui
appartiennent depuis longtemps au conquérant, sont ou ne sont
pas dans la même contrée que ces derniers, et qu'ils ont ou n'ont
pas la même langue.
Dans le premier cas, il est facile de les conserver, surtout
lorsqu'ils ne sont point accoutumés à vivre libres : pour les
posséder en sûreté, il suffit d'avoir éteint la race du prince qui
était le maître ; et si, dans tout le reste, on leur laisse leur
ancienne manière d'être, comme les moeurs y sont les mêmes, les
sujets vivent bientôt tranquillement. C'est ainsi que la Bretagne,
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la Bourgogne, la Gascogne et la Normandie, sont restées unies à
la France depuis tant d'années ; et quand même il y aurait
quelques différences dans le langage, comme les habitudes et les
moeurs se ressemblent, ces États réunis pourront aisément
s'accorder. Il faut seulement que celui qui s'en rend possesseur
soit attentif à deux choses, s'il veut les conserver : l'une est,
comme je viens de le dire, d'éteindre la race de l'ancien prince ;
l'autre, de n'altérer ni les lois ni le mode des impositions : de cette
manière, l'ancienne principauté et la nouvelle ne seront, en bien
peu de temps, qu'un seul corps.
Mais, dans le second cas, c'est-à-dire quand les États acquis
sont dans une autre contrée que celui auquel on les réunit, quand
ils n'ont ni la même langue, ni les mêmes moeurs, ni les mêmes
institutions, alors les difficultés sont excessives, et il faut un
grand bonheur et une grande habileté pour les conserver. Un des
moyens les meilleurs et les plus efficaces serait que le vainqueur
vint y fixer sa demeure personnelle : rien n'en rendrait la
possession plus sûre et plus durable. C'est aussi le parti qu'a pris
le Turc à l'égard de la Grèce, que certainement, malgré toutes ses
autres mesures, il n'aurait jamais pu conserver s'il ne s'était
déterminé à venir l'habiter.
Quand il habite le pays, le nouveau prince voit les désordres à
leur naissance, et peut les réprimer sur-le-champ. S'il en est
éloigné, il ne les connaît que lorsqu'ils sont déjà grands, et qu'il ne
lui est plus possible d'y remédier.
D'ailleurs, sa présence empêche ses officiers de dévorer la
province ; et, en tout cas, c'est une satisfaction pour les habitants
d'avoir pour ainsi dire sous la main leur recours au prince luimême.
Ils ont aussi plus de raisons, soit de l'aimer, s'ils veulent
être de bons et fidèles sujets, soit de le craindre, s'ils veulent être
mauvais. Enfin, l'étranger qui voudrait assaillir cet État s'y
hasarde bien moins aisément ; d'autant que le prince y résidant, il
est très difficile de le lui enlever.
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Le meilleur moyen qui se présente ensuite est d'établir des
colonies dans un ou deux endroits qui soient comme les clefs du
pays : sans cela, on est obligé d'y entretenir un grand nombre de
gens d'armes et d'infanterie. L'établissement des colonies est peu
dispendieux pour le prince ; il peut, sans frais ou du moins
presque sans dépense, les envoyer et les entretenir ; il ne blesse
que ceux auxquels il enlève leurs champs et leurs maisons pour
les donner aux nouveaux habitants. Or les hommes ainsi offensés
n'étant qu'une très faible partie de la population, et demeurant
dispersés et pauvres, ne peuvent jamais devenir nuisibles ; tandis
que tous ceux que sa rigueur n'a pas atteints demeurent
tranquilles par cette seule raison ; ils n'osent d'ailleurs se mal
conduire, dans la crainte qu'il ne leur arrive aussi d'être
dépouillés. En un mot, ces colonies, si peu coûteuses, sont plus
fidèles et moins à charge aux sujets ; et, comme je l'ai dit
précédemment, ceux qui en souffrent étant pauvres et dispersés,
sont incapables de nuire. Sur quoi il faut remarquer que les
hommes doivent être ou caressés ou écrasés : ils se vengent des
injures légères ; ils ne le peuvent quand elles sont très grandes ;
d'où il suit que, quand il s'agit d'offenser un homme, il faut le
faire de telle manière qu'on ne puisse redouter sa vengeance.
Mais si, au lieu d'envoyer des colonies, on se détermine à
entretenir des troupes, la dépense qui en résulte s'accroît sans
bornes, et tous les revenus de l'État sont consommés pour le
garder. Aussi l'acquisition devient une véritable perte, qui blesse
d'autant plus que les habitants se trouvent plus lésés ; car ils ont
tous à souffrir, ainsi que l'État, et des logements et des
déplacements des troupes. Or, chacun se trouvant exposé à cette
charge, tous deviennent ennemis du prince, et ennemis capables
de nuire, puisqu'ils demeurent injuriés dans leurs foyers. Une
telle garde est donc de toute manière aussi inutile que celle des
colonies serait profitable.
Mais ce n'est pas tout. Quand l'État conquis se trouve dans
une autre contrée que l'État héréditaire du conquérant, il est
beaucoup d'autres soins que celui-ci ne saurait négliger : il doit se
faire chef et protecteur des princes voisins les moins puissants de
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la contrée, travailler à affaiblir ceux d'entre eux qui sont les Plus
forts, et empêcher que, sous un prétexte quelconque, un étranger
aussi puissant que lui ne s'y introduise ; introduction qui sera
certainement favorisée ; car cet étranger ne peut manquer d'être
appelé par tous ceux que l'ambition ou la crainte rend
mécontents. C'est ainsi, en effet, que les Romains furent
introduits dans la Grèce par les Étoliens, et que l'entrée de tous
les autres pays où ils pénétrèrent leur fut ouverte par les
habitants.
À cet égard, voici quelle est la marche des choses : aussitôt
qu'un étranger puissant est entré dans une contrée, tous les
princes moins puissants qui s'y trouvent s'attachent à lui et
favorisent son entreprise, excités par l'envie qu'ils nourrissent
contre ceux dont la puissance était supérieure à la leur. Il n'a
donc point de peine à gagner ces princes moins puissants, qui
tous se hâtent de ne faire qu'une seule masse avec l'État qu'il
vient de conquérir. Il doit seulement veiller à ce qu'ils ne
prennent trop de force ou trop d'autorité : avec leur aide et ses
propres moyens, il viendra sans peine à bout d'abaisser les plus
puissants, et de se rendre seul arbitre de la contrée. S'il néglige,
en ces circonstances, de se bien conduire, il perdra bientôt le fruit
de sa conquête ; et tant qu'il le gardera, il y éprouvera toute
espèce de difficultés et de dégoûts.
Les Romains, dans les pays dont ils se rendirent les maîtres,
ne négligèrent jamais rien de ce qu'il y avait à faire. Ils y
envoyaient des colonies, ils y protégeaient les plus faibles, sans
toutefois accroître leur puissance ; ils y abaissaient les grands ; ils
ne souffraient pas que des étrangers puissants y acquissent le
moindre crédit. Je n'en veux pour preuve qu'un seul exemple.
Qu'on voie ce qu'ils firent dans la Grèce : ils y soutinrent les
Achéens et les Étoliens ; ils y abaissèrent le royaume de
Macédoine, ils en chassèrent Antiochus ; mais quelques services
qu'ils eussent reçus des Achéens et des Étoliens, ils ne permirent
pas que ces deux peuples accrussent leurs États ; toutes les
sollicitations de Philippe ne purent obtenir d'eux qu'ils fussent
ses amis, sans qu'il y perdît quelque chose, et toute la puissance
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d'Antiochus ne put jamais les faire consentir à ce qu'il possédât le
moindre État dans ces contrées.
Les Romains, en ces circonstances, agirent comme doivent le
faire des princes sages, dont le devoir est de penser non
seulement aux désordres présents, mais encore à ceux qui
peuvent survenir, afin d'y remédier par tous les moyens que peut
leur indiquer la prudence. C'est, en effet, en les prévoyant de loin,
qu'il est bien plus facile d'y porter remède ; au lieu que si on les a
laissés s'élever, il n'en est plus temps, et le mal devient incurable.
Il en est alors comme de l'étisie, dont les médecins disent que,
dans le principe, c'est une maladie facile à guérir, mais difficile à
connaître, et qui, lorsqu'elle a fait des progrès, devient facile à
connaître, mais difficile à guérir. C'est ce qui arrive dans toutes
les affaires d'État : lorsqu'on prévoit le mal de loin, ce qui n'est
donné qu'aux hommes doués d'une grande sagacité, on le guérit
bientôt ; mais lorsque, par défaut de lumière, on n'a su le voir que
lorsqu'il frappe tous les yeux, la cure se trouve impossible. Aussi
les Romains, qui savaient prévoir de loin tous les inconvénients, y
remédièrent toujours à temps, et ne les laissèrent jamais suivre
leur cours pour éviter une guerre : ils savaient bien qu'on ne
l'évite jamais, et que, si on la diffère, c'est à l'avantage de
l'ennemi. C'est ainsi que, quoiqu'ils pussent alors s'en abstenir, ils
voulurent la faire à Philippe et à Antiochus, au sein de la Grèce
même, pour ne pas avoir à la soutenir contre eux en Italie. Ils ne
goûtèrent jamais ces paroles que l'on entend sans cesse sortir de
la bouche des sages de nos jours : Jouis du bénéfice du temps ; ils
préférèrent celui de la valeur et de la prudence ; car le temps
chasse également toute chose devant lui, et il apporte à sa suite le
bien comme le mal, le mal comme le bien.
Mais revenons à la France, et examinons si elle a fait aucune
des choses que je viens d'exposer. Je parlerai seulement du roi
Louis XII, et non de Charles VIII, parce que le premier ayant plus
longtemps gardé ses conquêtes en Italie, on a pu mieux connaître
ses manières de procéder. Or on a dû voir qu'il fit tout le contraire
de ce qu'il faut pour conserver un État tout différent de celui
auquel on a dessein de l'ajouter.
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Le roi Louis XII fut introduit en Italie par l'ambition des
Vénitiens, qui voulaient, par sa venue, acquérir la moitié du
duché de Lombardie. Je ne prétends point blâmer le parti
qu'embrassa le roi : puisqu'il voulait commencer à mettre un pied
en Italie, où il ne possédait aucun ami, et dont la conduite de
Charles VIII lui avait même fermé toutes les portes, il était forcé
d'embrasser les premières amitiés qu'il put trouver ; et le parti
qu'il prit pouvait même être heureux, si d'ailleurs, dans le surplus
de ses expéditions, il n'eût commis aucune autre erreur. Ainsi,
après avoir conquis la Lombardie, il regagna bientôt la réputation
que Charles lui avait fait perdre : Gênes se soumit ; les Florentins
devinrent ses alliés ; le marquis de Mantoue, le duc de Ferrare, les
Bentivogli, la dame de Forli, les seigneurs de Faenza, de Pesaro,
de Rimini, de Camerino, de Piombino, les Lucquois, les Pisans,
les Siennois, tous coururent au-devant de son amitié. Aussi les
Vénitiens durent-ils reconnaître quelle avait été leur imprudence
lorsque, pour acquérir deux villes dans la Lombardie, ils avaient
rendu le roi de France souverain des deux tiers de l'Italie.
Dans de telles circonstances, il eût été sans doute facile à
Louis XII de conserver dans cette contrée tout son ascendant, s'il
eût su mettre en pratique les règles de conduite exposées cidessus
; s'il avait protégé et défendu ces nombreux amis, qui,
faibles et tremblant les uns devant l'Église, les autres devant les
Vénitiens, étaient obligés de lui rester fidèles, et au moyen
desquels il pouvait aisément s'assurer de tous ceux auxquels il
restait encore quelque puissance.
Mais il était à peine arrivé dans Milan, qu'il fit tout le
contraire, en aidant le pape Alexandre VI à s'emparer de la
Romagne. Il ne comprit pas qu'il s'affaiblissait lui-même, en se
privant des amis qui s'étaient jetés dans ses bras, et qu'il
agrandissait l'Église, en ajoutant au pouvoir spirituel, qui lui
donne déjà tant d'autorité, un pouvoir temporel aussi
considérable.
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Cette première erreur en entraîna tant d'autres qu'il fallut que
le roi vînt lui-même en Italie pour mettre une borne à l'ambition
d'Alexandre, et l'empêcher de se rendre maître de la Toscane.
Ce ne fut pas tout. Non content d'avoir ainsi agrandi l'Église,
et de s'être privé de ses amis, Louis, brûlant de posséder le
royaume de Naples, se détermine à le partager avec le roi
d'Espagne : de sorte que, tandis qu'il était seul arbitre de l'Italie, il
y introduisit lui-même un rival auquel purent recourir tous les
ambitieux et tous les mécontents ; et lorsqu'il pouvait laisser sur
le trône un roi qui s'estimait heureux d'être son tributaire, il l'en
renversa pour y placer un prince qui était en état de l'en chasser
lui-même.
Le désir d'acquérir est sans doute une chose ordinaire et
naturelle ; et quiconque s'y livre, quand il en a les moyens, en est
plutôt loué que blâmé : mais en former le dessein sans pouvoir
l'exécuter, c'est encourir le blâme et commettre une erreur. Si
donc la France avait des forces suffisantes pour attaquer le
royaume de Naples, elle devait le faire ; si elle ne les avait pas, elle
ne devait point le partager.
Si le partage de la Lombardie avec les Vénitiens pouvait être
excusé, c'est parce qu'il donna à la France le moyen de mettre le
pied en Italie ; mais celui du royaume de Naples, n'ayant pas été
pareillement déterminé par la nécessité, demeure sans excuse.
Ainsi Louis XII avait fait cinq fautes en Italie : il y avait ruiné les
faibles, il y avait augmenté la puissance d'un puissant, il y avait
introduit un prince étranger très puissant, il n'était point venu y
demeurer, et n'y avait pas envoyé des colonies.
Cependant, tant qu'il vécut, ces cinq fautes auraient pu ne pas
lui devenir funestes, s'il n'en eût commis une sixième, celle de
vouloir dépouiller les Vénitiens de leurs États. En effet, il eût été
bon et nécessaire de les affaiblir, si d'ailleurs il n'avait pas agrandi
l'Église et appelé l'Espagne en Italie ; mais ayant fait l'un et
l'autre, il ne devait jamais consentir à leur ruine, parce que, tant
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qu'ils seraient restés puissants, ils auraient empêché les ennemis
du roi d'attaquer la Lombardie. En effet, d'une part, ils n'y
auraient consenti qu'à condition de devenir les maîtres de ce
pays ; de l'autre, personne n'aurait voulu l'enlever à la France
pour le leur donner ; et enfin il eût paru trop dangereux
d'attaquer les Français et les Vénitiens réunis.
Si l'on me disait que Louis n'avait abandonné la Romagne au
pape Alexandre, et partagé le royaume de Naples avec l'Espagne,
que pour éviter la guerre, je répondrais ce que j'ai déjà dit, qu'il
ne faut jamais, pour un pareil motif, laisser subsister un
désordre ; car on n'évite point la guerre, on ne fait que la retarder
à son propre désavantage.
Si l'on alléguait encore la promesse que le roi avait faite au
pape de conquérir cette province pour lui, afin d'en obtenir la
dissolution de son mariage et le chapeau de cardinal pour
l'archevêque de Rouen (appelé ensuite le cardinal d'Amboise), je
répondrais par ce qui sera dit dans la suite, touchant les
promesses des princes, et la manière dont ils doivent les garder.
Louis XII a donc perdu la Lombardie pour ne s'être conformé
à aucune des règles que suivent tous ceux qui, ayant acquis un
État, veulent le conserver. Il n'y a là aucun miracle ; c'est une
chose toute simple et toute naturelle.
Je me trouvais à Nantes à l'époque où le Valentinois (c'est
ainsi qu'on appelait alors César Borgia, fils du pape Alexandre VI)
se rendait maître de la Romagne ; le cardinal d'Amboise, avec
lequel je m'entretenais de cet événement, m'ayant dit que les
Italiens ne comprenaient rien aux affaires de guerre, je lui
répondis que les Français n'entendaient rien aux affaires d'État,
parce que, s'ils y avaient compris quelque chose, ils n'auraient pas
laissé l'Église s'agrandir à ce point. L'expérience, en effet, a fait
voir que la grandeur de l'Église et celle de l'Espagne en Italie ont
été l'ouvrage de la France, et ensuite la cause de sa ruine dans
cette contrée. De là aussi on peut tirer cette règle générale qui
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trompe rarement, si même elle trompe jamais : c'est que le prince
qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine ; car
cette puissance est produite ou par l'adresse ou par la force : or
l'une et l'autre de ces deux causes rendent quiconque les emploie
suspect à celui pour qui elles sont employées.
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CHAPITRE IV
Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre,
ne se révoltèrent point contre les successeurs
du conquérant après sa mort
Lorsque l'on considère combien il est difficile de conserver un
État nouvellement conquis, on peut s'étonner de ce qui se passa
après la mort d'Alexandre le Grand. Ce prince s'était rendu maître
en peu d'années de toute l'Asie, et mourut presque aussitôt. Il
était probable que l'empire profiterait de son trépas pour se
révolter ; néanmoins ses successeurs s'y maintinrent, et ils
n'éprouvèrent d'autre difficulté que celle qui naquit entre eux de
leur propre ambition.
Je répondrais à cela que toutes les principautés que l'on
connaît, et dont il est resté quelque souvenir, sont gouvernées de
deux manières différentes : ou par un prince et des esclaves, qui
ne l'aident à gouverner, comme ministres, que par une grâce et
une concession qu'il veut bien leur faire ; ou par un prince et des
barons, qui tiennent leur rang non de la faveur du souverain,
mais de l'ancienneté de leur race ; qui ont des États et des sujets
qui leur appartiennent et les reconnaissent pour seigneurs, et qui
ont pour eux une affection naturelle.
Dans les principautés gouvernées par un prince et par des
esclaves, le prince possède une bien plus grande autorité,
puisque, dans toute l'étendue de ses États, lui seul est reconnu
pour supérieur, et que si les sujets obéissent à quelque autre, ils
ne le regardent que comme son ministre ou son officier, pour
lequel ils ne ressentent aucun attachement personnel.
On peut de nos jours citer, comme exemple de l'une et de
l'autre sorte de gouvernement, la Turquie et le royaume de
France.
Toute la Turquie est gouvernée par un seul maître, dont tous
les autres Turcs sont esclaves, et qui, ayant divisé son empire en
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plusieurs sangiacs, y envoie des gouverneurs qu'il révoque et qu'il
change au gré de son caprice.
En France, au contraire, le roi se trouve au milieu d'une foule
de seigneurs de race antique, reconnus pour tels par leurs sujets,
qui en sont aimés, et qui jouissent de prérogatives que le roi ne
pourrait leur enlever sans danger pour lui.
Si l'on réfléchit sur la nature de ces deux formes de
gouvernement, on verra qu'il est difficile de conquérir l'empire
des Turcs ; mais qu'une fois conquis, il est très aisé de le
conserver.
La difficulté de conquérir l'empire turc vient de ce que le
conquérant ne peut jamais être appelé par les grands de cette
monarchie, ni espérer d'être aidé dans son entreprise par la
rébellion de quelques-uns de ceux qui entourent le monarque.
J'en ai déjà indiqué les raisons. Tous, en effet, étant également
ses esclaves, tous lui devant également leur fortune, il est bien
difficile de les corrompre ; et quand même on y parviendrait, il
faudrait en attendre peu d'avantages, parce qu'ils ne peuvent pas
entraîner les peuples dans leur révolte. Celui donc qui voudrait
attaquer les Turcs doit s'attendre à les trouver réunis contre lui,
espérer peu d'être favorisé par des désordres intérieurs, et ne
compter guère que sur ses propres forces.
Mais la conquête une fois faite et le monarque vaincu en
bataille rangée, de manière à ne pouvoir plus refaire ses armées,
on n'a plus à craindre que sa race, qui, une fois éteinte, ne laisse
plus personne à redouter, parce qu'il n'y a plus personne qui
conserve quelque ascendant sur le peuple ; de sorte que si, avant
la victoire, il n'y avait rien à espérer des sujets, de même, après
l'avoir remportée, il n'y a plus rien à appréhender de leur part.
II en est tout autrement des États gouvernés comme la
France. Il peut être facile d'y entrer en gagnant quelques-uns des
grands du royaume ; et il s'en trouve toujours de mécontents, qui
– 19 –
sont avides de nouveautés et de changements, et qui d'ailleurs
peuvent effectivement, par les raisons que j'ai déjà dites, ouvrir
les chemins du royaume et faciliter la victoire ; mais, s'agit-il
ensuite de se maintenir, c'est alors que le conquérant éprouve
toutes sortes de difficultés, et de la part de ceux qui l'ont aidé, et
de la part de ceux qu'il a dû opprimer.
Là, il ne lui suffit pas d'éteindre la race du prince, car il reste
toujours une foule de seigneurs qui se mettront à la tête de
nouveaux mouvements ; et comme il ne lui est possible ni de les
contenter tous ni de les détruire, il perdra sa conquête dès que
l'occasion s'en présentera.
Maintenant si nous considérons la nature du gouvernement
de Darius, nous trouverons qu'il ressemblait à celui de la
Turquie : aussi Alexandre eut-il à combattre contre toutes les
forces de l'empire, et dut-il d'abord défaire le monarque en pleine
campagne ; mais, après sa victoire et la mort de Darius, le
vainqueur, par les motifs que j'ai exposés, demeura tranquille
possesseur de sa conquête. Et si ses successeurs étaient restés
unis, ils en auraient joui également au sein du repos et des
voluptés ; car on ne vit s'élever dans tout l'empire que les troubles
qu'eux-mêmes y excitèrent.
Mais, quant aux États gouvernés comme la France, il s'en faut
bien qu'il soit possible de s'y maintenir avec autant de
tranquillité. Nous en avons la preuve dans les fréquents
soulèvements qui se formèrent contre les Romains, soit dans
l'Espagne, soit dans les Gaules, soit dans la Grèce. Ces rébellions
eurent pour cause les nombreuses principautés qui se trouvaient
dans ces contrées, et dont le seul souvenir, tant qu'il subsista, fut
pour les vainqueurs une source de troubles et d'inquiétudes. Il
fallut que la puissance et la durée de la domination romaine en
eussent éteint la mémoire, pour que les possesseurs fussent enfin
tranquilles.
– 20 –
Il y a même plus. Lorsque, dans la suite, les Romains furent
en guerre les uns contre les autres, chacun des partis put gagner
et avoir pour soi celles de ces anciennes principautés où il avait le
plus d'influence, et qui, après l'extinction de la race de leurs
princes, ne connaissaient plus d'autre domination que celle de
Rome.
Quiconque aura réfléchi sur toutes ces considérations ne
s'étonnera plus sans doute de la facilité avec laquelle Alexandre se
maintint en Asie, et de la peine, au contraire, que d'autres, tels
que Pyrrhus, eurent à conserver leurs conquêtes. Cela ne tint
point à l'habileté plus ou moins grande du conquérant, mais à la
différente nature des États conquis.
– 21 –
CHAPITRE V
Comment on doit gouverner les États ou principautés
qui, avant la conquête, vivaient sous leurs propres lois
Quand les États conquis sont, comme je l'ai dit, accoutumés à
vivre libres sous leurs propres lois, le conquérant peut s'y prendre
de trois manières pour s'y maintenir : la première est de les
détruire ; la seconde, d'aller y résider en personne ; la troisième,
de leur laisser leurs lois, se bornant à exiger un tribut, et à y
établir un gouvernement peu nombreux qui les contiendra dans
l'obéissance et la fidélité : ce qu'un tel gouvernement fera sans
doute ; car, tenant toute son existence du conquérant, il sait qu'il
ne peut la conserver sans son appui et sans sa protection ;
d'ailleurs, un État accoutumé à la liberté est plus aisément
gouverné par ses propres citoyens que par d'autres.
Les Spartiates et les Romains peuvent ici nous servir
d'exemple.
