STIRNER L'Unique et sa propriété



Max Stirner 

L'Unique et sa propriété 


Éditions de La Revue Blanche, 1900 
Traduction de Henri Lasvignes 



PREMIÈRE PARTIE

L'HOMME

L'homme est à l'homme l'Être suprême, dit Feuerbach.
L'homme vient seulement d'être découvert, dit Bruno Bauer.
— Examinons de plus près cet Être suprême et cette nouvelle découverte.


I

UNE VIE HUMAINE

A partir du moment où il voit la lumière du monde, dans ce désordre où il est jeté, au hasard, pêle-mêle avec les autres, l'homme cherche à se retrouver et à entrer en possession de lui-même.
Mais tout ce qui vient en contact avec l'enfant se dresse contre cette tentative et affirme sa propre existence.
Or, comme toute chose tient à soi-même et tombe en même temps en constante collision avec ce qui est autre, le Moi pour s'affirmer doit inévitablement combattre.
Vaincre ou être vaincu, — entre ces deux alternatives oscille le destin de la bataille. Le vainqueur devient le seigneur, le vaincu le sujet ; l'un exerce la souveraineté et «les droits du souverain», l'autre remplit, craintif et respectueux, «les devoirs du sujet.»
Mais ils demeurent ennemis et s'observent : chacun guette les faiblesses de l'autre, les enfants celles des parents, les parents celles des enfants (leur crainte en est un exemple), ou bien c'est le bâton qui a raison de l'homme, ou c'est l'homme qui a la victoire sur le bâton.
Dans l'enfance, l'instinct d'affranchissement se manifeste par la tentative d'aller au fond des choses et d'arriver à les connaître : par suite, nous épions tous leurs points faibles — en cela les enfants ont un instinct des plus sûrs — nous nous plaisons à détruire, à fouiller toutes leurs cachettes, nous cherchons à surprendre tout ce qui se dérobe, tout ce qui est voilé, nous cherchons nous-mêmes dans tout. quand enfin nous avons découvert, nous nous sentons sûrs de nous ; par exemple, quand nous avons reconnu que les verges sont trop faibles cotre notre fierté, nous ne les craignons plus, «nous sommes trop grands pour la férule.»
Derrière la férule, plus puissante qu'elle, il y a notre fierté, notre âme orgueilleuse. Nous venons aisément à bout de tout ce qui nous apparaissait désagréable et inquiétant, du pouvoir sinistre et redouté de la férule, de la mine sévère du père, etc., et derrière tout, nous trouvons notre ataraxie, en d'autres termes notre intrépidité, notre impavidité, notre force de réaction, notre supériorité, notre obstination que rien ne peut briser. Ce qui nous inspirait crainte et respect ne nous fait plus peur, nous avons pris courage. Derrière toute chose nous trouvons notre courage, notre supériorité ; derrière les ordres durs des supérieurs et des parents, il y a le bon plaisir de notre fierté ou les ruses de notre prudence. Et plus nous avons le sentiment de nous-mêmes, plus petit nous apparaît ce qui d'abord nous semblait invincible. Or, qu'est-ce donc que notre ruse, notre prudence, notre courage, notre fierté, qu'est-ce que tout cela, sinon — l'Esprit ?
Longtemps nous est épargné, le combat contre la Raison, qui doit plus tard nous causer tant de peines. Les plus belles années de l'enfance s'écoulent sans que nous ayons besoin de nous escrimer avec elle. Nous ne nous en soucions guère, nous n'avons aucun rapport avec elle, nous ne reconnaissons aucune raison. La persuasion n'a aucune prise sur nous, et nous sommes sourds aux bons arguments, aux principes, etc. ; au contraire, aux caresses, aux corrections et autres procédés analogues, nous résistons difficilement.
Cette âpre lutte avec la raison n'apparaît que plus tard et ouvre une nouvelle phase : pendant l'enfance nous nous agitons, sans guère nous préoccuper de la pensée.
L'esprit, c'est la première découverte de soi-même, la première tentative pour dépouiller de son caractère divin, le divin, c'est-à-dire, les apparitions sinistres, les fantômes, «les puissances supérieures». Rien ne fait plus obstacle maintenant à notre frais sentiment de jeunesse, ce sentiment du moi : le monde est en discrédit car nous sommes au-dessus de lui, nous sommes Esprit.
Maintenant seulement nous voyons que nous n'avions pas jusqu'ici considéré le monde avec l'esprit, nous le regardions comme hypnotisés.
Nous exerçons nos premières forces contre les puissances naturelles. Nos parents nous en imposent comme puissances naturelles ; plus tard il faut abandonner père et mère, c'est-à-dire considérer comme brisées les puissances naturelles. Elles sont vaincues. Pour l'homme raisonnable et pour «l'intellectuel», il n'existe aucune famille comme puissance naturelle : il tend à se détacher de ses parents, de ses frères et sœurs, etc., si ces puissances «renaissent» sous forme de puissances spirituelles, raisonnables, elles ne sont plus du tout ce qu'elles étaient avant.
Et non seulement les parents, mais les hommes en général sont vaincus par le jeune homme : ils ne lui sont pas un obstacle et ne lui inspirent aucun respect, car on dit maintenant qu'on doit plus obéissance à Dieu qu'aux hommes.
Tout le «terrestre» recule dans un méprisable éloignement devant ce point de vue supérieur, car ce point de vue est divin.
La position s'est maintenant complètement modifiée. L'adolescent commence à se conduire suivant l'esprit, tandis que l'enfant ne s'est pas encore senti comme esprit et a grandi en recevant un enseignement sans intellectualité. Le premier ne cherche pas à posséder les choses, par exemple à se mettre dans la tête des chronologies historiques, mais il cherche les pensées cachées au fond des choses ; l'enfant, au contraire, comprend bien les rapports, mais il ne voit pas l'idée, l'esprit ; il apprend mécaniquement sans procéder par a priori et théoriquement, il ne cherche pas les idées.
Si pendant l'enfance on avait à vaincre la résistance des lois universelles, on rencontre maintenant pour tout ce qu'on se propose les objections de l'esprit, de la raison, de sa propre conscience. «Cela est déraisonnable, antichrétien, anti-patriotique, etc...» nous crie la conscience et elle nous en détourne en nous terrifiant. Ce n'est pas la puissance des Euménides vengeresses, ce n'est pas la fureur de Poseidon, ce n'est pas Dieu si loin qu'il puisse voir nos actes les plus secrets, ce n'est pas la férule paternelle que nous craignons, mais la conscience.
Nous «dépendons de nos pensées» et nous suivons leurs commandements comme antérieurement nous suivions les commandements des hommes, de nos parents. Nos actions se règlent sur nos pensées (idées, notions, croyances) comme dans l'enfance sur les ordres des parents. Pourtant, enfants, nous avons déjà pensé, mais nos pensées n'étaient pas immatérielles, abstraites, absolues, autrement dit, rien que pensées, pensées logiques, en soi-même un ciel, un pur monde de pensées.
Au contraire, c'étaient seulement des pensées que nous nous faisons d'une chose ; nous pensions la chose telle et telle. Ainsi nous pensions : le monde que nous voyons, c'est Dieu qui l'a fait, mais nous ne pensions pas, nous ne «scrutions» pas «les profondeurs de la divinité même». Nous pensions bien : «Voilà le vrai de la chose», mais nous ne pensions pas le vrai ou la vérité même et n'imposions pas la proposition «Dieu est la vérité». Nous ne touchions pas aux «profondeurs de la divinité qui est vérité». «Qu'est-ce que la vérité ?». A une pareille question, purement logique, c'est-à-dire théologique, Pilate ne s'arrête pas, quoiqu'il n'hésite pas, dans un cas particulier, à dire «ce qu'il y a de vrai dans la cause» ou autrement à dire si la cause est vraie.
Toute pensée liée à une cause n'est pas encore pensée absolue, rien que pensée.
Mettre au jour la pensée pure ou y adhérer est une joie de la jeunesse, et toutes les apparitions du monde de la pensée comme la vérité, la liberté, l'humanité, l'homme, etc., illuminent et enthousiasment l'âme juvénile.
Mais si l'esprit est reconnu comme l'essentiel, il y a cependant une distinction à faire suivant que l'esprit est pauvre ou riche et l'on cherche par suite à devenir riche en esprit : l'esprit veut s'étendre, fonder son royaume qui n'est pas de ce monde, ce monde qu'il a vaincu. Il aspire donc à devenir tout dans tout, autrement dit, bien que je sois esprit, je ne suis pas cependant esprit accompli et je dois chercher l'esprit parfait.
Mais ainsi, moi qui venais de me trouver comme esprit, je me perds de nouveau en m'inclinant devant un esprit parfait qui n'est pas propre à moi-même, mais qui est un au-delà et je sens le vide.
A vrai dire, tout se ramène à l'esprit. Mais tout esprit est-il l'Esprit véritable. L'esprit juste et vrai est l'idéal de l'Esprit, le «Saint-Esprit». Ce n'est ni mon ni ton esprit, mais un esprit idéal, de l'au-delà, il est «Dieu», «Dieu est Esprit». Et cet au-delà, «Le Père dans le Ciel le donne à ceux qui le lui demandent (1)».
Ce qui distingue l'homme du jeune homme, c'est qu'il prend le monde comme il est, au lieu de le voir partout en mal et de vouloir l'améliorer, c'est-à-dire le modeler sur son idéal ; en lui se fortifie cette opinion qu'il faut dans le monde suivre son intérêt, non ses idéals.
Tant que l'homme ne s'affirme que comme esprit et ne fait cas que d'être esprit (le jeune homme fait bon marché de sa vie, de la vie «corporelle», pour un rien, pour la plus sotte insulte), il n'a que des pensées, des idées qu'il espère pouvoir réaliser un jour quand il aura trouvé son cercle d'action ; mais en attendant il n'a que des idéals, idées ou pensées encore irréalisées.
C'est seulement quand on s'aime personnellement et que l'on a volupté à s'aimer soi-même comme la nature nous a faits — cela se produit à l'époque de la plénitude à l'âge d'homme — c'est seulement alors que l'on a un intérêt personnel ou égoïste, un intérêt qui ne voit pas seulement notre esprit, mais aspire à la satisfaction totale, à la satisfaction de l'individu tout entier, un intérêt propre.
Comparez un homme à un adolescent, ne vous apparaît-il pas plus dur, moins généreux, plus personnel ? Est-il pourtant plus mauvais ? Vous répondez : non, il est seulement devenu plus positif, ou, comme vous dites vous-mêmes «plus pratique». Le point essentiel est qu'il se prend plus comme point central que le jeune homme qui «s'exalte» pour d'autres choses fait comme Dieu, Patrie, etc.
Ainsi l'homme fait nous montre une deuxième découverte du moi. Le jeune homme s'est découvert comme esprit et s'est perdu de nouveau dans l'esprit universel, dans le parfait, le saint esprit, l'homme, l'humanité, bref, tous les idéals ; l'homme fait se se retrouve comme esprit corporel.
Les enfants n'avaient que des intérêts non spirituels, c'est-à-dire dénués de pensée, d'idée, les jeunes hommes n'avaient que des intérêts spirituels ; l'homme a des intérêts corporels, personnels, égoïstes.
Si l'enfant n'a pas un objet qui puisse l'occuper, il s'ennuie, car il ne sait pas encore s'occuper de soi. Inversement, le jeune homme jette de côté l'objet, parce que des pensées lui sont venues de l'objet : il s'occupe de ses pensées, de ses rêves il s'occupe spirituellement, ou bien «son esprit est occupé».
Tout ce qui n'est pas de l'esprit, le jeune homme le comprend sous l'épithète dédaigneuse d'«apparences» ; si cependant il demeure attaché aux plus infimes «apparences» (par exemple au cérémonial des corporations d'étudiants) c'est qu'il y découvre l'esprit, c'est qu'elles sont pour lui des symboles.
De même que je me retrouve comme esprit derrière les choses, ainsi dois-je plus tard me retrouver derrière la pensée comme créateur et possesseur. Dans la période de l'esprit, mes pensées avaient cru par-dessus ma tête qui les avait engendrées ; comme des hallucinations de fièvre, elles m'enveloppaient et me secouaient, puissance terrifiante. Les pensées avaient pris une forme matérielle, c'étaient des fantômes comme Dieu, l'Empereur, le Pape, la Patrie, etc. En détruisant leur réalité corporelle je les absorbe dans la mienne et je dis : moi seul suis réel. Et maintenant je prends le monde pour ce qu'il est réellement pour moi, je le prends comme mien, comme ma propriété : je rapporte tout à moi.
Si en tant qu'esprit, plein de mépris pour le monde, je le repousse, comme propriétaire je repousse les idées ou les idées dans leur «vanité». Ils n'ont plus aucun pouvoir sur moi, de même que sur l'esprit «aucune puissance de la terre» n'a d'action.
L'enfant était pris aux réalités, aux choses de ce monde, jusqu'à ce qu'il eût réussi peu à peu à découvrir ces choses ; l'adolescent était idéaliste, enflammé de pensées jusqu'à ce qu'il soit devenu l'Homme, l'Égoïste qui agit à sa guise avec les choses et les pensées et met son intérêt personnel au-dessus de tout. Enfin le vieillard ? Quand j'en serai un, il sera temps d'en parler.