Les Spartiates se maintinrent dans Athènes et dans Thèbes,
en n'y confiant le pouvoir qu'à un petit nombre de personnes ;
néanmoins ils les perdirent par la suite. Les Romains, pour rester
maîtres de Capoue, de Carthage et de Numance, les détruisirent
et ne les perdirent point. Ils voulurent en user dans la Grèce,
comme les Spartiates ils lui rendirent la liberté, et lui laissèrent
ses propres lois mais cela ne leur réussit point. Il fallut, pour
conserver cette contrée, qu'ils y détruisissent un grand nombre de
cités ; ce qui était le seul moyen sûr de posséder. Et, au fait,
quiconque ayant conquis un État accoutumé à vivre libre, ne le
détruit point, doit s'attendre à en être détruit. Dans un tel État, la
rébellion est sans cesse excitée par le nom de la liberté et par le
souvenir des anciennes institutions, que ne peuvent jamais
effacer de sa mémoire ni la longueur du temps ni les bienfaits
d'un nouveau maître. Quelque précaution que l'on prenne,
quelque chose que l'on fasse, si l'on ne dissout point l'État, si l'on
n'en disperse les habitants, on les verra, à la première occasion,
rappeler, invoquer leur liberté, leurs institutions perdues, et
– 22 –
s'efforcer de les ressaisir. C'est ainsi qu'après plus de cent années
d'esclavage Pise brisa le joug des Florentins.
Mais il en est bien autrement pour les pays accoutumés à
vivre sous un prince. Si la race de ce prince est une fois éteinte,
les habitants, déjà façonnés à l'obéissance, ne pouvant s'accorder
dans le choix d'un nouveau maître, et ne sachant point vivre
libres, sont peu empressés de prendre les armes ; en sorte que le
conquérant peut sans difficulté ou les gagner ou s'assurer d'eux.
Dans les républiques, au contraire, il existe un principe de vie
bien plus actif, une haine bien plus profonde, un désir de
vengeance bien plus ardent, qui ne laisse ni ne peut laisser un
moment en repos le souvenir de l'antique liberté : il ne reste alors
au conquérant d'autre parti que de détruire ces États ou de venir
les habiter.
– 23 –
CHAPITRE VI
Des principautés nouvelles acquises par les armes et
par l'habileté de l'acquéreur
Qu'on ne s'étonne point si, en parlant de principautés tout à
fait nouvelles, de princes et d'État, j'allègue de très grands
exemples. Les hommes marchent presque toujours dans des
sentiers déjà battus ; presque toujours ils agissent par imitation ;
mais il ne leur est guère possible de suivre bien exactement les
traces de celui qui les a précédés, ou d'égaler la vertu de celui
qu'ils ont entrepris d'imiter. Ils doivent donc prendre pour guides
et pour modèles les plus grands personnages, afin que, même en
ne s'élevant pas au même degré de grandeur et de gloire, ils
puissent en reproduire au moins le parfum. Ils doivent faire
comme ces archers prudents, qui, jugeant que le but proposé est
au-delà de la portée de leur arc et de leurs forces, visent encore
plus loin, pour que leur flèche arrive au point qu'ils désirent
atteindre.
Je dis d'abord que, pour les principautés tout à fait nouvelles,
le plus ou le moins de difficulté de s'y maintenir dépend du plus
ou du moins d'habileté qui se trouve dans celui qui les a acquises :
aussi peut-on croire que communément la difficulté ne doit pas
être très grande. Il y a lieu de penser que celui qui, de simple
particulier, s'est élevé au rang de prince, est un homme habile ou
bien secondé par la fortune : sur quoi j'ajouterai, que moins il
devra à la fortune, mieux il saura se maintenir. D'ailleurs, un tel
prince n'ayant point d'autres États, est obligé de venir vivre dans
son acquisition : ce qui diminue encore la difficulté.
Mais, quoi qu'il en soit, pour parler d'abord de ceux qui sont
devenus princes par leur propre vertu et non par la fortune, les
plus remarquables sont : Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et
quelques autres semblables.
Que si l'on doit peu raisonner sur Moïse, parce qu'il ne fut
qu'un simple exécuteur des ordres de Dieu, il y a toujours lieu de
– 24 –
l'admirer, ne fût-ce qu'à cause de la grâce qui le rendait digne de
s'entretenir avec la Divinité. Mais en considérant les actions et la
conduite, soit de Cyrus, soit des autres conquérants et fondateurs
de royaumes, on les admirera également tous, et on trouvera une
grande conformité entre eux et Moïse, bien que ce dernier eût été
conduit par un si grand maître.
On verra d'abord que tout ce qu'ils durent à la fortune, ce fut
l'occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent
donner la forme qu'ils jugèrent convenable. Sans cette occasion,
les grandes qualités de leur âme seraient demeurées inutiles ;
mais aussi, sans ces grandes qualités, l'occasion se serait
vainement présentée. Il fallut que Moïse trouvât les Israélites
esclaves et opprimés en Égypte, pour que le désir de sortir de
l'esclavage les déterminât à le suivre. Pour que Romulus devînt le
fondateur et le roi de Rome, il fallut qu'il fût mis hors d'Albe et
exposé aussitôt après sa naissance. Cyrus eut besoin de trouver
les Perses mécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes
amollis et efféminés par les délices d'une longue paix. Enfin
Thésée n'aurait point fait éclater sa valeur, si les Athéniens
n'avaient pas été dispersés. Le bonheur de ces grands hommes
naquit donc des occasions ; mais ce fut par leur habileté qu'ils
surent les connaître et les mettre à profit pour la grande
prospérité et la gloire de leur patrie. Ceux qui, comme eux, et par
les mêmes moyens, deviendront princes, n'acquerront leur
principauté qu'avec beaucoup de difficultés, mais ils la
maintiendront aisément.
En cela, leurs difficultés viendront surtout des nouvelles
institutions, des nouvelles formes qu'ils seront obligés
d'introduire pour fonder leur gouvernement et pour leur sûreté ;
et l'on doit remarquer qu'en effet il n'y a point d'entreprise plus
difficile à conduire, plus incertaine quant au succès, et plus
dangereuse que celle d'introduire de nouvelles institutions. Celui
qui s'y engage a pour ennemis tous ceux qui profitaient des
institutions anciennes, et il ne trouve que de tièdes défenseurs
dans ceux pour qui les nouvelles seraient utiles. Cette tiédeur, au
reste, leur vient de deux causes : la première est la peur qu'ils ont
– 25 –
de leurs adversaires, lesquels ont en leur faveur les lois
existantes ; la seconde est l'incrédulité commune à tous les
hommes, qui ne veulent croire à la bonté des choses nouvelles
que lorsqu'ils en ont été bien convaincus par l'expérience. De là
vient aussi que si ceux qui sont ennemis trouvent l'occasion
d'attaquer, ils le font avec toute la chaleur de l'esprit de parti, et
que les autres se défendent avec froideur, en sorte qu'il y a du
danger à combattre avec eux.
Afin de bien raisonner sur ce sujet, il faut considérer si les
innovateurs sont puissants par eux-mêmes, ou s'ils dépendent
d'autrui, c'est-à-dire si, pour conduire leur entreprise, ils en sont
réduits à prier, ou s'ils ont les moyens de contraindre.
Dans le premier cas, il leur arrive toujours malheur, et ils ne
viennent à bout de rien ; mais dans le second, au contraire, c'està-
dire quand ils ne dépendent que d'eux-mêmes, et qu'ils sont en
état de forcer, ils courent bien rarement le risque de succomber.
C'est pour cela qu'on a vu réussir tous les prophètes armés, et
finir malheureusement ceux qui étaient désarmés. Sur quoi l'on
doit ajouter que les peuples sont naturellement inconstants, et
que, s'il est aisé de leur persuader quelque chose, il est difficile de
les affermir dans cette persuasion : il faut donc que les choses
soient disposées de manière que, lorsqu'ils ne croient plus, on
puisse les faire croire par force.
Certainement Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n'auraient pu
faire longtemps garder leurs institutions, s'ils avaient été
désarmés ; et ils auraient eu le sort qu'a éprouvé de nos jours le
frère Jérôme Savonarola, dont toutes les institutions périrent
aussitôt que le grand nombre eut commencé de ne plus croire en
lui, attendu qu'il n'avait pas le moyen d'affermir dans leur
croyance ceux qui croyaient encore, ni de forcer les mécréants à
croire.
Toutefois, répétons que les grands hommes tels que ceux
dont il s'agit rencontrent d'extrêmes difficultés ; que tous les
– 26 –
dangers sont sur leur route ; que c'est là qu'ils ont à les
surmonter ; et que lorsqu'une fois ils ont traversé ces obstacles,
qu'ils ont commencé à être en vénération, et qu'ils se sont délivrés
de ceux de même rang qui leur portaient envie, ils demeurent
puissants, tranquilles, honorés et heureux.
À ces grands exemples que j'ai cités, j'en veux joindre quelque
autre d'un ordre inférieur, mais qui ne soit point trop
disproportionné ; et j'en choisis un seul qui suffira : c'est celui de
Hiéron de Syracuse. Simple particulier, il devint prince de sa
patrie, sans rien devoir de plus à la fortune que la seule occasion.
En effet, les Syracusains opprimés l'élurent pour leur général, et
ce fut par ses services en cette qualité qu'il mérita d'être encore
élevé au pouvoir suprême. D'ailleurs, dans son premier état de
citoyen, il avait montré tant de vertus, qu'il a été dit de lui que
pour bien régner il ne lui manquait que d'avoir un royaume. Au
surplus, Hiéron détruisit l'ancienne milice et en établit une
nouvelle ; il abandonna les anciennes alliances pour en contracter
d'autres. Ayant alors et des soldats et des alliés entièrement à lui,
il put, sur de pareils fondements, élever l'édifice qu'il voulut ; de
sorte que, s'il n'acquit qu'avec beaucoup de peine, il n'en trouva
point à conserver.
– 27 –
CHAPITRE VII
Des principautés nouvelles qu'on acquiert par les
armes d'autrui et par la fortune
Ceux qui, de simples particuliers, deviennent princes par la
seule faveur de la fortune, le deviennent avec peu de peine ; mais
ils en ont beaucoup à se maintenir. Aucune difficulté ne les arrête
dans leur chemin : ils y volent ; mais elles se montrent lorsqu'ils
sont arrivés.
Tels sont ceux à qui un État est concédé, soit moyennant une
somme d'argent, soit par le bon plaisir du concédant. C'est ainsi
qu'une foule de concessions eurent lieu dans l'Ionie et sur les
bords de l'Hellespont, où Darius établit divers princes, afin qu'ils
gouvernassent ces États pour sa sûreté et pour sa gloire. C'est
encore ainsi que furent créés ceux des empereurs qui, du rang de
simples citoyens, furent élevés à l'empire par la corruption des
soldats. L'existence de tels princes dépend entièrement de deux
choses très incertaines, très variables : de la volonté et de la
fortune de ceux qui les ont créés ; et ils ne savent ni ne peuvent se
maintenir dans leur élévation. Ils ne le savent, parce qu'à moins,
qu'un homme ne soit doué d'un grand esprit et d'une grande
valeur, il est peu probable qu'ayant toujours vécu simple
particulier, il sache commander ; ils ne le peuvent parce qu'ils
n'ont point de forces qui leur soient attachées et fidèles.
De plus, des États subitement formés sont comme toutes les
choses qui, dans l'ordre de la nature, naissent et croissent trop
promptement : ils ne peuvent avoir des racines assez profondes et
des adhérences assez fortes pour que le premier orage ne les
renverse point ; à moins, comme je viens de le dire, que ceux qui
en sont devenus princes n'aient assez d'habileté pour savoir se
préparer sur-le-champ à conserver ce que la fortune a mis dans
leurs mains, et pour fonder, après l'élévation de leur puissance,
les bases qui auraient dû être établies auparavant.
– 28 –
Relativement à ces deux manières de devenir prince, c'est-àdire
par habileté ou par fortune, je veux alléguer deux exemples
qui vivent encore dans la mémoire des hommes de nos jours : ce
sont ceux de Francesco Sforza et de César Borgia.
Francesco Sforza, par une grande valeur et par le seul emploi
des moyens convenables, devint, de simple particulier, duc de
Milan ; et ce qui lui avait coûté tant de travaux à acquérir, il eut
peu de peine à le conserver.
Au contraire César Borgia, vulgairement appelé le duc de
Valentinois, devenu prince par la fortune de son père, perdit sa
principauté aussitôt que cette même fortune ne le soutint plus, et
cela quoiqu'il n'eût rien négligé de tout ce qu'un homme prudent
et habile devait faire pour s'enraciner profondément dans les
États que les armes d'autrui et la fortune lui avaient donnés. Il
n'est pas impossible, en effet, comme je l'ai déjà dit, qu'un
homme extrêmement habile pose, après l'élévation de son
pouvoir, les bases qu'il n'aurait point fondées auparavant ; mais
un tel travail est toujours très pénible pour l'architecte et
dangereux pour l'édifice.
Au surplus, si l'on examine attentivement la marche du duc,
on verra tout ce qu'il avait fait pour consolider sa grandeur
future ; et c'est sur quoi il ne paraît pas inutile de m'arrêter un
peu ; car l'exemple de ses actions présente sans doute les
meilleures leçons qu'on puisse donner à un prince nouveau, et si
toutes ses mesures n'eurent en définitive aucun succès pour lui,
ce ne fut point par sa faute, mais par une contrariété
extraordinaire et sans borne de la fortune.
Alexandre VI, voulant agrandir le duc son fils, y trouva pour
le présent et pour l'avenir beaucoup de difficultés. D'abord, il
voyait qu'il ne pouvait le rendre maître que de quelque État qui
fût du domaine de l'Église ; et il savait que les ducs de Milan et
Venise n'y consentiraient point, d'autant plus que Faenza et
Rimini étaient déjà sous la protection des Vénitiens. Il voyait de
– 29 –
plus toutes les forces de l'Italie, et spécialement celles dont il
aurait pu se servir, dans les mains de ceux qui devaient redouter
le plus l'agrandissement du pape ; de sorte qu'il ne pouvait
compter nullement sur leur fidélité, car elles étaient sous la
dépendance des Orsini, des Colonna, et de leurs partisans. Il ne
lui restait donc d'autre parti à prendre que celui de tout brouiller
et de semer le désordre entre tous les États de l'Italie, afin de
pouvoir en saisir quelques-uns à la faveur des troubles. Cela ne
lui fut point difficile. Les Vénitiens, en effet, s'étant déterminés,
pour d'autres motifs, à rappeler les Français en Italie, non
seulement il ne s'opposa point à ce dessein, mais encore il en
facilita l'exécution par la dissolution du mariage déjà bien ancien
du roi Louis XII avec Jeanne de France. Ce prince vint donc en
Italie avec l'aide des Vénitiens et le consentement du pape ; et à
peine fut-il arrivé à Milan, qu'Alexandre en obtint des troupes
pour une expédition dans la Romagne, qui lui fut aussitôt
abandonnée par l'effet seul de la réputation du roi. Le duc de
Valentinois, ayant ainsi acquis cette province, trouva son dessein
de s'affermir et de faire des progrès ultérieurs contrariés par deux
difficultés : l'une venait de ce que les troupes qu'il avait ne lui
paraissaient pas bien fidèles ; l'autre tenait à la volonté du roi,
c'est-à-dire que, d'un côté, il craignait que les troupes des Orsini,
dont il s'était servi, ne lui manquassent au besoin, et non
seulement ne l'empêchassent de faire de nouvelles acquisitions,
mais ne lui fissent même perdre celles qu'il avait déjà faites ; de
l'autre, il appréhendait que le roi n'en fît tout autant. Quant aux
troupes des Orsini, il avait déjà fait quelque épreuve de leurs
dispositions, lorsque, après la prise de Faenza, étant allé attaquer
Bologne, il les avait vues se conduire très froidement ; et, pour ce
qui est du roi, il avait pu lire le fond de sa pensée, lorsque, ayant
voulu, après s'être emparé du duché d'Urbin, tourner ses armes
contre la Toscane, ce prince l'avait obligé à se désister de son
entreprise.
Dans ces circonstances, le duc forma le dessein de se rendre
indépendant des armes et de la volonté d'autrui. Pour cela, il
commença par affaiblir dans Rome les partis des Orsini et des
Colonna, en gagnant tous ceux de leurs adhérents qui étaient
– 30 –
nobles, les faisant ses gentilshommes, leur donnant, selon leur
qualité, de riches traitements, des honneurs, des commandements
de troupes, des gouvernements de places : aussi arriva-t-il
qu'en peu de mois l'affection de tous les partis se tourna vers le
duc.
Ensuite, lorsqu'il eut dispersé les partisans de la maison
Colonna, il attendit l'occasion de détruire ceux des Orsini ; et
cette occasion s'étant heureusement présentée pour lui, il sut en
profiter plus heureusement encore. En effet, les Orsini, ayant
reconnu un peu tard que l'agrandissement du duc et de l'Église
serait la cause de leur ruine, tinrent une sorte de diète dans un
endroit des États de Pérouse, appelé la Magione ; et de cette
assemblée s'ensuivirent la révolte d'Urbin, les troubles de la
Romagne, et une infinité de dangers que le duc surmonta avec
l'aide des Français. Ayant par là rétabli sa réputation, et ne se
fiant plus ni à la France ni à aucune autre force étrangère, il eut
recours à la ruse, et il sut si bien dissimuler ses sentiments, que
les Orsini se réconcilièrent avec lui par l'entremise du seigneur
Pagolo, dont il s'était assuré par toutes les marques d'amitié
possibles, en lui donnant des habits, de l'argent, des chevaux.
Après cette réconciliation, ils eurent la simplicité d'aller se mettre
entre ses mains à Sinigaglia.
Ces chefs une fois détruits, et leurs partisans gagnés par le
duc, il avait d'autant mieux fondé sa puissance, que, d'ailleurs,
maître de la Romagne et du duché d'Urbin, il s'était attaché les
habitants en leur faisant goûter un commencement de bien-être.
Sur quoi sa conduite pouvant encore servir d'exemple, il n'est pas
inutile de la faire connaître.
La Romagne, acquise par le duc, avait eu précédemment pour
seigneurs des hommes faibles, qui avaient plutôt dépouillé que
gouverné, plutôt divisé que réuni leurs sujets ; de sorte que tout
ce pays était en proie aux vols, aux brigandages, aux violences de
tous les genres. Le duc jugea que, pour y rétablir la paix et
l'obéissance envers le prince, il était nécessaire d'y former un bon
gouvernement : c'est pourquoi il y commit messire Ramiro
– 31 –
d'Orco, homme cruel et expéditif, auquel il donna les plus amples
pouvoirs. Bientôt, en effet, ce gouvernement fit naître l'ordre et la
tranquillité ; et il acquit par là une très grande réputation. Mais
ensuite le duc, pensant qu'une telle autorité n'était plus
nécessaire, et que même elle pourrait devenir odieuse, établit au
centre de la province un tribunal civil, auquel il donna un très
bon président, et où chaque commune avait son avocat. Il fit bien
davantage : sachant que la rigueur d'abord exercée avait excité
quelque haine, et désirant éteindre ce sentiment dans les coeurs,
pour qu'ils lui fussent entièrement dévoués, il voulut faire voir
que si quelques cruautés avaient été commises, elles étaient
venues, non de lui, mais de la méchanceté de son ministre. Dans
cette vue, saisissant l'occasion, il le fit exposer un matin sur la
place publique de Césène, coupé en quartiers, avec un billot et un
coutelas sanglant à côté. Cet horrible spectacle satisfit le
ressentiment des habitants, et les frappa en même temps de
terreur. Mais revenons.
Après s'être donné des forces telles qu'il les voulait, et avoir
détruit en grande partie celles de son voisinage qui pouvaient lui
nuire, le duc, se trouvant très puissant, se croyait presque
entièrement assuré contre les dangers actuels ; et voulant
poursuivre ses conquêtes, il était encore retenu par la
considération de la France : car il savait que le roi, qui enfin
s'était aperçu de son erreur, ne lui permettrait point de telles
entreprises. En conséquence, il commença à rechercher des
amitiés nouvelles et à tergiverser avec les Français, lorsqu'ils
marchaient vers le royaume de Naples contre les Espagnols, qui
faisaient le siège de Gaëte ; il projetait même de les mettre hors
d'état de le contrarier ; et il en serait venu bientôt à bout, si
Alexandre avait vécu plus longtemps.
Telles furent ses mesures par rapport à l'état présent des
choses. Pour l'avenir, il avait d'abord à craindre qu'un nouveau
pape ne fût mal disposé à son égard, et ne cherchât à lui enlever
ce qu'Alexandre, son père, lui avait donné. C'est à quoi aussi il
voulut pourvoir par les quatre moyens suivants : premièrement,
en éteignant complètement les races des seigneurs qu'il avait
– 32 –
dépouillés, et ne laissant point ainsi au pape les occasions que
l'existence de ces races lui aurait fournies ; secondement, en
gagnant les gentilshommes de Rome, afin de tenir par eux le
pontife en respect ; troisièmement, en s'attachant, autant qu'il le
pouvait, le sacré collège ; quatrièmement, en se rendant, avant la
mort du pape qui vivait alors, assez puissant pour se trouver en
état de résister par lui-même à un premier choc. Au moment où
Alexandre mourut, trois de ces choses étaient consommées, et il
regardait la quatrième comme l’étant à peu près. Il avait
effectivement fait périr tous ceux des seigneurs dépouillés qu'il
avait pu atteindre ; et fort peu d'entre eux lui avaient échappé : il
avait gagné les gentilshommes romains ; il s'était fait un très
grand parti dans le sacré collège ; et enfin, quant à
l'accroissement de sa puissance, il projetait de se rendre maître
de la Toscane : ce qui lui semblait facile, puisqu'il l'était déjà de
Pérouse et de Piombino, et qu'il avait pris sous sa protection la
ville de Pise, sur laquelle il allait se jeter, sans être retenu par la
considération de la France, qui ne lui imposait plus ; car déjà les
Français avaient été dépouillés du royaume de Naples par les
Espagnols ; en sorte que tous les partis se trouvaient dans la
nécessité de rechercher l'amitié du duc. Après cela, Lucques et
Sienne devaient aussitôt se soumettre, soit par crainte, soit par
envie contre les Florentins ; et ceux-ci demeuraient alors sans
ressources. S'il avait mis tout ce plan à exécution (et il en serait
venu à bout dans le courant de l'année où le pape mourut), il se
serait trouvé assez de forces et assez de réputation pour se
soutenir par lui-même et ne plus dépendre que de sa propre
puissance et de sa propre valeur. Mais la mort d'Alexandre
survint lorsqu'il n'y avait encore que cinq ans que le duc avait tiré
l'épée ; et, en ce moment, ce dernier se trouva n'avoir que le seul
État de la Romagne bien établi dans tous les autres, son pouvoir
était encore chancelant il était placé entre deux armées ennemies,
et attaqué d'une maladie mortelle.
Cependant, il était doué d'une telle résolution et d'un si grand
courage, il savait si bien l'art de gagner les hommes et de les
détruire, et les bases qu'il avait données à sa puissance étaient si
solides, que s'il n'avait pas eu deux armées sur le dos, ou s'il
– 33 –
n'avait pas été malade, il eût surmonté toutes les difficultés. Et ce
qui prouve bien la solidité des bases qu'il avait posées, c'est que la
Romagne attendit plus d'un mois pour se décider contre lui ; c'est
que, bien qu'à demi mort, il demeura en sûreté dans Rome, et que
les Baglioni, les Vitelli, les Orsini, accourus dans cette ville, ne
purent s'y faire un parti contre lui ; c'est qu'il put, sinon faire
nommer pape qui il voulait, du moins empêcher qu'on ne
nommât qui il ne voulait pas. Si sa santé n'eût point éprouvé
d'atteinte au moment de la mort d'Alexandre, tout lui aurait été
facile. Aussi me disait-il, lors de la nomination de Jules II, qu'il
avait pensé à tout ce qui pouvait arriver si son père venait à
mourir, et qu'il avait trouvé remède à tout ; mais que seulement il
n'avait jamais imaginé qu'en ce moment il se trouverait lui-même
en danger de mort.
En résumant donc toute la conduite du duc, non seulement je
n'y trouve rien à critiquer, mais il me semble qu'on peut la
proposer pour modèle à tous ceux qui sont parvenus au pouvoir
souverain par la faveur de la fortune et par les armes d'autrui.