1. Saint Luc, 11, 13.

II
ANCIENS ET MODERNES
Comme chacun de nous s'est développé, ce qu'il a voulu, atteint ou manqué, quels buts il a poursuivis d'abord et à quels plans, à quels désirs son cœur pour l'instant se rattache, quels changements se sont faits dans ses vues, quels ébranlements ont subis ses principes, bref ce qu'il est devenu aujourd'hui, ce qu'il n'était pas hier ou des années avant, tout cela, il le tire plus ou moins facilement du souvenir et ressent avec une particulière vivacité les transformations qui se sont faites en lui-même quand il a sous les yeux le développement d'une existence autre que la sienne.
Examinons donc la vie que menaient nos ancêtres.
1. — LES ANCIENS
La coutume étant donné à nos ancêtres préchrétiens le nom d'«anciens», nous pourrions faire remarquer que par rapport à nous, gens d'expérience, ils devraient en réalité être appelés les enfants. Cependant nous préférons, maintenant comme avant, les honorer comme «nos bons anciens». Mais comment sont-ils parvenus à vieillir et qui donc a pu par sa prétendue nouveauté les repousser dans le passé ?
Nous connaissons bien le novateur révolutionnaire et l'héritier irrespectueux qui enleva au Sabbat de ses pères le caractère sacré pour en doter son Dimanche et qui interrompit le temps dans sa course pour se prendre comme point de départ d'une nouvelle chronologie. Nous le connaissons et nous savons que c'est le Christ. Mais demeure-t-il éternellement jeune, est-il encore l'homme nouveau, ou bien est-il devenu antique après avoir lui-même refoulé dans l'antiquité «les anciens».
Ainsi les anciens ont eux-mêmes engendré le jeune homme qui devait les exclure. Examinons comment se fit cette conception.
«Pour les anciens le monde était une vérité» dit Feuerbach, mais il oublie cette addition capitale : une vérité dont ils cherchaient à trouver la non-vérité et que finalement ils découvrirent effectivement. On comprendra facilement le sens de ces paroles de Feuerbach si on les rapproche de la parole chrétienne sur «la vanité et l'instabilité du monde». De même que le chrétien ne peut jamais se convaincre de la vanité de la parole divine, mais croit à l'éternelle et inébranlable vérité de cette parole, qui à mesure qu'on en pénètre les profondeurs doit apparaître au jour plus éclatante et plus triomphante, de même les anciens de leur côté vivaient dans le sentiment que le monde et les rapports du monde (par exemple les liens du sang) étaient dans le Vrai devant quoi leur Moi impuissant devait s'incliner. Or justement les plus hautes valeurs de l'antiquité sont rejetés par les chrétiens comme sans valeur ; ce que ceux-là reconnaissaient comme étant le vrai, est flétri par ceux-ci comme vain message : la haute signification de la Patrie disparaît et le chrétien doit se considérer comme un «étranger sur cette terre» (2), le saint devoir de la sépulture, thème d'un chef-d'œuvre comme l'Antigone de Sophocle, est un soin misérable aux yeux des chrétiens : «que les morts ensevelissent leurs morts ;» l'inviolable vérité des liens de famille est représentée comme une non-vérité «dont on ne saurait trop tôt s'affranchir (3)» et ainsi en tout.
S'il est maintenant établi que dans les deux camps le contraire prévaut pour vérité, pour les uns la Nature pour les autres l'Esprit, les choses et les rapports, terrestres pour les uns, célestes pour les autres (la patrie céleste, la Jérusalem d'en haut, etc.), il reste cependant à examiner comment les temps nouveaux et un renversement évident de toutes les vérités antérieures ont pu sortir de l'antiquité. Mais les anciens eux-mêmes ont travaillé à faire de leur vérité un mensonge.
Prenons l'époque la plus brillante de l'antiquité, le siècle de Périclès ; alors l'éducation sophistique de l'époque faisait de rapides progrès, et la Grèce traitait comme chose légère ce qui jusque-là avait été pour elle d'une extrême gravité.
Trop longtemps les pères avaient été asservis à la puissance de l'état de choses existant auquel on n'osait toucher, pour quel es générations suivantes n'eussent pu apprendre aux amères expériences du passé à prendre conscience d'elles-mêmes. Hardiment les sophistes proclament cette parole fortifiante : «Ne t'en laisse pas imposer» et répandent cette doctrine de lumière : «Éprouve sur tout objet ton intelligence, ta sagacité, ton esprit ; une bonne intelligence bien exercée est un excellent viatique pour traverser le monde, elle nous prépare la meilleure des destinées, la vie la plus agréable.» Ils reconnaissent ainsi dans l'esprit l'arme véritable de l'homme contre le monde. Voilà pourquoi ils tiennent tant à l'habileté dialectique, à la facilité d'élocution, à l'art de la discussion, etc. Ils annoncent que l'esprit doit être employé contre tout, mais ils sont loin encore de la sainteté de l'esprit, car il n'est pour eux que moyen, il ne vaut que comme arme, comme pour les enfants, la ruse et l'audace : leur esprit est l'incorruptible intelligence.
Aujourd'hui on appellerait cela l'éducation exclusive de l'intelligence et on y ajouterait cet avertissement : ne formez pas seulement votre intelligence mais aussi votre cœur. C'est ce que fit Socrate. Si le cœur n'était pas affranchi de ses instincts naturels, s'il demeurait rempli des éléments les plus divers qu'y jette le hasard, s'il n'était que convoitise, échappait à toute critique, entièrement au pouvoir des choses, s'il n'était que le réceptacle de toutes les fantaisies, il ne pouvait manquer que la libre intelligence servît «le mauvais cœur» et fût prête à justifier tous ses désirs.
C'est pourquoi, dit Socrate, il ne suffit pas d'employer son intelligence à toute chose, mais il importe pour quelle cause on la met en œuvre. Nous dirions aujourd'hui : «on doit servir la bonne cause.» Mais servir la bonne cause, c'est être moral. Par suite Socrate est le fondateur de l'éthique.
D'ailleurs le principe de la sophistique conduisait nécessairement à ceci que l'homme le plus servilement et le plus aveuglément esclave de ses désirs pouvait cependant être un excellent sophiste. Il pouvait grâce à l'acuité de son intelligence tout interpréter en faveur de son cœur barbare et lui fournir d'excellents arguments.
Qu'y a-t-il qui ne puisse être défendu triomphalement avec de bonne raisons ?
Vous devez être «de cœur pur», dit Socrate, pour qu'on estime votre sagesse. Dès lors commence la deuxième période de libération de l'esprit grec, la période de la pureté du cœur. La première fut menée à fin par les sophistes quand ils proclamèrent la toute puissance de l'intelligence. Mais le cœur appartenait encore au monde, demeurait l'esclave du monde, agité des désirs de ce monde. Ce cœur inculte, il fallait l'éduquer : époque de l'éducation du cœur. Mais comment devait se faire cette éducation ? Ce que l'intelligence, qui est une des forces de l'esprit, a conquis, cette faculté de pouvoir s'ébattre librement sur tout sujet est aussi le privilège du cœur. Tout ce qui appartient au monde doit succomber honteusement devant lui, de telle sorte que la famille, la chose publique, la patrie, etc., doivent être délaissés pour le cœur, la béatitude, la béatitude du cœur.
L'expérience quotidienne nous apprend que l'intelligence peut avoir renoncé depuis longtemps à une cause alors que le cœur bat de longues années encore pour elle. L'intelligence était à tel point devenue maîtresse des vieilles puissances dominantes qu'il ne restait plus qu'à les chasser du cœur où elles séjournaient tranquillement pour que l'homme en fût définitivement délivré.
Cette guerre fut entreprise par Socrate, la paix n'eut lieu que le jour où le vieux monde mourut.
Avec Socrate commence l'examen du cœur, tout ce qu'il contient est passé au crible. Dans le dernier et suprême effort les anciens expulsèrent du cœur tout ce qui en faisait la substance ; ils ne voulurent plus qu'il battît pour quelque chose : ce fut le fait des sceptiques. Les sceptiques atteignirent pour le cœur à cette même pureté que les sophistes avaient donnée à l'intelligence.
L'éducation sophistique a fait que l'intelligence ne reste plus tranquille devant rien, l'éducation sceptique a fait que le cœur n'est plus ému par rien.
Tant que l'homme est impliqué dans l'activité universelle et pris dans les relations du monde — et il l'est jusqu'à la fin de l'antiquité, parce que son cœur a encore à lutter pour s'affranchir du temporel, — il ne peut être esprit ; car l'esprit est incorporel et n'a aucun rapport avec le monde et sa matérialité. Pour lui n'existent ni le monde ni les liens naturels, mais seulement le spirituel et les liens spirituels. C'est pourquoi, avant qu'il pût se sentir en dehors du monde, c'est-à-dire comme esprit, il fallait d'abord que l'homme se dégageât de tout souci, de toute considération et devînt aussi totalement détaché des rapports de la vie que le représente l'éducation sceptique, si parfaitement indifférent au monde, qu'il restât impavide sous son écroulement. Et c'est là le résultat du travail gigantesque des anciens que l'homme se connaisse comme un être sans liens avec le monde, — hors du monde, — comme esprit.
Maintenant seulement dégagé de tout soin terrestre, il est à lui-même tout dans tout, il n'est que pour lui-même, c'est-à-dire, il est esprit pour l'esprit, ou plus précisément : il ne se préoccupe que de l'esprit.
Dans la prudence du serpent et l'innocence de la colombe, les deux faces de l'antique libération de l'esprit, cœur et intelligence sont si parfaites qu'elles apparaissent de nouveau jeunes et neuves et ne se laissent plus abuser par ce qui appartient au monde, à la nature.
Ainsi les anciens se sont efforcés vers l'esprit et ont cherché à se spiritualiser. Mais un homme qui veut exercer une action comme esprit est amené à accomplir des tâches tout autres que celles qu'il a pu se proposer d'abord, qui mettent effectivement en œuvre l'esprit et non pas seulement le bons sens pur et simple ou la perspicacité dont l'unique but est de se rendre maître des choses. L'esprit tend uniquement à la spiritualité et recherche en tout les traces de l'esprit : pour l'esprit du croyant «toute chose vient de Dieu» et n'a d'intérêt pour lui qu'en tant qu'elle manifeste cette origine ; à l'esprit philosophique tout se présente avec l'estampille de la raison et ne l'intéresse que s'il y peut découvrir la raison, c'est-à-dire, un contenu spirituel.
Ce n'est pas l'esprit que les anciens mettaient en œuvre, l'esprit qui n'a absolument rien à faire avec ce qui n'appartient pas à l'esprit, avec les choses, mais qui s'adresse à l'être qui existe derrière et au-dessus des choses, à la pensée ; non ce n'est pas l'esprit car ils ne l'avaient pas encore ; ils tendaient, ils soupiraient vers lui ; ils le fortifiaient contre son ennemi le plus puissant, le monde sensible — mais qu'est-ce qui n'aurait pour eux appartenu au monde sensible, alors que Jéhova ou les dieux des païens étaient encore bien loin du concept «Dieu est Dieu», alors que la «patrie céleste» n'avait pas fait encore son apparition à la place de la patrie, idée sensible. Ils aiguisaient contre le monde sensible le sens commun, la pénétration, Aujourd'hui encore les Juifs, ces enfants précoces de l'antiquité n'ont pas été plus loin et avec toute la subtilité et toute la force de l'intelligence qui sans peine se rend maîtresse des choses et les contraint à son service, ils n'ont cependant pu trouver l'esprit qui n'a rien à faire avec les choses.
Le chrétien a des intérêts spirituels parce qu'il se permet d'être un homme immatériel. Le Juif ne comprend pas ces intérêts dans leur pureté parce qu'il ne se permet pas de n'attribuer aucune valeur aux choses. Il n'atteint pas à la pure spiritualité, à la spiritualité telle qu'elle s'exprime en religion dans la foi seule qui se justifie par elle-même ans les œuvres. Leur manque de spiritualité éloigne pour toujours les Juifs des Chrétiens ; car à ce qui n'est pas esprit, tout ce qui est esprit est incompréhensible, de même que pour tout ce qui est esprit, tout ce qui ne l'est pas est méprisable. Or les Juifs possèdent seulement «l'esprit de ce monde.»
La pénétration et la profondeur antiques sont aussi éloignées de l'esprit et de la spiritualité du monde chrétien que la terre l'est du ciel.
Celui qui se sent esprit n'est ni opprimé ni tourmenté par les choses de ce monde parce qu'il ne tient pas ce monde en estime. Si l'on en ressent le poids c'est que l'on est assez borné pour y attacher de l'importance, autrement dit, c'est que l'on trouve qu'il y a encore quelque chose à faire avec cette «bonne vie» d'ici-bas. Celui qui ramène tout à se connaître et à s'agiter comme libre esprit, s'inquiète peu des amertumes qui lui sont par là réservées et encore moins du moyen de mener une vie indépendante ou toute de plaisirs. Les désagréments d'une vie subordonnée aux choses ne le troublent pas parce qu'ils vit seulement en esprit ou d'aliments spirituels ; pour le reste il se repaît et avale automatiquement, presque sans le savoir ; si la pâture lui fait défaut, il meurt, à la vérité corporellement, mais se sent immortel comme esprit et ferme les yeux dans une prière ou une pensée. La vie est de s'occuper de l'esprit — elle est pensée ; peu lui importe le reste, il lui faut une occupation spirituelle à laquelle il puisse adonner toutes ses forces, toute sa volonté, la dévotion, la contemplation, la connaissance philosophique ; toujours l'action est pensée. Descartes à qui cela est enfin apparu clairement a pu établir la proposition : «Je pense, donc je suis». Ma pensée c'est-à-dire mon être, ma vie ; je ne vis que si je vis d'esprit ; je ne suis réellement que comme esprit ; je suis absolument esprit et rien qu'esprit.
Le malheureux Pierre Schlemyl qui avait perdu son ombre est l'image de cet homme devenu esprit : car le corps de l'esprit n'a pas d'ombre. Combien différemment chez les anciens ! Quelque courage, quelque virilité qu'ils montrassent contre la force des choses, cette force même ils devaient pourtant la reconnaître et n'allaient pas plus loin que de défendre le mieux possible leur existence contre cette force. C'est plus tard seulement qu'ils reconnurent que la «vraie vie» n'est pas la vie menée au combat des choses de ce monde, mais la vie spirituelle «détournée» de ces choses ; quand ils en eurent conscience ils devinrent chrétiens, c'est-à-dire modernes, nouveaux en face des anciens. La vie détournée des choses, la vie spirituelle n'emprunte plus son aliment à la nature, mais «vit seulement de pensée» et par conséquent n'est plus «vie» mais pensée.
On ne doit pas croire cependant que les anciens aient été privés de pensée de même qu'on ne peut imaginer l'homme le plus intellectuel existant sans participer à la vie matérielle. Bien au contraire, ils avaient leurs pensées sur tout, sur le monde, l'homme, les dieux, etc. et cherchaient avec une activité jalouse à en prendre conscience. Mais ils ne connaissaient point la pensée, bien que leur pensée se portât sur tout, bien qu'ils fussent «tourmentés de pensées». Que l'on compare maintenant avec la parole chrétienne «Mes pensées ne sont pas les vôtres et autant le ciel est plus haut que la terre, autant nos pensées sont plus hautes que les vôtres» et que l'on se souvienne de ce qui a été dit précédemment sur nos pensées d'enfants.
Ainsi, que cherche l'antiquité ? la véritable jouissance de la vie, la joie de vivre ! ce n'est qu'à la fin qu'elle arrive à la «vraie vie».
Le poète grec Simonide chante : pour l'homme mortel, la santé est le premier des biens, le second est la beauté, le troisième la richesse acquise sans fourberies, le quatrième les joies de l'amitié dans une société d'amis jeunes. Tels sont les tous les biens, toutes les joies de la vie. Diogène de Sinope chercha-t-il autre chose que la joie de vivre qu'il découvrit dans la plus petite somme de besoins possibles ? Aristippe la trouva dans une âme constamment égale. Ils cherchent un sens de la vie sereine et calme, la sérénité, ils cherchent à «être de bonne humeur».
Les stoïciens veulent réaliser le sage, l'homme qui connaît la sagesse de la vie, l'homme qui sait vivre et par suite une vie sage ; ils la trouvent dans le mépris du monde, dans une vie sans développement vital, sans extension, sans contact ami avec le monde, c'est-à-dire dans la vie isolée, dans la vie en tant que vie, non dans la vie en commun. Seul le Stoïque vit, tout ce qui est autre que lui est mort pour lui. Inversement les épicuriens recherchent une vie mouvementée.
Comme ils veulent «être de bonne humeur», les anciens aspirent à une vie de bonheur (les Juifs en particulier, à une vie longue, bénie d'enfants et de biens), à l'eudémonie, au bien-être sous toutes ses formes. Pour Démocrite, par exemple, c'est «la paix de l'âme, la vie douce, sans craintes et sans émotions.» Il pense ainsi avec ce viatique pouvoir faire commodément sa route, se préparer la meilleure destinée et traverser ce monde le plus heureusement possible. Mais comme il ne peut se détacher de ce monde, et cela justement parce que toute son activité passe dans l'effort qu'il fait pour s'en détacher, pour le repousser (car nécessairement ce qui doit être repoussé et ce qui est repoussé doivent subsister, autrement il n'y aurait plus rien à repousser), ainsi il atteint tout au plus à un degré extrême de liberté et ne se distingue des moins libres que par le degré. S'il en arrivait même à cet anéantissement des sens ne lui permettant plus que le marmottement sempiternel du mot «Brahm», il ne se distinguerait pas cependant essentiellement de l'homme qui vit plongé dans le monde sensible.
Même l'attitude stoïque et le courage viril ne tendent qu'à la conservation et à l'affirmation de l'homme en face du monde, et l'éthique des stoïciens (leur seule science, car de l'esprit, ils ne connaissaient que l'attitude qu'ils devaient avoir en face du monde, et de la nature (physique) ils (savaient seulement que le sage doit s'affirmer contre elle), cette éthique n'est pas une doctrine de l'esprit, mais seulement la doctrine du reniement du monde et de l'affirmation du moi contre le monde. elle se ramène à l'impassibilité et au calme de l'âme. C'est la vertu la plus expressément romaine.
Les Romains (Horace, Cicéron, etc.) n'allèrent pas plus loin que cette sagesse de la vie.
Le bonheur (Hédoné) des épicuriens est une sagesse du même genre que celui des stoïciens, mais plus habile et plus trompeuse. Ils enseignent seulement une autre attitude en face du monde, ils conseillent l'habileté. Il faut que je trompe le monde car il m'est hostile.
Les sceptiques rompent complètement avec le monde. Tous mes rapports avec lui sont «sans valeur et sans vérité». Timon dit : «Les impressions et les pensées que nous tirons du monde ne contiennent aucune vérité.» «Qu'est-ce qui est vérité ?» s'écrie Pilate. Le monde suivant la doctrine pyrrhonienne n'est ni bon, ni mauvais, ni beau ni laid, etc., il n'y a là que des prédicats que je leur confère. Timon dit encore : «En soi, il n'y a aucune chose qui soit bonne ou mauvaise, mais l'homme la pense elle ou telle» ; en face du monde il ne reste que l'ataraxie (impassibilité) et l'aphasie (mutisme), en d'autres termes, l'isolement de la vie intérieure. Dans le monde «il n'y a aucune vérité à reconnaître», les choses se contredisent, es pensées que l'on a des choses sont indistinctes (bien et mal sont indistincts, de telle sorte que ce que l'on nomme bien est trouvé mal par un autre). C'en est fait de la recherche de la «vérité» ; l'homme incurieux, l'homme qui ne trouve rien à connaître dans le monde est le seul qui demeure ; il laisse subsister le monde vide de vérité, sont il ne s'inquiète guère.
Ainsi l'antiquité en a fini avec le monde des choses, avec le système du monde, avec l'univers, au système universel ou aux choses de ce monde appartiennent son seulement à la nature, mais encore tous les rapports dans lesquels l'homme se voit engagé par la nature, par exemple, la famille, la chose publique, bref, les soi-disant «liens naturels». Alors commence le christianisme avec le monde de l'esprit. L'homme qui se mesure encore en armes en face du monde est l'ancien, le païen, cette catégorie comprend le Juif ( comme non-chrétien), l'homme qui n'est plus conduit que par «les joies du cœur» par sa sympathie, sa compassion, — son esprit, c'est le moderne, le Chrétien.
Les anciens, dans leur lutte avec le monde, dans leurs efforts pour délivrer l'homme des liens pesants qui l'enveloppent et l'attachent à autre chose, en vinrent à chercher la dissolution de l'État et à donner la préférence à tout ce qui est d'ordre purement privé. La chose publique, la famille, etc., pris comme rapports naturels sont d'odieuses entraves qui amoindrissent ma liberté spirituelle.


2. — LES MODERNES
«Si quelqu'un est en Christ, il est une créature nouvelle, ce qui était vieux est passé, voyez tout est renouvelé (4)».
Il a été dit plus haut «pour les anciens le monde était une vérité». Maintenant nous devons dire «pour les modernes l'esprit fut une vérité» mais sans oublier d'ajouter comme précédemment une vérité dont ils cherchaient à saisir la non-vérité qu'ils sont en voie enfin de découvrir réellement.
Le christianisme suit une marche analogue à celle de l'antiquité ; jusqu'à la veille de la Réforme l'intelligence demeure sus la domination des dogmes chrétiens, mais dans le siècle qui précède, elle se lève dans une attitude sophistique et joue avec tous les articles de foi un jeu hérétique. On disait couramment en Italie et principalement à la cour romaine : pourvu que le cœur demeure chrétien, on peut laisser la raison à ses fantaisies.
On était tellement habitué depuis longtemps avant la Réforme aux querelles scolastiques que le pape et nombre d'autres avec lui, prirent au début la révolte de Luther pour une querelle de moines. L'humanisme correspond à la sophistique et de même qu'au temps des sophistes, la vie grecque était en plein épanouissement (siècle de Périclès) de même l'époque de l'humanisme ou comme on pourrait le dire encore du Machiavélisme (l'imprimerie, la découverte du Nouveau-Monde, etc.) fut brillante entre toutes. Le cœur alors était bien loin encore de vouloir se débarrasser de son contenu chrétien.
Comme Socrate, la Réforme prit le cœur au sérieux et on le vit se déchristianiser à vue d'œil. Il allait être bientôt délivré de l'accablant fardeau du christianisme. De jour ne jour moins chrétien, le cœur perd la substance sur laquelle il travaille, il ne lui reste qu'une cordialité vide, un amour très général de l'humanité, l'amour des hommes, la conscience de la liberté et «la conscience de soi».
C'est maintenant seulement que le christianisme est révolu parce que, maintenant, il est dénudé, mort et vide. Le cœur ne s'ouvre plus, ne le laisse plus envahir par rien, il rejette même ce qui pourrait se glisser en lui sans qu'il fût conscient ou «qu'il eût conscience de soi.» Le cœur critique tout ce qui le veut pénétrer, impitoyablement, à mort, et n'est capable d'aucune amitié d'aucune affection (sauf inconsciemment ou par surprise). D'ailleurs qu'y aurait-il à aimer parmi les hommes, quand tous sont égoïstes, qu'aucun n'est homme dans le sens du mot, c'est-à-dire qu'aucun n'est exclusivement esprit ? Le chrétien n'aime que l'esprit. Mais où en trouver un qui ne serait véritablement qu'esprit.
Aimer l'homme en chair et en os, ne serait plus cordialité «spirituelle» ce serait une trahison à la cordialité «pure», à «l'intérêt théorique». Car il ne faut pas s'imaginer que la pure cordialité soit seulement cette aimable disposition qui vous fait serrer la main à tout le monde. La pure cordialité n'est cordiale envers personne, elle est seulement une sympathie théorique, un intérêt que l'on porte à l'homme en tant qu'homme et non pris comme personne. La personne lui est antipathique parce qu'elle est «égoïste», parce qu'elle n'est pas l'homme, cette idée. Mais c'est seulement pour l'idée qu'il y a un intérêt théorique. Pour la pure cordialité ou la pure théorie, les hommes n'existent que pour être critiqués, honnis et foncièrement méprisés. Pour elle, comme pour le prêtre fanatique, ils ne sont rien qu'immondices et autres choses du même goût.
Ayant atteint cette pointe extrême de la cordialité qui n'a d'intérêt pour rien, nous devons apprendre finalement que l'esprit qui est l'objet unique de l'amour du chrétien, n'est rien ou que l'esprit est un mensonge.
Tout ceci présenté brièvement et quelque peu incompréhensible encore s'éclairera, espérons-le, dans les développements ultérieurs.
Acceptons l'héritage que nous ont laisé les anciens et travaillons activement à en tirer tout ce qu'il est possible. Le monde gît méprisé sous nos pieds, profondément au-dessous de nous, au-dessous de notre ciel dans lequel ses bras puissants n'ont plus accès, où son souffle ne pénètre plus. Quelque séductions qu'il emploie, il ne peut plus rendre fous que nos sens, mais il n'égare pas l'esprit, or en vérité nous ne sommes qu'esprits.
Après s'être avancé derrière les choses pour arriver à les découvrir, l'esprit s'est élevé au-dessus d'elles, s'est délivré de leurs liens et est devenu un affranchi, un être libre et appartenant à l'au-delà. Ainsi parle «la liberté spirituelle».
A l'esprit qui après de longs efforts a rejeté ce monde, à l'esprit pour qui il n'y a pas de monde, après la perte de ce monde et de ses matérialités il ne reste rien — que l'esprit et la spiritualité.
Cependant comme il se tient seulement éloigné du monde et s'est simplement libéré de lui, sans avoir pu l'anéantir, ce monde demeure pour lui une pierre d'achoppement qu'on ne peut écarter du chemin, un être discrédité, et comme d'autre part il ne connaît et ne reconnaît qu'esprit et spiritualité, il doit perpétuellement aspirer à spiritualiser le monde, c'est-à-dire à le délivrer de sa «tare». C'est pourquoi il va comme un jeune homme avec des plans de délivrance et d'amélioration du monde.
Les anciens servaient comme nous l'avons vu, le naturel, le temporel, l'ordre établi dans la nature, mais ils se demandaient continuellement s'ils ne pouvaient se dispenser de ce service et après qu'ils eurent fait des efforts surhumains pour s'en affranchir, à leur dernier soupir, le Dieu «vainqueur du monde» naquit. Toute leur action n'avait pas été autre chose que «philosophie», effort pour découvrir le monde et de dépasser. Et qu'est-ce que la sagesse des nombreux siècles qui suivent ? Qu'est-ce que les modernes ont cherché à découvrir ? Non plus le monde, les anciens l'avaient déjà fait, mais Dieu que les anciens leur avaient légué, Dieu «qui est esprit», qui est tout, et enfin tout ce qui appartient à l'esprit, toute spiritualité. Mais cette activité de l'esprit «qui sonde même les profondeurs de Dieu», c'est la théologie. Ainsi les anciens n'ont rien de plus à nous montrer que la philosophie, les modernes ne vont pas plus loin que la théologie. Nous verrons plus tard que même les révoltes les plus récentes contre Dieu ne sont rien que les efforts extrêmes de la théologie, c'est-à-dire des insurrections théologiques.