Doué d'un grand courage et d'une haute ambition, il ne pouvait se
conduire autrement ; et l'exécution de ses desseins ne put être
arrêtée que par la brièveté de la vie de son père Alexandre, et par
sa propre maladie. Quiconque, dans une principauté nouvelle,
jugera qu'il lui est nécessaire de s'assurer contre ses ennemis, de
se faire des amis, de vaincre par force ou par ruse, de se faire
aimer et craindre des peuples, suivre et respecter par les soldats,
de détruire ceux qui peuvent et doivent lui nuire, de remplacer les
anciennes institutions par de nouvelles, d'être à la fois sévère et
gracieux, magnanime et libéral, de former une milice nouvelle et
dissoudre l'ancienne, de ménager l'amitié des rois et des princes,
de telle manière que tous doivent aimer à l'obliger et craindre de
lui faire injure : celui-là, dis-je, ne peut trouver des exemples plus
récents que ceux que présente la vie politique du duc de
Valentinois.
La seule chose qu'on ait à reprendre dans sa conduite, c'est la
nomination de Jules II, qui fut un choix funeste pour lui. Puisqu'il
ne pouvait pas, comme je l'ai dit, faire élire pape qui il voulait,
– 34 –
mais empêcher qu'on n'élût qui il ne voulait pas, il ne devait
jamais consentir qu'on élevât à la papauté quelqu'un des
cardinaux qu'il avait offensés, et qui, devenu souverain pontife,
aurait eu sujet de le craindre ; car le ressentiment et la crainte
sont surtout ce qui rend les hommes ennemis.
Ceux que le duc avait offensés étaient, entre autres, les
cardinaux de Saint-Pierre-ès-liens, Colonna, Saint-Georges et
Ascanio Sforza ; et tous les autres avaient lieu de le craindre,
excepté le cardinal d'Amboise, et les Espagnols : ceux-ci, à cause
de certaines relations et obligations réciproques, et d'Amboise,
parce qu'il avait pour lui la France, ce qui lui donnait un grand
pouvoir. Le duc devait donc de préférence faire nommer un
Espagnol ; et s'il ne le pouvait pas, consentir plutôt à l'élection de
d'Amboise qu'à celle du cardinal de Saint-Pierre-ès-liens. C'est
une erreur d'imaginer que, chez les grands personnages, les
services récents fassent oublier les anciennes injures. Le duc, en
consentant à cette élection de Jules II, fit donc une faute qui fut la
cause de sa ruine totale.
– 35 –
CHAPITRE VIII
De ceux qui sont devenus princes par des scélératesses
On peut encore devenir prince de deux manières qui ne
tiennent entièrement ni à la fortune ni à la valeur, et que par
conséquent il ne faut point passer sous silence ; il en est même
une dont on pourrait parler plus longuement, s'il s'agissait ici de
républiques.
Ces deux manières sont, soit de s'élever au pouvoir souverain
par la scélératesse et les forfaits, ou d'y être porté par la faveur de
ses concitoyens.
Pour faire connaître la première, qu'il n'est pas question
d'examiner ici sous les rapports de la justice et de la morale, je me
bornerai à citer deux exemples, l'un ancien, l'autre moderne ; car
il me semble qu'ils peuvent suffire pour quiconque se trouverait
dans la nécessité de les imiter.
Agathocle, Sicilien, parvint non seulement du rang de simple
particulier, mais de l'état le plus abject, à être roi de Syracuse. Fils
d'un potier, il se montra scélérat dans tous les degrés que
parcourut sa fortune ; mais il joignit à sa scélératesse tant de
force d'âme et de corps, que, s'étant engagé dans la carrière
militaire, il s'éleva de grade en grade jusqu'à la dignité de préteur
de Syracuse. Parvenu à cette élévation, il voulut être prince, et
même posséder par violence, et sans en avoir obligation à
personne, le pouvoir souverain qu'on avait consenti à lui
accorder. Pour atteindre ce but, s'étant concerté avec Amilcar,
général carthaginois qui commandait une armée en Sicile, il
convoqua un matin le peuple et le sénat de Syracuse, comme pour
délibérer sur des affaires qui concernaient la république ; et, à un
signal donné, il fit massacrer par ses soldats tous les sénateurs et
les citoyens les plus riches, après quoi il s'empara de la
principauté, qu'il conserva sans aucune contestation. Dans la
suite, battu deux fois par les Carthaginois, et enfin assiégé par eux
dans Syracuse, non seulement il put la défendre, mais encore,
– 36 –
laissant une partie de ses troupes pour soutenir le siège, il alla
avec l'autre porter la guerre en Afrique ; de sorte qu'en peu de
temps il sut forcer les Carthaginois à lever le siège, et les réduire
aux dernières extrémités : aussi furent-ils contraints à faire la
paix avec lui, à lui abandonner la possession de la Sicile, et à se
contenter pour eux de celle de l'Afrique.
Quiconque réfléchira sur la marche et les actions d'Agathocle
n'y trouvera presque rien, si même il y trouve quelque chose,
qu'on puisse attribuer à la fortune. En effet, comme je viens de le
dire, il s'éleva au pouvoir suprême non par la faveur, mais en
passant par tous les grades militaires, qu'il gagna successivement
à force de travaux et de dangers ; et quand il eut atteint ce
pouvoir, il sut s'y maintenir par les résolutions les plus hardies et
les plus périlleuses.
Véritablement on ne peut pas dire qu'il y ait de la valeur à
massacrer ses concitoyens, à trahir ses amis, à être sans foi, sans
pitié, sans religion : on peut, par de tels moyens, acquérir du
pouvoir, mais non de la gloire. Mais si l'on considère avec quel
courage Agathocle sut se précipiter dans les dangers et en sortir,
avec quelle force d'âme il sut et souffrir et surmonter l'adversité,
on ne voit pas pourquoi il devrait être placé au-dessous des
meilleurs capitaines. On doit reconnaître seulement que sa
cruauté, son inhumanité et ses nombreuses scélératesses, ne
permettent pas de le compter au nombre des grands hommes.
Bornons-nous donc à conclure qu'on ne saurait attribuer à la
fortune ni à la vertu l'élévation qu'il obtint sans l'une et sans
l'autre.
De notre temps, et pendant le règne d'Alexandre VI,
Oliverotto da Fermo, demeuré plusieurs années auparavant
orphelin en bas âge, fut élevé par un oncle maternel nommé Jean
Fogliani, et appliqué, dès sa première jeunesse, au métier des
armes, sous la discipline de Paolo Vitelli, afin que, formé à une
aussi bonne école, il pût parvenir à un haut rang militaire. Après
la mort de Paolo, il continua de servir sous Vitelozzo, frère de son
premier maître. Bientôt, par son talent, sa force corporelle et son
– 37 –
courage intrépide, il devint un des officiers les plus distingués de
l'armée. Mais, comme il lui semblait qu'il y avait de la servilité à
être sous les ordres et à la solde d'autrui, il forma le projet de se
rendre maître de Fermo, tant avec l'aide de quelques citoyens qui
préféraient l'esclavage à la liberté de leur patrie, qu'avec l'appui
de Vitelozzo. Dans ce dessein, il écrivit à Jean Fogliani, qu'éloigné
depuis bien des années de lui et de sa patrie, il voulait aller les
revoir, et en même temps reconnaître un peu son patrimoine ;
que d'ailleurs tous ses travaux n'ayant pour objet que l'honneur,
et désirant que ses concitoyens pussent voir qu'il n'avait pas
employé le temps inutilement, il se proposait d'aller se montrer à
eux avec une certaine pompe, et accompagné de cent hommes de
ses amis et de des domestiques, à cheval ; qu'en conséquence il le
priait de vouloir bien faire en sorte que les habitants de Fermo lui
fissent une réception honorable, d'autant que cela tournerait non
seulement à sa propre gloire, mais encore à celle de lui, son oncle,
dont il était l'élève. Jean Fogliani ne manqua point de faire tout ce
qu'il put pour obliger son neveu. Il le fit recevoir honorablement
par les habitants ; il le logea dans sa maison, où, après quelques
jours employés à faire les préparatifs nécessaires pour l'accomplissement
de ses forfaits, Oliverotto donna un magnifique festin,
auquel il invita et Jean Fogliani et les citoyens les plus distingués
de Fermo. Après tous les services et les divertissements qui ont
lieu dans de pareilles fêtes, il mit adroitement la conversation sur
des sujets graves, parlant de la grandeur du pape Alexandre, de
César, son fils, ainsi que de leurs entreprises. Jean Fogliani et les
autres ayant manifesté leur opinion sur ce sujet, il se leva tout à
coup, en disant que c'était là des objets à traiter dans un lieu plus
retiré ; et il passa dans une autre chambre, où les convives le
suivirent. Mais à peine furent-ils assis, que des soldats, sortant de
divers lieux secrets, les tuèrent tous, ainsi que Jean Fogliani.
Aussitôt après ce meurtre, Oliverotto monta à cheval, parcourut
le pays, et alla assiéger le magistrat suprême dans son palais ; en
sorte que la peur contraignit tout le monde à lui obéir et à former
un gouvernement dont il se fit le prince. Du reste, tous ceux qui,
par mécontentement, auraient pu lui nuire ayant été mis à mort,
il consolida tellement son pouvoir par de nouvelles institutions
civiles et militaires, que, dans le cours de l'année durant laquelle
– 38 –
il le conserva, non seulement il vécut en sûreté chez lui, mais
encore il se rendit formidable à ses voisins ; et il n'eût pas été
moins difficile à vaincre qu'Agathocle, s'il ne se fût pas laissé
tromper par César Borgia, et attirer à Sinigaglia, où, un an après
le parricide qu'il avait commis, il fut pris avec les Orsini et les
Vitelli, comme je l'ai dit ci-dessus, et étranglé, ainsi que Vitelozzo,
son maître de guerre et de scélératesse.
Quelqu'un pourra demander pourquoi Agathocle, ou quelque
autre tyran semblable, put, malgré une infinité de trahisons et de
cruautés, vivre longtemps en sûreté dans sa patrie, se défendre
contre ses ennemis extérieurs, et n'avoir à combattre aucune
conjuration formée par ses concitoyens ; tandis que plusieurs
autres, pour avoir été cruels, n'ont pu se maintenir ni en temps de
guerre, ni en temps de paix. Je crois que la raison de cela est dans
l'emploi bon ou mauvais des cruautés. Les cruautés sont bien
employées (si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce
qui est mal), lorsqu'on les commet toutes à la fois, par le besoin
de pourvoir à sa sûreté, lorsqu'on n'y persiste pas, et qu'on les fait
tourner, autant qu'il est possible, à l'avantage des sujets. Elles
sont mal employées, au contraire, lorsque, peu nombreuses dans
le principe, elles se multiplient avec le temps au lieu de cesser.
Ceux qui en usent bien peuvent, comme Agathocle, avec l'aide
de Dieu et des hommes, remédier aux conséquences ; mais, pour
ceux qui en usent mal, il leur est impossible de se maintenir.
Sur cela, il est à observer que celui qui usurpe un État doit
déterminer et exécuter tout d'un coup toutes les cruautés qu'il
doit commettre, pour qu'il n'ait pas à y revenir tous les jours, et
qu'il puisse, en évitant de les renouveler, rassurer les esprits et les
gagner par des bienfaits. Celui qui, par timidité ou par de mauvais
conseils, se conduit autrement, se trouve dans l'obligation d'avoir
toujours le glaive en main, et il ne peut jamais compter sur ses
sujets, tenus sans cesse dans l'inquiétude par des injures
continuelles et récentes. Les cruautés doivent être commises
toutes à la fois, pour que, leur amertume se faisant moins sentir,
– 39 –
elles irritent moins ; les bienfaits, au contraire, doivent se
succéder lentement, pour qu'ils soient savourés davantage.
Sur toutes choses, le prince doit se conduire envers ses sujets
de telle manière qu'on ne le voie point varier selon les
circonstances bonnes ou mauvaises. S'il attend d'être contraint
par la nécessité à faire le mal ou le bien, il arrivera, ou qu'il ne
sera plus à temps de faire le mal, ou que le bien qu'il fera ne lui
profitera point : car on le croira fait par force, et on ne lui en
saura aucun gré.
– 40 –
CHAPITRE IX
De la principauté civile
Parlons maintenant du particulier devenu prince de sa patrie,
non par la scélératesse ou par quelque violence atroce, mais par la
faveur de ses concitoyens : c'est ce qu'on peut appeler principauté
civile ; à laquelle on parvient, non par la seule habileté, non par la
seule vertu, mais plutôt par une adresse heureuse.
À cet égard, je dis qu'on est élevé à cette sorte de principauté,
ou par la faveur du peuple, ou par celle des grands. Dans tous les
pays, en effet, on trouve deux dispositions d'esprit opposées :
d'une part, le peuple ne veut être ni commandé ni opprimé par les
grands ; de l'autre, les grands désirent commander et opprimer le
peuple ; et ces dispositions contraires produisent un de ces trois
effets : ou la principauté, ou la liberté, ou la licence.
La principauté peut être également l'ouvrage soit des grands,
soit du peuple, selon ce que fait l'occasion. Quand les grands
voient qu'ils ne peuvent résister au peuple, ils recourent au crédit,
à l'ascendant de l'un d'entre eux, et ils le font prince, pour
pouvoir, à l'ombre de son autorité, satisfaire leurs désirs
ambitieux ; et pareillement, quand le peuple ne peut résister aux
grands, il porte toute sa confiance vers un particulier, et il le fait
prince, pour être défendu par sa puissance.
Le prince élevé par les grands a plus de peine à se maintenir
que celui qui a dû son élévation au peuple. Le premier,
effectivement, se trouve entouré d'hommes qui se croient ses
égaux, et qu'en conséquence il ne peut ni commander ni manier à
son gré ; le second, au contraire, se trouve seul à son rang, et il n'a
personne autour de lui, ou presque personne, qui ne soit disposé
à lui obéir. De plus, il n'est guère possible de satisfaire les grands
sans quelque injustice, sans quelque injure pour les autres ; mais
il n'en est pas de même du peuple, dont le but est plus équitable
que celui des grands. Ceux-ci veulent opprimer, et le peuple veut
seulement n'être point opprimé. Il est vrai que si le peuple
– 41 –
devient ennemi, le prince ne peut s'en assurer, parce qu'il s'agit
d'une trop grande multitude ; tandis qu'au contraire la chose lui
est très aisée à l'égard des grands, qui sont toujours en petit
nombre. Mais, au pis aller, tout ce qu'il peut appréhender de la
part du peuple, c'est d'en être abandonné, au lieu qu'il doit
craindre encore que les grands n'agissent contre lui ; car, ayant
plus de prévoyance et d'adresse, ils savent toujours se ménager de
loin des moyens de salut, et ils cherchent à se mettre en faveur
auprès du parti auquel ils comptent que demeurera la victoire.
Observons, au surplus, que le peuple avec lequel le prince doit
vivre est toujours le même, et qu'il ne peut le changer ; mais que,
quant aux grands, le changement est facile ; qu'il peut chaque
jour en faire, en défaire ; qu'il peut, à son gré, ou accroître ou
faire tomber leur crédit : sur quoi il peut être utile de donner ici
quelques éclaircissements.
Je dis donc que, par rapport aux grands, il y a une première et
principale distinction à faire entre ceux dont la conduite fait voir
qu'ils attachent entièrement leur fortune à celle du prince, et ceux
qui agissent différemment.
Les premiers doivent être honorés et chéris, pourvu qu'ils ne
soient point enclins à la rapine : quant aux autres, il faut
distinguer encore. S'il en est qui agissent ainsi par faiblesse et
manque naturel de courage, on peut les employer, surtout si,
d'ailleurs, ils sont hommes de bon conseil, parce que le prince
s'en fait honneur dans les temps prospères, et n'a rien à en
craindre dans l'adversité. Mais pour ceux qui savent bien ce qu'ils
font, et qui sont déterminés par des vues ambitieuses, il est
visible qu'ils pensent à eux plutôt qu'au prince. Il doit donc s'en
défier et les regarder comme s'ils étaient ennemis déclarés ; car,
en cas d'adversité, ils aident infailliblement à sa ruine.
Pour conclure, voici la conséquence de tout ce qui vient d'être
dit. Celui qui devient prince par la faveur du peuple doit travailler
à conserver son amitié, ce qui est facile, puisque le peuple ne
demande rien de plus que de n'être point opprimé. Quant à celui
qui le devient par la faveur des grands, contre la volonté du
– 42 –
peuple, il doit, avant toutes chose, chercher à se l'attacher, et cela
est facile encore, puisqu'il lui suffit de le prendre sous sa
protection. Alors même le peuple lui deviendra plus soumis et
plus dévoué que si la principauté avait été obtenue par sa faveur ;
car, lorsque les hommes reçoivent quelque bien de la part de celui
dont ils n'attendaient que du mal, ils en sont beaucoup plus
reconnaissants. Du reste, le prince a plusieurs moyens de gagner
l'affection du peuple ; mais, comme ces moyens varient suivant
les circonstances, je ne m'y arrêterai point ici : je répéterai
seulement qu'il est d'une absolue nécessité qu'un prince possède
l'amitié de son peuple, et que, s'il ne l'a pas, toute ressource lui
manque dans l'adversité.
Nabis, prince de Sparte, étant assiégé par toute la Grèce et
par une armée romaine qui avait déjà remporté plusieurs
victoires, pour résister et défendre sa patrie et son pouvoir contre
de telles forces, n'eut à s'assurer, dans un si grand danger, que
d'un bien petit nombre de personnes ; ce qui, sans doute, eût été
loin de lui suffire, s'il avait eu contre lui l'inimitié du peuple.
Qu'on ne m'objecte point le commun proverbe : Qui se fonde
sur le peuple se fonde sur la boue. Cela est vrai pour un
particulier qui compterait sur une telle base, et qui se
persuaderait que, s'il était opprimé par ses ennemis ou par les
magistrats, le peuple embrasserait sa défense ; son espoir serait
souvent déçu, comme le fut celui des Gracques à Rome, et, de
messire Giorgio Scali à Florence. Mais, s'il s'agit d'un prince qui
ait le droit de commander, qui soit homme de coeur, qui ne se
décourage point dans l'adversité ; qui, d'ailleurs, n'ait point
manqué de prendre les autres mesures convenables, et qui sache,
par sa fermeté, dominer ses sujets, celui-là ne se trouvera point
déçu, et il verra qu'en comptant sur le peuple, il s'était fondé sur
une base très solide.
Les princes dont il est question ne sont véritablement en
danger que lorsque, d'un pouvoir civil, ils veulent faire un pouvoir
absolu, soit qu'ils l'exercent par eux-mêmes, soit qu'ils l'exercent
par l'organe des magistrats. Mais, dans ce dernier cas, ils se
– 43 –
trouvent plus faibles et en plus grand péril, parce qu'ils
dépendent de la volonté des citoyens à qui les magistratures sont
confiées, et qui, surtout dans les temps d'adversité, peuvent très
aisément détruire l'autorité du prince, soit en agissant contre lui,
soit seulement en ne lui obéissant point. En vain ce prince
voudrait-il alors reprendre pour lui seul l'exercice de son pouvoir,
il ne serait plus temps, parce que les citoyens et les sujets,
accoutumés à recevoir les ordres de la bouche des magistrats, ne
seraient pas disposés, dans des moments critiques, à obéir à ceux
qu'il donnerait lui-même. Aussi, dans ces temps incertains, aurat-
il toujours beaucoup de peine à trouver des amis auxquels il
puisse se confier.
Un tel prince, en effet, ne doit point se régler sur ce qui se
passe dans les temps où règne la tranquillité, et lorsque les
citoyens ont besoin de son autorité : alors tout le monde
s'empresse, tout le monde se précipite et jure de mourir pour lui,
tant que la mort ne se fait voir que dans l'éloignement ; mais dans
le moment de l'adversité, et lorsqu'il a besoin de tous les citoyens,
il n'en trouve que bien peu qui soient disposés à le défendre : c'est
ce que lui montrerait l'expérience ; mais cette expérience est
d'autant plus dangereuse à tenter qu'elle ne peut être faite qu'une
fois. Le prince doit donc, s'il est doué de quelque sagesse,
imaginer et établir un système de gouvernement tel, qu'en
quelque temps que ce soit, et malgré toutes les circonstances, les
citoyens aient besoin de lui : alors il sera toujours certain de les
trouver fidèles.
– 44 –
CHAPITRE X
Comment, dans toute espèce de principauté, on doit
mesurer ses forces
En parlant des diverses sortes de principautés, il y a encore
une autre chose à considérer : c'est de savoir si le prince a un État
assez puissant pour pouvoir, au besoin, se défendre par luimême,
ou s'il se trouve toujours dans la nécessité d'être défendu
par un autre.
Pour rendre ma pensée plus claire, je regarde comme étant
capables de se défendre par eux-mêmes les princes qui ont assez
d'hommes et assez d'argent à leur disposition pour former une
armée complète et livrer bataille à quiconque viendrait les
attaquer ; et au contraire, je regarde comme ayant toujours
besoin du secours d'autrui ceux qui n'ont point les moyens de se
mettre en campagne contre l'ennemi, et qui sont obligés de se
réfugier dans l'enceinte de leurs murailles et de s'y défendre.
J'ai déjà parlé des premiers, et dans la suite je dirai encore
quelques mots de ce qui doit leur arriver.
Quant aux autres, tout ce que je puis avoir à leur dire, c'est de
les exhorter à bien munir, à bien fortifier la ville où s'est établi le
siège de leur puissance, et à ne faire aucun compte du reste du
pays. Toutes les fois que le prince aura pourvu d'une manière
vigoureuse à la défense de sa capitale, et aura su gagner, par les
autres actes de son gouvernement, l'affection de ses sujets, ainsi
que je l'ai dit et que je le dirai encore, on ne l'attaquera qu'avec
une grande circonspection ; car les hommes, en général, n'aiment
point les entreprises qui présentent de grandes difficultés ; et il y
en a sans doute beaucoup à attaquer un prince dont la ville est
dans un état de défense respectable, et qui n'est point haï de ses
sujets.
Les villes d'Allemagne jouissent d'une liberté très étendue,
quoiqu'elles ne possèdent qu'un territoire très borné ; cependant
– 45 –
elles n'obéissent à l'empereur qu'autant qu'il leur plaît, et ne
craignent ni sa puissance ni celle d'aucun des autres États qui les
entourent : c'est qu'elles sont fortifiées de manière que le siège
qu'il faudrait en entreprendre serait une opération difficile et
dangereuse ; c'est qu'elles sont toutes entourées de fossés et de
bonnes murailles, et qu'elles ont une artillerie suffisante ; c'est
qu'elles renferment toujours, dans les magasins publics, des
provisions d'aliments, de boissons, de combustibles, pour une
année ; elles ont même encore, pour faire subsister les gens du
menu peuple, sans perte pour le public, des matières en assez
grande quantité pour leur fournir du travail pendant toute une
année dans le genre d'industrie et de métier dont ils s'occupent
ordinairement, et qui fait la richesse et la vie du pays ; de plus,
elles maintiennent les exercices militaires en honneur, et elles ont
sur cet article un grand nombre de règlements.
Ainsi donc, un prince dont la ville est bien fortifiée, et qui ne
se fait point haïr de ses sujets, ne doit pas craindre d'être
attaqué ; et s'il l'était jamais, l'assaillant s'en retournerait avec
honte : car les choses de ce monde sont variables ; et il n'est guère
possible qu'un ennemi demeure campé toute une année avec ses
troupes autour d'une place.
Si l'on m'objectait que les habitants qui ont leurs propriétés
au-dehors ne les verraient point livrer aux flammes d'un oeil
tranquille ; que l'ennui du siège et leur intérêt personnel ne les
laisseraient pas beaucoup songer au prince, je répondrais qu'un
prince puissant et courageux saura toujours surmonter ces
difficultés, soit en faisant espérer à ses sujets que le mal ne sera
pas de longue durée, soit en leur faisant craindre la cruauté de
l'ennemi, soit en s'assurant avec prudence de ceux qu'il jugerait
trop hardis.
D'ailleurs, si l'ennemi brûle et ravage le pays, ce doit être
naturellement au moment de son arrivée, c'est-à-dire dans le
temps où les esprits sont encore tout échauffés et disposés à la
défense : le prince doit donc s'alarmer d'autant moins dans cette
circonstance, que, lorsque ces mêmes esprits auront commencé à
– 46 –
se refroidir, il se trouvera que le dommage a déjà été fait et
souffert, qu'il n'y a plus de remède, et que les habitants n'en
deviendront que plus attachés à leur prince par la pensée qu'il
leur est redevable de ce que leurs maisons ont été incendiées et
leurs campagnes ravagées pour sa défense. Telle est, en effet, la
nature des hommes, qu'ils s'attachent autant par les services
qu'ils rendent, que par ceux qu'ils reçoivent. Aussi, tout bien
considéré, on voit qu'il ne doit pas être difficile à un prince
prudent, assiégé dans sa ville, d'inspirer de la fermeté aux
habitants, et de les maintenir dans cette disposition tant que les
moyens de se nourrir et de se défendre ne leur manqueront pas.