§ 1er. — L'Esprit.
Le royaume des esprits est immense, l'immatériel est infini. Voyons donc ce qu'est en réalité l'esprit, cet héritage des anciens.
Il est sorti des douleurs de leur enfantement, mais eux-mêmes n'ont pu s'exprimer comme esprits : ils purent l'engendrer, lui seul devait parler. Le «Dieu né, le Fils de l'homme» prononce le premier cette parole, que lui Dieu, n'a rien à faire avec ce qui vient de la terre, avec les rapports terrestres, et connaît exclusivement l'esprit et les rapports spirituels.
Mon courage, que les coups du monde ne peuvent briser, mon inflexibilité, ma fierté, parce que l'univers n'a pas de prise sur eux, sont-ils pour cela esprit, dans la pleine acception du mot ? Ainsi l'esprit serait encore en hostilité déclarée avec le monde, et son action se bornerait seulement à ne pas succomber sous lui ! Non, tant qu'il n'est pas occupé uniquement de lui-même, tant qu'il n'a pas exclusivement affaire à son propre monde, celui de l'esprit, il n'est pas esprit libre, mais seulement «l'Esprit de ce monde» auquel il demeure enchaîné. L'Esprit n'est esprit libre, c'est-à-dire réellement esprit, que dans son monde propre ; dans «ce monde-ci», le monde terrestre, il est un étranger. C'est seulement en plein milieu de ce monde spirituel qu'il est l'esprit réellement esprit, car «ce monde-ci» ne le comprend pas et ne sait pas retenir près de lui «la jeune fille venue des pays lointains».
Mais d'où doit lui venir ce monde spirituel ? D'où, si ce n'ets de lui-même ! Il doit se manifester, et ses paroles, les déclarations où il se dévoile, voilà son monde ! Comme un visionnaire pour qui l'univers et la vie n'existent que dans les images fantastiques qu'il s'est créées, comme un fou qui se crée pour soi-même un monde de rêves, sans quoi il ne serait pas fou, ainsi l'esprit soit se créer son monde de l'esprit, sans quoi il n'existe comme esprit.
Ainsi ses créations le font esprit, et on reconnaît aux créations le créateur ; il vit en elles, elles sont son monde. Qu'est-ce maintenant que l'esprit ? Il est le créateur d'un monde spirituel ! Aussi reconnaît-on les premiers indices de l'esprit en Toi et en Moi, dès qu'on voit que nous nous sommes approprié du spirituel, c'est-à-dire des pensées, quand bien même elles nous sont venues de l'extérieur, pourvu que nous les ayons amenés en nous à la vie ; car tant que nous étions enfants, on aurait pu nous présenter les idées les plus édifiantes sans que nous eussions voulu ou pu les recréer en nous. Ainsi l'esprit n'existe que s'il crée de l'esprit, et il n'existe réellement qu'associé à ce qu'il a créé.
Comme nous le reconnaissons à ses œuvres, on demandera quelles elles sont. Mais les œuvres ou les enfants de l'esprit ne sont rien autre chose que des esprits.
Si j'avais devant moi des Juifs, des Juifs de bon aloi, je m'arrêterai ici et les laisserais en plan devant ce mystère, eux qui sont demeurés durant près de 2,000 ans incrédules et incapables de le reconnaître. Mais, mon cher lecteur, comme tu n'es pas tout au moins un Juif pur sang — car tu ne te serais pas égaré jusqu'ici — nous ferons encore un bout de route ensemble jusqu'à ce que tu me tournes le dos quand tu t'apercevras que je te ris au nez.
Si quelqu'un te disait que tu es tout esprit, tu ne le croirais pas, mais tu empoignerais ton corps et tu répondrais : Certes, j'ai un esprit, mais je n'existe pas seulement comme esprit, je suis un homme en chair et ne os. Tu ferais toujours la distinction entre Toi et «Ton esprit» Mais celui-ci te réponds : c'est ta destinée, bien que tu marches en chaîné au corps, d'être un jour un «esprit bienheureux» et quoique tu puisses te représenter l'aspect futur de cet esprit, il est cependant certain que tu dépouilleras ce corps dans la mort et pourtant tu te conserveras, c'est-à-dire que tu conserveras ton esprit pour l'éternité ; donc ton esprit est l'éternel et le vrai en toi, ton corps n'est que ta demeure d'ici-bas que tu peux quitter et peut-être même changer pour une autre.
Maintenant, tu y crois ! pour le moment tu n'es pas pur esprit, mais s'il te faut un jour quitter cette enveloppe mortelle, tu te tireras parfaitement d'affaire sans le corps, mais aussi est-il nécessaire que tu te prépares d'avance et que tu songes de bonne heure à ton Moi particulier. «Que sert à l'homme de conquérir le monde entier s'il porte dommage à son âme.»
Mais à supposer que les doutes qui se sont élevés au cours des temps contre les articles de foi du christianisme t'aient ravi depuis longtemps toute foi à l'immortalité de ton esprit : il est une proposition que tu as laissé intacte, une vérité à laquelle tu tiens encore candidement, c'est que ton esprit est la meilleure partie de toi-même et que le spirituel a les premiers droits sur toi avant toute autre chose. Malgré tout ton athéisme, tu rivalises de zèle contre l'égoïsme avec les croyants à l'immortalité.
Mais qu'entends-tu par égoïste ? L'homme qui au lieu de vivre pour une idée, pour une spiritualité, sert son avantage personnel au lieu de le sacrifier à cette idée. Exemple : un bon patriote apporte son offrande sur l'autel de la patrie, mais que la patrie soit une idée, la chose est incontestable, car pour les bêtes incapables de penser, pour les enfants dont la pensée n'est pas encore éveillée, il n'y a ni patrie, ni patriotisme. Et maintenant quiconque ne se comporte pas en patriote se montre égoïste à l'égard de la patrie. Et il en est ainsi dans quantité d'autres cas. Celui qui dans la société humaine tire profit d'un privilège commet le péché d'égoïsme contre l'idée d'égalité ; celui qui exerce la tyrannie est traité d'égoïste qui s'attaque à l'idée de la Liberté, etc.
C'est pourquoi tu méprises l'égoïste parce qu'il fait céder l'esprit devant la personnalité et songe à soi quand tu voudrais le voir agir par amour pour une idée. Vous vous distinguez toi et lui en ce sens que tu prends l'idée pour centre, alors qu'il se prend lui-même comme point central, ou bien que tu coupes ton moi en deux et investis ton «moi propre», l'esprit, de la domination sure le reste de valeur moindre, tandis que lui ne veut rien savoir de cette scission et poursuit des intérêts tant spirituels que matériels absolument à sa guise. Tu penses seulement à jeter l'anathème sur ceux qui ne conçoivent aucun intérêt spirituel, en réalité, tes imprécations atteignent tous ceux qui ne considèrent pas les intérêts de l'esprit comme étant ce qu'il y a en eux de plus vrai et de plus haut. Pour cette beauté, tu pousses la chevalerie si loin que tu vas jusqu'à affirmer qu'elle est dans le monde l'unique beauté. Tu ne vis pas pour toi, mais pour ton esprit et pour ce qui appartient à l'esprit, c'est-à-dire pour des idées.
Comme l'esprit n'existe qu'autant qu'il crée de l'esprit, examinons un peu sa première création. Aussitôt cette première création accomplie, il s'ensuit une reproduction naturelle des créatures, de même que dans le mythe de la création, les premiers hommes seulement durent être créés, le reste de l'espèce se propagea de soi-même. Au contraire, la première créature doit sortir «de rien», pour la réaliser l'esprit n'a que soi-même, ou plutôt il ne se possède pas encore, mais il doit se créer ; par conséquent sa première création est soi-même, l'esprit. Si mystique que cela paraisse nous en faisons pourtant l'expérience tous les jours. Es-tu un penseur avant de penser ? En créant la première pensée, tu te crées penseur ; car tu ne penses pas avant que tu penses une pensée, c'est-à-dire avant que tu l'aies. Ton chant ne te fait-il pas chanteur, ta parole ne te fait-elle pas un homme qui parle ? Ainsi c'est seulement la création des choses de l'esprit qui te fait esprit.
Pourtant de même Tu Te distingues du penseur, du chanteur, du parleur, tu ne te distingues pas moins de l'esprit et tu sens très bien que tu es encore autre chose qu'esprit ; seulement comme le moi pensant, dans l'enthousiasme de la pensée perd aisément l'ouïe et la vue, l'enthousiasme de l'esprit t'a aussi saisi et tu aspires de toute ta force à devenir et à disparaître en lui. Il est ton idéal, le non atteint, l'au-delà. L'esprit, c'est ton Dieu, «Dieu est esprit».
Contre tout ce qui n'est pas esprit, tu es plein d'un zèle ardent que tu déploies par conséquent aussi contre toi-même qui ne peux t'affranchir d'un reste de non-spiritualité. Au lieu de dire : «Je suis plus qu'esprit», tu dis avec contrition : «Je suis moins qu'esprit, l'esprit, le pur esprit, qui n'est rien qu'esprit, je puis seulement me l'imaginer, mais je ne le suis pas et comme je ne le suis pas, c'est un autre qui l'est, il existe comme étant autre que moi, je le nomme Dieu».
La nature même de la chose exige que l'esprit qui doit exister comme pur esprit soit un être d'au-delà, car si je ne suis pas cet esprit, il ne peut exister qu'en dehors de moi ; un homme ne pouvant complètement s'anéantir dans le concept abstrait, le pur esprit, l'esprit en lui-même, ne peut être qu'extérieur à l'homme, au-delà du monde des hommes, non terrestre, mais céleste.
De cette séparation qui existe entre Moi et l'Esprit, de ce fait que Moi et l'Esprit ne sont pas des noms différents pour une seule et même chose, mais des noms différents pour des choses complètement distinctes, de ce que je ne suis pas Esprit et que l'Esprit n'est pas en moi, il résulte tautologiquement cette nécessité que l'Esprit demeure dans l'au-delà, c'est-à-dire est Dieu.
On voit par suite combien la solution que Feuerbach (5) s'efforce de nous donner est purement théologique, c'est-à-dire pleine de la notion du divin. Suivant lui, nous aurions méconnu notre être propre et l'aurions par suite cherché dans l'au-delà, mais nous étant rendu compte que Dieu n'était pas autre chose que notre essence humaine, nous devions de nouveau la reconnaître comme nôtre et la ramener de l'au-delà dans l'ici-bas. Pouvons-nous admettre que «notre être» soit mis en opposition avec nous-mêmes, que nous soyons divisés en deux moi, l'un essentiel, l'autre inessentiel ? Ne retournons-nous pas à cette triste misère de nous voir bannis de nous-mêmes ?
Mais que gagnons-nous donc quand, pour changer, nous faisons passer le divin du dehors au-dedans de nous ? Sommes-nous ce qui est en nous ? aussi peu que nous sommes ce qui est hors de nous. Je suis aussi peu mon propre cœur que je suis celle que j'aime de cœur, que je suis cette qui est «mon autre moi». C'est justement pare que nous ne sommes pas l'esprit qui demeure en nous que nous avons dû le placer hors de nous : il n'était pas nous, il ne faisait pas un avec nous, c'est pourquoi nous ne pouvions le penser existant autrement qu'hors de nous, au-delà de nous, dans l'au-delà.
Avec toute l'énergie du désespoir, Feuerbach s'attaque au contenu intégral du christianisme non pour le rejeter, mais pour s'en emparer, pour, en un effort suprême, le tirer de son ciel, lui si longtemps désiré, qui demeura toujours si loin, et le conserver éternellement en sa possession. N'y a-t-il pas là une dernière tentative désespérée, où l'on joue le tout pour le tout, et n'y retrouve-t-on pas l'aspiration chrétienne, son désir de l'au-delà. Le Héros ne veut pas entrer dans l'au-delà, mais le tirer à lui, le contraindre à devenir un ici-bas. Depuis le Héros, tout le monde ne s'avance-t-il pas avec plus ou moins de conscience vers cet au-delà ? Qu'il vienne, que le ciel descende sur la terre et qu'il soit vécu ici-bas !
Plaçons bien en regard le point de vue théologique de Feuerbach et la contradiction que nous y opposons ! «L'Être de l'homme est son Être suprême;» l'Être suprême est nommé maintenant dieu par la religion et considéré comme un être «objectif», mais en réalité ce n'est que l'essence propre de l'homme, et e point tournant de l'histoire du monde sera que Dieu ne se montre plus comme Dieu à l'homme, mais que l'homme apparaisse comme Dieu.
Nous répondons : certes l'Être suprême est l'Être de l'homme, mais justement parce que c'est cet Être suprême qui est son être et non lui-même, il demeure parfaitement indifférent en soi que nous le voyions en dehors de lui et le considérions comme Dieu, ou que nous le trouvions en lui et le nommions Essence de l'homme ou l'homme. Je ne suis ni Dieu, ni l'homme, ni l'Être suprême, ni mon être et pour cette raison il n'y a en fait qu'une seule question, avoir : si je pense l'Être en moi ou hors de moi. En réalité nous pensons toujours simultanément l'Être suprême dans deux Au-delà, l'un intérieur l'autre extérieur. Car dans la conception chrétienne, «l'Esprit de Dieu» est aussi «notre esprit» et «vit en nous» (6). Il demeure au Ciel et demeure en nous. Nous autres, pauvres choses, ne sommes que sa «demeure» et quand Feuerbach détruit encore son habitation céleste et le contraint de passer en nous avec armes et bagages, nous nous trouvons, étant devenus son logis terrestre, absolument débordés.
Cependant après cette digression que, si nous suivions le fil du discours, nous aurions sû remettre aux pages ultérieures pour éviter des répétitions, revenons à la première création de l'Esprit, à l'Esprit lui-même.
L'esprit est quelque chose d'autre que moi. Cette autre chose, quelle est-elle ?

§2. — Les Possédés.
As-tu jamais vu un esprit ? «Pas moi, mais ma grand-mère». Vois-tu, c'est comme moi ; moi-même je n'en ai jamais vu, mais ma grand'mère en rencontrait à tout bout de champ. Comme nous ne mettons pas en doute la bonne foi de nos grand'mères, nous croyons à l'existence des esprits.
Mais n'avions-nous pas des grand'pères et ne haussaient-ils pas les épaules chaque fois que les grand'mères entamaient l'histoire des fantômes ? Oui, c'étaient des gens incrédules et ils ont bien fait du tort à notre bonne religion, ces explicateurs. Nous le verrons bien ! Car, qu'est-ce qui fait le fond de la croyance aux fantômes sinon la foi à l'existence de «purs esprits» et cette dernière croyance n'est-elle pas en danger quand des hommes positifs qui ne respectent rien osent toucher à l'autre ? quelle atteinte à la foi divine elle-même que cet anéantissement de la foi aux esprits et aux fantômes ! Les Romantiques le sentirent si bien et cherchèrent à en prévenir les suites funestes en évoquant de nouveau le monde des fables et en faisant pressentir un «monde supérieur» par leurs somnambules, leurs «voyantes de Prévorst (7)», etc. Les bons croyants et les Pères de l'Église ne se doutaient pas qu'en détruisant la croyance aux fantômes ils enlevaient sa base à la religion et la laissaient suspendue en l'air. Celui qui ne croit plus aux fantômes n'a qu'à être conséquent et à pousser plus avant dans son incroyance pour voir qu'il ne se cache aucun être particulier derrière les choses, aucun fantôme, ou, ce qui revient au même, en prenant le mot dans son acception naïve, «aucun esprit.......»
«Il existe des esprits.» Jette les yeux autour de toi et dis-moi si dans toutes les choses qui t'environnent il n'y a pas des esprits qui te regardent. Dans la fleur, la petite et douce fleur, l'Esprit du Créateur qui a fait cette merveille est là qui te parle ; les étoiles annoncent l'esprit qui les as ordonnées ; du sommet des montagnes souffle un esprit de sublimité ; un esprit d'aspiration éternelle murmure dans l'écoulement des sources, et — ce sont des milliers d'esprits qui parlent dans l'homme. Les montagnes peuvent s'abîmer, les fleurs se faner, le monde des étoiles s'écrouler, les hommes mourir — qu'importe la disparition du corps visible ! L'esprit, «l'invisible» demeure éternel.
Oui, le monde entier est hanté. Quoi ! seulement hanté ? Non, c'est lui-même qui revient. Il est l'apparence errante d'un esprit, il est un revenant. Qu'est-ce qu'un fantôme sinon une apparence de corps jointe à un esprit réel ? Aujourd'hui le monde est «vain», n'est qu'une aveuglante «apparence» la vérité est seulement l'esprit. Le monde n'est que la forme vaine de l'esprit.
Autour de toi, près ou loin, le monde n'est que fantômes. Tu n'as toujours que des «apparences» ou des visions. Tout ce qui t'apparaît n'est que la manifestation d'un esprit intérieur, est une «apparition» de fantôme, le monde n'est pour toi qu'un «monde d'apparences» derrière lequel s'agite l'esprit. «Tu vois des esprits.»
Penses-tu t'assimiler aux anciens qui voyaient partout des esprits ? Les Dieux, mon cher moderne, ne sont pas des esprits ; les Dieux ne ravalent pas le monde à une apparence et ne le spiritualisent pas.
Mais pour toi le monde entier s'est spiritualisé, il est devenu un fantôme énigmatique ,; aussi ne t'étonne pas si également en toi même tu ne trouves rien que fantôme. Ton esprit ne hante-t-il pas ton corps, n'est-il pas le vrai et le réel, quand ton corps n'est que «le périssable, l'irréel, l'apparence». Ne sommes-nous pas tous des fantômes, des revenants qui attendons «la délivrance», enfin des «esprits».
Depuis que l'esprit est apparu dans le monde, depuis que «le Verbe s'est fait chair», le monde s'est spiritualisé ; il a subi un enchantement, il est devenu fantôme.
Ayant l'esprit, tu as des pensées, que sont-elles ? — Elles sont des esprits. — Ainsi ce ne sont pas des choses ? — Non, mais l'esprit des choses, l'essentiel de toutes choses, leur être intérieur, — leur idée. ainsi donc, ce que tu penses n'est pas seulement ta pensée ? — Au contraire c'est ce qu'il y a de plus réel, de plus proprement vrai au monde : c'est la vérité même ; si je pense vrai, je pense la vérité. A vrai dire je puis me tromper sur la vérité et la méconnaître ; mais si véritablement je connais, le sujet de ma connaissance est la vérité. — ainsi, tu cherches de tout temps à reconnaître la vérité ? La vérité m'est sacrée. Il peut se faire que je trouve une vérité imparfaite et que je la remplace par une meilleure, mais je ne puis abolir la vérité. Je crois à la vérité, c'est pourquoi je la sonde ; au-dessus d'elle rien ne va, elle est éternelle.
Sainte, éternelle est la vérité, elle est le Saint, l'Éternel. Mais toi qui te laisses pénétrer et guider par cette chose sainte, tu est toi-même sanctifié. Le Saint en soi n'existe pas pour tes sens, jamais comme être sensible tu ne découvres sa trace, le Saint n'existe que pour ta foi, ou plus précisément pour ton esprit ; donc le Saint est lui-même spirituel, il est esprit pour l'esprit.
On ne se débarrasse pas du Saint aussi facilement que beaucoup le croient, qui ne veulent plus employer ce mot «qui n'est plus de saison». Que si, dans un cas particulier, on veut me faire injure en me traitant d'«égoïste» c'est qu'on conserve la pensée de quelque chose que je dois servir plus que moi-même, qui doit être pour moi plus important que tout, bref de quelque chose où je devrais chercher mon vrai salut et qui est «Saint». Il se peut que ce Saint ait encore des apparences humaines, qu'il soit l'humain lui-même ; cela ne lui enlève aucunement sa sainteté, cela fait tout au plus un Saint supra-terrestre un Saint terrestre, et du divin, l'humain.
Le Saint n'existe que pour l'égoïste qui ne se reconnaît pas, pour l'égoïste involontaire qui toujours est à la recherche de son bien et cependant ne se considère pas comme l'Être suprême ; qui ne sert que soi-même et cependant croit servir un être supérieur, qui ne connaît rien de plus haut que soi en même temps qu'il est transporté parce qui est plus haut ; bref pour l'égoïste qui ne voudrait pas être égoïste et s'abaisse «pour être élevé» et de la sorte satisfaire son égoïsme. Parce qu'il voudrait cesser d'être égoïste, il cherche au ciel et sur terre des êtres supérieurs auxquels vouer ses services et se sacrifier, mais il a beau se secouer et se mortifier, en fin de compte il ne travaille que pour lui-même et ce maudit égoïsme ne le lâche pas. C'est pourquoi je l'appelle l'égoïste involontaire.
Cet effort, ce souci constant de se dégager de soi n'est rien que l'instinct incompris qui le pousse à chercher la délivrance de son moi. Parce que tu es lié à ton heure passée, parce que tu dois marmotter aujourd'hui la même chose qu'hier (8), parce que tu ne peux te transformer à tout instant, tu te sens esclave et frappé d'immobilité. C'est pourquoi, au-dessus de chaque minute de ton existence, il y a une fraîche minute d'avenir qui te fait signe ; alors tu te développes, tu te dégages de toi-même, tu es ta créature, et tu voudrais ne pas te perdre, toi, créateur, dans ta «créature». Tu es toi-même un être supérieur à toi-même, tu te surpasses toi-même. Seulement c'est une chose que tu méconnais, étant égoïste involontaire, et l'«être supérieur» est pour toi un étranger. Tout être supérieur comme vérité, humanité, etc... est un être au-dessus de nous. La caractéristique du Saint est l'étrange. Dans tout Saint il y a quelque chose d'«étrange» c'est-à-dire d'étranger, nous ne nous y trouvons pas à notre aise et chez nous. Ce qui m'est sacré ne m'est pas propre, si la propriété des autres ne m'était pas sainte, je la considérerais comme mienne et je me l'offrirais à la première bonne occasion, et inversement si le visage de l'Empereur de Chine est sacré pour moi, il reste étrange à mes yeux et je les ferme quand il apparaît.
Pourquoi une vérité mathématique irréfragable qui, au sens habituel du mot, pourrait être appelée éternelle, n'est-elle pas sainte ? Parce qu'elle n'est pas révélée, parce qu'elle n'est pas la révélation d'un être supérieur. Si l'on entend par vérités révélées uniquement les vérités religieuses, on se fourvoie singulièrement et l'on méconnaît absolument l'étendue du concept de l'«l'Être supérieur». Les athées criblent de leurs sarcasmes l'être supérieur vénéré aussi sous le nom de «Très-Haut» et d'«Être Suprême», ils foulent aux pieds l'une après l'autre les «preuves de son existence» sans remarquer qu'ils obéissent eux-même à un besoin d'Être Suprême et qu'ils anéantissent l'ancien uniquement pour faire place à un nouveau. L'homme n'est-il pas un être supérieur à un homme isolé, n'adore-t-on pas, ne tient-on pas pour sacrées les vérités, droits, idées qui résultent de ce concept comme étant les révélation de ce concept ? Car si l'on a dû écarter ensuite mainte vérité qui paraissait être manifestation de ce concept, cela prouvait seulement méprise de notre part, sans qu'il y eût le moindre tort porté au concept sacré lui-même et sans que les vérités qui demeuraient, considérées «à bon droit» comme révélation de ce concept fussent privées de leur caractère sacré. L'homme dépasse tout homme individuel, il est «son être» et cependant il n'est pas son être à lui,car il serait aussi particulier que l'individu lui-même, tandis qu'il est quelque chose de général et de supérieur, et même, pour les athées, l'Être Suprême. Et de même que les révélations divines ne sont pas signées de la main de Dieu, mais nous sont manifestées par les «instruments du Seigneur» de même le nouvel Être Suprême ne signe pas lui-même ses manifestations, mais les fait venir à notre connaissance par les «vrais hommes». Seulement le nouvel Être décèle une conception plus immatérielle que l'ancien Dieu qu'on représentait sous une forme corporelle, tandis que le nouveau demeure d'une spiritualité absolue, et se passe d'un corps matériel particulier. Pourtant il n'est pas dénué d'être corporel, mais il est d'une apparence bien plus trompeuse, parce qu'il semble plus naturel et plus terrestre ; ce n'est pas autre chose que tout homme en chair et en os, bref, l'humanité, «tous les hommes». Le caractère fantasmatique de l'esprit s'est matérialisé dans un corps apparent et est redevenu ainsi très populaire.
Donc saint est l'Être Suprême et tout ce en quoi il se manifeste ou se manifestera ; sanctifiés sont ceux qui reconnaissent l'Être Suprême, y compris ce qui est sien, c'est-à-dire y compris ses manifestations. Le Saint sanctifie en retour son adorateur qui par son culte même devient un saint et dont toutes les actions désormais sont saintes : un saint commerce, des pensées et des actions saintes, de saintes aspirations, etc.
La dispute sur la question de savoir ce qu'il faut vénérer comme Être suprême n'a de signification que si les adversaires les plus acharnés sont unanimes sur cette proposition fondamentale qu'il y a un Être suprême que l'on doit honorer et servir. Si quelqu'un sourit de pitié devant cette lutte pour l'Être suprême, comme par exemple un chrétien devant la querelle d'un schiite avec un sunnite, d'un brahmine avec un bouddhiste, l'hypothèse d'un Être suprême est pour lui néant et la dispute sur cette base n'est qu'un jeu. Que l'Être suprême soit Dieu en trois personnes, le Dieu de Luther, ou l'«Homme» cela ne fait aucune différence pour celui qui nie l'Être Suprême lui-même ; à ses yeux tous ceux qui le servent sont sans exception des gens pieux, l'athée le plus furieux aussi bien que le chrétien le plus croyant.
Ainsi en première ligne, dans le Saint réside l'Être Suprême et la foi à cet être, notre «sainte foi.»