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CHAPITRE XI
Des principautés ecclésiastiques
Il reste maintenant à parler des principautés ecclésiastiques,
par rapport auxquelles il n'y a de difficultés qu'à s'en mettre en
possession. En effet, on les acquiert, ou par la faveur de la
fortune, ou par l'ascendant de la vertu ; mais ensuite on n'a
besoin, pour les conserver, ni de l'une ni de l'autre : car les
princes sont soutenus par les anciennes institutions religieuses,
dont la puissance est si grande, et la nature est telle, qu'elle les
maintienne en pouvoir, de quelque manière qu'ils gouvernent et
qu'ils se conduisent.
Ces princes seuls ont des États, et ils ne les défendent point ;
ils ont des sujets, et ils ne les gouvernent point. Cependant leurs
États, quoique non défendus, ne leur sont pas enlevés ; et leurs
sujets, quoique non gouvernés, ne s'en mettent point en peine, et
ne désirent ni ne peuvent se détacher d'eux. Ces principautés sont
donc exemptes de péril et heureuses. Mais, comme cela tient à
des causes supérieures, auxquelles l'esprit humain ne peut
s'élever, je n'en parlerai point. C'est Dieu qui les élève et les
maintient ; et l'homme qui entreprendrait d'en discourir serait
coupable de présomption et de témérité.
Cependant, si quelqu'un demande d'où vient que l'Église s'est
élevée à tant de grandeur temporelle, et que, taudis qu'avant
Alexandre VI, et jusqu'à lui, tous ceux qui avaient quelque
puissance en Italie, et non seulement les princes, mais les
moindres barons, les moindres seigneurs, redoutaient si peu son
pouvoir, quant au temporel, elle en est maintenant venue à faire
trembler le roi de France, à le chasser d'Italie, et à ruiner les
Vénitiens ; bien que tout le monde en soit instruit, il ne me paraît
pas inutile d'en rappeler ici jusqu'à un certain point le souvenir.
Avant que le roi de France Charles VIII vînt en Italie, cette
contrée se trouvait soumise à la domination du pape, des
Vénétiens, du roi de Naples, du duc de Milan, et des Florentins.
– 48 –
Chacune de ces puissances avait à s'occuper de deux soins
principaux : l'un était de mettre obstacle à ce que quelque
étranger portât ses armes dans l'Italie ; l'autre d'empêcher
qu'aucune d'entre elles agrandît ses États. Quant à ce second
point, c'était surtout au pape et aux Vénitiens qu'on devait faire
attention. Pour contenir ces derniers, il fallait que toutes les
autres puissances demeurassent unies, comme il arriva lors de la
défense de Ferrare ; et, pour ce qui regarde le pape, on se servait
des barons de Rome, qui, divisés en deux factions, à savoir, celle
des Orsini et celle des Colonna, excitaient continuellement des
tumultes, avaient toujours les armes en main, sous les yeux
mêmes du pontife, et tenaient sans cesse son pouvoir faible et
vacillant. Il y eut bien de temps en temps quelques papes résolus
et courageux, tels que Sixte IV ; mais ils ne furent jamais ni assez
habiles ni assez heureux pour se délivrer du fâcheux embarras
qu'ils avaient à souffrir. D'ailleurs, ils trouvaient un nouvel
obstacle dans la brièveté de leur règne : car, dans un intervalle de
dix ans, qui est le terme moyen de la durée des règnes des papes,
il était à peine possible d'abattre entièrement l'une des factions
qui divisaient Rome ; et si, par exemple, un pape avait abattu les
Colonna, il survenait un autre pape qui les faisait revivre, parce
qu'il était ennemi des Orsini ; mais celui-ci, à son tour, n'avait pas
le temps nécessaire pour détruire ces derniers. Voilà pourquoi
l'Italie respectait si peu les forces temporelles du pape.
Vint enfin Alexandre VI, qui, de tous les souverains pontifes
qui aient jamais été, est celui qui a le mieux fait voir tout ce qu'un
pape pouvait entreprendre pour s'agrandir avec les trésors et les
armes de l'Église. Profitant de l'invasion des Français, et se
servant d'un instrument tel que le duc de Valentinois, il fit tout ce
que j'ai raconté ci-dessus en parlant des actions de ce dernier. Il
n'avait point sans doute en vue l'agrandissement de l'Église, mais
bien celui du duc ; cependant ses entreprises tournèrent au profit
de l'Église, qui, après sa mort et la ruine du duc, hérita du fruit de
leurs travaux.
Bientôt après régna Jules II, qui, trouvant que l'Église était
puissante et maîtresse de toute la Romagne ; que les barons
– 49 –
avaient été détruits, et leurs factions anéanties par les rigueurs
d'Alexandre ; que d'ailleurs des moyens d'accumuler des richesses
jusqu'alors inconnus avaient été introduits, non seulement voulut
suivre ces traces, mais encore aller plus loin, et se proposa
d'acquérir Bologne, d'abattre les Vénitiens, et de chasser les
Français de l'Italie ; entreprises dans lesquelles il réussit avec
d'autant plus de gloire, qu'il s'y était livré, non pour son intérêt
personnel, mais pour celui de l'Église.
Du reste, il sut contenir les partis des Colonna et des Orsini
dans les bornes où Alexandre était parvenu à les réduire ; et, bien
qu'il restât encore entre eux quelques ferments de discorde,
néanmoins ils durent demeurer tranquilles, d'abord parce que la
grandeur de l'Église leur imposait ; et, en second lieu ; parce
qu'ils n'avaient point de cardinaux parmi eux. C'est aux
cardinaux, en effet, qu'il faut attribuer les tumultes ; et les partis
ne seront jamais tranquilles tant que les cardinaux y seront
engagés : ce sont eux qui fomentent les factions, soit dans Rome,
soit au-dehors et qui forcent les barons à les soutenir ; de sorte
que les dissensions et les troubles qui éclatent entre ces derniers
sont l'ouvrage de l'ambition des prélats.
Voilà donc comment il est arrivé que le pape Léon X a trouvé
la papauté toute-puissante ; et l'on doit espérer que si ses
prédécesseurs l'ont agrandie par les armes, il la rendra encore par
sa bonté, et par toutes ses autres vertus, beaucoup plus grande et
plus vénérable.
– 50 –
CHAPITRE XII
Combien il y a de sortes de milices
et de troupes mercenaires
J'ai parlé des qualités propres aux diverses sortes de
principautés sur lesquelles je m'étais proposé de discourir ; j'ai
examiné quelques-unes des causes de leur mal ou de leur bienêtre
j'ai montré les moyens dont plusieurs se sont servis soit pour
les acquérir, soit pour les conserver : il me reste maintenant à les
considérer sous le rapport de l'attaque et de la défense.
J'ai dit ci-dessus combien il est nécessaire à un prince que
son pouvoir soit établi sur de bonnes bases, sans lesquelles il ne
peut manquer de s'écrouler. Or, pour tout État, soit ancien, soit
nouveau, soit mixte, les principales bases sont de bonnes lois et
de bonnes armes. Mais, comme là où il n'y a point de bonnes
armes, il ne peut y avoir de bonnes lois, et qu'au contraire il y a de
bonnes lois là où il y a de bonnes armes, ce n'est que des armes
que j'ai ici dessein de parler.
Je dis donc que les armes qu'un prince peut employer pour la
défense de son État lui sont propres, ou sont mercenaires,
auxiliaires, ou mixtes, et que les mercenaires et les auxiliaires
sont non seulement inutiles, mais même dangereuses.
Le prince dont le pouvoir n'a pour appui que des troupes
mercenaires, ne sera jamais ni assuré ni tranquille ; car de telles
troupes sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles,
hardies envers les amis, lâches contre les ennemis ; et elles n'ont
ni crainte de Dieu, ni probité à l'égard des hommes. Le prince ne
tardera d'être ruiné qu'autant qu'on différera de l'attaquer.
Pendant la paix, il sera dépouillé par ces mêmes troupes ;
pendant la guerre, il le sera par l'ennemi.
La raison en est, que de pareils soldats servent sans aucune
affection, et ne sont engagés à porter les armes que par une légère
solde ; motif sans doute incapable de les déterminer à mourir
– 51 –
pour celui qui les emploie. Ils veulent bien être soldats tant qu'on
ne fait point la guerre ; mais sitôt qu'elle arrive ils ne savent que
s'enfuir et déserter.
C'est ce que je devrais avoir peu de peine à persuader. Il est
visible, en effet, que la ruine actuelle de l'Italie vient de ce que,
durant un long cours d'années, on s'y est reposé sur des troupes
mercenaires, que quelques-uns avaient d'abord employées avec
certain succès, et qui avaient paru valeureuses tant qu'elles
n'avaient eu affaire que les unes avec les autres ; mais qui,
aussitôt qu'un étranger survint, se montrèrent telles qu'elles
étaient effectivement. De là s'est ensuivi que le roi de France
Charles VIII a eu la facilité de s'emparer de l'Italie la craie à la
main 1 ; et celui qui disait que nos péchés en avaient été cause
avait raison ; mais ces péchés étaient ceux que je viens d'exposer,
et non ceux qu'il pensait. Ces péchés, au surplus, avaient été
commis par les princes ; et ce sont eux aussi qui en ont subi la
peine.
Je veux cependant démontrer de plus en plus le malheur
attaché à cette sorte d'armes. Les capitaines mercenaires sont ou
ne sont pas de bons guerriers : s'ils le sont, on ne peut s'y fier, car
ils ne tendent qu'à leur propre grandeur, en opprimant, soit le
prince même qui les emploie, soit d'autres contre sa volonté ; s'ils
ne le sont pas, celui qu'ils servent est bientôt ruiné.
Si l'on dit que telle sera pareillement la conduite de tout autre
chef, mercenaire ou non, je répliquerai que la guerre est faite ou
par un prince ou par une république ; que le prince doit aller en
personne faire les fonctions de commandant ; et que la
république doit y envoyer ses propres citoyens : que si d'abord
celui qu'elle a choisi ne se montre point habile, elle doit le
changer ; et que s'il a de l'habileté elle doit le contenir par les lois,
1 Col gesso, mot d'Alexandre VI, qui signifie que le roi
Charles n'avait eu rien de plus à faire qu'un maréchal des logis qui
marquerait les logements sur les portes avec de la craie.
– 52 –
de telle manière qu'il n'outrepasse point les bornes de sa
commission.
L'expérience a prouvé que les princes et les républiques qui
font la guerre par leurs propres forces obtenaient seuls de grands
succès, et que les troupes mercenaires ne causaient jamais que du
dommage. Elle prouve aussi qu'une république qui emploie ses
propres armes court bien moins risque d'être subjuguée par
quelqu'un de ses citoyens, que celle qui se sert d'armes
étrangères.
Pendant une longue suite de siècles Rome et Sparte vécurent
libres et armées ; la Suisse, dont tous les habitants sont soldats,
vit parfaitement libre.
Quant aux troupes mercenaires, on peut citer, dans
l'antiquité, l'exemple des Carthaginois, qui, après leur première
guerre contre Rome, furent sur le point d'être opprimés par celles
qu'ils avaient à leur service, quoique commandées par des
citoyens de Carthage.
On peut remarquer encore qu'après la mort d'Epaminondas,
les Thébains confièrent le commandement de leurs troupes à
Philippe de Macédoine, et que ce prince se servit de la victoire
pour leur ravir leur liberté.
Dans les temps modernes, les Milanais, à la mort de leur duc
Philippe Visconti, se trouvaient en guerre contre les Vénitiens ; ils
prirent à leur solde Francesco Sforza : celui-ci, ayant vaincu les
ennemis à Carravaggio, s'unit avec eux pour opprimer ces mêmes
Milanais qui le tenaient à leur solde.
Le père de ce même Sforza, étant au service de la reine
Jeanne de Naples, l'avait laissée tout à coup sans troupes ; de
sorte que, pour ne pas perdre son royaume, cette princesse avait
été obligée de se jeter dans les bras du roi d'Aragon.
– 53 –
Si les Vénitiens et les Florentins, en employant de telles
troupes, accrurent néanmoins leurs États, et si les commandants,
au lieu de les subjuguer, les défendirent, je réponds, pour ce qui
regarde les Florentins, qu'ils en furent redevables à leur bonne
fortune, qui fit que, de tous les généraux habiles qu'ils avaient et
qu'ils pouvaient craindre, les uns ne furent point victorieux ;
d'autres rencontrèrent des obstacles ; d'autres encore tournèrent
ailleurs leur ambition.
L'un des premiers fut Giovanni Acuto, dont la fidélité, par
cela même qu'il n'avait pas vaincu, ne fut point mise à l'épreuve ;
mais on doit avouer que, s'il avait remporté la victoire, les
Florentins seraient demeurés à sa discrétion.
Sforza fut contrarié par la rivalité des Braccio ; rivalité qui
faisait qu'ils se contenaient les uns les autres.
Enfin Francesco Sforza et Braccio tournèrent leurs vues
ambitieuses, l'un sur la Lombardie, l'autre sur l'Église et sur le
royaume de Naples.
Mais voyons ce qui est arrivé il y a peu de temps.
Les Florentins avaient pris pour leur général Paolo Vitelli,
homme rempli de capacité, et qui, de l'état de simple particulier,
s'était élevé à une très haute réputation. Or, si ce général avait
réussi à se rendre maître de Pise, on est forcé d'avouer qu'ils se
seraient trouvés sous sa dépendance ; car s'il passait à la solde de
leurs ennemis, il ne leur restait plus de ressource ; et s'ils
continuaient de le garder à leur service, ils étaient contraints de
se soumettre à ses volontés.
Quant aux Vénitiens, si l'on considère attentivement leurs
progrès, on verra qu'ils agirent heureusement et glorieusement
tant qu'ils firent la guerre par eux-mêmes, c'est-à-dire avant qu'ils
eussent tourné leurs entreprises vers la terre ferme. Dans ces
premiers temps, c'étaient les gentilshommes et les citoyens armés
– 54 –
qui combattaient ; mais, aussitôt qu'ils eurent commencé à porter
leurs armes sur la terre ferme, ils dégénérèrent de cette ancienne
vertu, et ils suivirent les usages de l'Italie. D'abord, et dans le
principe de leur agrandissement, leur domaine étant peu étendu,
et leur réputation très grande, il eurent peu à craindre de leurs
commandants ; mais, à mesure que leur État s'accrut, ils
éprouvèrent bientôt l'effet de l'erreur commune : ce fut sous
Carmignuola. Ayant connu sa grande valeur par les victoires
remportées sous son commandement sur le duc de Milan, mais
voyant, d'un autre côté, qu'il ne faisait plus que très froidement la
guerre, ils jugèrent qu'ils ne pourraient plus vaincre, tant qu'il
vivrait ; car ils ne voulaient ni ne pouvaient le licencier, de peur
de perdre ce qu'ils avaient conquis, et en conséquence ils furent
obligés, pour leur sûreté, de le faire périr.
Dans la suite, ils eurent pour commandant Bartolommeo de
Bergame, Roberto da San Severino, le comte de Pittigliano, et
autres capitaines semblables. Mais tous donnèrent bien moins
lieu d'appréhender de leurs victoires, que de craindre des défaites
semblables à celle de Vailà, qui, dans une seule journée, fit perdre
aux Vénitiens le fruit de huit cents ans de travaux ; car, avec les
troupes dont il s'agit, les progrès sont lents, tardifs et faibles, les
pertes sont subites et prodigieuses.
Mais, puisque j'en suis venu à citer des exemples pris dans
l'Italie, où le système des troupes mercenaires a prévalu depuis
bien des années, je veux reprendre les choses de plus haut, afin
qu'instruit de l'origine et des progrès de ce système, on puisse
mieux y porter remède.
Il faut donc savoir que lorsque, dans les derniers temps,
l'empire eut commencé à être repoussé de l'Italie, et que le pape
eut acquis plus de crédit, quant au temporel, elle se divisa en un
grand nombre d'États. Plusieurs grandes villes, en effet, prirent
les armes contre leurs nobles, qui, à l'ombre de l'autorité
impériale, les tenaient sous l'oppression, et elles se rendirent
indépendantes, favorisées en cela par l'Église, qui cherchait à
accroître le crédit qu'elle avait gagné. Dans plusieurs autres villes,
– 55 –
le pouvoir suprême fut usurpé ou obtenu par quelque citoyen qui
s'y établit prince. De là s'ensuivit que la plus grande partie de
l'Italie se trouva sous la dépendance, et en quelque sorte sous la
domination de l'Église ou de quelque république ; et comme des
prêtres, des citoyens paisibles, ne connaissaient nullement le
maniement des armes, on commença à solder des étrangers. Le
premier qui mit ce genre de milice en honneur fut Alberigo da
Como, natif de la Romagne : c'est sous sa discipline que se
formèrent, entre autres, Braccio et Sforza, qui furent, de leur
temps, les arbitres de l'Italie, et après lesquels ou a eu
successivement tous ceux qui, jusqu'à nos jours, ont tenu dans
leurs mains le commandement de ses armées ; et tout le fruit que
cette malheureuse contrée a recueilli de la valeur de tous ces
guerriers, a été de se voir prise à la course par Charles VIII,
ravagée par Louis XII, subjuguée par Ferdinand, et insultée par
les Suisses.
La marche qu'ils ont suivie pour se mettre en réputation a été
de décrier l'infanterie. C'est que, d'un côté, un petit nombre de
fantassins ne leur aurait point acquis une grande considération,
et que, de l'autre, ne possédant point d'état, et ne subsistant que
de leur industrie, ils n'avaient pas les moyens d'en entretenir
beaucoup. Ils s'étaient donc bornés à avoir de la cavalerie, dont
une médiocre quantité suffisait pour qu'ils fussent bien soldés et
honorés : par là, les choses en étaient venues au point que, sur
une armée de vingt mille hommes, il n'y en avait pas deux mille
d'infanterie.
De plus, ils employaient toutes sortes de moyens pour
s'épargner à eux-mêmes, ainsi qu'à leurs soldats, toute fatigue et
tout danger : ils ne se tuaient point les uns les autres dans les
combats, et se bornaient à faire des prisonniers qu'ils renvoyaient
sans rançon ; s'ils assiégeaient une place, ils ne faisaient aucune
attaque de nuit ; et les assiégés, de leur côté, ne profitaient pas
des ténèbres pour faire des sorties ; ils ne faisaient autour de leur
camp ni fossés, ni palissades enfin ils ne tenaient jamais la
campagne durant l'hiver. Tout cela était dans l'ordre de leur
discipline militaire ; ordre qu'ils avaient imaginé tout exprès pour
– 56 –
éviter les périls et les travaux, mais par où aussi ils ont conduit
l'Italie à l'esclavage et à l'avilissement.
– 57 –
CHAPITRE XIII
Des troupes auxiliaires, mixtes et propres
Les armes auxiliaires que nous avons dit être également
inutiles, sont celles de quelque État puissant qu'un autre État
appelle à son secours et à sa défense. C'est ainsi que, dans ces
derniers temps, le pape Jules II ayant fait, dans son entreprise
contre Ferrare, la triste expérience des armes mercenaires, eut
recours aux auxiliaires et traita avec Ferdinand, roi d'Espagne,
pour que celui-ci l'aidât de ses troupes.
Les armes de ce genre peuvent être bonnes en elles-mêmes
mais elles sont toujours dommageables à celui qui les appelle ;
car si elles sont vaincues, il se trouve lui-même défait, et si elles
sont victorieuses, il demeure dans leur dépendance.
On en voit de nombreux exemples dans l'histoire ancienne ;
mais arrêtons-nous un moment à celui de Jules II, qui est tout
récent.
Ce fut sans doute une résolution bien peu réfléchie que celle
qu'il prit de se livrer aux mains d'un étranger pour avoir Ferrare.
S'il n'en éprouva point toutes les funestes conséquences, il en fut
redevable à son heureuse étoile, qui l'en préserva par un accident
qu'elle fit naître : c'est que ses auxiliaires furent vaincus à
Ravenne, et qu'ensuite survinrent les Suisses, qui, contre toute
attente, chassèrent les vainqueurs ; de sorte qu'il ne demeura
prisonnier ni de ceux-ci, qui étaient ses ennemis, ni de ses
auxiliaires, qui enfin ne se trouvèrent victorieux que par les armes
d'autrui.
Les Florentins, se trouvant désarmés, prirent à leur solde dix
mille Français qu'ils conduisirent à Pise, dont ils voulaient se
rendre maîtres ; et par là ils s'exposèrent à plus de dangers qu'ils
n'en avaient couru dans le temps de leurs plus grandes adversités.
– 58 –
Pour résister à ses ennemis, l'empereur de Constantinople
introduisit dans la Grèce dix mille Turcs, qui, lorsque la guerre fut
terminée, ne voulurent plus se retirer. Ce fut cette mesure funeste
qui commença à courber les Grecs sous le joug des infidèles.
Voulez-vous donc vous mettre dans l'impuissance de vaincre :
employez des troupes auxiliaires, beaucoup plus dangereuses
encore que les mercenaires. Avec les premières, en effet, votre
ruine est toute préparée ; car ces troupes sont toutes unies et
toutes formées à obéir à un autre que vous ; au lieu que, quant
aux mercenaires, pour qu'elles puissent agir contre vous, et vous
nuire après avoir vaincu, il leur faut et plus de temps et une
occasion plus favorable : elles ne forment point un seul corps ;
c'est vous qui les avez rassemblées, c'est par vous qu'elles sont
payées. Quel que soit donc le chef que vous leur ayez donné, il
n'est pas possible qu'il prenne à l'instant sur elles une telle
autorité qu'il puisse s'en servir contre vous-même. En un mot, ce
qu'on doit craindre des troupes mercenaires, c'est leur lâcheté ;
avec des troupes auxiliaires, c'est leur valeur. Aussi les princes
sages ont-ils toujours répugné à employer ces deux sortes de
troupes, et ont-ils préféré leurs propres forces, aimant mieux être
battus avec celles-ci que victorieux avec celles d'autrui ; et ne
regardant point comme une vraie victoire celle dont ils peuvent
être redevables à des forces étrangères.
Ici, je n'hésiterai point à citer encore César Borgia et sa
manière d'agir. Ce duc entra dans la Romagne avec des forces
auxiliaires composées uniquement de troupes françaises, avec
lesquelles il s'empara d'Imola et de Forli ; mais jugeant bientôt
que de telles forces n'étaient pas bien sûres, il recourut aux
mercenaires, dans lesquelles il voyait moins de péril ; et, en
conséquence, il prit à sa solde les Orsini et les Vitelli. Trouvant
néanmoins, en les employant, que celles-ci étaient incertaines,
infidèles et dangereuses, il embrassa le parti de les détruire et de
ne plus recourir qu'aux siennes propres.
La différence entre ces divers genres d'armes fut bien
démontrée par la différence entre la réputation qu'avait le duc
– 59 –
lorsqu'il se servait des Orsini et des Vitelli, et celle dont il jouit
quand il ne compta plus que sur lui-même et sur ses propres
soldats : celle-ci alla toujours croissant, et jamais il ne fut plus
considéré que lorsque tout le monde le vit maître absolu de ses
armes.
Je voulais m'en tenir aux exemples récents fournis par
l'Italie ; mais je ne puis passer sous silence celui d'Hiéron de
Syracuse, dont j'ai déjà parlé. Celui-ci, mis par les Syracusains à
la tête de leur armée, reconnut bientôt l'inutilité des troupes
mercenaires qu'ils soldaient, et dont les chefs ressemblaient en
tout aux condottieri que nous avons eus en Italie. Convaincu
d'ailleurs qu'il ne pouvait sûrement ni conserver ces chefs, ni les
licencier, il prit le parti de les faire tailler en pièces ; après, il fit la
guerre avec ses propres armes, et non avec celles d'autrui.