Le Spectre
Avec les fantômes nous entrons dans le royaume des esprits, des êtres.
Dans l'univers rôde et promène son être mystérieux «insaisissable» le spectre ténébreux que nous appelons l'Être suprême. En trouver le fond, le concevoir, en découvrir la réalité (prouver l'existence de Dieu), telle fut la tâche que s'imposèrent les hommes durant des siècles ; ils s'acharnèrent à une affreuse impossibilité, à un travail de Danaïdes. Ils voulurent transformer le spectre en un non-spectre, l'irréel en réel, l'esprit en une personne totale et déliée d'un corps. Derrière le monde existant ils cherchaient la chose en soi, (Ding) l'Être ; derrière la chose, la chimère (Unding).
Quand on regarde au fond d'une chose, qu'on en recherche l'être, ce qu'on découvre est souvent tout autre que ce qu'elle paraît être : des discours mielleux et un cœur trompeur, des paroles pompeuses et de misérables pensées, etc. Du fait qu'on élève l'être, on rabaisse l'existence phénoménale à une pure apparence, à une illusion. L'essence de ce monde si plein d'attention, si splendide n'est que vanité pour celui qui regarde au fond.
L'essence de ce monde en tant que phénomène est, — vanité. Maintenant, celui qui est religieux ne se contente pas de l'apparence trompeuse, du vain extérieur, mais il regarde l'être et il a dans l'être — la vérité.
Les êtres qui correspondent à certaines apparences sont les mauvais et inversement ceux qui correspondent aux autres sont les bons. L'être, l'essence du cœur humain est l'amour, l'essence de la volonté humaine est le bien, celle de la pensée humaine, la vérité, etc.
Ce qui passait d'abord pour existence, comme le monde, etc., se présente maintenant comme pure apparence et ce qui est véritablement existant, c'est plutôt l'être dont le domaine s'emplit de dieux, d'esprits, de démons, c'est-à-dire de bons et de mauvais êtres. C'est seulement ce monde renversé, le monde des êtres, qui désormais existe véritablement. Le cœur humain peut être insensible, son être existe, le Dieu «qui est amour» ; la pensée humaine peut s'égarer dans l'erreur, son être, la vérité existe : «Dieu est vérité», etc.
Connaître et reconnaître l'être seulement et rien que l'être, c'est religion : son empire est un empire d'êtres, de spectres, de fantômes.
Cette tendance à rendre saisissable le spectre ou à en réaliser le non-sens a donné naissance à un fantôme corporel, un fantôme ou un esprit doué d'un corps réel. quelles tortures les plus forts et les plus géniaux parmi les chrétiens se sont imposées pour saisir cette apparence fantasmatique ! Pourtant la contradiction des deux natures, divine et humaine de la nature fantasmatique et de la nature sensible a subsisté constamment. Toujours le spectre le plus étrange, le monstre immatériel est resté. Jamais un fantôme n'a causé de telles angoisses. Le possédé qui pour chasser les esprits s'agite jusqu'à la crise de nerfs, jusqu'à la folie furieuse ne souffre pas des tortures d'âmes pareilles à celles des chrétiens en présence de ce fantôme insaisissable entre tous.
Seulement par le Christ une vérité a été mise aussitôt en lumière, c'est que l'esprit ou le fantôme proprement dit, — c'est l'homme. L'esprit corporel ou doté d'un corps, c'est proprement l'homme : il est lui-même cet être effrayant, en même temps qu'il est l'apparence de l'être et l'existence de l'être. Désormais l'homme ne frissonne plus devant d'autre fantôme que lui-même : il s'effraye de lui-même : au profond de son être demeure l'esprit du péché, déjà la pensée la plus fugitive (et celle-ci est elle-même un esprit) peut être un diable, etc. Le fantôme a pris corps, Dieu est devenu homme, mais l'homme est maintenant lui-même le fantôme terrifiant qu'il cherche à découvrir, à captiver, à approfondir, à réaliser, à exprimer : l'homme est esprit. Le corps peut se dessécher si l'âme est sauvée : de l'esprit dépend tout, et le salut de l'esprit et de l'âme est son seul objet. L'homme est devenu à soi-même un fantôme, un spectre sinistre auquel même une place déterminée dans les corps est assignée (Discussion sur le siège de l'âme, si c'est la tête, etc.).
Tu n'es point pour moi pas plus que je ne suis pour toi un être supérieur. Toutefois il peut y avoir en chacun de nous un être supérieur caché qui provoque notre respect réciproque. Dans le sens le plus général, en toi comme en moi vit l'homme. Si je ne voyais en toi l'homme pourquoi t'estimerais-je ? A vrai dire tu n'est pas l'homme et sa forme vraie et adéquate, mais seulement on enveloppe périssable qu'il peut quitter sans cesser d'être lui-même. Mais pour l'instant cet être général et supérieur vit en toi parce qu'un esprit impérissable a adopté en toi un corps périssable et qu'en conséquence la forme n'est en réalité qu'une forme «adoptée» ; tu me représentes un esprit qui apparaît, qui apparaît en toi sans être lié à ton corps et à cette forme déterminée d'apparition, donc un spectre. C'est pourquoi je ne te considère pas comme un être supérieur, mais je respecte cet être supérieur dont tu es «hanté». Je respecte en toi «l'homme». Les anciens n'avaient pas se semblables considérations devant leurs esclaves et «l'homme» était encore bien peu en faveur. Au contraire chacun d'eux voyait chez les autres des fantômes d'autre sorte. Le peuple est un être supérieur à l'individu comme l'homme à l'esprit humain, un esprit qui hante l'individu : l'esprit du peuple. Aussi honoraient-ils cet esprit et ce n'est qu'autant qu'il servait cet esprit ou un esprit en parenté avec lui, comme l'esprit de famille que l'individu prenait sa signification, c'est seulement en vue de l'être supérieur, du peuple, qu'on laissait au «membre du peuple» une valeur. De même que pour nous tu es saint par l'«homme» qui est caché en toi, de même l'homme en tout temps fut sanctifié par un être supérieur quelconque comme la nation, la famille, etc..., c'est seulement pour un être supérieur que de tout temps l'homme fut vénéré, c'est seulement comme le fantôme d'une personne sacrée, c'est-à-dire d'une personne protégée et reconnue que l'homme est considéré.
— Si je te cultive et te soigne c'est parce que je t'aime, parce qu'en toi mon cœur trouve son aliment, mes besoins leurs satisfactions, ce n'est pas à cause d'un être supérieur dont tu es le corps sacré, ce n'est pas parce que je vois un fantôme, un esprit apparaître en toi, mais par plaisir égoïste : toi-même avec ton être tu m'es cher, car ton être n'est pas plus élevé, plus général que toi-même, il est unique comme toi-même tu l'es.
Mais ce n'est pas seulement l'homme mais toute chose qui est spectre. L'être supérieur, l'esprit qui hante toute chose n'est lié à rien, et ne fait qu'y apparaître. Fantômes dans tous les coins !
Ce serait le lieu ici de passer en revue les esprits s'ils ne devaient pas revenir plus loin pour s'envoler devant l'égoïsme. Je n'en citerai pour le moment que quelques-uns en exemple afin qu'on puisse tout de suite trouver la conduite à tenir envers eux :
Ainsi, saint est avant tout «l'esprit sain», sainte est la vérité, saint le droit, la loi, sainte la bonne cause, la majesté, saints le mariage, la chose publique, l'ordre, la police, etc.

La Fêlure
Homme ! ta tête est hantée, tu as un grain, tu t'imagines de grandes choses, tu te dépeins tout un monde de Dieu qui existent pour toi, un royaume des esprits où tu es appelé, un idéal qui te fait signe. Tu as une idée fixe.
Ne crois pas que je raille ou que je parle au figuré quand je dis que les hommes qui se raccrochent à quelque chose de supérieur sont des fous véritables, des fous à lier ; comme pour l'immense majorité des hommes, il en est ainsi, l'humanité entière m'apparaît comme une maison de fous. Qu'appelle-t-on «idée fixe» ? une idée qui s'est assujetti l'homme. Si vous reconnaissez dans cette idée fixe une folie, vous enfermez son esclave dans une maison de fous. Or la vérité de la foi dont on ne doit pas douter, la majesté — du peuple par exemple — à laquelle on ne doit pas toucher — celui qui le fait commet le crime de lèse-majesté — la vertu, contre laquelle la censure défend le moindre mot afin que la moralité se conserve pure, ne voilà-t-il pas des «idées fixes» ? Tout l'inepte bavardage de nos journaux, n'est-ce pas incohérences de fous, qui souffrent de l'idée fixe, moralité, légalité, christianisme, etc., et qui paraissent s'agiter librement parce que l'asile d'aliéné où ils se démènent occupe un large espace ? Touchez un peu à l'idée fixe, il vous faudra aussitôt vous garer contre les coups perfides de notre aliéné devenu fou furieux. Car en cela aussi ces grands fous furieux sont semblables aux petits et ils tombent en traître sur celui qui touche à leur idée fixe. Ils lui volent d'abord ses armes, ils lui ravissent ensuite la liberté de la parole, puis ils s'acharnent sur lui avec leurs ongles. chaque jouer révèle la lâcheté et la soif de vengeance de ces insensés, et le peuple stupide acclame leurs folles mesures. Il faut lire les quotidiens de cette période, il faut entendre parler de philistin pour acquérir l'affreuse conviction que l'on est enfermé avec des fous dans une maison d'aliénés. «Tu ne dois pas traiter ton frère de fou, etc.» Mais moi, je ne crains pas d'être maudit et je dis : mes frères sont fous à lier. Qu'un pauvre fou d'une maison de santé soit possédé de la manie de se croire Dieu le Père, l'empereur du Japon ou le Saint-Esprit ou qu'un citoyen paisible s'imagine que sa destinée est d'être bon chrétien, protestant zélé, citoyen loyal, homme vertueux, etc. c'est la seule et même idée fixe. Quiconque n'a jamais essayé ni risqué de ne pas être bon chrétien, protestant zélé, homme vertueux, etc. est saisi et pris par la foi, la vertu, etc. Les scolastiques philosophaient mais seulement dans les limites de la foi de l'Église, le pape Benoît XIV écrivit des livres volumineux dans le cercle des superstitions papales, sans jamais mettre la foi en doute, des écrivains fournissent des in-folios sur l'État sans même mettre en questions l'idée fixe de l'État, nos feuilles regorgent de politique parce qu'elles ont la folie de croire que l'homme fut créé pour être un zoon politikon,ainsi végètent aussi les sujets dans la sujétion, les hommes vertueux dans la vertu, les libéraux dans l'«humanitarisme» sans jamais entrer dans ces idées fixes le couteau affilé de la critique. Ces pensées tiennent ferme, inébranlables comme les chimères des fous et celui qui les met en doute attaque le sacro-saint. Oui, l'idée fixe, voilà véritablement ce qui est sacro-saint.
Ne rencontrons-nous que des possédés du diable, ne tombons-nous pas aussi souvent sur des possédés du genre contraire, possédés du Bien, de la Vertu, de la Morale, de la Loi, ou d'un principe quelconque ? Le diable n'est pas seul au monde à posséder, Dieu a donc action sur nous et le diable aussi ; dans le premier cas «influences divines», dans le second «actions diaboliques». Les possédés sont entêtés de leurs opinions.
Si le mot «possession» vous déplaît nommez cela engouement, et même puisque l'esprit vous tient en ce que de lui vous viennent toutes les «inspirations» — nommez cela transport, enthousiasme, j'ajoute que l'enthousiasme parfait, car on ne peut s'arrêter à un demi-enthousiasme paresseux — c'est le fanatisme.
Dans l'homme cultivé, le fanatisme se trouve chez soi — car l'homme est cultivé autant qu'il s'intéresse aux choses de l'esprit, or l'intérêt pour les choses de l'esprit, quand il est vivace, est et doit être fanatique ; l'intérêt pour ce qui est saint est fanatique «fanum».Considérez nos libéraux, jetez un coup d'œil sur les feuilles nationales saxonnes, écoutez ce que dit Schlosser (9). «La société d'Holbach forma un complot formel contre la doctrine traditionnelle et le système existant, ses membres furent aussi fanatiques pour leur incroyance que les moines et prêtres, jésuites, piétistes et méthodistes, les missionnaires et les marchands de bibles ont coutume de l'être pour le service mécanique de Dieu et pour la foi dans le Verbe.»
Voyez comment se comporte un de ces hommes moraux qui croient en avoir fini avec Dieu et rejettent le christianisme comme ayant cessé de vivre. Demandez-lui s'il doute que l'union entre frère et sœur soit un inceste, que la monogamie soit la vérité du mariage, que la piété filiale soit un devoir sacré, et il sera pris d'un frisson d'horreur très moral à la pensée que l'on peut approcher sexuellement sa sœur, etc... Et d'où vient cette horreur ? Parce qu'il croit aux commandements de la morale. Cette foi morale est profondément enracinée en lui. autant il déploie de zèle contre le chrétien pieux, autant il est resté lui-même chrétien, mais chrétien moral. Sous forme de moralité, la chrétienté le tient pris et en réalité pris par la foi.
La monogamie doit être quelque chose de sacré, celui qui vit dans la bigamie doit être puni comme criminel, celui qui pratique l'inceste est frappé comme criminel. Là-dessus sont unanimes ceux qui sans cesse proclament que, dans l'État, il ne faut pas faire attention aux religions, et que le juif doit être citoyen de l'État au même titre que le chrétien. Cet inceste et cette monogamie ne sont-ils pas articles de foi ? Touchez-y et vous verrez que cet homme moral sera aussi un héros de la foi, quand même il y aurait un Philippe II pour courber les consciences. Les autres combattent pour la foi de l'Église, lui pour la foi de l'État ou pour la loi morale de l'État ; les uns et les autres condamnent celui qui agit autrement que ne le permet leur foi. Il est marqué de la flétrissure du «crime» et doit languir dans des maisons de correction, dans les fers. La foi morale est aussi fanatique que la foi religieuse ! On dit qu'il y a «liberté de conscience» quand des frères et des sœurs, pour un rapport qu'ils auraient à régler devant leur conscience sont jetés en prison. «Mais ils donnent le mauvais exemple !» Oui vraiment il pourrait venir à d'autres l'idée que l'État n'a pas à s'immiscer dans leurs rapports et ainsi la pureté des mœurs serait menacée de disparaître. Ainsi donc les héros de la foi religieuse sont pleins de zèle pour le Saint-Esprit quand ceux de la foi morale déploient leur activité pour le Saint Bien.
Les zélateurs des divers Sacro-Saints sont souvent bien peu semblables entre eux. Certes les orthodoxes stricts ou les Vieux-croyants ne ressemblent guère aux champions de la «vérité, de la lumière et du droit», aux philalètes, aux amis du progrès, aux gens éclairés, et cependant il n'y a aucune différence essentielle.
Que l'on ébranle des vérités particulières, issues de vieilles traditions (par exemple, les miracles, la puissance illimitée des princes, etc.), les gens éclairés poussent eux-mêmes l'attaque et seuls les Vieux-croyants se lamentent. Attaquez-vous à la vérité elle-même, vous aurez contre vous les uns et les autres comme croyants. Ainsi en est-il avec les mœurs : les croyants étroits sont sans indulgence, les têtes plus claires sont plus tolérantes. Mais qui s'attaque à la morale même a affaire aux deux. «Vérité, Morale, Droit, Lumière,» etc.,, doivent être et demeurer sacrées. Ce que l'on trouve à blâmer dans le christianisme doit être non-chrétien au regard de ces éclairés, mais le Christianisme demeure au-dessus de toutes les attaques, y toucher est un sacrilège, une «profanation». D'ailleurs si l'hérésie quant à la foi pure n'a plus à craindre les furieuses persécutions d'autrefois, l'hérésie en matière de pure morale y est d'autant plus exposée.

Depuis un siècle la piété a subi de telles atteintes, elle a dû si souvent entendre traiter son essence surhumaine d'«inhumaine» qu'on ne se sent guère tenté de se mesurer une fois de plus avec elle. Et pourtant, presque toujours ses adversaires moraux n'ont apparu sur le terrain que pour combattre l'Être Suprême au profit d'un autre Être Suprême. Ainsi Proudhon a dit effrontément (10) : «L'homme est fait pour vivre sans religion, mais la loi morale est éternelle et absolue, qui oserait aujourd'hui attaquer la morale ?» Les gens moraux ont pris à la religion sa moelle, ils l'ont absorbée, et n'ont plus maintenant d'autre souci que de se débarrasser de l'engorgement ganglionnaire qui s'en est suivi. Donc en montrant que la religion est loin d'être atteinte dans ses parties essentielles tant qu'on se borne à lui reprocher son existence surhumaine et qu'elle se contente d'en appeler en dernière instance à l'«esprit» (car Dieu est esprit), nous avons suffisamment démontré l'harmonie finale de la morale et de la religion et nous pouvons laisser derrière nous leur lutte opiniâtre. Chez l'une et l'autre il s'agit d'un Être suprême : qu'il soit surhumain ou humain, peu m'importe, dans tous les cas c'est un être au-dessus de moi. quand finalement on passe de l'Être divin à l'Être humain, à l'Homme, on ne fait que rejeter la peau de serpent des vieilles religions pour en revêtir une autre.
Ainsi Feuerbach nous enseigne que «si seulement on retourne la philosophie spéculative, c'est-à-dire si l'on fait constamment du prédicat le sujet et du sujet l'objet et le principe, on a la vérité sans voiles, la pure et éclatante vérité.» Certes nous perdons ainsi le point de vue étroit de la religion, nous perdons le Dieu qui dans ce cas est sujet, seulement nous acceptons en échange, l'autre côté du point de vue religieux, le côté moral. Nous ne disons plus «Dieu est amour», mais «l'amour est divin». Si à la place du prédicat «divin» nous mettons «saint», qui a une signification identique, tout est remis en l'état. D'après cela l'amour doit être ce qu'il y a de bon dans l'homme, la divinité, ce qui fait honneur, sa véritable humanité (car c'est lui seul «qui le fait homme», qui fait de lui un homme). Plus exactement, l'amour est l'humain de l'homme, l'égoïste qui n'aime pas, est inhumain. Mais justement tout ce que le christianisme et avec lui la philosophie spéculative, c'est-à-dire la théologie propose comme bien, comme absolu, n'est pas proprement le bien (ou, ce qui revient au même, n'est que le bien), par conséquent par le changement du prédicat en sujet, l'Être chrétien (et le prédicat contient justement l'être) a été plus fortement fixé. Dieu et le divin ont été d'autant plus indissolublement liés à moi. On peut chasser Dieu de son ciel et le dépouiller de sa «transcendance», la victoire est bien incomplète s'il a trouvé un refuge dans l'homme et s'il est gratifié d'une indestructible Immanence.
On dit alors : le divin, c'est ce qui est vraiment humain.
Les mêmes gens qui s'opposent au christianisme comme principe de l'État, qui combattent ce que l'on appelle l'État chrétien, répéteront à satiété que la morale «est la clef de voûte de la vie sociale et de l'État». Comme si le règne de la morale n'était pas la domination absolue du Saint, une «hiérarchie».
On peut en passant mentionner ici la tendance à l'éclairement qui s'est manifesté après le règne des théologiens. Ceux-ci avaient vécu dans la conviction que la foi seule est capable de saisir les vérités religieuses, que Dieu ne se révèle qu'aux croyants, que seuls sont religieux, le cœur, le sentiment et les pieuses imaginations. Alors se fit jour l'affirmation que «l'intelligence naturelle», la raison humaine seule est capable de reconnaître Dieu. Cela signifie-t-il autre chose sinon que la raison prétend s'identifier avec les fantaisies qu'elle crée. C'est dans ce sens que Reimarus écrivit ses «Vérités supérieures de la religion naturelle». On devait en venir à ceci que tout l'homme avec toutes ses facultés apparût comme être religieux, cœur et âme, intelligence et raison, sentiment, connaissance et volonté, bref que tout dans l'homme manifestât son caractère religieux. Hegel a montré que la philosophie même est religieuse. Et qu'est-ce qui n'est pas aujourd'hui appelé religieux ? La «religion de l'amour», la «religion de la liberté», les «religions politiques», bref, tout l'enthousiasme. Et il en est ainsi dans la réalité.
Aujourd'hui encore nous employons le mot welche «religion» qui exprime l'idée de lien. Liés certes nous sommes, tant que la religion est maîtresse de notre être intime ; mais l'esprit est-il lié aussi ? Au contraire, il est libre, il est seul maître, il n'est pas notre esprit, mais il est absolu. C'est pourquoi la traduction exacte du mot religion serait «Liberté de l'esprit». Quiconque a l'esprit libre est religieux exactement dans le sens où un homme est appelé sensuel chez qui les sens ont libre cours. L'un c'est l'esprit, l'autre c'est le plaisir charnel qui le lie. Lien ou religio,voilà ce qu'est la religion par rapport à moi : je suis lié. La liberté par rapport à l'esprit signifie que l'esprit est libre, qu'il a la liberté spirituelle. Plus d'un a fait l'expérience des maux qui résultent pour nous de l'expansion libre et effrénée des passions ; mais on ne remarque pas que l'esprit libre, la spiritualité triomphante, l'enthousiasme pour les intérêts spirituels quelles que soient enfin les périphrases employées pour nommer ce bijou précieux, nous est plus funeste que les mœurs les plus sauvages. On ne le remarque pas, on ne peut pas le remarquer sans être consciemment un égoïste.
Reimarus et tous ceux qui ont établi que notre raison, notre cœur mènent aussi à Dieu ont montré par là-même que nous sommes absolument possédés. Certes, ils provoquèrent les colères des théologiens auxquels ils enlevèrent le privilège de l'élévation vers Dieu,, mais ils conquirent aussi à la religion, à la liberté d'esprit, un terrain plus vaste encore. Car si l'esprit n'est plus limité au sentiment ou à la foi, mais en tant qu'intelligence, raison, pensée, s'appartient à soi-même esprit, et ainsi sous forme d'intelligence, raison, etc., peut participer aux vérités spirituelles et célestes, tout l'esprit n'est alors occupé que du spirituel, c'est-à-dire que de soi-même et par conséquent est libre. Nous sommes tellement religieux aujourd'hui que des «jurés» peuvent nous condamner à mort et que tout agent, en vertu du «serment» qu'il a prêté en bon chrétien, peut nous mettre au «violon».
Ce n'est qu'à partir du moment où les haines furieuses se déchaînèrent contre tout ce qui paraissait ressembler à un ordre (ordonnances, commandements, etc.), où le pouvoir absolu et personnel fut persiflé et poursuivi, que la morale put apparaître en opposition à la religion. En conséquence, elle dut pour arriver à l'indépendance passer par le libéralisme, dont la première forme, le «régime bourgeois» acquit une importance universelle et affaibli les puissances religieuses proprement dites (voir plus loin «Libéralisme»). Car le principe de la morale qui n'est pas seulement un accessoire de la piété mais se tient avec elle sur un pied d'égalité, ne réside plus dans les commandements divins, mais dans la loi de raison, et si ces commandements doivent conserver encore quelque validité, c'est d'elle seule qu'ils doivent en attendre la sanction. dans la loi de raison, l'homme se détermine de soi-même car «l'Homme» est raisonnable et c'est de «l'essence de l'homme» que découlent nécessairement ces lois. La piété et la morale se distinguent en ceci que l'une prend Dieu, l'autre l'Homme comme législateur.
La morale, sous un certain rapport, raisone ainsi : ou c'est la sensualité qui pousse l'homme et conséquemment il est immoral, ou c'est le bien qui, accueilli dans la volonté, s'appelle sens moral ( sens du bien, passion du bien) : il se manifeste alors comme moral. Comment, dans ces conditions, peut-on appeler immoral l'attentat de Sand contre Kotzebue ? Entre tous les actes que l'on appelle désintéressés, celui-ci l'est bien au même titre par exemple que les larcins pieux que le bienheureux Crispin commettait en faveur des pauvres.
«Il n'aurait pas dû tuer ; car il est écrit : tu ne tueras point.» Ainsi servir le bien, le bien public comme Sand du moins en avait l'intention ou bien le bien des pauvres, comme Crispin, est moral ; mais le meurtre et le vol sont immoraux ; le but est moral, le moyen immoral, pourquoi ? «Parce que le meurtre, l'assassinat est quelque chose d'absolument mal.» Quand les guerillas attiraient les ennemis de la patrie dans les gorges des montagnes et, invisibles derrière les buissons, les fusillaient, n'étaient-ce pas là des assassinats ? Vous pourriez demander en vous appuyant sur le principe qui ordonne de servir le bien, si le meurtre ne peut en aucun cas être la réalisation du bien, et vous ne pourriez désavouer ces meurtres qui eurent le bien pour conséquence. Il vous serait impossible de réprouver l'acte de Sand ; ce fut un acte moral, parce qu'il fut accompli au service du bien, parce qu'il fut désintéressé, ce fut un acte justicier infligé par un individu, une exécution où l'exécuteur joua sa vie. Entreprit-il autre chose que de réprimer des écrits par la force brutale ? Ce même procédé, ne le connaissez-vous pas «légal» et «sanctionné» ? Et qu'est-ce que votre principe de moralité peut avoir à dire contre ? — «mais ce fut une exécution illégale !» ainsi l'immoral là-dedans c'est l'illégal, la désobéissance à la loi ? ainsi vous admettez que le bien n'est pas autre chose que la loi, que la morale se ramène à la légalité. Ainsi votre morale doit se ravaler à cet extérieur de légalité, à l'adoration cagote de la loi accomplie, cagotisme autrement tyrannique et révoltant que les hypocrisies religieuses d'autrefois. Car celles-ci ne demandaient que l'acte, il vous faut des convictions, on doit porter en soi la loi, la règle, et celui qui pense de la façon la plus légale est le plus moral. Aussi la dernière sérénité de la vie catholique doit disparaître dans cette légalité protestante. C'est seulement ici que s'accomplit le règne de la loi. «Ce n'est pas moi qui vis, mais la loi qui vit en moi.» Je n'ai donc été si loin que pour être «le vase d'élection de sa souveraineté» (de la loi). «Tout prussien porte en lui-même son propre gendarme», dit un officier supérieur prussien.
Pourquoi certaines oppositions ne réussisent-elles pas, uniquement pour cette raison qu'elles ne veulent pas abandonner la voie de la moralité ou de la légalité. De là cette immense comédie de dévouement, d'amour, etc., qui, vue de près, suffit pour dégoûter radicalement du caractère corrompu et hypocrite d'une opposition légale. Pour que subsiste le rapport moral d'amour et de fidélité, il ne faut pas de volonté discordante, de volonté opposée. Ce beau rapport est détruit si l'un veut ceci, l'autre, le contraire. Mais d'après la pratique jusqu'ici existante et le vieux préjugé de l'opposition il faut avant tout conserver le rapport moral. Que reste-t-il alors à l'opposition ? Vouloir une liberté quand il plaît à l'Aimé de la renverser ? Nullement. Elle ne peut vouloir la liberté, elle peut seulement la souhaiter, «pétitionner» pour l'obtenir, bégayer un «je demande, je demande ?» Si l'opposition voulait réellement, voulait avec la pleine énergie de la volonté, qu'en résulterait-il ? Non, elle doit renoncer à la volonté pour vivre d'amour, à la liberté — par amour pour la morale. Elle ne peut pas «revendiquer un droit» qu'il lui est seulement permis de demander comme faveur.» L'amour, l'abnégation exigent avec une assurance fatale qu'il n'y ait qu'une volonté à laquelle les autres se dévouent, qu'elles servent, suivent et aiment. Que cette volonté soit tenue pour raisonnable ou déraisonnable, dans les deux cas on agit moralement si on la suit, immoralement si l'on s'y soustrait. La volonté qui ordonne la censure paraît, à bien des gens, déraisonnable, mais celui qui soustrait son livre à la censure dans le pays où elle règne, agit immoralement, celui qui l'y soumet agit moralement. Si quelqu'un se débarrasse de ses scrupules moraux et, par exemple, fonde une presse secrète, il sera taxé d'immoralité et, par-dessus le marché, de sottise s'il se fait prendre; Un tel homme prétendra-t-il à l'estime des gens moraux ? Peut-être ! — S'il s'imaginait servir une «morale supérieure.»
La toile des hypocrisies actuelles est tendue à la frontière des deux domaines, au-dessus plane notre temps, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, relié à eux par les fils légers de ses illusions. Non plus suffisamment fort pour servir sans doute et sans faiblesse la morale, pas encore assez dépourvu de scrupules pour vivre en plein égoïsme, notre temps frissonne dans la toile d'araignée de l'hypocrisie, il oscille d'un côté à l'autre et paralysé par l'indécision, il n'attrape que de pauvres misérables mouches. Si par hasard on risque une proposition «libre», on la noie aussitôt dans des protestations d'amour et l'on joue la résignation. D'autre part si l'on a eu le front de repousser la proposition de liberté en donnant le conseil très moral d'avoir confiance, le courage moral disparaît alors et l'on se borne à affirmer le plaisir singulier que l'on éprouve à entendre des paroles de liberté, etc... On feint d'être arrivé à la connaissance. Bref, on voudrait bien avoir la morale sans être privé de la liberté : on voudrait avoir une volonté libre sans se passer pour cela de la volonté morale. — Il suffit, libéraux, que vous vous associiez un esclave. Vous atténuerez chacune de vos paroles de liberté d'un regard de la plus loyale confiance, et il recouvrira son servilisme des phrases les plus flatteuses de liberté. Vous vous séparerez ensuite et lui comme vous penserez : «Je te connais, renard !» Il flairera le Diable ne vous aussi bien que vous flairerez en lui le vieux et sombre Dieu tout-puissant.
Un Néron aux yeux des «bons» n'est qu'un «mauvais» homme ; aux yeux des miens, ce n'est pas autre chose qu'un possédé, comme les «bons», aussi. Les «bons» voient en lui un scélérat fieffé et l'attribuent à l'enfer. Pourquoi son arbitraire ne trouva-t-il aucun obstacle ? Pourquoi tout lui fut-il permis ? Valaient-ils mieux que lui ces Romains domestiqués qui subirent toutes les volontés d'un pareil tyran ? Les vieux Romains ne fussent jamais devenus ses esclaves et l'eussent aussitôt exécuté. Mais, parmi les Romains d'alors, les «Bons» se contentaient de lui opposer les exigences de la morale, au lieu d'opposer leur volonté ils soupiraient parce que leur empereur ne rendait pas hommage à la vertu : eux-mêmes demeuraient des sujets vertueux, jusqu'à ce qu'enfin l'un d'eux trouva le courage d'abandonner ce rôle de «sujet vertueux et obéissant». Alors ces mêmes «bons Romains» qui avaient supporté en citoyens soumis toutes les hontes réservées aux hommes sans volonté, crièrent d'allégresse devant l'acte criminel et immoral du révolté. Où était donc chez eux ce courage révolutionnaire qu'ils estimaient maintenant qu'un autre avait osé l'avoir ? Ils ne pouvaient pas avoir ce courage car une révolution et même une insurrection est toujours quelque chose d'«immoral», à quoi on ne peut se décider que quand on cesse «d'être bon» et qu'on devient, soit «mauvais», soit ni l'un ni l'autre. Néron n'était pas pire que son temps où il n'y avait que deux alternatives : être bon ou mauvais. son temps devait penser de lui : il est mauvais, au sens le plus complet du mot, ce n'est pas un tiède, mais un méchant achevé. Tous les gens moraux ne peuvent que porter ce jugement. Des gredins de son espèce il s'en trouve encore aujourd'hui de temps à autre parmi les gens moraux (V. Mem. du chevalier de Lang). Sous de tels scélérats, on ne respire pas à l'aise, car en aucun instant on n'est assuré de sa vie, mais vit-on plus aisément sous le gouvernement de gens moraux ? On n'est pas plus assuré de sa vie, sauf que l'on est pendu «suivant les formes du Droit», on est du moins sûr de son honneur et les couleurs nationales flottent en évidence. Le rude poing de la morale s'abat impitoyablement sur les nobles manifestations de l'égoïsme.
«Mais on ne peut pourtant pas placer sur la même ligne le scélérat et l'honnête homme !» Personne ne le fait plus souvent que vous, messieurs les censeurs, vous faites même plus encore. Qu'un honnête homme parle publiquement contre la constitution actuelle, contre les saintes intitulions, vous l'emprisonnez comme criminel et vous laissez aux mains d'un gredin habile son portefeuille, et d'autres choses plus importantes encore. Ainsi, dans la pratique, vous n'avez rien à me reprocher. «Mais en théorie !» Maintenant je les place tous deux sur une même ligne comme deux pôles opposés, la ligne de la loi morale étant l'axe. Tous deux n'ont de sens que dans le monde «moral», absolument comme dans les temps antérieurs au christianisme, quand on parlait d'un Juif qui suivait la loi, ou ne la suivait pas, cela n'avait pas de sens et d'importance que relativement à la loi juive ; au contraire pour Christ, les pharisiens n'étaient pas plus que «les pécheurs et publicains» ; à proprement parler le pharisien moral vaut autant que le pécheur immoral.
Ce possédé de Néron fut vraiment un homme gênant. Mais un homme véritablement homme ne lui aurait pas opposé niaisement «la chose sacrée» pour se borner ensuite à gémir quand le tyran y portait atteinte, il lui aurait opposé sa volonté. combien de fois la sainteté des droits inaliénables de l'homme ne fut-elle pas représentée aux ennemis de ces droits ? Quelle est la liberté qui n'a pas été montrée et démontrée comme étant un droit sacré de l'homme» ? Ceux qui font cela méritent qu'on leur rie au nez ; la chose d'ailleurs leur est déjà arrivée quand, par inconscience sans doute, ils n'avaient pas pris la route expresse qui menait au but. Ils pressentent que c'est seulement quand la majorité sera acquise à cette liberté, qu'elle la voudra, et qu'alors elle prendra ce qu'elle veut avoir. La sainteté de la liberté et toutes les preuves possibles de cette sainteté ne la procureront jamais : Laissez aux mendiants les lamentations et les pétitions.
L'homme moral est nécessairement borné en ceci qu'il ne connaît pas d'autre ennemi que l'homme «immoral». «Quiconque n'est pas moral est immoral» et par conséquent réprouvé, méprisable, etc. C'est pourquoi l'homme moral ne comprend pas l'égoïste. La cohabitation hors mariage n'est-elle pas immoralité ? L'homme moral peut se tourner et se retourner en out sens, il en reste toujours à cette formule ; à cette vérité morale Emilia Galotti sacrifia sa vie. Et vraiment c'est une immoralité. Une jeune personne vertueuse devint vieille fille, un homme vertueux passe son temps à combattre ses instincts naturels jusqu'à ce qu'il les ait éteints, il pourra dans un but vertueux se faire châtrer comme fit Saint-Origène en vue du ciel ; ils honorent le saint mariage ; ils reconnaissent inviolable la sainte chasteté ; c'est — moral. La luxure ne peut jamais devenir un acte moral ; même quand l'homme moral juge avec indulgence celui qui s'y livre et l'excuse, elle n'en demeure pas moins un crime, un péché contre un commandement de la morale, il s'y attache une souillure ineffaçable. La chasteté faisait partie autrefois des vœux monastiques, aujourd'hui elle est une condition de la vie morale. La chasteté est — un bien. — Au contraire pour l'égoïste, la chasteté n'est pas un bien qui lui soit nécessaire pour se tirer d'affaire. La chose n'a pas pour lui d'importance. Quel sera alors le jugement de l'homme moral ? Il rejette l'égoïste dans la seule classe d'hommes qu'il connaisse en dehors des hommes moraux, — dans celle des immoraux. Il ne peut juger autrement, il doit trouver immoral l'égoïste chaque fois que celui-ci ne tient pas compte de la morale. S'il n'en était ainsi, il serait sans se l'avouer infidèle à la morale, il ne serait déjà plus l'homme vraiment moral. De tels faits certes ne sont plus rares aujourd'hui, il ne faut pas s'y laisser prendre, il faut bien reconnaître que celui qui abandonne quelque chose de la moralité ne peut pas plus être compté parmi les gens véritablement moraux que Lessing parmi les chrétiens pieux, qui compare dans une parabole célèbre, la religion chrétienne, celles des mahométans ou des juifs à une bague «en faux». Souvent les gens sont déjà plus loin qu'ils n'osent se l'avouer à eux-mêmes. Pour Socrate qui demeurait sur le terrain de la morale, c'eût été une immoralité que de prêter l'oreille aux discours tentateurs de Criton et de s'échapper de sa prison ; rester était le seul parti moral. Seulement il en fut ainsi uniquement parce que Socrate était un homme moral. Au contraire les hommes «impies et immoraux» de la Révolution avaient juré fidélité à Louis XVI et ils décrétèrent sa déchéance et sa mort, acte immoral qui, à travers les siècles, remplira d'horreur les gens moraux.

Tout ceci ne touche, plus ou moins, qu'à cette «morale bourgeoise» que ceux qui ont atteint un degré supérieur de liberté considèrent avec mépris. Comme la bourgeoisie elle-même, son terrain propre, elle est encore trop peu libre, elle lui emprunte sans aucune critique ses lois qu'elle transplante purement et simplement sur son propre terrain au lieu de se créer des doctrines propres et indépendantes. La morale se comporte tout autrement quand elle parvient à la conscience de sa dignité, et élève son principe, «l'essence de l'homme» ou l'«homme», à être son unique règle de conduite. Ceux qui ont atteint à une conscience aussi arrêtée, rompent complètement avec la religion dont le Dieu ne peut plus trouver place à côté de leur «homme» et en même temps qu'ils perforent — comme on verra plus loin — le vaisseau de l'État, ils anéantissent la «morale» qui prospère seulement au sein de l'État. Ils devraient donc cesser d'employer ce mot, car ce que ces «critiques» appellent morale se distingue très nettement de la soi-disant «morale civique ou politique» et doit apparaître au citoyen comme une «licence effrénée et insensée». Mais au fond elle suppose seulement la «pureté du principe» ; délivré de l'élément religieux qui l'altérait, ce principe apparaît purifié et arrive à sa toute puissance comme «humanité». Aussi ne faut-il pas s'étonner que le terme «morale» subsiste à côté d'autres comme liberté, humanité, conscience, pourvu seulement du qualificatif «libre». Il en est exactement de même pour l'État, que nous voyons ressusciter comme «État libre», non sans quelque dommage pour l'État bourgeois, ou sinon comme état libre, du moins comme «Société libre».
Cette morale perfectionnée jusqu'à l'humanité s'est mise complètement d'accord avec la religion dont elle est issue historiquement, aussi ne fait-elle aucun obstacle à tout ce qui veut arriver par soi-même à être religion. Car la distinction entre la religion et la morale dure seulement tant que nos relations avec le monde des hommes sont réglées et sanctifiées par notre rapport avec un être surhumain, tant que nos actes se rapportent à Dieu. Mais que l'on vienne à découvrir que «l'homme est pour l'homme l'Être Suprême», cette distinction disparaît, la morale perd sa position subordonnée et s'achève jusqu'à devenir religion. L'être jusqu'ici subordonné à l'Être suprême, l'homme, a escaladé les hauteurs de l'absolu, et nous nous comportons envers lui comme envers l'Être suprême, nous devenons religieux. Morale et piété sont désormais synonymes, comme au commencement du christianisme, seulement l'Être suprême est devenu autre, une sainte manière de vivre n'est plus «sainte» mais «humaine». Quand la morale a vaincu, le changement de maître est consommé.
Ayant anéanti la foi, Feuerbach s'imagine pouvoir se réfugier au port présumé sûr de l'amour. «La loi première et supérieure doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini Deus est— tel est le principe pratique supérieur, le point tournant de l'histoire du monde (11)» A proprement parler, il n'y a ici que le Dieu de changé, il est devenu amour ; là amour du dieu surhumain, ici amour du Dieu humain, de l'homme devenu Dieu. Ainsi l'homme m'est sacré, et tout ce qui est «véritablement humain» m'est sacré ! «Le mariage est saint par soi-même. Il en est ainsi de tous les rapports moraux. Sacrée est et doit être pour moi l'amitié, sacrée la propriété, sacré le mariage, sacré le bien de tout homme, mais sacré en soi et pour soi. (12)» Ne retrouve-t-on pas là le prêtre ? Quel est son Dieu ? L'homme ! qu'est-ce que le Divin ? l'humain ! ainsi le prédicat n'a fait que se transformer en sujet ; au lieu de la proposition «dieu est amour», on dit «l'amour est divin». Au lieu de «Dieu s'est fait homme» on dit «l'homme s'est fait Dieu», etc. Il n'y a qu'une nouvelle religion. C'est seulement quand les rapports moraux ont une valeur religieuse par eux-mêmes (sans consécration religieuse donnée par le prêtre) qu'ils sont cultivés dans un sens moral, qu'ils sot véritablement moraux. La proposition de Feuerbach : La théologie est anthropologie signifie seulement «Religion doit être Éthique, l'Éthique est la seule religion.»
En somme Feuerbach permute entre eux le sujet et le prédicat en marquant une préférence pour le dernier. Il dit lui-même «L'amour n'est pas sacré parce qu'il est un prédicat de Dieu (jamais cette raison ne l'a rendu sacré aux hommes), mais parce qu'il est en soi-même et pour soi-même divin». Il aurait pu aussi bien trouver que le combat devait être mené contre les prédicats eux-mêmes et contre tout ce qui a le caractère sacré. Comment pouvait-on espérer détourner les hommes de Dieu s'il leur laissait le divin. Et si, comme le dit Feuerbach, ce n'est pas Dieu mais ses prédicats qui furent toujours l'essentiel pour les hommes, ce n'était vraiment pas la peine de dépouiller le fétiche de ses oripeaux, pour laisser subsister le fétiche. Il reconnaît qu'il ne s'agit que de l'anéantissement d'une «illusion», il pense cependant «qu'elle agit d'une façon très pernicieuse sur les hommes, que même l'amour, le sentiment le plus vrai, le plus profond en soi, est rendu par la religiosité obscur et illusoire, parce fait que l'amour religieux aime l'homme seulement par amour pour Dieu ; en apparence il n'aime que l'homme, en réalité il n'aime que Dieu.» Y a-t-il une différence avec l'amour moral ? Cet amour aime-t-il l'homme, cet homme que voici, pour cet homme en lui-même, ou par amour pour la morale, pour l'Homme, et ainsi, puisque — homo homini Deus— pour Dieu.