Qu'il me soit permis de rappeler encore ici un trait que l'on
trouve dans l'Ancien Testament, et que l'on peut regarder comme
une figure sur ce sujet. David s'étant proposé pour aller
combattre le Philistin Goliath, qui défiait les Israélites, Saül, afin
de l'encourager, le revêtit de ses propres armes ; mais David,
après les avoir essayées, les refusa, en disant qu'elles gêneraient
l'usage de ses forces personnelles, et qu'il voulait n'affronter
l'ennemi qu'avec sa fronde et son coutelas. En effet, les armes
d'autrui, ou sont trop larges pour bien tenir sur votre corps, ou le
fatiguent de leur poids, ou le serrent et en gênent les
mouvements.
Charles VII, père de Louis XI, ayant par sa fortune et par sa
valeur délivré la France des Anglais, reconnut la nécessité d'avoir
des forces à soi, et forma dans son royaume des compagnies
réglées de gendarmes et de fantassins. Dans la suite, Louis, son
fils, supprima l'infanterie et commença de prendre des Suisses à
sa solde ; mais cette erreur, qui en entraîna d'autres, a été cause,
comme nous le voyons, des dangers courus par la France. En
effet, en mettant ainsi les Suisses en honneur, Louis a en quelque
sorte anéanti toutes ses propres troupes : d'abord il a totalement
détruit l'infanterie ; et quant à la gendarmerie, il l'a rendue
– 60 –
dépendante des armes d'autrui, en l'accoutumant tellement à ne
combattre que conjointement avec les Suisses, qu'elle ne croit
plus pouvoir vaincre sans eux. De là vient aussi que les Français
ne peuvent tenir contre les Suisses, et que sans les Suisses ils ne
tiennent point contre d'autres troupes. Ainsi les armées
françaises sont actuellement mixtes, c'est-à-dire composées en
partie de troupes mercenaires, et en partie de troupes nationales ;
composition qui les rend sans doute beaucoup meilleures que des
armées formées en entier de mercenaires ou d'auxiliaires, mais
très inférieures à celles où il n'y aurait que des corps nationaux.
Si l'ordre établi par Charles VII avait été conservé et amélioré,
la France serait devenue invincible. Mais la faible prudence
humaine se laisse séduire par l'apparente bonté qui, dans bien
des choses, couvre le venin qu'elles renferment, et qu'on ne
reconnaît que dans la suite, comme dans ces fièvres d'étisie dont
j'ai précédemment parlé. Cependant le prince qui ne sait voir le
mal que lorsqu'il se montre à tous les yeux, n'est pas doué de cette
habileté qui n'est donnée qu'à un petit nombre d'hommes.
Si l'on recherche la principale source de la ruine de l'empire
romain, on la trouvera dans l'introduction de l'usage de prendre
des Goths à sa solde : par là, en effet, on commença à énerver les
troupes nationales, de telle sorte que toute la valeur qu'elles
perdaient tournait à l'avantage des barbares.
Je conclus donc qu'aucun prince n'est en sûreté s'il n'a des
forces qui lui soient propres : se trouvant sans défense contre
l'adversité, son sort dépend en entier de la fortune. Or les
hommes éclairés ont toujours pensé et dit qu'il n'y a rien d'aussi
frêle et d'aussi fugitif qu'un crédit qui n'est pas fondé sur notre
propre puissance.
J'appelle, au surplus, forces propres, celles qui sont
composées de citoyens, de sujets, de créatures du prince. Toutes
les autres sont ou mercenaires ou auxiliaires.
– 61 –
Et quant aux moyens et à la manière d'avoir ces forces
propres, on les trouvera aisément, si l'on réfléchit sur les
établissements dont j'ai eu l'occasion de parler. On verra
comment Philippe, père d'Alexandre le Grand, comment une
foule d'autres princes et de républiques, avaient su se donner des
troupes nationales et les organiser. Je m'en rapporte à
l'instruction qu'on peut tirer de ces exemples.
– 62 –
CHAPITRE XIV
Des fonctions qui appartiennent au prince,
par rapport à la milice
La guerre, les institutions et les règles qui la concernent sont
le seul objet auquel un prince doive donner ses pensées et son
application, et dont il lui convienne de faire son métier : c'est là la
vraie profession de quiconque gouverne ; et par elle, non
seulement ceux qui sont nés princes peuvent se maintenir, mais
encore ceux qui sont nés simples particuliers peuvent souvent
devenir princes. C'est pour avoir négligé les armes, et leur avoir
préféré les douceurs de la mollesse, qu'on a vu des souverains
perdre leurs États. Mépriser l'art de la guerre, c'est faire le
premier pas vers sa ruine ; le posséder parfaitement, c'est le
moyen de s'élever au pouvoir. Ce fut par le continuel maniement
des armes que Francesco Sforza parvint de l'état de simple
particulier au rang de duc de Milan ; et ce fut parce qu'ils en
avaient craint les dégoûts et la fatigue que ses enfants tombèrent
du rang de ducs à l'état de simples particuliers.
Une des fâcheuses conséquences, pour un prince, de la
négligence des armes, c'est qu'on vient à le mépriser ; abjection
de laquelle il doit sur toute chose se préserver, comme je le dirai
ci-après. En effet, entre un homme armé et un homme désarmé la
disproportion est immense. Il n'est pas naturel non plus que le
dernier obéisse volontiers à l'autre ; et un maître sans armes ne
peut jamais être en sûreté parmi des serviteurs qui en ont ; ceuxci
sont en proie au dépit, l'autre l'est aux soupçons et des hommes
qu'animent de tels sentiments ne peuvent pas bien vivre
ensemble. Un prince qui n'entend rien à l'art de la guerre peut-il
se faire estimer de ses soldats et avoir confiance en eux ? Il doit
donc s'appliquer constamment à cet art, et s'en occuper
principalement durant la paix, ce qu'il peut faire de deux
manières, c'est-à-dire en y exerçant également son corps et son
esprit. Il exercera son corps, d'abord en bien faisant manoeuvrer
ses troupes, et, en second lieu, en s'adonnant à la chasse, qui
l'endurcira à la fatigue, et qui lui apprendra en même temps à
connaître l'assiette des lieux, l'élévation des montagnes, la
– 63 –
direction des vallées, le gisement des plaines, la nature des
rivières et des marais, toutes choses auxquelles il doit donner la
plus grande attention.
Il trouvera en cela deux avantages : le premier est que,
connaissant bien son pays, il saura beaucoup mieux le défendre ;
le second est que la connaissance d'un pays rend beaucoup plus
facile celle d'un autre qu'il peut être nécessaire d'étudier ; car, par
exemple, les montagnes, les vallées, les plaines, les rivières de la
Toscane ont une grande ressemblance avec celles des autres
contrées. Cette connaissance est d'ailleurs très importante, et le
prince qui ne l'a point manque d'une des premières qualités que
doit avoir un capitaine ; car c'est par elle qu'il sait découvrir
l'ennemi, prendre ses logements, diriger la marche de ses
troupes, faire ses dispositions pour une bataille, assiéger les
places avec avantage.
Parmi les éloges qu'on a faits de Philopoemen, chef des
Achéens, les historiens le louent surtout de ce qu'il ne pensait
jamais qu'à l'art de la guerre ; de sorte que, lorsqu'il parcourait la
campagne avec ses amis, il s'arrêtait souvent pour résoudre des
questions qu'il leur proposait, telles que les suivantes : « Si
l'ennemi était sur cette colline, et nous ici, qui serait posté plus
avantageusement ? Comment pourrions nous aller à lui avec
sûreté et sans mettre le désordre dans nos rangs ? Si nous avions
à battre en retraite, comment nous y prendrions-nous ? S'il se
retirait lui-même, comment pourrions-nous le poursuivre ? »
C'est ainsi que, tout en allant, il s'instruisait avec eux des divers
accidents de guerre qui peuvent survenir ; qu'il recueillait leurs
opinions ; qu'il exposait la sienne, et qu'il l'appuyait sur divers
raisonnements. Il était résulté aussi de cette continuelle
attention, que, dans la conduite des armées, il ne pouvait se
présenter aucun accident auquel il ne sût remédier sur-le-champ.
Quant à l'exercice de l'esprit, le prince doit lire les historiens,
y considérer les actions des hommes illustres, examiner leur
conduite dans la guerre, rechercher les causes de leurs victoires et
celles de leurs défaites, et étudier ainsi ce qu'il doit imiter et ce
– 64 –
qu'il doit fuir. Il doit faire surtout ce qu'ont fait plusieurs grands
hommes, qui, prenant pour modèle quelque ancien héros bien
célèbre, avaient sans cesse sous leurs yeux ses actions et toute sa
conduite, et les prenaient pour règles. C'est ainsi qu'on dit
qu'Alexandre le Grand imitait Achille, que César imitait
Alexandre, et que Scipion prenait Cyrus pour modèle. En effet,
quiconque aura lu la vie de Cyrus dans Xénophon trouvera dans
celle de Scipion combien l'imitation qu'il s'était proposée
contribua à sa gloire, et combien, quant à la chasteté, l'affabilité,
l'humanité, la libéralité, il se conformait à tout ce qui avait été dit
de son modèle par Xénophon dans sa Cyropédie.
Voilà ce que doit faire un prince sage, et comment, durant la
paix, loin de rester oisif, il peut se prémunir contre les accidents
de la fortune, en sorte que, si elle lui devient contraire, il se trouve
en état de résister à ses coups.
– 65 –
CHAPITRE XV
Des choses pour lesquelles tous les hommes,
et surtout les princes, sont loués ou blâmés
Il reste à examiner comment un prince doit en user et se
conduire, soit envers ses sujets, soit envers ses amis. Tant
d'écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de
présomption si j'en parle encore ; d'autant plus qu'en traitant
cette matière je vais m'écarter de la route commune. Mais, dans le
dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il
m'a paru qu'il valait mieux m'arrêter à la réalité des choses que de
me livrer à de vaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et des
principautés telles qu'on n'en a jamais vues ni connues. Mais à
quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on
vit à celle dont on devrait vivre, qu'en n'étudiant que cette
dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se conserver ; et celui
qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut
manquer de périr au milieu de tant de méchants.
Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne
pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité.
Laissant, par conséquent, tout ce qu'on a pu imaginer
touchant les devoirs des princes, et m'en tenant à la réalité, je dis
qu'on attribue à tous les hommes, quand on en parle, et surtout
aux princes, qui sont plus en vue, quelqu'une des qualités
suivantes, qu'on cite comme un trait caractéristique, et pour
laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l'un est réputé
généreux et un autre misérable (je me sers ici d'une expression
toscane, car, dans notre langue, l'avare est celui qui est avide et
enclin à la rapine, et nous appelons misérable (misero) celui qui
s'abstient trop d'user de son bien ; l'un est bienfaisant, et un autre
avide ; l'un cruel, et un autre compatissant ; l'un sans foi, et un
autre fidèle à sa parole ; l'un efféminé et craintif, et un autre
ferme et courageux ; l'un débonnaire, et un autre orgueilleux ;
– 66 –
l'un dissolu, et un autre chaste ; l'un franc, et un autre rusé ; l'un
dur,. et un autre facile ; l'un grave, et un autre léger ; l'un
religieux, et un autre incrédule, etc.
Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que
toutes les bonnes qualités que je viens d'énoncer se trouvassent
réunies dans un prince. Mais, comme cela n'est guère possible, et
que la condition humaine ne le comporte point, il faut qu'il ait au
moins la prudence de fuir ces vices honteux qui lui feraient
perdre ses États. Quant aux autres vices, je lui conseille de s'en
préserver, s'il le peut ; mais s'il ne le peut pas, il n'y aura pas un
grand inconvénient à ce qu'il s'y laisse aller avec moins de
retenue ; il ne doit pas même craindre d'encourir l'imputation de
certains défauts sans lesquels il lui serait difficile de se
maintenir ; car, à bien examiner les choses, on trouve que,
comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui
feraient la ruine du prince, de même il en est d'autres qui
paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa
conservation et son bien-être.
– 67 –
CHAPITRE XVI
De la libéralité et de l'avarice
Commençant par les deux premières qualités énoncées cidessus,
je dis qu'il serait bon pour un prince d'être réputé libéral ;
cependant la libéralité peut être exercée de telle manière qu'elle
ne fasse que lui nuire sans aucun profit ; car si elle l'est avec
distinction, et selon les règles de la sagesse, elle sera peu connue,
elle fera peu de bruit, et elle ne le garantira même point de
l'imputation de la qualité contraire.
Si un prince veut se faire dans le monde la réputation de
libéral, il faut nécessairement qu'il n'épargne aucune sorte de
somptuosité ; ce qui l'obligera à épuiser son trésor par ce genre de
dépenses ; d'où il s'ensuivra que, pour conserver la réputation
qu'il s'est acquise, il se verra enfin contraint à grever son peuple
de charges extraordinaires, à devenir fiscal, et à faire, en un mot,
tout ce qu'on peut faire pour avoir de l'argent. Aussi
commencera-t-il bientôt à être odieux à ses sujets, et à mesure
qu'il s'appauvrira, il sera bien moins considéré. Ainsi, ayant, par
sa libéralité, gratifié bien peu d'individus, et déplu à un très grand
nombre, le moindre embarras sera considérable pour lui, et le
plus léger revers le mettra en danger : que si, connaissant son
erreur, il veut s'en retirer, il verra aussitôt rejaillir sur lui la honte
attachée au nom d'avare.
Le prince, ne pouvant donc, sans fâcheuse conséquence,
exercer la libéralité de telle manière qu'elle soit bien connue, doit,
s'il a quelque prudence, ne pas trop appréhender le renom
d'avare, d'autant plus qu'avec le temps il acquerra de jour en jour
celui de libéral. En voyant, en effet, qu'au moyen de son économie
ses revenus lui suffisent, et qu'elle le met en état, soit de se
défendre contre ses ennemis, soit d'exécuter des entreprises
utiles, sans surcharger son peuple, il sera réputé libéral par tous
ceux, en nombre infini, auxquels il ne prendra rien ; et le
reproche d'avarice ne lui sera fait que par ce peu de personnes qui
ne participent point à ses dons.
– 68 –
De notre temps, nous n'avons vu exécuter de grandes choses
que par les princes qui passaient pour avares ; tous les autres sont
demeurés dans l'obscurité. Le pape Jules II s'était bien fait, pour
parvenir au pontificat, la réputation de libéralité ; mais il ne
pensa nullement ensuite à la consolider, ne songeant qu'à pouvoir
faire la guerre au roi de France ; guerre qu'il fit, ainsi que
plusieurs autres, sans mettre aucune imposition extraordinaire ;
car sa constante économie fournissait à toutes les dépenses. Si le
roi d'Espagne actuel avait passé pour libéral, il n'aurait ni formé,
ni exécuté autant d'entreprises.
Un prince qui veut n'avoir pas à dépouiller ses sujets pour
pouvoir se défendre, et ne pas se rendre pauvre et méprisé, de
peur de devenir rapace, doit craindre peu qu'on le taxe d'avarice,
puisque c'est là une de ces mauvaises qualités qui le font régner.
Si l'on dit que César s'éleva à l'empire par sa libéralité, et que
la réputation de libéral a fait parvenir bien des gens aux rangs les
plus élevés, je réponds : ou vous êtes déjà effectivement prince,
ou vous êtes en voie de le devenir. Dans le premier cas, la
libéralité vous est dommageable ; dans le second, il faut
nécessairement que vous en ayez la réputation : or c'est dans ce
second cas que se trouvait César, qui aspirait au pouvoir
souverain dans Rome. Mais si, après y être parvenu, il eût encore
vécu longtemps et n'eût point modéré ses dépenses, il aurait
renversé lui-même son empire.
Si l'on insiste, et que l'on dise encore que plusieurs princes
ont régné et exécuté de grandes choses avec leurs armées, et
quoiqu'ils eussent cependant la réputation d'être très libéraux, je
répliquerai : le prince dépense ou de son propre bien et de celui
de ses sujets, ou du bien d'autrui : dans le premier cas il doit être
économe ; dans le second il ne saurait être trop libéral.
Pour le prince, en effet, qui va conquérant avec ses armées,
vivant de dépouilles, de pillage, de contributions, et usant du bien
– 69 –
d'autrui, la libéralité lui est nécessaire, car sans elle il ne serait
point suivi par ses soldats. Rien ne l'empêche aussi d'être
distributeur généreux, ainsi que le furent Cyrus, César et
Alexandre, de ce qui n'appartient ni à lui-même ni à ses sujets. En
prodiguant le bien d'autrui, il n'a point à craindre de diminuer
son crédit ; il ne peut, au contraire, que l'accroître : c'est la
prodigalité de son propre bien qui pourrait seule lui nuire.
Enfin la libéralité, plus que toute autre chose, se dévore ellemême
; car, à mesure qu'on l'exerce, on perd la faculté de
l'exercer encore : on devient pauvre, méprisé, ou bien rapace et
odieux. Le mépris et la haine sont sans doute les écueils dont il
importe le plus aux princes de se préserver. Or la libéralité
conduit infailliblement à l'un et à l'autre. Il est donc plus sage de
se résoudre à être appelé avare, qualité qui n'attire que du mépris
sans haine, que de se mettre, pour éviter ce nom, dans la
nécessité d'encourir la qualification de rapace, qui engendre le
mépris et la haine tout ensemble.
– 70 –
CHAPITRE XVII
De la cruauté et de la clémence,
et s'il vaut mieux être aimé que craint.
Continuant à suivre les autres qualités précédemment
énoncées, je dis que tout prince doit désirer d'être réputé clément
et non cruel. Il faut pourtant bien prendre garde de ne point user
mal à propos de la clémence. César Borgia passait pour cruel,
mais sa cruauté rétablit l'ordre et l'union dans la Romagne ; elle y
ramena la tranquillité de l'obéissance. On peut dire aussi, en
considérant bien les choses, qu'il fut plus clément que le peuple
florentin, qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa détruire la
ville de Pistoie.
Un prince ne doit donc point s'effrayer de ce reproche, quand
il s'agit de contenir ses sujets dans l'union et la fidélité. En faisant
un petit nombre d'exemples de rigueur, vous serez plus clément
que ceux qui, par trop de pitié, laissent s'élever des désordres d'où
s'ensuivent les meurtres et les rapines ; car ces désordres blessent
la société tout entière, au lieu que les rigueurs ordonnées par le
prince ne tombent que sur des particuliers.
Mais c'est surtout à un prince nouveau qu'il est impossible de
faire le reproche de cruauté, parce que, dans les États nouveaux,
les dangers sont très multipliés. C'est cette raison aussi que
Virgile met dans la bouche de Didon, lorsqu'il lui fait dire, pour
excuser la rigueur de son gouvernement :
Res dura et regni novitas me talia cogunt
Moliri, et late fines custode tueri.
Virgile, Aeneid., lib. I.
Il doit toutefois ne croire et n'agir qu'avec une grande
maturité, ne point s'effrayer lui-même, et suivre en tout les
conseils de la prudence, tempérés par ceux de l'humanité ; en
– 71 –
sorte qu'il ne soit point imprévoyant par trop de confiance, et
qu'une défiance excessive ne le rende point intolérable.
Sur cela s'est élevée la question de savoir s'il vaut mieux être
aimé que craint, ou être craint qu'aimé ?
On peut répondre que le meilleur serait d'être l'un et l'autre.
Mais, comme il est très difficile que les deux choses existent
ensemble, je dis que, si l'une doit manquer, il est plus sûr d'être
craint que d'être aimé. On peut, en effet, dire généralement des
hommes qu'ils sont ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants
devant les dangers et avides de gain ; que, tant que vous leur
faites du bien, ils sont à vous, qu'ils vous offrent leur sang, leurs
biens, leur vie, leurs enfants, tant, comme je l'ai déjà dit, que le
péril ne s'offre que dans l'éloignement ; mais que, lorsqu'il
s'approche, ils se détournent bien vite. Le prince qui se serait
entièrement reposé sur leur parole, et qui, dans cette confiance,
n'aurait point pris d'autres mesures, serait bientôt perdu ; car
toutes ces amitiés, achetées par des largesses, et non accordées
par générosité et grandeur d'âme, sont quelquefois, il est vrai,
bien méritées, mais on ne les possède pas effectivement ; et, au
moment de les employer, elles manquent toujours. Ajoutons
qu'on appréhende beaucoup moins d'offenser celui qui se fait
aimer que celui qui se fait craindre ; car l'amour tient par un lien
de reconnaissance bien faible pour la perversité humaine, et qui
cède au moindre motif d'intérêt personnel ; au lieu que la crainte
résulte de la menace du châtiment, et cette peur ne s'évanouit
jamais.
Cependant le prince qui veut se faire craindre doit s'y prendre
de telle manière que, s'il ne gagne point l'affection, il ne s'attire
pas non plus la haine ; ce qui, du reste, n'est point impossible ;
car on peut fort bien tout à la fois être craint et n'être pas haï ; et
c'est à quoi aussi il parviendra sûrement, en s'abstenant
d'attenter, soit aux biens de ses sujets, soit à l'honneur de leurs
femmes. S'il faut qu'il en fasse périr quelqu'un, il ne doit s'y
décider que quand il y en aura une raison manifeste, et que cet
acte de rigueur paraîtra bien justifié. Mais il doit surtout se
– 72 –
garder, avec d'autant plus de soin, d'attenter aux biens, que les
hommes oublient plutôt la mort d'un père même que la perte de
leur patrimoine, et que d'ailleurs il en aura des occasions plus
fréquentes. Le prince qui s'est une fois livré à la rapine trouve
toujours, pour s'emparer du bien de ses sujets, des raisons et des
moyens qu'il n'a que plus rarement pour répandre leur sang.
C'est lorsque le prince est à la tête de ses troupes, et qu'il
commande à une multitude de soldats, qu'il doit moins que
jamais appréhender d'être réputé cruel ; car, sans ce renom, on ne
tient point une armée dans l'ordre et disposée à toute entreprise.
Entre les actions admirables d'Annibal, on a remarqué
particulièrement que, quoique son armée fût très nombreuse, et
composée d'un mélange de plusieurs espèces d'hommes très
différents, faisant la guerre sur le territoire d'autrui, il ne s'y
éleva, ni dans la bonne ni dans la mauvaise fortune, aucune
dissension entre les troupes, aucun mouvement de révolte contre
le général. D'où cela vient-il ? si ce n'est de cette cruauté excessive
qui, jointe aux autres grandes qualités d'Annibal, le rendit tout à
la fois la vénération et la terreur de ses soldats, et sans laquelle
toutes ses autres qualités auraient été insuffisantes. Ils avaient
donc bien peu réfléchi, ces écrivains, qui, en célébrant d'un côté
les actions de cet homme illustre, ont blâmé de l'autre ce qui en
avait été la principale cause.
Pour se convaincre que les autres qualités d'Annibal ne lui
auraient pas suffi, il n'y a qu'à considérer ce qui arriva à Scipion,
homme tel qu'on n'en trouve presque point de semblable, soit
dans nos temps modernes, soit même dans l'histoire de tous les
temps connus. Les troupes qu'il commandait en Espagne se
soulevèrent contre lui, et cette révolte ne put être attribuée qu'à
sa clémence excessive, qui avait laissé prendre aux soldats
beaucoup plus de licence que n'en comportait la discipline
militaire. C'est aussi ce que Fabius Maximus lui reprocha en plein
sénat, où il lui donna la qualification de corrupteur de la milice
romaine.
– 73 –
De plus, les Locriens, tourmentés et ruinés par un de ses
lieutenants, ne purent obtenir de lui aucune vengeance, et
l'insolence du lieutenant ne fut point réprimée ; autre effet de son
naturel facile. Sur quoi quelqu'un, voulant l'accuser dans le sénat,
dit : « Qu'il y avait des hommes qui savaient mieux ne point
commettre de fautes que corriger celles des autres. » On peut
croire aussi que cette extrême douceur aurait enfin terni la gloire
et la renommée de Scipion, s'il avait exercé durant quelque temps
le pouvoir suprême ; mais heureusement il était lui-même soumis
aux ordres du sénat, de sorte que cette qualité, nuisible de sa
nature, demeura en quelque sorte cachée, et fut même encore
pour lui un sujet d'éloges.
Revenant donc à la question dont il s'agit, je conclus que les
hommes, aimant à leur gré, et craignant au gré du prince, celui-ci
doit plutôt compter sur ce qui dépend de lui, que sur ce qui
dépend des autres : il faut seulement que, comme je l'ai dit, il
tâche avec soin de ne pas s'attirer la haine.
– 74 –
CHAPITRE XVIII
Comment les princes doivent tenir leur parole
Chacun comprend combien il est louable pour un prince
d'être fidèle à sa parole et d'agir toujours franchement et sans
artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes
choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette
fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous
avons vu ces princes l'emporter enfin sur ceux qui prenaient la
loyauté pour base de toute leur conduite.