La fêlure se manifeste encore sous bien d'autres formes, il serait utile d'en montrer ici quelques-unes.
Par exemple le renoncement à soi-même est commun aux saints et aux impies, aux purs et aux impurs. L'impur nie les «sentiments supérieurs», il écarte toute pudeur, et même toute crainte naturelle et n'obéit qu'aux passions qui le dominent. Le pur nie les rapports naturels qui le lient au monde, «il nie le monde» et obéit seulement aux «aspirations» qui règnent en lui. Poussé par la soif de l'or, l'avare réduit au silence la voix de la conscience, il étouffe en lui tout sentiment d'honneur, toute douceur et toute compassion ; il écarte toute considération, la passion l'emporte. De même pour le saint ; il se fait la risée du monde, il est impitoyable et d'une justice stricte, sans considération pour rien, ses aspirations l'emportent. L'impie fait abnégation de soi-même devant Mammon, le Saint fait abnégation de soi devant Dieu et les lois divines. Nous commençons de notre temps à découvrir et à sentir chaque jour un peu plus l'impudence des Saints, nous les obligeons à se dévoiler chaque jour un peu plus et à se montrer dans leur nudité. L'effronterie et la stupidité des raison opposées aux «progrès des temps» n'ont-elles pas dépassé depuis longtemps toute mesure et toute attente. Mais il doit en être ainsi. Les négateurs d'eux-mêmes doivent suivre la même voie, qu'ils soient saints ou impies, et tandis que les uns par l'abnégation de soi s'enfoncent au fin fond de la grossièreté et de la bassesse, les autres s'élèvent à la plus dégradante des sublimités. Le Mammon terrestre et le Dieu du ciel exigent tous deux exactement le même degré d'abnégation. Cette bassesse et cette sublimité aspirent au même «bien», l'une au bien matériel, l'autre au bien idéal, à ce qu'on appelle le «bien suprême» et toutes deux finalement se complètent, car l'homme d'inclination «matérielle» sacrifie tout à un schéma idéal, à sa vanité, l'homme de sentiments purement «spirituels» sacrifie à une jouissance matérielle, au «bien vivre».
On croit avoir tout dit quand on a prêché le «désintéressement» ? qu'entend-on par là ? quelque chose d'assez semblable à «l'abnégation de soi». Qu'est-ce que ce moi qui doit être nié et qui ne doit avoir aucun besoin ? C'est toi-même, il me semble. Et dans l'intérêt de qui cette abnégation de toi-même t'est-elle commandée ? Dans l'intérêt de toi-même et parce que par son désintéressement tu sers tes véritables intérêts.
C'est toi qu'il faut servir et cependant tu ne dois pas chercher ton intérêt.
On tient pour désintéressé le bienfaiteur de l'humanité, un Francke qui fonde les maisons d'orphelins, un O'Connell qui travaille infatigablement pour la cause irlandaise, et aussi le fanatique : saint Boniface qui consacre sa vie à la conversion des païens, Robespierre qui sacrifie tout à la vertu, Kœrner qui meurt pour Dieu, son roi et la patrie. Par suite les adversaires d'O'Connell, entre autres, ont cherché à découvrir en lui l'intérêt, la soif du gain, à quoi la Rente O'Connell parut donner quelque fondement ; ils espéraient, en mettant en soupçon son «désintéressement» détacher facilement de lui ses adhérents.
Que pouvait-on cependant montrer de plus, si ce n'est qu'O'Connell travaillait à un autre but qu'à celui qu'il affichait ? Voulut-il gagner de l'argent ou libérer le peuple ? Il demeure cependant certain que dans l'un comme dans l'autre cas, il a lutté pour un but, et en réalité pour un but à lui : Ici comme là, il y a intérêt, sauf que son intérêt national profita aussi aux autres et fut, par conséquent, intérêt national.
Le désintéressement est-il donc si irréel et nulle part existant. Au contraire, rien de plus commun. On peut l'appeler l'«article de Paris» du monde civilisé. Il est absolument indispensable, si, de bon aloi, il coûte trop cher, on se contente de son imitation en toc. Où commence le désintéressement ? Au point où un but cesse d'être notre but, notre propriété dont nous pouvons disposer à loisir ; quand il devient un but, une idée fixe, qu'il commence à nous enflammer, à nous enthousiasmer, nous fanatiser, bref qu'il brise toute tentative d'ergoterie et devient notre maître. Tant qu'on tient le but en son pouvoir on n'est pas désintéressé ; on commence à le devenir quand on dit : «J'en suis là et ne puis agir autrement.» C'est la maxime fondamentale de tous les possédés, on le devient dans un but sacré en déployant un saint zèle en rapport avec ce but.
— Je ne suis pas désintéressé tant que le but reste mon propre but et qu'au lieu d'accepter d'être l'instrument aveugle de son accomplissement, je le remets constamment en question. Je ne dois pas le céder en zèle aux plus fanatiques, et pourtant je demeure à l'égard de ce but d'une froideur glaciale, d'une absolue incrédulité, et d'une irréductible hostilité. Je reste son juge parce que je suis son maître.
Le possédé est un terrain excessivement propice au développement du désintéressement qui croît aussi bien sur les possessions du Diable que sur celles du bon Esprit : ici, vice, folie, etc., là, humilité, résignation, etc... Peut-on jeter les yeux quelque part sans rencontrer partout des victimes de l'abnégation ? Je vois là, assise n face de moi, une jeune fille qui peut-être depuis dix ans déjà fait à son âme de cruels sacrifices. Sur un corps épanoui s'incline une tête fatiguée à mourir et ses joues pâles trahissent le long saignement de son âme. Pauvre enfant ! que de fois la passion est venue battre ton cœur, que de fois toutes les forces de jeunesse qui vivent en toi ont réclamé leurs droits ! Quand ta tête fouillait désespérément l'oreiller, quel frisson de la nature en éveil dans tous tes membres, comme le sang bouillait dans tes veines, quelles flammes dans tes yeux emplis d'ardentes imaginations ! Alors apparaissait le fantôme de l'âme et de sa félicité. Terrifiée tu joignais les mains, tes yeux tourmentés se tournaient vers le ciel — tu priais. Les tempêtes de la nature faisaient trêve, le calme de la mer s'étendait sur l'océan de ta passion. Lentement, tes paupières épuisées s'abaissaient sur la flamme éteinte de tes yeux ; insensiblement, tes membres contractés se détendaient, les flots tumultueux de ton cœur s'apaisaient, tes mains demeuraient sans force sur ton cœur inerte, de temps à autre encore, un léger, un dernier soupir t'oppressait, enfin — ton âme était calmée. Tu t'endormais pour te réveiller au matin pour de nouveaux combats et de nouvelles prières. Maintenant l'habitude du renoncement a refroidi l'ardeur de ton désir et les roses de ta jeunesse achèvent de se décolorer dans la félicité chlorotique de ton âme. L'âme est sauvée, le corps peut mourir. O Laïs, ô Ninon, comme vous fîtes bien de dédaigner cette pâle vertu ! Une franche grisette pour mille de ces vieilles filles qui se sont desséchées dans la vertu !
On peut aussi considérer l'idée fixe comme «fondement, principe, point d'appui, etc.» Archimède demandai un point d'appui, en dehors de la terre, pour la mettre en mouvement. Les hommes ont cherché perpétuellement ce point d'appui, chacun l'a pris où il a pu. Ce point d'appui étranger est le monde de l'esprit, des idées, des pensées, concepts, êtres, etc. ; c'est le ciel. Le ciel est le «point d'appui» d'où la terre est mise en mouvement, d'où l'on voit — et l'on méprise, l'agitation terrestre. S'emparer du ciel, se saisir solidement et pour l'éternité du point d'appui céleste, pour cela que de luttes douloureuses et obstinées il a fallu !
Le christianisme a voulu nous libérer de la détermination naturelle, de l'impulsion des passions, il a voulu que l'homme ne se laissât pas déterminer par elles. Cela ne veut pas dire qu'il ne doive avoir aucune passion, mais que les passions ne doivent pas l'avoir, qu'elles ne doivent pas être fixes, invincibles, indissolubles. Maintenant, ce que le christianisme (la religion) a machiné contre la passion, ne pourrions-nous pas l'appliquer à sa prescription qui veut que l'esprit (pensées, représentations, idées, foi, etc.) nous détermine, ne pourrions-nous désirer aussi ne pas être déterminés par l'esprit, la représentation, l'idée, qu'ils ne soient plus ni fixes, ni inviolables, ni «sacrés». On en viendrait alors à la dissolution de l'esprit, de toute pensée, de toute représentation. De même qu'on disait : certes nous devons avoir des passions, mais les passions ne doivent pas nous avoir, nous disons maintenant : certes nous devons avoir de l'esprit, mais l'esprit ne doit pas nous avoir. Si vous n'êtes pas encore convaincu de la justesse de cette proposition, réfléchissez que chez plus d'un, une pensée devient «maxime» dont il devient lui-même prisonnier, et ce n'est pas lui qui a la maxime mais la maxime qui l'a. Il retrouve dans la maxime «un point d'appui solide.» Les doctrines du catéchisme deviennent insensiblement nos principes et ne se laissent plus rejeter. Sa pensée, son esprit devient la seule puissance et nous n'entendons plus les appels de la chair. Mais identiquement, je puis par la «chair» briser la tyrannie de l'esprit ; car c'est seulement quand il perçoit aussi la chair qu'il se perçoit entier, et c'est seulement quand il se perçoit entier qu'il est être percevant et doué de raison. Le chrétien ne connaît pas la misère de sa nature asservie, mais il vit dans l'«humilité» ; il ne murmure pas contre les injustices qui frappent sa personne : avec la «liberté d'esprit», il se croit satisfait. Si maintenant la chair parle en lui, si, comme elle ne peut faire autrement, elle prend un ton passionné, indécent, malintentionné, malicieux, il croit alors entendre des voix diaboliques, des voix contre l'esprit (car la décence, l'absence de passion, les bonnes intentions, etc. sont justement esprit) et déploie à bon droit son zèle contre elles. Il ne serait pas chrétien s'il la laissait parler. Il n'entend que la moralité, et frappe l'immoralité en pleine gueule, il n'entend que la légalité et bâillonne la bouche qui prononce des paroles illégales : L'esprit de la moralité et de la légalité, maître rigide et inflexible, le tient prisonnier. On appelle cela la domination de l'esprit — c'est également le point d'appui de l'esprit.
Et qui maintenant les seigneurs habituels du libéralisme veulent-ils faire libre ? Vers quelle liberté crient-ils haletants ? Vers celle de l'esprit ! De l'esprit de moralité, de légalité, de piété et de crainte en Dieu, etc... Cette liberté de l'esprit, messieurs de l'antilibéralisme la veulent aussi, et tout le différent entre les uns et les autres tourne autour de ce point : «les derniers seuls auront-ils la parole, ou les premiers seront-ils admis à participer à cet avantage». L'esprit demeure pour tous deux un maître absolu, et ils lutteront seulement pour savoir qui doit occuper le trône hiérarchique qui convient au «représentant du Seigneur». Le meilleur de la chose c'est qu'on peut contempler tranquillement l'agitation avec la certitude que les bêtes fauves se déchireront entre elles aussi impitoyablement que celles de la nature ; leurs cadavres pourrissants engraissent le sol où poussent nos fruits.
Nous dirons plus tard d'autres marottes, devoir, vérité, amour, etc.


Quand on oppose dans l'homme ce qu'il a en propre à ce qui lui est donné, on peut faire l'objection que nous percevons toutes choses dans l'harmonie universelle et jamais isolément, que nos impressions nous viennent uniquement d'objets existants autour de nous, qu'elles ne sont donc que des «données». L'objection ne porte pas, car il y a une grande différence entre les pensers et sentiments qui sont éveillés en moi et ceux qui me sont donnés.
Dieu, l'immortalité, la liberté, l'humanité, etc., s'imprègnent en nous dès l'enfance comme des sentiments et pensées qui émeuvent plus ou moins fortement notre être intérieur, soit qu'ils nous dominent inconsciemment, soit, chez les natures plus riches, qu'ils se manifestent sous forme de systèmes et d'œuvres d'art, mais ce sont des impressions qui nous sont données et non provoquées en nous, parce que nous y croyons et devons en dépendre. Qu'il y eût un absolu, et que cet absolu dût être accepté, senti et pensé par nous, ce fut là une foi solide chez ceux qui employaient toutes les forces de leur esprit à le reconnaître et à le représenter. Le sentiment de l'absolu existe d'abord comme donnée et arrive seulement après aux manifestations les plus multiples de soi-même. Ainsi dans Klopstock le sentiment religieux fut une donnée qui n'aboutit qu'à la manifestation artistique de la Messiade. Si au contraire la religion qu'il trouva devant lui n'avait été qu'une incitation au sentiment et à la pensée, et s'il avait pu se poser en face d'elle comme individualité, il en eût décomposé et absorbé l'objet. Il se borna à poursuivre dans l'âge mur ces sentiments puérils qu'il avait reçus dans l'enfance et gaspilla ses forces d'homme à orner ces puérilités.
Il faut ainsi distinguer entre les sentiments qui me dont donnés et ceux qui sont seulement éveillés en moi. Ces derniers sont mes sentiments propres, égoïstiques, parce qu'ils n'ont pas été imprimés en moi, annoncés et imposés comme sentiments, tandis que je me prélasse sur les premiers, que je les soigne en moi comme ma part d'héritage, que je les cultive, que j'en suis possédé. Qui donc, plus ou moins consciemment, n'a pas remarqué que toute notre éducation a pour objet de faire naître en nous des sentiments, de nous les suggérer au lieu de laisser ce soin à nous-mêmes quoi qu'il arrive ? Entendons-nous le nom de Dieu, nous devons ressentir en nous la crainte divine, celui de Sa Majesté le Roi, nous éprouvons les sentiments de respect, vénération, soumission, le nom de la Morale, nous pensons à quelque chose d'inviolable, le nom du Mauvais, nous tremblons, etc. C'est à ces sentiments que l'on tend et quiconque par exemple éprouverait de la satisfaction aux actes du «Mauvais» devra être «fouetté». Ainsi bourrés de sentiments suggérés nous paraissons aux portes de la majorité et sommes déclarés «majeurs». Notre équipement consiste en «sentiments élevés, pensées sublimes, maximes inspiratrices, éternels principes, etc.» On pousse les jeunes en troupeau à l'école afin qu'ils apprennent les vieilles ritournelles et quand ils savent par cœur le verbiage des vieux, on les déclare «majeurs».
En face de toute chose ou de tout mot qui se présente à nous, nous n'avons pas la permission d'éprouver ce que nous pourrions et voudrions éprouver, par exemple, le nom de Dieu ne peut pas nous inspirer des pensées drôles, des sentiments irrespectueux, il nous est prescrit et indiqué ce que nous devons penser et sentir et comment nous le devons.
Mon âme et mon esprit sont réglés de la façon dont les autres l'entendent, non comme moi-même je le voudrais, tel est le sens du salut de l'âme. Que de peine il faut devant tel ou tel mot pour arriver à se procurer un sentiment propre, pour pouvoir rire au visage de celui qui attend de nous une attitude sainte et une mine contrite. Tout ce qui nous est suggéré nous est étranger, ne nous est pas propre, c'est «chose sacrée», et il est difficile de bannir la terreur sacrée que nous éprouvons devant.
On entend aujourd'hui de nouveau l'éloge du «sérieux», «ce sérieux qu'exigent les sujets et actions de haute importance». Ce genre de gravité exprime clairement combien vieilles et graves sont devenues la folie et l'obsession. Car il n'y a rien de plus sérieux que le fou quand il en vient au point essentiel de sa folie ; devant l'objet de son zèle, il n'entend plus raillerie (voyez les maisons de fous).

§ 3. — La Hiérarchie
Je voudrais en passant placer quelques réflexions historiques sur notre mongolisme. Elles n'ont aucune prétention à la profondeur non plus qu'à une réalité historique rigoureuse ; il me semble toutefois qu'elles pourront contribuer à éclairer le reste de ce livre.
L'histoire du monde qui est proprement celle de la race caucasique paraît avoir parcouru jusqu'ici deux périodes.
Dans la première nous avons travaillé à dégrossir et à raffiner la nature nègre qui nous était innée. Ensuite est venu le mongolisme ou époque chinoise dont nous voyons avec effroi la fin s'approcher.
J'appelle époque nègre l'antiquité, époque où nous sommes sous la dépendance des choses (repas de coqs, vol des oiseaux, éternuement, tonnerre, éclairs, bruissement des arbres sacrés, etc.)
Le mongolisme c'est l'époque chrétienne où nous sommes esclaves de l'idée.
A l'avenir est réservé de dire : je suis maître du monde des choses, je suis maître du monde de la pensée.
A l'époque nègre appartiennent les expéditions de Sésostris et en général la période où l'Égypte, l'Afrique du Nord acquit dans le monde son importance. A l'époque mongole appartiennent les invasions des Huns et des Mongols jusqu'à la Russie.
Il est impossible que la valeur du Moi soit portée bien haut tant que le dur diamant du non-moi conserve un tel prix, comme c'est le cas pour Dieu et le monde. Le non-moi est encore trop rugueux et trop incompressible pour pouvoir être par Moi absorbé et assimilé ; on peut dire plutôt que les hommes fourmillent sur cet immuable, c'est-à-dire sur cette substance avec une extraordinaire activité ; comme des parasites sur un corps, ils empruntent à ses humeurs leur nourriture sans pour cela le détruire. C'est le grouillement de la vermine, l'activité industrieuse du Mongol. Chez les Chinois tout est demeuré comme par le passé ; rien d'«essentiel» ou de «substantiel» n'est soumis au changement, ils se bornent à travailler tranquillement à ce qui demeure, à ce qu'on appelle «ancien» ou «ancestral».
Ainsi à notre époque mongole tous les changements n'ont été que réformes et améliorations, nullement destruction, absorption, anéantissement. La substance, l'objet reste. Toute notre agitation n'a été qu'activité de fourmis, sauts de puce, tours de bateleurs sur la corde raide de l'objectif, corvées de serfs sous la suzeraineté de l'immuable ou de l'«Éternel». Les Chinois sont bien le peuple le plus positif, parce qu'entièrement ensevelis dans leurs institutions ; mais l'époque chrétienne n'est pas sortie non plus du positif, c'est-à-dire de la «liberté restreinte», de la liberté «contenue dans certaines limites». Au point le plus avancé de son développement, cette activité mérite le nom de scientifique parce qu'elle travaille sur une base immuable, sur une hypothèse inébranlable.
Dans sa forme la plus primitive et la plus incompréhensible, la morale se donne comme habitude. Agir d'après les mœurs et les coutumes de son pays, c'est être moral. C'est en Chine que l'on trouve la morale la plus pure. Elle y est demeurée intacte, à l'abri des altérations : on en reste aux vieilles mœurs, aux vieilles habitudes et toute innovation est détestée comme un crime qui mérite la mort. Car l'innovation est ennemie mortelle de l'habitude, de tout ce qui est ancien, de tout ce qui s'obstine dans le passé. Il est incontestable d'ailleurs que l'homme, par l'habitude, s'assure contre l'obsession du monde et des choses et se fonde un monde propre dans lequel il se trouve chez lui — il se construit son ciel. Ainsi le «ciel» n'est pas autre chose que la patrie propre de l'homme, où rien d'étranger à lui-même ne le détermine ni le domine, où aucune influence terrestre ne vient plus l'arracher à lui-même ; là les scories de la terre sont rejetées, la lutte contre le monde prend fin, et rien n'est plus refusé à l'homme. Le ciel est la fin du renoncement, il est la libre jouissance.
Là il ne se refuse plus rien, parce que rien ne lui est plus étranger ni hostile. Mais maintenant l'habitude est une «seconde nature», qui dégage et délivre l'homme de sa nature première et originelle en l'assurant contre tous les hasards de celle-ci. L'habitude perfectionnée des Chinois a envisagé tous les cas, elle a tout «prévu». Quoiqu'il arrive, le Chinois sait toujours comment se comporter, il n'a pas besoin de se déterminer suivant les circonstances ; il n'y a pas d'accident imprévu qui puisse le faire choir de son ciel. Le Chinois qui a été élevé et qui demeure dans les principes de la morale n'est jamais troublé ni pris à l'improviste : il se montre indifférent à tout, c'est-à-dire qu'il montre toujours un courage égal, une âme égale, parce que son âme soutenue par la prévoyance des mœurs que lui a transmises une tradition vénérable, ne perd pas contenance. Par conséquent sur l'échelle de l'éducation ou de la civilisation l'humanité monte par l'habitude les premiers échelons, et comme elle se propose d'atteindre en même temps le ciel où règne l'éducation, la seconde nature, elle monte effectivement les premiers échelons de l'échelle céleste.
Si le mongolisme a fixé l'existence d'êtres spirituels, créé un mode d'esprits, les hommes de la période caucasique se sont attaqués à ces êtres immatériels et ont cherché à en trouver le fond. Firent-ils autre chose que de bâtir sur le terrain mongolique. Ils n'ont pas édifié sur le sable, mais dans l'air, ils ont lutté avec le mongolisme, ils sont montés à l'assaut du ciel mongolique, du Thiéan. Mais quand l'anéantiront-ils ? quand seront-ils de vrais Caucasiens ? quand se retrouveront-ils ? Quand donc «l'immortalité de l'âme» qui, en ces derniers temps avait cru s'affermir encore en se présentant sous forme d'«immortalité de l'esprit» se changera-t-elle en «mortalité de l'esprit» ?
Dans l'effort industrieux des races mongoliques, les hommes avaient construit un ciel quand la souche caucasique, qui, tant qu'elle conserve sa coloration mongolique a affaire aussi avec ce ciel, entreprit une tâche opposée, elle voulut lui donner assaut, elle voulut escalader le ciel de la morale. Miner toutes les institutions humaines, pour en créer de nouvelles et de meilleures sur la place vide, s'attaquer aux mœurs existantes pour en établir à leur place de toujours neuves et supérieures, etc., en cela consiste son action. Mais est-elle déjà purement et réellement ce qu'elle s'efforce d'être et atteint-elle ses dernières visées ? Non, dans cette création d'un «meilleur»,elle demeure prisonnière du mongolisme. Elle ne se rue sur le ciel que pour refaire un ciel, elle ne renverse une vieille puissance que pour en légitimer une nouvelle — elle ne fait qu'améliorer. Cependant le but, malgré qu'il disparaisse constamment des yeux à chaque nouvelle tendance, c'est de jeter à bas réellement et absolument le ciel, la tradition, l'homme même qui se borne à prendre ses sûretés contre le monde, enfin de détruire l'isolement ou la vie intérieure de l'homme. L'homme cherche, dans le ciel qu'a créé la culture de l'âme, à s'isoler du monde, à briser sa puissance hostile. Mais il faut briser également cet isolement céleste et la fin véritable de cet assaut donné au ciel, c'est sa chute, c'est son anéantissement. Améliorer, réformer, c'est le mongolisme de l'homme caucasique, car il rétablit par là ce qui existait précédemment, il rétablit ainsi une institution, une règle générale ; un ciel. Il a pour le ciel la plus irréconciliable des haines, et cependant il bâtit chaque jour de nouveaux ciels ; entassant ciel sur ciel, il ne fait qu'écraser l'un par l'autre, le ciel des Juifs détruit celui des Grecs, le ciel des chrétiens celui des Juifs, le ciel des protestants celui des catholiques, etc., que les hommes de sang caucasique qui s'attaquent au ciel dépouillent la peau du Mongol, ils enseveliront alors l'homme de l'âme sous les ruines énormes du monde de l'âme, l'homme isolé sous son monde isolé, l'homme qui bâtit des ciels, sous son propre ciel. Et le ciel est le royaume des esprits, c'est le règne de la liberté de l'esprit.
Le royaume du ciel, le royaume des esprits et des fantômes a trouvé dans la philosophie spéculative une organisation toute faite. Il y est devenu le royaume des pensées, des concepts et d'idées, et ce «royaume des esprits» est alors la réalité vraie.
Vouloir procurer à l'esprit la liberté est du mongolisme, la liberté de l'esprit est une liberté mongolique, elle est liberté de l'âme, liberté morale, etc...
On prend le mot «morale» comme équivalent de spontanéité, de détermination personnelle. Ce n'est pourtant pas là-dedans qu'il faut la chercher, tout au contraire, c'est malgré sa morale mongolique que l'homme caucasique manifeste sa spontanéité. Le ciel mongolique, autrement dit les mœurs, est demeuré la solide forteresse et c'est seulement parce que l'homme caucasique s'est rué sans relâche à l'assaut de cette forteresse qu'il s'est montré moral. S'il n'avait plus rien eu à faire avec les mœurs, s'il n'avait pas eu là un ennemi perpétuel, inexpugnable, les rapports avec les mœurs eussent cessé et par conséquent la morale. Si son activité personnelle est encore une activité morale, c'est précisément par l'élément mongolique qu'elle contient, c'est une preuve qu'il n'est pas encore arrivé à se trouver soi-même. L'«activité personnelle morale» correspond absolument à la «philosophie religieuse et orthodoxe» à la «monarchie constitutionnelle», à «l'État chrétien», à «la liberté dans de certaines limites», à «la liberté restreinte de la presse» ou, pour faire une figure, au héros enchaîné sur son grabat de malade.
L'homme ne triomphe du Schamanisme (13) et de ses fantômes que lorsqu'il possède la force d'écarter non seulement la croyance aux fantômes, aux esprits, mais encore la croyance à l'esprit.
Celui qui croit aux spectres n'admet pas plus la venue d'un mode supérieur que celui qui croit à l'esprit, et tous deux cherchent derrière le monde sensible, un monde suprasensible, bref ils créent un autre monde auquel ils ont foi, et cet autre monde né de leur esprit est un monde spirituel : leurs sens ne saisissent et ne savent absolument rien d'un monde autre, hors des sens, leur esprit seul y vit. De cette foi mongolique à l'existence d'être spirituels on tire facilement la conséquence que l'être propre de l'homme c'est son esprit, que toute préoccupation doit se rapporter à l'esprit seul, au «Salut de l'âme». ainsi se trouve assurée l'action sur l'esprit, la soi-disant «influence morale».
Par suite il saute aux yeux que le mongolisme représente la confiscation absolue des droits des sens, l'insensibilité et le contraire de la nature, et que le péché est la conscience du péché furent pendant des années le mal mongolique.
Mais qui donc résoudra aussi l'esprit en son néant ? Celui qui s'aidant de l'esprit représentait la nature comme chose vaine, finissable et périssable, celui-là seul peut réduire l'esprit à une égale inanité. Je le puis, quiconque parmi vous le peut qui est un Moi agissant et créant à sa guise et que rien ne borne, — en un mot l'Égoïste.


Devant ce qui est sacré on perd tout sentiment de force, tout courage ; on devient impuissant et humble. Et cependant aucune chose n'est sacrée en soi, mais parce que je l'ai décrétée sacrée ; elle l'est par la sentence, par le jugement que je porte, par mes génuflexions, enfin par ma conscience.
Sacré est tout ce qui doit demeurer intact, inaccessible à l'égoïste, hors de son pouvoir c'est-à-dire au-dessus de lui, en un mot toute «affaire de conscience», car «c'est pour moi une affaire de conscience» signifie également «c'est pour moi une chose sacrée».
Pour les petits enfants comme pour les animaux, il n'est rien de sacré, parce que pour que cette représentation puisse se faire, il faut que l'intelligence soit déjà suffisamment développée pour pouvoir faire ses distinctions, par exemple, entre «le bien et le mal», entre «le juste et l'injuste», etc. ; seulement à ce degré de réflexion ou de compréhension — qui est le point de vue — propre de la religion — à la place de la crainte naturelle il n'apparaît que la crainte respectueuse, ou respect, qui n'est pas naturelle (c'est-à-dire causée seulement par l'idée) «la crainte sacrée». Il en résulte que l'on tient quelque chose hors de soi comme plus puissant, plus grand, plus jute, meilleur, etc... C'est-à-dire que l'on reconnaît la puissance d'un étranger ; on ne se borne pas à la sentir, on la reconnaît expressément. Autrement dit, on fait des concessions, on cède, on se rend, on se laisse enchaîner (abnégation, humilité, résignation, soumission). Ici nous voyons apparaître en foule les fantômes «des vertus chrétiennes.»
Tout ce qui vous inspire respect, vénération, mérite le nom de saint ; vous dites vous-mêmes qu'une «sainte terreur» vous retient d'y porter la main. Même à ce qui est le contraire de la sainteté, vous prêtez cette couleur (la potence, le crime, etc.), vous avez horreur d'y toucher. Il y a là-dedans quelque chose de sinistre, c'est-à-dire d'étranger, d'impropre à l'homme.
«S'il n'y avait rien de sacré pour l'homme, la porte resterait grande ouverte à l'arbitraire, à la subjectivité effrénée !» C'est par la crainte qu'on commence et l'on peut se faire craindre de l'homme le plus grossier ; on a déjà ainsi une digue contre son effronterie. Seulement, dans la crainte il reste toujours la tentative de se délivrer de ce qu'on redoute, par la ruse, par la tromperie, par des stratagèmes de tout genre, etc.
Au contraire dans le respect il y a autre chose. Ici, l'on ne craint pas seulement, on rend aussi hommage. L'être redouté est devenu une puissance intérieure à laquelle je ne puis plus me soustraire ; je l'honore, je suis pris par lui, je lui suis soumis, je lui appartiens ; par l'honneur que je lui paie en tribut je suis complètement en son pouvoir et je ne tente même pas de m'en affranchir. J'y adhère maintenant de toute la force de la foi ; je crois. Moi et ce que je respecte sommes un ; «ce n'est pas moi qui vis, mais le Respecté qui vit en moi !» L'esprit, l'infini, ne pouvant jamais prendre fin reste statutaire ; il craint la mort, il ne peut plus se décider à quitter son petit Jésus, son œil ébloui ne reconnaît plus la grandeur de ce qui est fini ; ce qu'on craignait, exalté maintenant jusqu'à la vénération, est devenu inviolable : le respect est éternisé, le respect est divinisé. L'homme maintenant ne crée plus, il apprend (il veut connaître, scruter, etc.) en d'autres termes il s'occupe d'un objet solide dans lequel il s'abîme sans faire retour sur lui-même. Il cherche à l'examiner, à le connaître, à l'approfondir, et non pas à le décomposer, à le détruire. «L'homme doit être religieux» voilà qui est solidement établi ; par suite on se borne à questionner sur le moyen d'y atteindre, sur le vrai sens de la religiosité, etc. C'est tout autre chose quand c'est l'axiome lui-même que l'on met en question et que l'on tire en doute, au risque de le renverser.
La morale est une de ces idées saintes, on doit être moral et se borner à rechercher la véritable façon de l'être. En face de la morale on ne se hasarde pas à demander, si elle n'est pas elle-même un mirage trompeur. Elle demeure supérieure à tous les doutes, immuable. Et ainsi en va-t-il du saint qui de degré en degré s'élève du «saint» au «très saint».


On divise parfois les hommes en deux classes, les gens cultivés et ceux qui ne le sont pas. Les premiers, tant qu'ils furent dignes de leur nom, s'occupèrent de pensées, de choses de l'esprit. La pensée étant le principe du christianisme, avec l'ère chrétienne, ils devinrent les maîtres, et ils exigèrent, pour les pensées par eux reconnues, soumission et respect. L'État, l'Empereur, Dieu, la morale, l'ordre, etc. sont des pensées de ce genre ou des esprits qui n'existent que pour l'esprit. Un être qui se contente de vivre, un animal, ne s'en inquiète pas plus qu'un enfant. L'homme inculte, en réalité, n'est pas autre chose qu'un enfant, et celui qui ne connaît que ses besoins naturels a pour ces esprits une parfaite indifférence ; mais aussi parce qu'il est faible contre eux il succombe sous leur puissance et est dominé par la pensée. Tel est le sens de la hiérarchie.
La hiérarchie, c'est la domination de la pensée, la suprématie de l'esprit.
Jusqu'à présent nous sommes hiérarchiquement opprimés par ceux qui s'appuient sur des pensées. La pensée est la chose sainte.
Mais toujours l'homme cultivé s'est heurté à l'homme inculte et inversement et cela non seulement dans le concours de deux hommes différents, mais dans un seul et même homme. Car aucun homme cultivé ne l'est tant qu'il ne trouve encore quelque plaisir aux choses et par conséquent qu'il ne soit inculte en quelque façon ; d'autre part, aucun homme inculte n'est absolument dépourvu de pensées.
L'homme arrivé au point extrême de son développement intellectuel, aspire ardemment vers les choses et nourrit une horreur profonde pour toute «théorie creuse». C'est ce qui apparaît clairement chez Hegel. Il faut qu'à la pensée corresponde exactement la réalité, le monde des choses ; aucun concept sans réalité. Par suite le système d'Hegel a été qualifié d'objectif entre tous, comme si la pensée et l'objet y célébraient leur union. Mais en réalité ce ne fut que la tyrannie suprême de la pensée, sa domination unique, le triomphe de l'esprit et, avec lui, celui de la philosophie. Elle ne peut aller plus loin, son but ultime étant la suprématie, la toute puissance de l'esprit (14).
Les hommes religieux se sont mis en tête une chose qui doit être réalisée. Ils ont des conceptions de l'amour, de la bonté, etc. qu'ils voudraient voir effectivement existantes ; c'est pourquoi ils veulent fonder sur la terre un royaume de l'amour, où personne ne doit plus suivre son égoïsme, où chacun doit agir «par amour». L'amour doit régner. Cette idée qu'ils se sont mise en tête peut-on l'appeler autrement qu'«idée fixe» ? «Il y a dans leur tête des revenants» et le plus angoissant entre tous ces fantômes, c'est l'Homme. Qu'on se rappelle le proverbe : «Le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions». L'intention de réaliser entièrement en soi l'humanité, de devenir tout à fait homme appartient à cette espèce funeste, il y faut comprendre aussi toutes les intentions de devenir bon, noble, aimable, etc.
Dans son sixième recueil de Remarques, page 7, Bruno Bauer dit : «La classe des citoyens qui aura pour les histoires futures une si terrible importance, n'est capable d'aucun acte de sacrifice, d'aucun enthousiasme pour une idée, d'aucune sublimité : elle ne se dépense qu'aux intérêts de sa moyenne, c'est-à-dire qu'elle demeure toujours limitée à elle-même et ne vainc finalement qu'en raison de sa masse, qui lui a permis de fatiguer les efforts de la passion, de l'enthousiasme et de la logique, en raison de son étendue en laquelle elle absorbe une partie des idées nouvelles.» Et page 6 : «Ces idées révolutionnaires pour lesquelles non pas elle mais des hommes désintéressés ou passionnés se sont sacrifiés, elle les a laissé croître à son profit, elle a transmué l'esprit en argent ; il est vrai qu'au préalable, elle a enlevé à ces idées leur pointe, leur conséquence, leur gravité destructrice, fanatique contre tout égoïsme.» Ainsi ces gens n'ont pas l'esprit de sacrifice, ils ne sont pas enflammés, idéalistes, logiques, enthousiastes ; ils ont, ainsi qu'on le comprend habituellement, égoïstes, intéressés, soucieux de leur propre avantage, de sang-froid, calculateurs, etc.
Qui donc alors a l'esprit de sacrifice ? Au sens absolu, celui qui, à une chose, à un but, à une passion, etc. subordonne tout le reste. L'homme qui aime et qui quitte père et mère, qui affronte tous les dangers, toutes les privations pour atteindre son but, n'a-t-il pas l'esprit de sacrifice ? ou encore l'ambitieux qui rapporte tous ses désirs, tous ses vœux et leur satisfaction à sa seule passion, ou l'avare qui renonce à tout pour amasser des trésors, ou l'homme de plaisirs, etc. ? Une seule passion le domine à laquelle il sacrifie toutes les autres.
Et ces hommes imbus de l'esprit de sacrifice ne sont-ils pas en quelque façon intéressés, égoïstes ? Comme ils n'ont qu'une passion dominante, ils ne songent qu'à la satisfaire, mais ils y sont d'autant plus ardents, ils s'absorbent en elle. Toute leur manière d'être est égoïste ; mais c'est un égoïsme unilatéral, sans ouverture, borné ; ils sont possédés.
«Voilà de petites passions pour lesquelles, au contraire, l'homme ne soit pas se laisser asservir. L'homme doit faire des sacrifices pour une grande idée, pour une grande cause !» Une «grande idée», une «grande cause», c'est par exemple le sain nom de Dieu pour lequel sont morts des millions d'hommes, le christianisme qui a trouvé ses martyrs tout prêts, l'Église, hors de laquelle point de salut, qui a réclamé avidement des sacrifices d'hérétiques ; la liberté et l'égalité qui eurent à leur service la guillotine.
Celui qui vit pour une idée, pour une bonne cause, une doctrine, un système, une mission supérieure ne peut laisser croître en lui-même les passions du monde, les intérêts égoïstes. Nous concevons maintenant le clerc ou encore (si l'on prend la chose dans sa réalité pédagogique) le magister ; car les idéals nous traient comme des écoliers. L'homme d'église est spécialement appelé à vivre par l'idée, à agir pour l'idée, la bonne cause. Aussi le peuple sent combien il convient peu à un ecclésiastique de montrer un orgueil mondain, de désirer bien vivre matériellement, de prendre part aux plaisirs tels que la danse et le jeu, bref d'avoir un autre intérêt que «les intérêts sacrés». Une conséquence identique est le traitement misérable des professeurs qui ne doivent se sentir payés que par le caractère sacré de leur mission et doivent «renoncer» à toutes les autres joies.
On pourrait facilement faire une liste des saintes idées dont une ou plusieurs doivent être mission pour l'Homme. On n'a que l'embarras du choix. Famille, patrie, devoir etc. peuvent trouver en moi un serviteur fidèle à sa mission.
Nous touchons ici à la folie séculaire du monde qui n'a pas encore appris à se passer de l'esprit-prêtre ; Vivre pour une idée et créer, produire pour elle, telle est la mission de l'homme, sa valeur humaine se mesure au dévouement qu'il apporte à sa tâche.
Telle est la domination de l'idée en l'esprit-prêtre. Ainsi Robespierre, Saint-Just furent absolument des prêtres, enflammés par l'idée, enthousiastes, instruments conséquents de cette idée, hommes d'idéal. Saint-Just s'écrie dans un de ses discours : «Il y a quelque chose de terrible dans le saint amour de la Patrie ; il est à ce point exclusif qu'il sacrifie tout sans pitié, sans crainte, sans considération humaine à l'intérêt public. Il précipite Manlius dans le gouffre, il sacrifie ses préférences particulières, conduit Régulus à Carthage et met au Panthéon Marat, victime de son dévouement à la patrie.»
En face de ces représentants d'intérêts idéals et sacrés, il y a maintenant un monde d'intérêts innombrables, «personnels» et profanes. il n'y a pas d'idée, de doctrine, de cause sacrée si grande qu'elle ne doive jamais être dépassée et modifiée par ces intérêts personnels. Réduits momentanément au silence dans les temps de rageet de fanatisme, ils réapparaissent cependant bientôt grâce au «bon sens du peuple». Ainsi les idées ne triomphent complètement que dans elles ne sont plus hostiles aux intérêts personnels, c'est-à-dire quand elles satisfont l'égoïsme.
L'homme qui sous ma fenêtre crie des harengs-saurs a un intérêt personnel à faire une bonne vente et si sa femme ou quelqu'un d'autre partage son désir, la chose n'en reste pas moins un intérêt personnel. Au contraire qu'un voleur lui enlève son panier, alors surgit aussitôt l'intérêt de plusieurs, de toute la ville, de tout le pays, en un mot de tous ceux qui ont horreur du vol : intérêt où la personne du marchand de harengs est indifférente, et à sa place arrive au premier plan, la catégorie du «volé». Mais ici encore tout peut se ramener à un intérêt personnel, chacun de ceux qui manifestent leur sympathie réfléchit qu'il doit aider au châtiment du vol, parce qu'autrement le vil impuni peut être généralisé et étendu à son propre bien. Il est difficile cependant de supposer un pareil calcul chez le plus grand nombre et l'on entendra plutôt déclarer : que le voleur est un «criminel». Ainsi nous avons là un jugement devant nous, parce fait que l'action du vol trouve son expression dans l'idée de «crime». Maintenant, voici comment se présente la chose : si un crime ne porte pas le moindre dommage à moi ou à ceux à qui je m'intéresse, je m'indignerai cependant de ce crime. Pourquoi ? Je poursuis ce qui est hostile à la morale parce que je suis inspiré par elle, parce que je suis plein de son idée. C'est parce que le vol lui paraît foncièrement abominable que Proudhon avec sa proposition «la propriété c'est le vol» croit avoir flétri celle-ci à jamais. Au sens prêtre c'est un crime, tout au moins un délit.
Ici disparaît l'intérêt personnel. Cette personne déterminée qui a volé le panier est à ma personne complètement indifférente, ce n'est qu'au voleur, qu'à cette idée dont la personne en question est un spécimen, que je prends intérêt. Le voleur et l'homme sont dans mon esprit des sujets inconciliables, car on n'est pas vraiment homme quand on est voleur. Quand on vole, on déshonore en soi l'homme ou «l'humanité». Ainsi je tombe de l'intérêt personnel dans la philanthropie, l'amour des hommes, habituellement si profondément incompris ; comme si c'était un amour de l'homme, de chaque individu, tandis que ce n'est qu'un amour de l'homme, du concept irréalisé, du fantôme. Ce n'est pas tous anthropous,les hommes, mais ton anthropon,l'homme, que le philanthrope renferme en son cœur. Certes il s'inquiète de tout individu, mais seulement parce qu'il voudrait voir partout réalisé son idéal chéri.
ainsi il n'est aucunement question de se soucier de moi, toi, nous ; il y aurait là un intérêt personnel qui se trouve à sa place au chapitre «de l'amour terrestre». La philanthropie est un amour céleste, spirituel, — clérical. L'homme doit être rétabli en nous, quand bien même pour nous autres, pauvres diables, ce serait l'anéantissement. C'est le même principe clérical que ce fameux fiat justicia pereat mundus.L'homme et la justice sont idées, fantômes pour l'amour desquels tout est sacrifié : c'est pourquoi les esprits-prêtres sont ceux qui «font sacrifice.»
Celui qui s'exalte pour l'homme, tant que dure son enthousiasme ne fait aucune attention aux personnes et nage en plein intérêt idéal et sacré. L'homme n'est pas une personne, mais un idéal, un fantôme.
Maintenant, on peut à cet homme reconnaître et conférer les attributs les plus différents. Si l'on trouve que la piété est pour lui une nécessité fondamentale, on voit surgir le cléricalisme religieux ; si l'on trouve que c'est la moralité, c'est alors le cléricalisme moral qui relève la tête. Les esprits-prêtres de nos jours voudraient faire de toute chose une religion, «une religion de la liberté, de l'égalité, etc.» et toutes les idées deviennent pour eux des «causes sacrées», ex : les droits civiques, la politique, la chose publique, la liberté de la presse, le jury, etc...
Que signifie maintenant dans ce sens «désintéressement» ? Avoir un intérêt purement idéal contre lequel ne peut prévaloir aucune considération de personne.
A cela la tête obstinée de l'homme terrestre fait résistance, mais, dans cette lutte à travers les siècles, il lui a fallu céder, du moins incliner sa nuque indocile et «vénérer la puissance supérieure» ; les prêtres le soumirent. Quand l'égoïste laïque fut parvenu à secouer la tyrannie d'une puissance supérieure, par exemple du vieux-testament, du pape romain, etc., il en trouva aussitôt une autre sept fois plus haute, ex : la foi en la loi, la transformation de tous les laïques en prêtres, à la place du clergé restreint, etc. Il en fut de lui comme du possédé qui croit s'être délivré d'un diable quand sept autres l'envahissent.
Précédemment nous avons refusé à la classe bourgeoise toute idéalité, etc. En effet elle mina sourdement la logique idéale avec laquelle Robespierre voulait poursuivre son principe. L'instinct de son intérêt lui disait que cette logique s'harmonisait trop peu avec ce qui était à son goût, et que c'était agir contre soi-même que de favoriser cet enthousiasme pour des principes. Devait-elle se montrer si désintéressée qu'elle laissât aller tous ses projets à vau-l'eau, pour ne s'employer qu'au triomphe d'une théorie austère. Il plaît aux prêtres que l'on prête l'oreille à leurs appels : «Laisse tout et suis-moi» ou bien «vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, tu auras ainsi un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi». Quelques idéalistes décidés obéissent à l'appel, la plupart au contraire agissent comme Ananias et Saphira, ils se comportent moitié en prêtres, moitié en êtres purement terrestres, ils servent Dieu et les hommes.
Je ne blâme pas la bourgeoisie de ne s'être pas laissé détourner par Robespierre des buts qu'elle poursuivait, c'est-à-dire d'avoir demandé à son égoïsme jusqu'où elle pouvait donner champ à l'idée révolutionnaire. Mais en admettant que l'on puisse ici porter un blâme il atteindra ceux qui, pour les intérêts de la classe bourgeoise, se sont laissé détourner des leurs propres. Pourtant n'apprendront-ils pas tôt ou tard à connaître leur intérêt ? Auguste Becker (15) dit : «Pour gagner les producteurs (prolétaires) une négation des idées de droit établies n'est en aucune manière suffisante. Les gens se préoccupent bien peu hélas ! du triomphe théorique de l'idée ; il faut leur démontrer ad oculoscomment cette victoire peut être pratiquement utilisée pour la vie.» Et page 32 : «Vous devez empoigner les gens par leurs intérêts réels si vous voulez agir sur eux.» Et il montre qu'une belle immoralité se propage parmi nos paysans qui préfèrent suivre leur intérêt réel, que les commandements de la morale.
Les prêtres ou magisters révolutionnaires voulant servir les hommes, leur coupèrent le cou. Les laïques ou profanes de la Révolution n'avaient pas non plus une très grande horreur pour la guillotine ; mais ils étaient moins soucieux des droits de l'humanité, c'est-à-dire des droits de l'homme, que des leurs.
D'où vient pourtant que l'égoïsme de ceux qui affirment l'intérêt personnel et réclament après lui à tout propos, succombe devant un intérêt de prêtre ou de maître d'école, c'est-à-dire devant un intérêt idéal ? Leur personne leur apparaît à eux-mêmes trop petite et trop insignifiante, — et c'est en effet la réalité, — pour pouvoir tirer tout à soi et s'imposer absolument comme but. Ce qui en est l'indice certain c'est qu'ils se partagent eux-mêmes en deux personnes, l'une éternelle, l'autre temporelle, et qu'ils ne songent qu'à une personne à la fois, le dimanche à l'éternelle, les jours de la semaine à la temporelle ; ils prient pour l'une, ils travaillent pour l'autre. Ils portent en eux-mêmes le prêtre, ils n'en sont pas débarrassés et quand vient le dimanche, ils l'entendent qui sermonne dans leur for intérieur.
Que de luttes, que de calculs il fallut aux hommes pour arriver à la transaction de l'être dualistique. Les idées succédaient aux idées, les principes aux principes, les systèmes aux systèmes, rien ne pouvait empêcher la contradiction qui existe dans «l'homme temporel» ou dans le soi-disant «égoïste» d'apparaître. Ceci ne prouve-t-il pas que toutes ces idées étaient trop impuissantes pour accueillir en soi ma volonté entière et la satisfaire complètement. Elles m'étaient hostiles et le demeuraient quoique depuis longtemps cette hostilité fût voilée. En sera-t-il de même de l'individualité. N'est-elle pas aussi qu'une tentative de transaction ? Vers quelque principe que je me tournasse, la raison, par exemple, il fallait bien tôt ou tard m'en détourner. Car puis-je être toujours raisonnable et régler entièrement ma vie sur la raison ? Certes je puis tendre vers la raison, je puis l'aimer comme on aime Dieu ou tout autre idée. Je puis être philosophe, avoir l'amour de la vérité comme j'ai celui de Dieu. Mais ce que j'aime, vers quoi j'aspire, n'existe que dans mon idée, dans ma connaissance, dans ma pensée ; c'est dans mon cœur, dans ma tête, c'est en moi comme le cœur, mais ce n'est pas moi, je ne suis pas cela.
A l'action des esprits-prêtres appartient particulièrement ce que l'on entend appeler souvent «influence morale».
L'influence morale prend son origine où commence l'humiliation, elle n'est pas autre chose que cette humiliation elle-même qui consiste à briser l'âme et la courber à l'humilité. Quand je crie à quelqu'un de s'écarter d'un rocher qu'on va faire sauter, je n'exerce par cet avertissement aucune action morale. Quand je dis à l'enfant : si tu ne manges pas ce qu'on t'a servi, tu seras privé de dîner, ce n'est pas une influence morale. Mais si je lui dis : tu prieras, tu honoreras tes parents, tu adoreras le crucifix, tu diras la vérité, etc., car c'est là le propre de l'homme, c'est sa mission, ou même c'est la volonté de Dieu, alors l'influence morale est accomplie. Un homme doit s'incliner devant la mission de l'homme, être obéissant, se faire humble, sa volonté doit céder devant la volonté étrangère qui lui est imposée comme règle etc. comme loi ; il doit s'humilier devant un être supérieur ; abaissement volontaire. «Celui qui s'abaisse sera élevé». Oui, oui, les enfants doivent être de bonne heure dressés à la piété, à la dévotion, à l'honnêteté ; un homme de bonne éducation est un homme à qui de «bons principes» ont été inculqués, prêchés, insufflés, serinés.
Là-dessus on hausse les épaules, les bons se tordent les mains de désespoir et nous crient : «Mais un nom du ciel, si l'on ne donne pas aux enfants de bons principes, ils courront tout droit dans la gueule béante du péché, et deviendront des vauriens, des polissons.» Tout doux ! prophètes de malheur. Certes à votre sens ils deviendront des vauriens, or c'est justement votre sens qui ne vaut rien. Les mauvais garnements ne s'en laisseront plus accroître et n'écouteront plus vos criailleries, ils seront sans pitié pour les folies qui de tout temps vous ont fait extravaguer et radoter : ils aboliront le droit d'héritage, c'est-à-dire qu'ils ne voudront pas hériter vos sottises comme vous avez hérité celles de vos pères ; ils extirperont le péché héréditaire. Si vous leur ordonnez : courbe-toi devant le Très-Haut, — ils répondront : S'il veut nous courber, qu'il vienne ne personne et le fasse, nous, du moins, nous ne nous inclinerons pas de plein gré. Si vous les menacez de sa colère et de sa vengeance, ils y croiront comme à une menace du loup-garou. Si vous ne réussissez plus à leur inspirer cette crainte des fantômes, c'est que le règne des fantômes va finir et que l'on ne croit plus aux contes de nourrices.
Et ne sont-ce pas encore justement les libéraux qui prêchent l'éducation et poussent à améliorer le mode d'éducation ? Car comment sans discipline pourrait subsister leur libéralisme, leur «liberté contenue dans les limites de la loi ?» S'ils n'élèvent pas précisément les enfants dans la crainte de Dieu, ils exigent d'autant plus sévèrement la crainte des hommes et éveillent par la discipline «l'enthousiasme pour la mission véritable de l'homme.»