On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou
avec la force. La première est propre à l'homme, la seconde est
celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on
est obligé de recourir à l'autre : il faut donc qu'un prince sache
agir à propos, et en bête et en homme. C'est ce que les anciens
écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu'Achille
et plusieurs autres héros de l'antiquité avaient été confiés au
centaure Chiron, pour qu'il les nourrît et les élevât.
Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié
bête, ils ont voulu signifier qu'un prince doit avoir en quelque
sorte ces deux natures, et que l'une a besoin d'être soutenue par
l'autre. Le prince devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la
fois renard et lion : car, s'il n'est que lion, il n'apercevra point les
pièges ; s'il n'est que renard, il ne se défendra point contre les
loups ; et il a également besoin d'être renard pour connaître les
pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent
tout simplement à être lions sont très malhabiles.
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse
lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons
qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus : tel est le précepte
à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient
tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et
qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi
devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d'ailleurs, un prince peut-il
– 75 –
manquer de raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce
qu'il a promis ?
À ce propos on peut citer une infinité d'exemples modernes,
et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d'accords de
toute espèce, devenus vains et inutiles par l'infidélité des princes
qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le
mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré.
Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c'est de
savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder
parfaitement l'art et de simuler et de dissimuler. Les hommes
sont si aveugles, si entraînés par le besoin du moment, qu'un
trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper.
Parmi les exemples récents, il en est un que je ne veux point
passer sous silence.
Alexandre VI ne fit jamais que tromper ; il ne pensait pas à
autre chose, et il en eut toujours l'occasion et le moyen. Il n'y eut
jamais d'homme qui affirmât une chose avec plus d'assurance,
qui appuyât sa parole sur plus de serments, et qui les tint avec
moins de scrupule : ses tromperies cependant lui réussirent
toujours, parce qu'il en connaissait parfaitement l'art.
Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées cidessus,
il n'est pas bien nécessaire qu'un prince les possède
toutes ; mais il l'est qu'il paraisse les avoir. J'ose même dire que
s'il les avait effectivement, et s'il les montrait toujours dans sa
conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu'il lui est toujours
utile d'en avoir l'apparence. Il lui est toujours bon, par exemple,
de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère ; il l'est
même d'être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu'il
soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer
les qualités opposées.
– 76 –
On doit bien comprendre qu'il n'est pas possible à un prince,
et surtout à un prince nouveau, d'observer dans sa conduite tout
ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu'il est
souvent obligé, pour maintenir l'État, d'agir contre l'humanité,
contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait
l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le
vent et les accidents de la fortune le commandent ; il faut, comme
je l'ai dit, que tant qu'il le peut il ne s'écarte pas de la voie du bien,
mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal.
Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper
une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de
nommer ; en sorte qu'à le voir et à l'entendre on le croie tout plein
de douceur, de sincérité, d'humanité, d'honneur, et principalement
de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d'avoir
l'apparence : car les hommes, en général, jugent plus par leurs
yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de
toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu
connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n'osera
point s'élever contre l'opinion de la majorité, soutenue encore par
la majesté du pouvoir souverain.
Au surplus, dans les actions des hommes, et surtout des
princes, qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que
l'on considère, c'est le résultat. Que le prince songe donc
uniquement à conserver sa vie et son État : s'il y réussit, tous les
moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le
monde. Le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et par
l'événement : et le vulgaire ne fait-il pas le monde ? Le petit
nombre n'est écouté que lorsque le plus grand ne sait quel parti
prendre ni sur quoi asseoir son jugement.
De notre temps, nous avons vu un prince 2 qu'il ne convient
pas de nommer, qui jamais ne prêcha que paix et bonne foi, mais
2 Ferdinand le Catholique, roi d'Aragon.
– 77 –
qui, s'il avait toujours respecté l'une et l'autre, n'aurait pas sans
doute conservé ses États et sa réputation.
– 78 –
CHAPITRE XIX
Qu'il faut éviter d'être méprisé et haï
Après avoir traité spécialement, parmi les qualités que j'avais
d'abord énoncées, celles que je regarde comme les principales, je
parlerai plus brièvement des autres, me bornant à cette
généralité, que le prince doit éviter avec soin toutes les choses qui
le rendraient odieux et méprisable, moyennant quoi il aura fait
tout ce qu'il avait à faire, et il ne trouvera plus de danger dans les
autres reproches qu'il pourrait encourir.
Ce qui le rendrait surtout odieux, ce serait, comme je l'ai dit,
d'être rapace, et d'attenter, soit au bien de ses sujets soit à
l'honneur de leurs femmes. Pourvu que ces deux choses, c'est-àdire
les biens et l'honneur, soient respectées, le commun des
hommes est content, et l'on n'a plus à lutter que contre l'ambition
d'un petit nombre d'individus, qu'il est aisé et qu'on a mille
moyens de réprimer.
Ce qui peut faire mépriser, c'est de paraître inconstant, léger,
efféminé, pusillanime, irrésolu, toutes choses dont le prince doit
se tenir loin comme d'un écueil, faisant en sorte que dans toutes
ses actions on trouve de la grandeur, du courage, de la gravité, de
la fermeté ; que l'on soit convaincu, quant aux affaires
particulières de ses sujets, que ses décisions sont irrévocables, et
que cette conviction s'établisse de telle manière dans leur esprit,
que personne n'ose penser ni à le tromper ni à le circonvenir.
Le prince qui a donné de lui cette idée est très considéré, et il
est difficile que l'on conspire contre celui qui jouit d'une telle
considération ; il l'est même qu'on l'attaque quand on sait qu'il a
de grandes qualités et qu'il est respecté par les siens.
Deux craintes doivent occuper un prince : l'intérieur de ses
États et la conduite de ses sujets sont l'objet de l'une ; le dehors et
les desseins des puissances environnantes sont celui de l'autre.
Pour celle-ci, le moyen de se prémunir est d'avoir de bonnes
– 79 –
armes et de bons amis ; et l'on aura toujours de bons amis quand
on aura de bonnes armes : d'ailleurs, tant que le prince sera en
sûreté et tranquille au dehors, il le sera aussi au dedans, à moins
qu'il n'eût été déjà troublé par quelque conjuration ; et si même
au dehors quelque entreprise est formée contre lui, il trouvera
dans l'intérieur, comme j'ai déjà dit que Nabis, tyran de Sparte,
les trouva, les moyens de résister à toute attaque, pourvu
toutefois qu'il se soit conduit et qu'il ait gouverné conformément
à ce que j'ai observé, et que de plus il ne perde point courage.
Pour ce qui est des sujets, ce que le prince peut en craindre,
lorsqu'il est tranquille au dehors, c'est qu'ils ne conspirent
secrètement contre lui ; mais, à cet égard, il est déjà bien garanti
quand il a évité d'être haï et méprisé, et qu'il a fait en sorte que le
peuple soit content de lui ; chose dont il est absolument
nécessaire de venir à bout, ainsi que je l'ai établi. C'est là, en effet,
la plus sûre garantie contre les conjurations ; car celui qui conjure
croit toujours que la mort du prince sera agréable au peuple : s'il
pensait qu'elle l’affligeât, il se garderait bien de concevoir un
pareil dessein, qui présente de très grandes et de très nombreuses
difficultés.
On sait par l'expérience que beaucoup de conjurations ont été
formées, mais qu'il n'y en a que bien peu qui aient eu une
heureuse issue. Un homme ne peut pas conjurer tout seul : il faut
qu'il ait des associés ; et il ne peut en chercher que parmi ceux
qu'il croit mécontents. Or, en confiant un projet de cette nature à
un mécontent, on lui fournit le moyen de mettre un terme à son
mécontentement ; car il peut compter qu'en révélant le secret, il
sera amplement récompensé - et comme il voit là un profit
assuré, tandis que la conjuration ne lui présente qu'incertitude et
péril, il faut qu'il ait, pour ne point trahir, ou une amitié bien vive
pour le conspirateur, on une haine bien obstinée pour le prince.
En peu de mots, le conspirateur est toujours troublé par le
soupçon, la jalousie, la frayeur du châtiment ; au lieu que le
prince a pour lui la majesté de l'empire, l'autorité des lois, l'appui
de ses amis, et tout ce qui fait la défense de l'État ; et si à tout cela
se joint la bienveillance du peuple, il est impossible qu'il se trouve
– 80 –
quelqu'un d'assez téméraire pour conjurer ; car, en ce cas, le
conspirateur n'a pas seulement à craindre les dangers qui
précèdent l'exécution, il doit encore redouter ceux qui suivront, et
contre lesquels, ayant le peuple pour ennemi, il ne lui restera
aucun refuge.
Sur cela on pourrait citer une infinité d'exemples, mais je me
borne à un seul dont nos pères ont été les témoins.
Messire Annibal Bentivogli, aïeul de messire Annibal
actuellement vivant, étant prince de Bologne, fut assassiné par les
Canneschi, à la suite d'une conspiration qu'ils avaient tramée
contre lui : il ne resta de sa famille que messire Giovanni, jeune
enfant encore au berceau. Mais l'affection que le peuple bolonais
avait en ce temps-là pour la maison Bentivogli fut cause
qu'aussitôt après le meurtre il se souleva, et massacra tous les
Canneschi. Cette affection alla même encore plus loin : comme
après la mort de messire Annibal, il n'était resté personne qui pût
gouverner l'État, et les Bolonais ayant su qu'il y avait un homme
né de la famille Bentivogli qui vivait à Florence, où il passait pour
le fils d'un artisan, ils allèrent le chercher, et lui confièrent le
gouvernement, qu'il garda en effet jusqu'à ce que messire
Giovanni fût en âge de tenir lui-même les rênes de l'État.
Encore une fois donc, un prince qui est aimé de son peuple a
peu à craindre les conjurations ; mais s'il en est haï, tout, choses
et hommes, est pour lui à redouter. Aussi les gouvernements bien
réglés et les princes sages prennent-ils toujours très grand soin de
satisfaire le peuple et de le tenir content sans trop chagriner les
grands : c'est un des objets de la plus haute importance.
Parmi les royaumes bien organisés de notre temps, on peut
citer la France, où il y a un grand nombre de bonnes institutions
propres à maintenir l'indépendance et la sûreté du roi ;
institutions entre lesquelles celle du parlement et de son autorité
tient le premier rang. En effet, celui qui organisa ainsi la France,
voyant, d'un côté, l'ambition et l'insolent orgueil des grands, et
– 81 –
combien il était nécessaire de les réprimer ; considérant, de
l'autre, la haine générale qu'on leur portait, haine enfantée par la
crainte qu'ils inspiraient, et voulant en conséquence qu'il fût aussi
pourvu à leur sûreté, pensa qu'il était à propos de n'en pas laisser
le soin spécialement au roi, pour qu'il n'eût pas à encourir la
haine des grands en favorisant le peuple, et celle du peuple en
favorisant les grands. C'est pourquoi il trouva bon d'établir la
tierce autorité d'un tribunal qui pût, sans aucune fâcheuse
conséquence pour le roi, abaisser les grands et protéger les petits.
Une telle institution était sans doute ce qu'on pouvait faire de
mieux, de plus sage et de plus convenable pour la sûreté du
prince et du royaume.
De là aussi on peut tirer une autre remarque : c'est que le
prince doit se décharger sur d'autres des parties de l'administration
qui peuvent être odieuses, et se réserver exclusivement
celles des grâces ; en un mot, je le répète, il doit avoir des égards
pour les grands, mais éviter d'être haï par le peuple.
En considérant la vie et la mort de plusieurs empereurs
romains, on croira peut-être y voir des exemples contraires à ce
que je viens de dire, car on en trouvera quelques-uns qui, s'étant
toujours conduits avec sagesse, et ayant montré de grandes
qualités, ne laissèrent pas de perdre l'empire, ou même de périr
victimes de conjurations formées contre eux.
Pour répondre à cette objection, je vais examiner le caractère
et la conduite de quelques-uns de ces empereurs, et faire voir que
les causes de leur ruine ne présentent rien qui ne s'accorde avec
ce que j'ai établi. Je ferai d'ailleurs quelques réflexions sur ce que
les événements de ces temps-là peuvent offrir de remarquable à
ceux qui lisent l'histoire. Je me bornerai cependant aux
empereurs qui se succédèrent depuis Marc-Aurèle, jusqu'à
Maximin, et qui sont : Marc-Aurèle, Commode son fils, Pertinax,
Didius Julianus, Septime-Sévère, Antonin-Caracalla, son fils,
Macrin, Hélio-gabale, Alexandre-Sévère et Maximin.
– 82 –
La première observation à faire est que, tandis que dans les
autres États le prince n'a à lutter que contre l'ambition des grands
et l'insolence des peuples, les empereurs romains avaient encore
à surmonter une troisième difficulté, celle de se défendre contre
la cruauté et l'avarice des soldats ; difficulté telle, qu'elle fut la
cause de la ruine de plusieurs de ces princes. Il est très difficile,
en effet, de contenter tout à la fois les soldats et les peuples ; car
les peuples aiment le repos, et par conséquent, un prince
modéré : les soldats, au contraire, demandent qu'il soit d'humeur
guerrière, insolent, avide et cruel ; ils veulent même qu'il se
montre tel envers le peuple, afin d'avoir une double paye, et
d'assouvir leur avarice et leur cruauté. De là vint aussi la ruine de
tous ceux des empereurs qui n'avaient point, soit par leurs
qualités naturelles, soit par leurs qualités acquises, l'ascendant
nécessaire pour contenir à la fois et les peuples et les gens de
guerre. De là vint encore que la plupart, et ceux surtout qui
étaient des princes nouveaux, voyant la difficulté de satisfaire des
humeurs si opposées, prirent le parti de contenter les soldats,
sans s'inquiéter de l'oppression du peuple.
Ce parti, au reste, était nécessaire à prendre ; car les princes,
qui ne peuvent éviter d'être haïs par quelqu'un, doivent d'abord
chercher à ne pas l'être par la multitude ; et, s'ils ne peuvent y
réussir, ils doivent faire tous leurs efforts pour ne pas l'être au
moins par la classe la plus puissante. C'est pour cela aussi que les
empereurs, qui, comme princes nouveaux, avaient besoin
d'appuis extraordinaires, s'attachaient bien plus volontiers aux
soldats qu'au peuple ; ce qui pourtant ne leur était utile qu'autant
qu'ils savaient conserver sur eux leur ascendant.
C'est en conséquence de tout ce que je viens de dire, que des
trois empereurs Marc-Aurèle, Pertinax et Alexandre-Sévère, qui
vécurent avec sagesse et modération, qui furent amis de la justice,
ennemis de la cruauté, humains et bienfaisants, il n'y eut que le
premier qui ne finit point malheureusement. Mais s'il vécut et
mourut toujours honoré, c'est qu'ayant hérité de l'empire par
droit de succession, il n'en fut redevable ni aux gens de guerre ni
au peuple, et que d'ailleurs ses grandes et nombreuses vertus le
– 83 –
firent tellement respecter, qu'il put toujours contenir tous les
ordres de l'État dans les bornes du devoir, sans être ni haï ni
méprisé.
Quand à Pertinax, les soldats, contre le gré de qui il avait été
nommé empereur, ne purent supporter la discipline qu'il voulait
rétablir après la licence dans laquelle ils avaient vécu sous
Commode : il en fut donc haï. À cette haine se, joignit le mépris
qu'inspirait sa vieillesse, et il périt presque aussitôt qu'il eut
commencé à régner. Sur quoi il y a lieu d'observer que la haine est
autant le fruit des bonnes actions que des mauvaises ; d'où il suit,
comme je l'ai dit, qu'un prince qui veut se maintenir est souvent
obligé de n'être pas bon ; car lorsque la classe de sujets dont il
croit avoir besoin, soit peuple, soit soldats, soit grands, est
corrompue, il faut à tout prix la satisfaire pour ne l'avoir point
contre soi ; et alors les bonnes actions nuisent plutôt qu'elles ne
servent.
Enfin, pour ce qui concerne Alexandre-Sévère, sa bonté était
telle, que, parmi les éloges qu'on en a faits, on a remarqué que,
pendant les quatorze ans que dura son règne, personne ne fut mis
à mort sans un jugement régulier. Mais, comme il en était venu à
passer pour un homme efféminé, qui se laissait gouverner par sa
mère, et que par là il était tombé dans le mépris, son armée
conspira contre lui et le massacra.
Si nous venons maintenant aux empereurs qui montrèrent
des qualités bien opposées, c'est-à-dire à Commode, Septime-
Sévère, Antonin-Caracalla et Maximin, nous verrons qu'ils furent
très cruels et d'une insatiable avidité ; que, pour satisfaire les
soldats, ils n'épargnèrent au peuple aucune sorte d'oppression et
d'injure, et qu'ils eurent tous une fin malheureuse, à l'exception
seulement de Sévère, qui, par la grandeur de son courage et
d'autres qualités éminentes, put, en se conservant l'affection des
soldats, et bien qu'il accablât le peuple d'impôts, régner toujours
heureusement ; car cette grandeur le faisait admirer des uns et
des autres, de telle manière que les peuples demeuraient frappés
comme d'étonnement et de stupeur, et que les soldats étaient
– 84 –
respectueux et satisfaits. Sévère, au surplus, se conduisit très
habilement comme prince nouveau : c'est pourquoi je m'arrêterai
un moment à faire voir comment il sut bien agir en renard et en
lion, deux animaux dont, comme je l'ai dit, un prince doit savoir
revêtir les caractères.
Connaissant la lâcheté de Didius Julianus, qui venait de se
faire proclamer empereur, il persuada aux troupes à la tête
desquelles il se trouvait alors en Pannonie, qu'il était digne d'elles
d'aller à Rome pour venger la mort de Pertinax, que la garde
impériale avait égorgé ; et, sans découvrir les vues secrètes qu'il
avait sur l'empire, il saisit ce prétexte, se hâta de marcher vers
Rome avec son armée, et parut en Italie avant qu'on eût appris
son départ. Arrivé à Rome, il fut proclamé empereur par le sénat
épouvanté, et Julianus fut massacré. Ce premier pas fait, il lui
restait, pour parvenir à être maître de tout l'État, deux obstacles à
vaincre : l'un en Orient, où Niger s'était fait proclamer empereur
par les armées d'Asie qu'il commandait ; l'autre en Occident, où
Albin aspirait également à l'empire. Comme il voyait trop de
danger à se déclarer en même temps contre ces deux
compétiteurs, il se proposa d'attaquer Niger et de tromper Albin.
En conséquence, il écrivit à ce dernier que, nommé empereur par
le sénat, son intention était de partager avec lui la dignité
impériale : il lui envoya donc le titre de César et se le fit adjoindre
comme collègue, par un décret du sénat. Albin se laissa séduire
par ces démonstrations, qu'il crut sincères. Mais lorsque Sévère
eut fait mourir Niger, après l'avoir vaincu et que les troubles de
l'Orient furent apaisés, il revint à Rome et se plaignit dans le
sénat de la conduite d'Albin, l'accusa d'avoir montré peu de
reconnaissance de tous les bienfaits dont il l'avait comblé, et
d'avoir tenté secrètement de l'assassiner ; et il conclut en disant
qu'il ne pouvait éviter de marcher contre lui pour le punir de son
ingratitude. Il alla soudain l'attaquer dans les Gaules, où il lui ôta
l'empire et la vie.
Telle fut la conduite de ce prince. Si l'on en suit pas à pas
toutes les actions, on y verra partout éclater et l'audace du lion et
la finesse du renard ; on le verra craint et révéré de ses sujets, et
– 85 –
chéri même de ses soldats : on ne sera par conséquent point
étonné de ce que, quoique homme nouveau, il pût se maintenir
dans un si vaste empire ; car sa haute réputation le défendit
toujours contre la haine que ses continuelles exactions auraient
pu allumer dans le coeur de ses peuples.
Antonin-Caracalla, son fils, eut aussi comme lui d'éminentes
qualités qui le faisaient admirer du peuple et chérir par les
soldats. Son habileté dans l'art de la guerre, son mépris pour une
nourriture recherchée et les délices de la mollesse, lui conciliaient
l'affection des troupes ; mais sa cruauté, sa férocité inouïe, les
meurtres nombreux et journaliers dont il frappa une partie des
citoyens de Rome, le massacre général des habitants
d'Alexandrie, le rendirent l'objet de l'exécration universelle : ceux
qui l'entouraient eurent bientôt à trembler pour eux-mêmes ; et
un centurion le tua au milieu de son armée.
Une observation importante résulte de ce fait : c'est qu'un
prince ne peut éviter la mort lorsqu'un homme ferme et endurci
dans sa vengeance a résolu de le faire périr ; car quiconque
méprise sa vie est maître de celle des autres. Mais comme ces
dangers sont rares, ils sont, par conséquent, moins à
appréhender. Tout ce que le prince peut et doit faire à cet égard,
c'est d'être attentif à n'offenser grièvement aucun de ceux qu'il
emploie et qu'il a autour de lui pour son service ; attention que
n'eut point Caracalla, qui avait fait mourir injustement un frère
du centurion, par lequel il fut tué, qui le menaçait journellement
lui-même, et qui néanmoins le conservait dans sa garde. C'était là
sans doute une témérité qui ne pouvait qu'occasionner sa ruine,
comme l'événement le prouva.
Pour ce qui est de Commode, fils et héritier de Marc-Aurèle, il
avait certes toute facilité de se maintenir dans l'empire : il n'avait
qu'à suivre les traces de son père pour contenter le peuple et les
soldats. Mais, s'abandonnant à son caractère cruel et féroce, il
voulut impunément écraser le peuple par ses rapines ; il prit le
parti de caresser les troupes et de les laisser vivre dans la licence.
D'ailleurs, oubliant tout le soin de sa dignité, on le voyait souvent
– 86 –
descendre dans l'arène pour combattre avec les gladiateurs, et se
livrer aux turpitudes les plus indignes de la majesté impériale. Il
se rendit vil aux yeux mêmes de ses soldats. Ainsi, devenu tout à
la fois l'objet de la haine des uns et du mépris des autres, on
conspira contre lui, et il fut égorgé.
Il ne me reste plus qu'à parler de Maximin. Il possédait toutes
les qualités qui font l'homme de guerre. Après la mort
d'Alexandre-Sévère, dont j'ai parlé tout à l'heure, les armées,
dégoûtées de la faiblesse de ce dernier prince, élevèrent Maximin
à l'empire ; mais il ne le conserva pas longtemps. Deux choses
contribuèrent à le faire mépriser et haïr. La première fut la
bassesse de son premier état : gardien de troupeaux dans la
Thrace, cette extraction, connue de tout le monde, le rendait vil à
tous les yeux. La seconde fut la réputation de cruauté qu'il se fit
aussitôt ; car, sans aller à Rome pour prendre possession du trône
impérial, il y fit commettre par ses lieutenants, ainsi que dans
toutes les parties de l'empire, des actes multipliés de rigueur.
D'un côté, l'État, indigné de la bassesse de son origine, et, de
l'autre, excité par la crainte qu'inspiraient ses barbaries, se
souleva contre lui. Le signal fut donné par l'Afrique. Aussitôt le
sénat et le peuple suivirent cet exemple, qui ne tarda pas à être
imité par le reste de l'Italie. Bientôt à cette conspiration générale
se joignit celle de ses troupes : elles assiégeaient Aquilée ; mais,
rebutées par les difficultés du siège, lassées de ses cruautés, et
commençant à le moins craindre depuis qu'elles le voyaient en
butte à une multitude d'ennemis, elles se déterminèrent à le
massacrer.
Je ne m'arrêterai maintenant à parler ni d'Héliogabale, ni de
Macrin, ni de Didius Julianus, hommes si vils qu'ils ne firent que
paraître sur le trône. Mais, venant immédiatement à la conclusion
de mon discours, je dis que les princes modernes trouvent dans
leur administration une difficulté de moins : c'est celle de
satisfaire extraordinairement les gens de guerre. En effet, ils
doivent bien, sans doute, avoir pour eux quelque considération ;
mais il n'y a en cela nul grand embarras, car aucun de ces princes
n'a les grands corps de troupes toujours subsistants, et
– 87 –
amalgamés en quelque sorte par le temps avec le gouvernement
et l'administration des provinces, comme l'étaient les armées
romaines. Les empereurs étaient obligés de contenter les soldats
plutôt que les peuples, parce que les soldats étaient les plus
puissants ; mais aujourd'hui ce sont les peuples que les princes
ont surtout à satisfaire. Il ne faut excepter à cet égard que le
Grand Seigneur des Turcs et le Soudan.
J'excepte le Grand Seigneur, parce qu'il a toujours autour de
lui un corps de douze mille hommes d'infanterie et de quinze
mille de cavalerie ; que ces corps font sa sûreté et sa force, et
qu'en conséquence il doit sur toutes choses, et sans songer au
peuple, ménager et conserver leur affection.
J'excepte le Soudan, parce que ses États étant entièrement
entre les mains des gens de guerre, il faut bien qu'il se concilie
leur amitié, sans s'embarrasser du peuple.
Remarquons, à ce propos, que l'État du Soudan diffère de
tous les autres, et qu'il ne ressemble guère qu'au pontificat des
chrétiens, qu'on ne peut appeler ni principauté héréditaire, ni
principauté nouvelle. En effet, à la mort du prince, ce ne sont
point ses enfants qui héritent et règnent après lui ; mais son
successeur est élu par ceux à qui appartient cette élection ; et du
reste, comme cet ordre de choses est consacré par son ancienneté,
il ne présente point les difficultés des principautés nouvelles : le
prince, à la vérité, est nouveau, mais les institutions sont
anciennes, ce qui le fait recevoir tout comme s'il était prince
héréditaire. Revenons à notre sujet.
Quiconque réfléchira sur tout ce que je viens de dire, verra
qu'en effet la ruine des empereurs dont j'ai parlé eut pour cause la
haine ou le mépris, et il comprendra en même temps pourquoi les
uns agissant d'une certaine manière, et les autres d'une manière
toute différente, un seul, de chaque côté, a fini heureusement,
tandis que tous les autres ont terminé leurs jours d'une façon
misérable. Il concevra que ce fut une chose inutile et même
– 88 –
funeste pour Pertinax et pour Alexandre-Sévère, princes
nouveaux, de vouloir imiter Marc-Aurèle, prince héréditaire ; et
que, pareillement, Caracalla, Commode et Maximin se nuisirent
en voulant imiter Sévère, parce qu'ils n'avaient pas les grandes
qualités nécessaires pour pouvoir suivre ses traces.
Je dis aussi qu'un prince nouveau peut et doit, non pas
imiter, soit Marc-Aurèle, soit Sévère, mais bien prendre, dans
l'exemple de Sévère, ce qui lui est nécessaire pour établir son
pouvoir, et dans celui de Marc-Aurèle ce qui peut lui servir à
maintenir la stabilité et la gloire d'un empire établi et consolidé
depuis longtemps.
– 89 –
CHAPITRE XX
Si les forteresses, et plusieurs autres choses que font
souvent les princes, leur sont utiles ou nuisibles
Les princes ont employé différents moyens pour maintenir
sûrement leurs États. Quelques-uns ont désarmé leurs sujets ;
quelques autres ont entretenu, dans les pays qui leur étaient
soumis, la division des partis : il en est qui ont aimé à fomenter
des inimitiés contre eux-mêmes ; il y en a aussi qui se sont
appliqués à gagner ceux qui, au commencement de leur règne,
leur avaient paru suspects ; enfin quelques-uns ont construit des
forteresses, et d'autres les ont démolies. Il est impossible de se
former, sur ces divers moyens, une opinion bien déterminée, sans
entrer dans l'examen des circonstances particulières de l'État
auquel il serait question d'en appliquer quelqu'un. Je vais
néanmoins en parler généralement et comme le sujet le
comporte.
Il n'est jamais arrivé qu'un prince nouveau ait désarmé ses
sujets ; bien au contraire, celui qui les a trouvés sans armes leur
en a donné, car il a pensé que ces armes seraient à lui ; qu'en les
donnant, il rendrait fidèles ceux qui étaient suspects ; que les
autres se maintiendraient dans leur fidélité, et que tous, enfin,
deviendraient ses partisans. À la vérité, tous les sujets ne peuvent
pas porter les armes ; mais le prince ne doit pas craindre, en
récompensant ceux qui les auront prises, d'indisposer les autres
de manière qu'il ait quelque lieu de s'en inquiéter : les premiers,
en effet, lui sauront gré de la récompense ; et les derniers
trouveront à propos qu'il traite mieux ceux qui auront plus servi
et se seront exposés à plus de dangers.
Le prince qui désarmerait ses sujets commencerait à les
offenser, en leur montrant qu'il se défie de leur fidélité ; et cette
défiance, quel qu'en fût l'objet, inspirerait de la haine contre lui.
D'ailleurs, ne pouvant pas rester sans armes, il serait forcé de
recourir à une milice mercenaire ; et j'ai déjà dit ce que c'est que
cette milice, qui, lors même qu'elle serait bonne, ne pourrait
– 90 –
jamais être assez considérable pour le défendre contre des
ennemis puissants et des sujets irrités. Aussi, comme je l'ai déjà
dit, tout prince nouveau dans une principauté nouvelle n'a jamais
manqué d'y organiser une force armée. L'histoire en présente de
nombreux exemples.
C'est quand un prince a acquis un État nouveau, qu'il adjoint
à celui dont il était déjà possesseur, qu'il lui importe de désarmer
les sujets du nouvel État, à l'exception toutefois de ceux qui se
sont déclarés pour lui au moment de l'acquisition : encore
convient-il qu'il leur donne la facilité de s'abandonner à la
mollesse et de s'efféminer, et qu'il organise les choses de manière
qu'il n'y ait plus d'armée que ses soldats propres, vivant dans son
ancien État et auprès de sa personne.
Nos ancêtres, et particulièrement ceux qui passaient pour
sages, disaient communément qu'il fallait contenir Pistoie au
moyen des partis, et Pise par celui des forteresses. Ils prenaient
soin aussi d'entretenir la division dans quelques-uns des pays qui
leur étaient soumis, afin de les maintenir plus aisément. Cela
pouvait être bon dans le temps où il y avait une sorte d'équilibre
en Italie ; mais il me semble qu'on ne pourrait plus la conseiller
aujourd'hui ; car je ne pense pas que les divisions pussent être
bonnes à quelque chose. Il me paraît même que, quand l'ennemi
approche, les pays divisés sont infailliblement et bientôt perdus ;
car le parti faible se joindra aux forces extérieures, et l'autre ne
pourra plus résister. Les Vénitiens, qui, je crois, pensaient à cet
égard comme nos ancêtres, entretenaient les partis guelfe et
gibelin dans les villes soumises à leur domination. À la vérité, ils
ne laissaient pas aller les choses jusqu'à l'effusion du sang, mais
ils fomentaient assez la division et les querelles pour que les
habitants en fussent tellement occupés qu'ils ne songeassent
point à sortir de l'obéissance. Cependant ils s'en trouvèrent mal ;
et quand ils eurent perdu la bataille de Vailà, ces mêmes villes
devinrent aussitôt audacieuses, et secouèrent le joug de l'autorité
vénitienne.
– 91 –
Le prince qui emploie de pareils moyens décèle sa faiblesse et
un gouvernement fort ne tolérera jamais les divisions : si elles
sont de quelque utilité durant la paix, en donnant quelques
facilités pour contenir les sujets, dès que la guerre s'allume, elles
ne sont que funestes.
Les princes deviennent plus grands, sans doute, lorsqu'ils
surmontent tous les obstacles qui s'opposaient à leur élévation.
Aussi, quand la fortune veut agrandir un prince nouveau, qui a
plus besoin qu'un prince héréditaire d'acquérir de la réputation,
elle suscite autour de lui une foule d'ennemis contre lesquels elle
le pousse, afin de lui fournir l'occasion d'en triompher, et lui
donne ainsi l'occasion de s'élever au moyen d'une échelle que ses
ennemis eux-mêmes lui fournissent. C'est pourquoi plusieurs
personnes ont pensé qu'un prince sage doit, s'il le peut, entretenir
avec adresse quelque inimitié, pour qu'en la surmontant il
accroisse sa propre grandeur.
Les princes, et particulièrement les princes nouveaux, ont
éprouvé que les hommes qui, au moment de l'établissement de
leur puissance, leur avaient paru suspects, leur étaient plus
fidèles et plus utiles que ceux qui d'abord s'étaient montrés
dévoués. Pandolfo Petrucci, prince de Sienne, employait de
préférence dans son gouvernement ceux que d'abord il avait
suspectés.
Il serait difficile, sur cet objet, de donner des règles générales,
et tout dépend des circonstances particulières. Aussi me borneraije
à dire que, pour les hommes qui, au commencement d'une
principauté nouvelle, étaient ennemis, et qui se trouvent dans une
position telle, qu'ils ont besoin d'appui pour se maintenir, le
prince pourra toujours très aisément les gagner, et que, de leur
côté, ils seront forcés de le servir avec d'autant plus de zèle et de
fidélité, qu'ils sentiront qu'ils ont à effacer, par leurs services, la
mauvaise idée qu'ils lui avaient donné lieu de prendre d'eux. Ils
lui seront par conséquent plus utiles que ceux qui, n'ayant ni les
mêmes motifs ni la même crainte, peuvent s'occuper avec
négligence de ses intérêts.
– 92 –
Et, puisque mon sujet m'y amène, je ferai encore observer à
tout prince nouveau, qui s'est emparé de la principauté au moyen
d'intelligences au dedans, qu'il doit bien considérer par quels
motifs ont été déterminés ceux qui ont agi en sa faveur ; car, s'ils
ne l'ont pas été par une affection naturelle, mais seulement par la
raison qu'ils étaient mécontents de son gouvernement actuel, le
nouveau prince aura une peine extrême à conserver leur amitié,
car il lui sera impossible de les contenter.
En réfléchissant sur les exemples que les temps anciens et les
modernes nous offrent à cet égard, on verra qu'il est beaucoup
plus facile au prince nouveau de gagner ceux qui d'abord furent
ses ennemis, parce qu'ils étaient satisfaits de l'ancien état des
choses, que ceux qui se firent ses amis et le favorisèrent, parce
qu'ils étaient mécontents.
Les princes ont été généralement dans l'usage, pour se
maintenir, de construire des forteresses, soit afin d'empêcher les
révoltes, soit afin d'avoir un lieu sûr de refuge contre une
première attaque. J'approuve ce système, parce qu'il fut suivi par
les anciens. De nos jours, cependant, nous avons vu Niccolo
Vitelli démolir deux forteresses à Città di Castello, afin de se
maintenir en possession de ce pays. Pareillement, le duc d'Urbin
Guido Ubaldo, rentré dans son duché, d'où il avait été expulsé par
César Borgia, détruisit jusqu'aux fondements toutes les citadelles
qui s'y trouvaient, pensant qu'au moyen de cette mesure il
risquerait moins d'être dépouillé une seconde fois. Enfin les
Bentivogli, rétablis dans Bologne, en usèrent de même. Les
forteresses sont donc utiles ou non, selon les circonstances, et
même, si elles servent dans un temps, elles nuisent dans un autre.
Sur quoi voici ce qu'on peut dire.
Le prince qui a plus de peur de ses sujets que des étrangers
doit construire des forteresses ; mais il ne doit point en avoir s'il
craint plus les étrangers que ses sujets : le château de Milan,
construit par Francesco Sforza, a plus fait de tort à la maison de
ce prince qu'aucun désordre survenu dans ses États. La meilleure
– 93 –
forteresse qu'un prince puisse avoir est l'affection de ses peuples -
s'il est haï, toutes les forteresses qu'il pourra avoir ne le sauveront
pas ; car si ses peuples prennent une fois les armes, ils trouveront
toujours des étrangers pour les soutenir.
De notre temps, nous n'avons vu que la comtesse de Forli
tirer avantage d'une forteresse, où, après le meurtre de son mari,
le comte de Girolamo, elle put trouver un refuge contre le
soulèvement du peuple, et attendre qu'on lui eût envoyé de Milan
le secours au moyen duquel elle reprit ses États. Mais, pour lors,
les circonstances étaient telles, qu'aucun étranger ne put soutenir
le peuple. D'ailleurs, cette même forteresse lui fut peu utile dans
la suite, lorsqu'elle fut attaquée par César Borgia, et que le peuple,
qui la détestait, put se joindre à cet ennemi. Dans cette dernière
occasion, comme dans la première, il lui eût beaucoup mieux valu
de n'être point haïe que d'avoir des forteresses.
D'après tout cela, j'approuve également ceux qui construiront
des forteresses et ceux qui n'en construiront point ; mais je
blâmerai toujours quiconque, comptant sur cette défense, ne
craindra point d'encourir la haine des peuples.
– 94 –
CHAPITRE XXI
Comment doit se conduire un prince
pour acquérir de la réputation
Faire de grandes entreprises, donner par ses actions de rares
exemples, c'est ce qui illustre le plus un prince. Nous pouvons, de
notre temps, citer comme un prince ainsi illustré Ferdinand
d'Aragon, actuellement roi d'Espagne, et qu'on peut appeler en
quelque sorte un prince nouveau, parce que, n'étant d'abord
qu'un roi bien peu puissant, la renommée et la gloire en ont fait le
premier roi de la chrétienté.
Si l'on examine ses actions, on les trouvera toutes empreintes
d'un caractère de grandeur, et quelques-unes paraîtront même
sortir de la route ordinaire. Dès le commencement de son règne,
il attaqua le royaume de Grenade ; et cette entreprise devint la
base de sa grandeur. D'abord il la fit étant en pleine paix avec
tous les autres États, et sans crainte, par conséquent, d'aucune
diversion : elle lui fournit d'ailleurs le moyen d'occuper l'ambition
des grands de la Castille, qui, entièrement absorbés dans cette
guerre, ne pensèrent point à innover ; tandis que lui, de son côté,
acquérait sur eux, par sa renommée, un ascendant dont ils ne
s'aperçurent pas. De plus, l'argent que l'Église lui fournit et celui
qu'il leva sur les peuples le mirent en état d'entretenir des armées
qui, formées par cette longue suite de guerres, le firent tant
respecter par la suite. Après cette entreprise, et se couvrant
toujours du manteau de la religion pour en venir à de plus
grandes, il s'appliqua avec une pieuse cruauté à persécuter les
Maures et à en purger son royaume : exemple admirable, et qu'on
ne saurait trop méditer. Enfin, sous ce même prétexte de la
religion, il attaqua l'Afrique ; puis il porta ses armes dans l'Italie ;
et, en dernier lieu, il fit la guerre à la France : de sorte qu'il ne
cessa de former et d'exécuter de grands desseins, tenant toujours
les esprits de ses sujets dans l'admiration et dans l'attente des
événements. Toutes ces actions, au surplus, se succédèrent et
furent liées les unes aux autres, de telle manière qu'elles ne
laissaient ni le temps de respirer, ni le moyen d'en interrompre le
cours.
– 95 –
Ce qui peut servir encore à illustrer un prince, c'est d'offrir,
comme fit messire Barnabo Visconti, duc de Milan, dans son
administration intérieure, et quand l'occasion s'en présente, des
exemples singuliers, et qui donnent beaucoup à parler, quant à la
manière de punir ou de récompenser ceux qui, dans la vie civile,
ont commis de grands crimes ou rendu de grands services ; c'est
d'agir, en toute circonstance, de telle façon qu'on soit forcé de le
regarder comme supérieur au commun des hommes.
On estime aussi un prince qui se montre franchement ami ou
ennemi, c'est-à-dire qui sait se déclarer ouvertement et sans
réserve pour ou contre quelqu'un ; ce qui est toujours un parti
plus utile à prendre que de demeurer neutre.
En effet, quand deux puissances qui vous sont voisines en
viennent aux mains, il arrive de deux choses l'une : elles sont ou
elles ne sont pas telles que vous ayez quelque chose à craindre de
la part de celle qui demeurera victorieuse. Or, dans l'une et l'autre
hypothèse, il vous sera utile de vous être déclaré ouvertement et
d'avoir fait franchement la guerre. En voici les raisons.
Dans le premier cas : ne vous êtes-vous point déclaré, vous
demeurez la proie de la puissance victorieuse, et cela à la
satisfaction et au contentement de la puissance vaincue, qui ne
sera engagée par aucun motif à vous défendre ni même à vous
donner asile. La première, effectivement, ne peut pas vouloir d'un
ami suspect, qui ne sait pas l'aider au besoin ; et, quant à la
seconde, pourquoi vous accueillerait-elle, vous qui aviez refusé de
prendre les armes en sa faveur et de courir sa fortune ?
Antiochus étant venu dans la Grèce, où l'appelaient les
Étoliens, dans la vue d'en chasser les Romains, envoya des
orateurs aux Achéens, alliés de ce dernier peuple, pour les inviter
à demeurer neutres. Les Romains leur en envoyèrent aussi pour
les engager au contraire à prendre les armes en leur faveur.
L'affaire étant mise en discussion dans le conseil des Achéens, et
– 96 –
les envoyés d'Antiochus insistant pour la neutralité, ceux des
Romains répondirent, en s'adressant aux Achéens : « Quant au
conseil qu'on vous donne de ne prendre aucune part dans notre
guerre, et qu'on vous présente comme le meilleur et le plus utile
pour votre pays, il n'y en a point qui pût vous être plus funeste ;
car si vous le suivez, vous demeurez le prix du vainqueur sans
vous être acquis la moindre gloire, et sans qu'on vous ait la
moindre obligation. »
Un gouvernement doit compter que toujours celle des deux
parties belligérantes qui n'est point son amie lui demandera qu'il
demeure neutre, et que celle qui est amie voudra qu'il se déclare
en prenant les armes.
Ce parti de la neutralité est celui qu'embrassent le plus
souvent les princes irrésolus, qu'effrayent les dangers présents, et
c'est celui qui, le plus souvent aussi, les conduit à leur ruine.
Vous êtes-vous montré résolument et vigoureusement pour
une des deux parties, elle ne sera point à craindre pour vous si
elle demeure victorieuse, alors même qu'elle serait assez
puissante pour que vous vous trouvassiez à sa discrétion ; car elle
vous sera obligée : elle aura contracté avec vous quelque lien
d'amitié ; et les hommes ne sont jamais tellement dépourvus de
tout sentiment d'honneur, qu'ils veuillent accabler ceux avec qui
ils ont de tels rapports, et donner ainsi l'exemple de la plus noire
ingratitude. D'ailleurs, les victoires ne sont jamais si complètes
que le vainqueur puisse se croire affranchi de tout égard, et
surtout de toute justice. Mais si cette partie belligérante, pour
laquelle vous vous êtes déclaré, se trouve vaincue, du moins vous
pouvez compter d'en être aidé autant qu'il lui sera possible, et
d'être associé à une fortune qui peut se rétablir.
Dans la seconde hypothèse, c'est-à-dire quand les deux
puissances rivales ne sont point telles que vous ayez à craindre
quelque chose de la part de celle qui demeurera victorieuse, la
prudence vous conseille encore plus de vous déclarer pour l'une
– 97 –
des deux. Que s'ensuivra-t-il, en effet ? C'est que vous aurez ruiné
une de ces puissances par le moyen et avec le secours d'une autre
qui, si elle eût été sage, aurait dû la soutenir, et qui se trouvera à
votre discrétion après la victoire que votre appui doit
infailliblement lui faire obtenir.
Sur cela, au reste, j'observe qu'un prince ne doit jamais, ainsi
que je l'ai déjà dit, s'associer à un autre plus puissant que lui pour
en attaquer un troisième, à moins qu'il n'y soit contraint par la
nécessité, car la victoire le mettrait à la discrétion de cet autre
plus puissant ; et les princes doivent, sur toutes choses, éviter de
se trouver à la discrétion d'autrui. Les Vénitiens s'associèrent
avec la France contre le duc de Milan ; et de cette association,
qu'ils pouvaient éviter, résulta leur ruine.
Que si une pareille association est inévitable, comme elle le
fut pour les Florentins, lorsque le pape et l'Espagne firent
marcher leurs troupes contre la Lombardie, il faut bien alors
qu'on s'y détermine, quoi qu'il en puisse arriver.
Au surplus, un gouvernement ne doit point compter qu'il ne
prendra jamais que des partis bien sûrs : on doit penser, au
contraire, qu'il n'en est point où il ne se trouve quelque
incertitude. Tel est effectivement l'ordre des choses, qu'on ne
cherche jamais à fuir un inconvénient sans tomber dans un
autre ; et la prudence ne consiste qu'à examiner, à juger les
inconvénients et à prendre comme bon ce qui est le moins
mauvais.
Un prince doit encore se montrer amateur des talents, et
honorer ceux qui se distinguent dans leur profession. Il doit
encourager ses sujets, et les mettre à portée d'exercer
tranquillement leur industrie, soit dans le commerce, soit dans
l'agriculture, soit dans tous les autres genres de travaux auxquels
les hommes se livrent ; en sorte qu'il n'y en ait aucun qui
s'abstienne ou d'améliorer ses possessions, dans la crainte
qu'elles ne lui soient enlevées, ou d'entreprendre quelque négoce
– 98 –
de peur d'avoir à souffrir des exactions. Il doit faire espérer des
récompenses à ceux qui forment de telles entreprises, ainsi qu'à
tous ceux qui songent à accroître la richesse et la grandeur de
l'État. Il doit de plus, à certaines époques convenables de l'année,
amuser le peuple par des fêtes, des spectacles ; et, comme tous les
citoyens d'un État sont partagés en communautés d'arts ou en
tribus, il ne saurait avoir trop d'égards pour ces corporations ; il
paraîtra quelquefois dans leurs assemblées, et montrera toujours
de l'humanité et de la magnificence, sans jamais compromettre
néanmoins la majesté de son rang, majesté qui ne doit
l'abandonner dans aucune circonstance.
– 99 –
CHAPITRE XXII
Des secrétaires des princes
Ce n'est pas une chose de peu d'importance pour un prince
que le choix de ses ministres, qui sont bons ou mauvais selon qu'il
est plus ou moins sage lui-même. Aussi, quand on veut apprécier
sa capacité, c'est d'abord par les personnes qui l'entourent que
l'on en juge. Si elles sont habiles et fidèles, on présume toujours
qu'il est sage lui-même, puisqu'il a su discerner leur habileté et
s'assurer de leur fidélité ; mais on en pense tout autrement si ces
personnes ne sont point telles ; et le choix qu'il en a fait ayant dû
être sa première opération, l'erreur qu'il y a commise est d'un très
fâcheux augure. Tous ceux qui apprenaient que Pandolfo
Petrucci, prince de Sienne, avait choisi messire Antonio da
Venafro pour son ministre, jugeaient par là même que Pandolfo
était un prince très sage et très éclairé.
On peut distinguer trois ordres d'esprit, savoir : ceux qui
comprennent par eux-mêmes, ceux qui comprennent lorsque
d'autres leur démontrent, et ceux enfin qui ne comprennent ni
par eux-mêmes, ni par le secours d'autrui. Les premiers sont les
esprits supérieurs, les seconds les bons esprits, les troisièmes les
esprits nuls. Si Pandollo n'était pas du premier ordre,
certainement il devait être au moins du second, et cela suffisait ;
car un prince qui est en état, sinon d'imaginer, du moins de juger
de ce qu'un autre fait et dit de bien et de mal, sait discerner les
opérations bonnes ou mauvaises de son ministre, favoriser les
unes, réprimer les autres, ne laisser aucune espérance de pouvoir
le tromper, et contenir ainsi le ministre lui-même dans son
devoir.
Du reste, si un prince veut une règle certaine pour connaître
ses ministres, on peut lui donner celle-ci : Voyez-vous un ministre
songer plus à lui-même qu'à vous, et rechercher son propre
intérêt dans toutes ses actions, jugez aussitôt qu'il n'est pas tel
qu'il doit être, et qu'il ne peut mériter votre confiance ; car
l'homme qui a l'administration d'un État dans les mains doit ne
– 100 –
jamais penser à lui mais doit toujours penser au prince, et ne
l’entretenir que de ce qui tient à l'intérêt de l'État.
Mais il faut aussi que, de son côté, le prince pense à son
ministre, s'il veut le conserver toujours fidèle ; il faut qu'il
l'environne de considération, qu'il le comble de richesses, qu'il le
fasse entrer en partage de tous les honneurs et de toutes les
dignités, pour qu'il n'ait pas lieu d'en souhaiter davantage ; que,
monté au comble de la faveur, il redoute le moindre changement,
et qu’il soit bien convaincu qu'il ne pourrait se soutenir sans
l'appui du prince.
Quand le prince et le ministre sont tels que je le dis, ils
peuvent se livrer l'un à l'autre avec confiance : s'ils ne le sont
point, la fin sera également fâcheuse pour tous les deux.
– 101 –
CHAPITRE XXIII
Comment on doit fuir les flatteurs
Je ne négligerai point de parler d'un article important, et
d'une erreur dont il est très difficile aux princes de se défendre,
s'ils ne sont doués d'une grande prudence, et s'ils n'ont l'art de
faire de bons choix ; il s'agit des flatteurs, dont les cours sont
toujours remplies.
Si, d'un côté, les princes aveuglés par l'amour-propre ont
peine à ne pas se laisser corrompre par cette peste, de l'autre, ils
courent un danger en la fuyant : c'est celui de tomber dans le
mépris. Ils n'ont effectivement qu'un bon moyen de se prémunir
contre la flatterie, c'est de faire bien comprendre qu'on ne peut
leur déplaire en leur disant la vérité : or, si toute personne peut
dire librement à un prince ce qu'elle croit vrai, il cesse bientôt
d'être respecté.
Quel parti peut-il donc prendre pour éviter tout
inconvénient ? Il doit, s'il est prudent, faire choix dans ses États
de quelques hommes sages, et leur donner, mais à eux seuls,
liberté entière de lui dire la vérité, se bornant toutefois encore aux
choses sur lesquelles il les interrogera. Il doit, du reste, les
consulter sur tout, écouter leurs avis, résoudre ensuite par luimême
; il doit encore se conduire, soit envers tous les conseillers
ensemble, soit envers chacun d'eux en particulier, de manière à
les persuader qu'ils lui agréent d'autant plus qu'ils parlent avec
plus de franchise ; il doit enfin ne vouloir entendre aucune autre
personne, agir selon la détermination prise, et s'y tenir avec
fermeté.
Le prince qui en use autrement est ruiné par les flatteurs, ou
il est sujet à varier sans cesse, entraîné par la diversité des
conseils ; ce qui diminue beaucoup sa considération. Sur quoi je
citerai un exemple récent. Le prêtre Lucas, agent de Maximilien,
actuellement empereur, disait de ce prince « qu'il ne prenait
jamais conseil de personne, et qu'il ne faisait jamais rien d'après
– 102 –
sa volonté ». Maximilien, en effet, est un homme fort secret, qui
ne se confie à qui que ce soit, et ne demande aucun avis ; mais ses
desseins venant à être connus à mesure qu'ils sont mis à
exécution, ils sont aussitôt contredits par ceux qui l'entourent, et
par faiblesse il s'en laisse détourner : de là vient que ce qu'il fait
un jour, il le défait le lendemain ; qu'on ne sait jamais ce qu'il
désire ni ce qu'il se propose, et qu'on ne peut compter sur aucune
de ses déterminations.
Un prince doit donc toujours prendre conseil, mais il doit le
faire quand il veut, et non quand d'autres le veulent ; il faut même
qu'il ne laisse à personne la hardiesse de lui donner son avis sur
quoi que ce soit, à moins qu'il ne le demande ; mais il faut aussi
qu'il ne soit pas trop réservé dans ses questions, qu'il écoute
patiemment la vérité, et que lorsque quelqu'un est retenu, par
certains égards, de la lui dire, il en témoigne du déplaisir.
Ceux qui prétendent que tel ou tel prince qui paraît sage ne
l'est point effectivement, parce que la sagesse qu'il montre ne
vient pas de lui-même, mais des bons conseils qu'il reçoit,
avancent une grande erreur ; car c'est une règle générale, et qui
ne trompe jamais, qu'un prince qui n'est point sage par lui-même
ne peut pas être bien conseillé, à moins que le hasard ne l'ait mis
entièrement entre les mains de quelque homme très habile, qui
seul le maîtrise et le gouverne ; auquel cas, du reste, il peut, à la
vérité, être bien conduit, mais pour peu de temps, car le
conducteur ne tardera pas à s'emparer du pouvoir. Mais hors de
là, et lorsqu'il sera obligé d'avoir plusieurs conseillers, le prince
qui manque de sagesse les trouvera toujours divisés entre eux, et
ne saura point les réunir. Chacun de ces conseillers ne pensera
qu'à son intérêt propre, et il ne sera en état ni de les reprendre, ni
même de les juger : d'où il s'ensuivra qu’il n'en aura jamais que de
mauvais, car ils ne seront point forcés par la nécessité à devenir
bons. En un mot, les bons conseils, de quelque part qu'ils
viennent, sont le fruit de la sagesse du prince, et cette sagesse
n'est point le fruit des bons conseils.
– 103 –
CHAPITRE XXIV
Pourquoi les princes d'Italie ont perdu leurs États
Le prince nouveau qui conformera sa conduite à tout ce que
nous avons remarqué sera regardé comme ancien, et bientôt
même il sera plus sûrement et plus solidement établi que si son
pouvoir avait été consacré par le temps. En effet, les actions d'un
prince nouveau sont beaucoup plus examinées que celles d'un
prince ancien ; et quand elles sont jugées vertueuses, elles lui
gagnent et lui attachent bien plus les coeurs que ne pourrait faire
l'ancienneté de la race ; car les hommes sont bien plus touchés du
présent que du passé ; et quand leur situation actuelle les
satisfait, ils en jouissent sans penser à autre chose ; ils sont même
très disposés à maintenir et à défendre le prince, pourvu que
d'ailleurs il ne se manque point à lui-même.
Le prince aura donc une double gloire, celle d'avoir fondé un
État nouveau, et celle de l'avoir orné, consolidé par de bonnes
lois, de bonnes armes, de bons alliés et de bons exemples ; tandis
qu'au contraire, il y aura une double honte pour celui qui, né sur
le trône, l'aura laissé perdre par son peu de sagesse.
Si l'on considère la conduite des divers princes d'Italie qui, de
notre temps, ont perdu leurs États, tels que le roi de Naples, le
duc de Milan et autres, on trouvera d'abord une faute commune à
leur reprocher, c'est celle qui concerne les forces militaires, et
dont il a été parlé au long ci-dessus. En second lieu, on
reconnaîtra qu'ils s'étaient attirés la haine du peuple, ou qu'en
possédant son amitié, ils n'ont pas su s'assurer des grands. Sans
de telles fautes, on ne perd point des États assez puissants pour
mettre une armée en campagne.
Philippe de Macédoine, non pas le père d'Alexandre le Grand,
mais celui qui fut vaincu par T. Quintus Flaminius, ne possédait
qu'un petit État en comparaison de la grandeur de la république
romaine et de la Grèce, par qui il fut attaqué ; néanmoins, comme
c'était un habile capitaine, et qu'il avait su s'attacher le peuple et
– 104 –
s'assurer des grands, il se trouva en état de soutenir la guerre
durant plusieurs années ; et si, à la fin, il dut perdre quelques
villes, du moins il conserva son royaume.
Que ceux de nos princes qui, après une longue possession,
ont été dépouillés de leurs États, n'en accusent donc point la
fortune, mais qu'ils s'en prennent à leur propre lâcheté. N'ayant
jamais pensé, dans les temps de tranquillité, que les choses
pouvaient changer, semblables en cela au commun des hommes
qui, durant le calme, ne s'inquiètent point de la tempête, ils ont
songé, quand l'adversité s'est montrée, non à se défendre, mais à
s'enfuir, espérant être rappelés par leurs peuples, que l'insolence
du vainqueur aurait fatigués. Un tel parti peut être bon à prendre
quand on n'en a pas d'autre ; mais il est bien honteux de s'y
réduire : on ne se laisse pas tomber, dans l'espoir d'être relevé par
quelqu'un. D'ailleurs, il n'est pas certain qu'en ce cas un prince
soit ainsi rappelé ; et, s'il l'est, ce ne sera pas avec une grande
sûreté pour lui, car un tel genre de défense l'avilit et ne dépend
pas de sa personne. Or il n'y a pour un prince de défense bonne,
certaine, et durable, que celle qui dépend de lui-même et de sa
propre valeur.
– 105 –
CHAPITRE XXV
Combien, dans les choses humaines,
la fortune a de pouvoir, et comment on peut y résister
Je n'ignore point que bien des gens ont pensé et pensent
encore que Dieu et la fortune régissent les choses de ce monde de
telle manière que toute la prudence humaine ne peut en arrêter ni
en régler le cours : d'où l'on peut conclure qu'il est inutile de s'en
occuper avec tant de peine, et qu'il n'y a qu'à se soumettre et à
laisser tout conduire par le sort. Cette opinion s'est surtout
propagée de notre temps par une conséquence de cette variété de
grands événements que nous avons cités, dont nous sommes
encore témoins, et qu'il ne nous était pas possible de prévoir -
aussi suis-je assez enclin à la partager.
Néanmoins, ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit
réduit à rien, j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose
de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près
l'autre moitié en notre pouvoir. Je la compare à un fleuve
impétueux qui, lorsqu'il déborde, inonde les plaines, renverse les
arbres et les édifices, enlève les terres d'un côté et les emporte
vers un autre : tout fuit devant ses ravages, tout cède à sa fureur ;
rien n'y peut mettre obstacle. Cependant, et quelque redoutable
qu'il soit, les hommes ne laissent pas, lorsque l'orage a cessé, de
chercher à pouvoir s'en garantir par des digues, des chaussées et
autres travaux ; en sorte que, de nouvelles crues survenant, les
eaux se trouvent contenues dans un canal, et ne puissent plus se
répandre avec autant de liberté et causer d'aussi grands ravages.
Il en est de même de la fortune, qui montre surtout son pouvoir là
où aucune résistance n'a été préparée, et porte ses fureurs là où
elle sait qu'il n'y a point d'obstacle disposé pour l'arrêter.
Si l'on considère l'Italie, qui est le théâtre et la source des
grands changements que nous avons vus et que nous voyons
s'opérer, on trouvera qu'elle ressemble à une vaste campagne qui
n'est garantie par aucune sorte de défense. Que si elle avait été
prémunie, comme l'Allemagne, l'Espagne et la France, contre le
– 106 –
torrent, elle n'en aurait pas été inondée, ou du moins elle n'en
aurait pas autant souffert.
Me bornant à ces idées générales sur la résistance qu’on peut
opposer à la fortune, et venant à des observations plus
particularisées, je remarque d'abord qu'il n'est pas extraordinaire
de voir un prince prospérer un jour et déchoir le lendemain, sans
néanmoins qu'il ait changé, soit de caractère, soit de conduite.
Cela vient, ce me semble, de ce que j'ai déjà assez longuement
établi, qu'un prince qui s'appuie entièrement sur la fortune tombe
à mesure qu'elle varie. Il me semble encore qu'un prince est
heureux ou malheureux, selon que sa conduite se trouve ou ne se
trouve pas conforme au temps où il règne. Tous les hommes ont
en vue un même but : la gloire et les richesses ; mais, dans tout ce
qui a pour objet de parvenir à ce but, ils n'agissent pas tous de la
même manière : les uns procèdent avec circonspection, les autres
avec impétuosité ; ceux-ci emploient la violence, ceux-là usent
d'artifice ; il en est qui sont patients, il en est aussi qui ne le sont
pas du tout : ces diverses façons d'agir quoique très différentes,
peuvent également réussir. On voit d'ailleurs que de deux
hommes qui suivent la même marche, l'un arrive et l'autre
n'arrive pas ; tandis qu'au contraire deux autres qui marchent
très différemment, et, par exemple, l'un avec circonspection et
l'autre avec impétuosité, parviennent néanmoins pareillement à
leur terme : or d'où cela vient-il, si ce n'est de ce que les manières
de procéder sont ou ne sont pas conformes aux temps ? C'est ce
qui fait que deux actions différentes produisent un même effet, et
que deux actions pareilles ont des résultats opposés. C'est pour
cela encore que ce qui est bien ne l'est pas toujours. Ainsi, par
exemple, un prince gouverne-t-il avec circonspection et patience :
si la nature et les circonstances des temps sont telles que cette
manière de gouverner soit bonne, il prospérera ; mais il décherra,
au contraire, si, la nature et les circonstances des temps
changeant, il ne change pas lui-même de système.
Changer ainsi à propos, c'est ce que les hommes, même les
plus prudents ne savent point faire, soit parce qu'on ne peut agir
contre son caractère, soit parce que, lorsqu'on a longtemps
– 107 –
prospéré en suivant une certaine route, on ne peut se persuader
qu'il soit bon d'en prendre une autre. Ainsi l'homme circonspect,
ne sachant point être impétueux quand il le faudrait, est luimême
l'artisan de sa propre ruine. Si nous pouvions changer de
caractère selon le temps et les circonstances, la fortune ne
changerait jamais.
Le pape Jules II fit toutes ses actions avec impétuosité ; et
cette manière d'agir se trouva tellement conforme aux temps et
aux circonstances, que le résultat en fut toujours heureux.
Considérez sa première entreprise, celle qu'il fit sur Bologne, du
vivant de messire Giovanni Bentivogli : les Vénitiens la voyaient
de mauvais oeil, et elle était un sujet de discussion pour l'Espagne
et la France ; néanmoins, Jules s'y précipita avec sa résolution et
son impétuosité naturelles, conduisant lui-même en personne
l'expédition ; et, par cette hardiesse, il tint les Vénitiens et
l'Espagne en respect, de telle manière que personne ne bougea :
les Vénitiens, parce qu'ils craignaient, et l'Espagne, parce qu'elle
désirait recouvrer le royaume de Naples en entier. D'ailleurs, il
entraîna le roi de France à son aide ; car ce monarque, voyant que
le pape s'était mis en marche, et souhaitant gagner son amitié,
dont il avait besoin pour abaisser les Vénitiens, jugea qu'il ne
pouvait lui refuser le secours de ses troupes sans lui faire une
offense manifeste. Jules obtint donc, par son impétuosité, ce
qu'un autre n'aurait pas obtenu avec toute la prudence humaine ;
car s'il avait attendu, pour partir de Rome, comme tout autre
pape aurait fait, que tout eût été convenu, arrêté, préparé,
certainement il n'aurait pas réussi. Le roi de France, en effet,
aurait trouvé mille moyens de s'excuser auprès de lui, et les
autres puissances en auraient eu tout autant de l'effrayer.
Je ne parlerai point ici des autres opérations de ce pontife,
qui, toutes conduites de la même manière, eurent pareillement un
heureux succès. Du reste, la brièveté de sa vie ne lui a pas permis
de connaître les revers qu'il eût probablement essuyés s'il était
survenu dans un temps où il eût fallu se conduire avec
circonspection ; car il n'aurait jamais pu se départir du système
de violence auquel ne le portait que trop son caractère.
– 108 –
Je conclus donc que, la fortune changeant, et les hommes
s'obstinant dans la même manière d'agir, ils sont heureux tant
que cette manière se trouve d'accord avec la fortune ; mais
qu'aussitôt que cet accord cesse, ils deviennent malheureux.
Je pense, au surplus, qu'il vaut mieux être impétueux que
circonspect ; car la fortune est femme : pour la tenir soumise, il
faut la traiter avec rudesse ; elle cède plutôt aux hommes qui
usent de violence qu'à ceux qui agissent froidement : aussi estelle
toujours amie des jeunes gens, qui sont moins réservés, plus
emportés, et qui commandent avec plus d'audace.
– 109 –
CHAPITRE XXVI
Exhortation à délivrer l'Italie des barbares
En réfléchissant sur tout ce que j'ai exposé ci-dessus, et en
examinant en moi-même si aujourd'hui les temps seraient tels en
Italie, qu'un prince nouveau pût s'y rendre illustre, et si un
homme prudent et courageux trouverait l'occasion et le moyen de
donner à ce pays une nouvelle forme, telle qu'il en résultât de la
gloire pour lui et de l'utilité pour la généralité des habitants, il me
semble que tant de circonstances concourent en faveur d'un
pareil dessein, que je ne sais s'il y eut jamais un temps plus
propice que celui-ci pour ces grands changements.
Et si, comme je l'ai dit, il fallait que le peuple d'Israël fût
esclave des Égyptiens, pour connaître la vertu de Moïse ; si la
grandeur d'âme de Cyrus ne pouvait éclater qu'autant que les
Perses seraient opprimés par les Mèdes ; si enfin, pour apprécier
toute la valeur de Thésée, il était nécessaire que les Athéniens
fussent désunis : de même, en ces jours, pour que quelque génie
pût s'illustrer, il était nécessaire que l'Italie fût réduite au terme
où nous la voyons parvenue ; qu'elle fût plus opprimée que les
Hébreux, plus esclave que les Perses, plus désunie que les
Athéniens, sans chefs, sans institutions, battue, déchirée, envahie,
et accablée de toute espèce de désastres.
Jusqu'à présent, quelques lueurs ont bien paru lui annoncer
de temps en temps un homme choisi de Dieu pour sa délivrance ;
mais bientôt elle a vu cet homme arrêté par la fortune dans sa
brillante carrière, et elle en est toujours à attendre, presque
mourante, celui qui pourra fermer ses blessures, faire cesser les
pillages et les saccagements que souffre la Lombardie, mettre un
terme aux exactions et aux vexations qui accablent le royaume de
Naples et la Toscane, et guérir enfin ses plaies si invétérées
qu'elles sont devenues fistuleuses.
On la voit aussi priant sans cesse le ciel de daigner lui envoyer
quelqu'un qui la délivre de la cruauté et de l'insolence des
– 110 –
barbares. On la voit d'ailleurs toute disposée, toute prête à se
ranger sous le premier étendard qu'on osera déployer devant ses
yeux. Mais où peut-elle mieux placer ses espérances qu'en votre
illustre maison, qui, par ses vertus héréditaires, par sa fortune,
par la faveur de Dieu et par celle de l'Église, dont elle occupe
actuellement le trône, peut véritablement conduire et opérer cette
heureuse délivrance.
Elle ne sera point difficile, si vous avez sous les yeux la vie et
les actions de ces héros que je viens de nommer. C'étaient, il est
vrai, des hommes rares et merveilleux ; mais enfin c'étaient des
hommes ; et les occasions dont ils profitèrent étaient moins
favorables que celle qui se présente. Leurs entreprises ne furent
pas plus justes que celle-ci, et ils n'eurent pas plus que vous ne
l'avez, la protection du ciel. C'est ici que la justice brille dans tout
son jour, car la guerre est toujours juste lorsqu'elle est nécessaire,
et les armes sont sacrées lorsqu'elles sont l'unique ressource des
opprimés. Ici, tous les voeux du peuple vous appellent ; et, au
milieu de cette disposition unanime, le succès ne peut être
incertain : il suffit que vous preniez exemple sur ceux que je vous
ai proposés pour modèles.
Bien plus, Dieu manifeste sa volonté par des signes éclatants :
la mer s'est entrouverte, une nue lumineuse a indiqué le chemin,
le rocher a fait jaillir des eaux de son sein, la manne est tombée
dans le désert ; tout favorise ainsi votre grandeur. Que le reste
soit votre ouvrage : Dieu ne veut pas tout faire, pour ne pas nous
laisser sans mérite et sans cette portion de gloire qu'il nous
permet d'acquérir.
Qu'aucun des Italiens dont j'ai parlé n'ait pu faire ce qu'on
attend de votre illustre maison ; que, même au milieu de tant de
révolutions que l'Italie a éprouvées, et de tant de guerres dont elle
a été le théâtre, il ait semblé que toute valeur militaire y fût
éteinte, c'est de quoi l'on ne doit point s'étonner : cela est venu de
ce que les anciennes institutions étaient mauvaises, et qu'il n'y a
eu personne qui sût en trouver de nouvelles. Il n'est rien
cependant qui fasse plus d'honneur à un homme qui commence à
– 111 –
s'élever que d'avoir su introduire de nouvelles lois et de nouvelles
institutions : si ces lois, si ces institutions posent sur une base
solide, et si elles présentent de la grandeur, elles le font admirer
et respecter de tous les hommes.
L'Italie, au surplus, offre une matière susceptible des
réformes les plus universelles. C'est là que le courage éclatera
dans chaque individu, pourvu que les chefs n'en manquent pas
eux-mêmes. Voyez dans les duels et les combats entre un petit
nombre d'adversaires combien les Italiens sont supérieurs en
force, en adresse, en intelligence. Mais faut-il qu'ils combattent
réunis en armée, toute leur valeur s'évanouit. Il faut en accuser la
faiblesse des chefs ; car, d'une part, ceux qui savent ne sont point
obéissants, et chacun croit savoir ; de l'autre, il ne s'est trouvé
aucun chef assez élevé, soit par son mérite personnel, soit par la
fortune, au-dessus des autres, pour que tous reconnussent sa
supériorité et lui fussent soumis. Il est résulté de là que, pendant
si longtemps, et durant tant de guerres qui ont eu lieu depuis
vingt années, toute armée uniquement composée d'Italiens n'a
éprouvé que des revers, témoins d'abord le Taro, puis Alexandrie,
Capoue, Gênes, Vailà, Cologne et Mestri.
Si votre illustre maison veut imiter les grands hommes qui,
en divers temps, délivrèrent leur pays, ce qu'elle doit faire avant
toutes choses, et ce qui doit être la base de son entre prise, c'est
de se pourvoir de forces nationales, car ce sont les plus solides, les
plus fidèles, les meilleures qu'on puisse posséder : chacun des
soldats qui les composent étant bon personnellement, deviendra
encore meilleur lorsque tous réunis se verront commandés,
honorés, entretenus par leur prince. C'est avec de telles armes
que la valeur italienne pourra repousser les étrangers.
L'infanterie suisse et l'infanterie espagnole passent pour être
terribles ; mais il y a dans l'une et dans l'autre un défaut tel, qu'il
est possible d'en former une troisième, capable non seulement de
leur résister, mais encore de les vaincre. En effet, l'infanterie
espagnole ne peut se soutenir contre la cavalerie, et l'infanterie
suisse doit craindre toute autre troupe de même nature qui
– 112 –
combattra avec la même obstination qu'elle. On a vu aussi, et l'on
verra encore, la cavalerie française défaire l'infanterie espagnole,
et celle-ci détruire l'infanterie suisse ; de quoi il a été fait, sinon
une expérience complète, au moins un essai dans la bataille de
Ravenne, où l'infanterie espagnole se trouva aux prises avec les
bataillons allemands, qui observent la même discipline que les
Suisses : on vit les Espagnols, favorisés par leur agilité et couverts
de leurs petits boucliers, pénétrer par-dessous les lances dans les
rangs de leurs adversaires, les frapper sans risque et sans que les
Allemands puissent les en empêcher ; et ils les auraient détruits
jusqu'au dernier, si la cavalerie n'était venue les charger euxmêmes
à leur tour.
Maintenant que l'on connaît le défaut de l'une et de l'autre de
ces deux infanteries, on peut en organiser une nouvelle qui sache
résister à la cavalerie et ne point craindre d'autres fantassins. Il
n'est pas nécessaire pour cela de créer un nouveau genre de
troupe ; il suffit de trouver une nouvelle organisation, une
nouvelle manière de combattre ; et c'est par de telles inventions
qu'un prince nouveau acquiert de la réputation et parvient à
s'agrandir.
Ne laissons donc point échapper l'occasion présente. Que
l'Italie, après une si longue attente, voie enfin paraître son
libérateur ! Je ne puis trouver de termes pour exprimer avec quel
amour, avec quelle soif de vengeance, avec quelle fidélité
inébranlable, avec quelle vénération et quelles larmes de joie il
serait reçu dans toutes les provinces qui ont tant souffert de ces
inondations d'étrangers ! Quelles portes pourraient rester
fermées devant lui ? Quels peuples refuseraient de lui obéir ?
Quelle jalousie s'opposerait à ses succès ? Quel Italien ne
l'entourerait de ses respects ? Y a-t-il quelqu'un dont la
domination des barbares ne fasse bondir le coeur ?
Que votre illustre maison prenne donc sur elle ce noble
fardeau avec ce courage et cet espoir du succès qu'inspire une
entreprise juste et légitime ; que, sous sa bannière, la commune
– 113 –
patrie ressaisisse son ancienne splendeur, et que, sous ses
auspices, ces vers de Pétrarque puissent enfin se vérifier !
Virtù contra furore
Prenderà l'arme, e fia'l combatter corto ;
Che l'antico valore
Negl'italici cor non è ancor morto.
Petrarca, Canz. XVI, V. 93-96
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