Une longue époque s'écoula pendant laquelle on se contenta de l'illusion d'avoir la vérité sans que l'on se fût jamais demandé sérieusement si soi-même l'on ne devait pas être vrai pour posséder la vérité. Ce fut le moyen-âge. Avec la conscience vulgaire, la conscience matérielle qui n'a de réceptivité que pour les choses, le sensible ou ce qui tombe sous les sens, on pensait atteindre l'immatériel, le supra-sensible. De même que l'on force les yeux à voir les choses éloignées ou que l'on exerce laborieusement ses doigts sur le clavier pour arriver à leur donner une dextérité artistique, on se mortifiait de toutes les façons possibles pour arriver à accueillir en soi le supra-sensible. Seulement ce que l'on mortifiait en soi ce n'était pas l'homme sensible, la conscience vulgaire, la pensée dite finie ou objective. Cependant comme cette pensée, cette intelligence que Luther anathémise sous le nom de raison est incapable de concevoir le divin, il était à peu près aussi utile de la mortifier que d'exercer à danser ses jambes, un an durant, pour leur apprendre à jouer de la flûte. Luther avec qui ce qu'on appelle le moyen-âge prend fin, comprit que l'homme doit lui-même se faire autre, s'il veut concevoir la vérité, en un mot qu'il doit être aussi vrai que la vérité même. Celui-là seul qui par avance a foi en la vérité, celui qui croit en elle peut y participer, en d'autres termes le croyant seul la trouve accessible et peut en explorer les profondeurs. Seul l'organe qui en général se sert des poumons pour souffler peut parvenir aussi à jouer de la flûte, de même seul peut participer à la vérité l'homme qui a pour elle l'organe approprié. Celui qui n'est en état que de penser le sensible, le palpable, le matériel, ne peut se représenter dans la vérité que des matérialités. Mais la vérité est esprit, absolument extérieure aux sens, par suite elle n'existe que pour «la conscience supérieure» non pour la conscience limitée aux choses d'ici-bas.
Par suite apparaît avec Luther la notion que la vérité, parce qu'elle est pensée, n'existe que pour l'homme pensant. Et cela veut dire que l'homme doit désormais adopter un tout autre point de vue, le point de vue céleste, le point de vue de la foi, de la science, celui de la cogitation en face de son objet, le pensée, le point de vue de l'esprit en face de l'esprit. Ainsi l'égal seul reconnaît l'égal ! «Tu égales l'esprit que tu saisis.»
Le protestantisme ayant fait éclater la hiérarchie (16) du moyen-âge, l'opinion s'est enracinée que la hiérarchie fut brisée par lui ; on oublie complètement que ce ne fut qu'une «réforme» et par conséquent un rajeunissement d'une hiérarchie vieillie. Cette hiérarchie médicale avait été très débile. Elle avait dû laisser marcher à côté d'elle, sans contrainte, toutes les barbaries du profane, et c'est la réforme seule qui forgea la force de la hiérarchie. Bruno Bauer dit : «La Réforme ayant eu pour œuvre de séparer, d'abstraire le principe religieux de l'art, de l'État, et de la science, de le libérer de ces puissances avec lesquelles il s'était associé, aux temps primitifs de l'Église et dans la hiérarchie du moyen-âge, les tendances théologiques et ecclésiastiques qui sortirent de la Réforme ne furent que la réalisation logique de cette séparation du principe religieux des autres puissances de l'humanité». Quant au moi, la vérité me paraît être justement le contraire ; mon opinion c'est que la domination des esprits, ou — ce qui revient au même — la liberté de l'esprit, ne fut jamais, auparavant, aussi étendue et aussi puissante, parce que l'actuelle, au lieu d'abstraire le principe religieux de l'art, de l'État, de la science, détacha plutôt ceux-ci de la terre, les éleva «dans le royaume de l'esprit» et en fit des religions.
On a rapproché à propos de Luther et Descartes ; en regard de «Celui qui croit est un Dieu», on a mis «je pense, donc je suis» (cogito, ergo sum). Le ciel de l'homme, c'est la pensée, — c'est l'esprit. Tout peut lui être arraché, non la pensée, non la foi. Une fois déterminée, la foi en Zeus, Astarté, Jéhovah, Allah ! peut être détruite, la foi elle-même au contraire est indestructible. Dans la pensée est la liberté. Ce dont j'ai besoin, ce dont j'ai faim, ce n'est pas la grâce qui me le procurera, ni la Vierge Marie, ni l'intercession des saints, ni l'Église qui lie et délie, c'est moi qui le procurerai à moi-même. Bref mon être (le sum) est une vie dans le ciel de la pensée, de l'esprit, un cogitare. Moi-même je ne suis pas autre chose qu'esprit, pensant (suivant Descartes), croyant (suivant Luther). Je ne suis pas mon corps. Ma chair peut subir des désirs ou des douleurs. Je ne suis pas ma chair, mas je suis esprit, rien qu'esprit.
Cette pensée traverse d'un bout à l'autre l'histoire de la Réforme jusqu'aujourd'hui.
La philosophie moderne depuis Descartes s'est appliquée sérieusement à donner au christianisme sa réalisation complète, en élevant la «conscience scientifique» à la qualité de seule vraie et valable. Par suite, elle commence avec le doute absolu, avec le dubitare,avec la contrition de la conscience ordinaire, avec l'aversion de tout ce qui n'st pas légitimé par l'esprit, par la «pensée». Pour elle, la nature ne vaut rien, rien ne vaut l'opinion des hommes, «les institutions humaines» et elle n'a pas de repos qu'elle n'ait introduit partout la raison, qu'elle ne puisse dire : «le réel, c'est le raisonnable et il n'y a de réel que le raisonnable.» Ainsi elle a finalement conduit l'esprit, la raison à la victoire, tout est esprit, parce que tout est raisonnable, a nature entière, même les opinions les plus absurdes contiennent de la raison,, parce que «tout doit servir à a réalisation du mieux», c'est-à-dire conduire au triomphe de la raison.
Le dubitarede Descartes exprime nettement que seul le cogitare, la pensée, l'esprit est. Rupture absolue avec la conscience commune qui attribue la réalité aux choses dépourvues de raison. Seul le raisonnable est, seul l'esprit est. Tel est le principe de la nouvelle religion, principe purement chrétien. Descartes séparait déjà nettement le corps de l'esprit ; plus tard Gœthe dira : «C'est l'esprit qui bâtit le corps.»
Mais cette philosophie elle-même, cette philosophie chrétienne ne se dépouille pas pourtant de la raison : c'est pourquoi elle déploie son zèle contre ce qui est «purement subjectif», contre les «fantaisies, les hasards, le libre arbitre» ; elle veut que le divin soit visible en toute chose, et que toute conscience soit une science du divin, et que l'homme voie partout Dieu, mais il n'y a jamais de Dieu sans diable.
C'est pourquoi l'on ne peut nommer philosophe celui qui a les yeux ouverts sur les choses du monde, a de de ce monde une vue claire et nette et un jugement sûr, mais qui ne voit dans ce monde que le monde, dans les objets que les objets, bref toutes choses prosaïquement comme elles sont ; mais un philosophe c'est celui qui ne voit, ne fait voir et ne prouve, dans le monde, que le ciel, dans le terrestre que le supraterrestre, dans le temporel que le divin. Le premier peut avoir toute l'intelligence du monde, il demeure ceci que ce qu'aucun œil de l'intelligence ne peut voir, une âme d'enfant ingénument s'y joue. C'est cette âme d'enfant, cet œil ouvert sur le divin qui fait le philosophe. L'autre n'a que la conscience «vulgaire», mais celui qui connaît le divin et qui sait le dire, a une conscience «scientifique». C'est pour cette raison qu'on a banni Bacon du royaume des philosophes. Et ce qu'on appelle la philosophie anglaise ne paraît pas avoir été plus loin que les découvertes d'Hume et de Bacon qui passaient pour avoir des «esprits ouverts». Les Anglais ne surent pas élever à une signification philosophique la simplicité de l'âme d'enfant, ils ne surent pas d'âmes enfantines faire des philosophes. Autrement dit : leur philosophie ne sut pas devenir théologique ou théologie, et cependant, elle ne peut vivre réellement jusqu'au bout et s'achever que comme théologie. La théologie est le champ de bataille où elle livre son dernier combat. Or Bacon ne s'inquiète pas des questions théologiques et cardinales.
La connaissance a la vie pour objet. La pensée allemande plus qu'une autre cherche à parvenir aux origines et aux sources de la vie ; la vie ne lui apparaît que dans la connaissance même. Le cogito ergo sumde Descartes a pour sens : on n'existe que quand on pense. La vie pensante, c'est-à-dire «la vie spirituelle.» L'esprit seul vit, sa vie est la vraie vie. De même dans la nature, il n'y a que ses «lois éternelles», son esprit ou sa raison qui soient sa vie véritable. Dans l'homme comme dans la nature, il n'y a a que la pensée qui vive, tout le reste est mort ! c'est à cette abstraction, à la vie des universaux, à la vie de ce qui sans vie, qu'aboutit l'histoire de l'esprit. Dieu seul vit qui est esprit, il n'y a que le fantôme qui existe.
Comment peut-on affirmer que la philosophie ou l'époque moderne a amené la liberté parce qu'elle nous a soustraits à la domination de l'esprit ? Suis-je libre du despote quand ne craignant plus la tyrannie personnelle, je redoute de porter atteinte au respect que je m'imagine lui devoir ? Il ne se passe pas autre chose dans l'époque moderne. Elle s'est bornée à transformer les objets existants, le despote réel, etc., en objets représentés, en concepts devant lesquels le Vieux Respect loin de se perdre s'est accru en intensité. Certes on narguait Dieu et le diable dans leur réalité grossière d'autrefois, mais on n'en était que plus attentif à leur concept. «Vous êtes délivrés des mauvais, le Mauvais est resté.» Se révolter contre l'État, renverser les lois existantes, on ne s'en faisait pas scrupule, étant résolu à ne pas s'en laisser imposer plus longtemps par les choses existantes et palpables ; mais pécher contre l'idée de l'État, ne pas se soumettre à l'idée de la loi, qui l'aurait osé ? ainsi l'on restait «citoyen de l'État», homme «loyal», conforme à la loi ; il semblait même que l'on fût d'autant plus légal que plus rationnellement on abrogeait les lois antérieures pleines de lacunes pour rendre hommage à «l'esprit de la loi.» En somme les objets n'avaient subi qu'une transformation mais ils avaient conservé leur toute puissance et suprématie ; l'homme demeurait enfoncé dans l'obéissance et dans l'obsession, il vivait dans la réflexion, il avait encore un objet sur lequel il ressentait crainte et respect. On n'avait pas fait autre chose que de transformer les choses en conception de choses, en pensées, en idées ; la dépendance devint d'autant plus étroite et plus indissoluble. Par exemple, il n'est pas difficile de s'émanciper des commandements de ses parents, de se soustraire aux avertissements de l'oncle et de la tante, aux prières du frère et de la sœur. Seulement cette obéissance refusée poursuit son chemin à travers la conscience, et moins on cède aux exhortations isolées, parce qu'examinées rationnellement, à la lumière de sa propre raison, on les reconnaît pour déraisonnables, plus on est attaché par la conscience à la piété filiale, à l'amour de la famille, et plus difficilement aussi on pèche contre la conception que l'on s'est faite de l'amour de la famille et des devoirs de la piété filiale. On ne devient indépendant de la famille existante que pour dépendre plus étroitement de l'idée de famille. Prise au sens déterminé du couple formé par Hans et Gretchen, etc., la famille a perdu son caractère de souveraineté, mais elle n'est qu'intériorisée, elle conserve son vieux sens de famille auquel s'applique le vieux proverbe : On doit plus obéissance à Dieu qu'à l'homme, ce qui veut dire : je ne puis me soumettre à vos exigences stupides ; mais en tant que «Famille» vous restez l'objet de mon amour et de ma sollicitude ; car la «Famille» est une idée sainte à laquelle l'individu ne doit pas porter atteinte. Et cette famille, intériorisée, dématérialisée, devenue une pensée, un concept, c'est maintenant l'«idée sainte», son despotisme est dix fois pire qu'antérieurement, parce qu'il gronde dans ma conscience. Ce despotisme ne peut être brisé que lorsque le concept de famille devient pour moi un Néant. Les paroles du Christ «Femme qu'ai-je à faire avec toi?» «Je suis venu pour soulever le fils contre son père, la fille contre sa mère,» et d'autres du même goût, sot accompagnées du renvoi à la famille céleste ou famille proprement dite et ont la même signification que l'exigence de l'État enjoignant en cas de conflit entre lui et la famille, d'obéir à ses ordres.
Il en est de la moralité comme de la famille. Plus d'un qui se dit affranchi de la contrainte des mœurs est encore l'esclave du concept «morale». La morale c'est «l'idée» des mœurs, leur puissance spirituelle, leur puissance sur la conscience ; a u contraire, les mœurs sont trop matérielles pour commander l'esprit et leur lien n'est pas assez fort pour enchaîner un «intellectuel» un soi-disant indépendant, un «libre-penseur».
Le protestant a beau faire, «les saintes Écritures», «la parole de Dieu» demeurent sacrées pour lui. Celui pour qui elles ne sont plus «sacrées» cesse d'être protestant. Par suite, ce qui s'y trouve «ordonné» est également sacré ; l'autorité instituée par Dieu, etc. ; ces choses demeurent pour lui indissolubles, inaccessibles, «au-dessus du doute», et comme le doute, qui en pratique est un ébranlement, est le propre de l'homme, ces choses demeurent au-dessus de l'homme même. Celui qui ne peut s'en délivrer, y croira, car y croire c'est y être lié.
La foi, dans le protestantisme, étant devenue plus intérieure, la servitude l'est devenue aussi ; on a introduit en soi-même ces choses sacrées, on les a liées intimement à tout son être, on en a fait des «cas de conscience», de «saints devoirs.» ainsi, pour le protestant, est sacré ce dont sa conscience ne peut se défaire et l'on définit parfaitement son caractère en disant qu'il est consciencieux.
Le protestantisme a fait l'homme absolument approprié à un état où la police secrète est le moyen de gouvernement. La conscience, espion et mouchard, surveille tous les mouvements de l'esprit ; toute action, toute pensée est pour elle une «affaire de conscience», c'est-à-dire une affaire de police. C'est dans la séparation de l'homme en deux, «instincts naturels» et «conscience» (populace de l'âme et police de l'âme) que consiste le protestantisme. La raison de la Bible (à la place de la «raison de l'Église» des catholiques) est sainte, et ce sentiment, cette connaissance que la parole de la bible et sacrée, s'appelle conscience. Ainsi l'on fait entrer la sainteté dans la conscience. Si l'on ne se libère de la conscience, de la connaissance de la chose sacrée, on peut agir inconsciemment, mais jamais sans conscience.
Le catholique se trouve satisfait quand il a accompli l'ordre, le protestant n'agit qu'«à bon escient et en toute conscience». Le catholique n'est que laïque, le protestant est prêtre. L'esprit clérical est maintenant chose achevée, tel est le progrès fait sur le moyen-âge, telle est la malédiction inhérente à la Réforme. La morale jésuitique ne fut pas autre chose qu'un perfectionnement apporté au trafic des indulgences. L'homme enfin, déchargé de ses péchés, arrivait à une connaissance parfaite des cas de rémission et à la conviction qu'il pouvait assumer un péché, quand ce péché dans tel ou tel cas déterminé n'en était plus un (casuistes). Le commerce des indulgences avait autorisé tous les péchés et toutes les fautes et réduit au silence les scrupules de conscience. La sensualité avait tout pouvoir à la seule condition qu'elle fût achetée par l'Église. Cette faveur donnée à la sensualité fut continuée par les Jésuites, tandis que les protestants aux mœurs austères, sombres, fanatiques, enfoncés dans la prière, la contrition et l'expiation, consommaient véritablement le christianisme en ne reconnaissant au monde que l'homme spirituel, l'homme-prêtre. Les catholiques et particulièrement les jésuites prêtèrent, de cette façon, assistance à l'égoïsme, ils trouvèrent dans le protestantisme même d'involontaires et inconscients partisans, et ils nous préservèrent de la perte et de la disparition de la sensualité. Toutefois l'Esprit protestant étend toujours plus loin sa domination, et comme, à côté de lui qui est «le divin», le jésuitisme ne représente que le «diabolique» inséparable de tout «divin», il ne peut nulle part s'affirmer seul et finalement, comme c'est le cas pour la France, il lui faut assister au triomphe du philistinisme protestant, tandis que l'Esprit reste à la surface.
On a fait souvent au protestantisme le compliment d'avoir remis en honneur le temporel, par exemple, le mariage, l'État, etc. Or justement le temporel en tant que temporel, le profane lui est encore bien plus indifférent qu'au catholicisme, qui laisse subsister le monde profane et se laisse aller à en goûter les jouissances, tandis que le protestant, raisonnable, conséquent, s'emploie à l'anéantir, parce seul fait qu'il le sanctifie. Ainsi le mariage a été dépouillé de son caractère naturel en étant devenu sacré, non dans le sens de lÉglise catholique où il reçoit seulement de l'Église sa consécration, et ainsi est contraire en principe à la sainteté, mais dans ce sens qu'il est désormais quelque chose de sacré en soi, un état de sainteté. De même pour l'État, etc... Autrefois le pape donnait à l'État, à son prince sa bénédiction ; maintenant l'État est saint par lui-même, il a la majesté, il n'a pas besoin de la consécration du prêtre. En général l'ordre de la nature ou droit naturel fut consacré comme «ordre de Dieu». D'où, par exemple, l'art. 11 de la confession d'Augsbourg : «Nous nous en tenons de plein gré à ce principe sagement et justement énoncé par les jurisconsultes : c'est un droit naturel que l'homme et la femme vivent ensemble. Maintenant, si c'est un droit naturel, c'est un ordre de Dieu, par conséquent c'est un droit établi dans la nature et c'est aussi un droit divin.» Et quand Feuerbach décrète saints les rapports de la morale, non comme ordres de Dieu, mais pour l'esprit qui vit en eux, y a-t-il là autre chose qu'un protestantisme éclairé ? Mais le mariage, — pris naturellement comme lien libre de l'amour — par soi-même, par la nature du lien qui se forme ici, est sacré. Le mariage seul est religieux qui est vrai, qui correspond à l'essence du mariage, à l'amour. Et ainsi en est-il de tous les rapports moraux. Ils ne sont moraux, ils ne sont cultivés avec un sens moral que là où ils sont reconnus religieux par eux-mêmes. La véritable amitié n'existe que là où les limites de l'amitié sont maintenues avec un soin religieux, avec la même conscience avec laquelle le croyant défend la dignité de son Dieu. sainte est et doit être pour toi l'amitié, sainte la propriété, saint le mariage, saint le bien de tout homme, mais saint «en soi et pour soi».
Voilà donc un point essentiel entre tous. Dans le catholicisme, le temporel peut être consacré ou sanctifié, mais il ne l'est pas sans la bénédiction du prêtre ; au contraire, dans le protestantisme, les rapports temporels sont sacrés par eux-mêmes, sacrés par leur seule existence. A la consécration qui confère la sainteté s'adapte exactement la maxime jésuitique : «Le but sanctifie les moyens». Il n'y a pas de moyen qui pris en soi-même, soit ou ne soit pas sacré, mais ce qui sanctifie le moyen, c'est son rapport avec l'Église, son utilité pour l'Église. Le régicide fut donné comme tel ; accompli pour le bien de l'Église, il pouvait être sûr de sa consécration, exprimée ouvertement ou non. Le protestant reconnaît la majesté comme sacrée, le catholique ne l'admet que si elle a reçu la consécration du prêtre suprême, et cela uniquement parce que le pape lui confère, quoique sans acte particulier, cette majesté une fois pour toutes. S'il retirait cette consécration, le roi, pour le catholique, ne resterait qu'un homme de ce monde, un «laïque», un «non consacré».
Si le protestant cherche à découvrir dans la sensualité même une sainteté pour ne s'attacher ensuite qu'à la sainteté, le catholique cherche plutôt à l'écarter de soi, à la refouler sur un terrain particulier où, comme le reste de la nature, elle conserve sa valeur en soi. L'Église catholique excluait sa caste consacrée du mariage profane et enlevait les siens à la famille temporelle : le protestantisme déclarait saints le mariage et le lien familial, et par suite non indignes de ses prêtres.
Un jésuite peut, en bon catholique, sanctifier toute chose. Il n'a qu'à faire le petit raisonnement suivant : En tant que prêtre, je suis nécessaire à l'Église, mais je la sers avec plus de zèle quand mes passions sont satisfaites : par conséquent je séduirai cette jeune fille, je ferai empoisonner mon ennemi, etc... Mon but étant celui du prêtre, est sacré, par conséquent il sanctifie le moyen. En dernière analyse cela s'accomplit au profit de l'Église. Pourquoi le prêtre catholique eût-il hésité à présenter à l'empereur Henri VII l'hostie empoisonnée quand il s'agissait du salut de l'Église ?
Les purs protestants, les protestants d'Église lançaient l'anathème à tous les «plaisirs innocents» parce que seul ce qui est saint, ce qui est pur esprit peut être innocent. Les protestants devaient rejeter toute chose où ils ne pouvaient montrer caché l'esprit saint : la danse, le théâtre, le faste (dans l'exercice du culte, par exemple), et ainsi de suite.
En face de ce calvinisme puritain, le luthéranisme est plus dans la voie religieuse, c'est-à-dire dans la voie spirituelle, il est plus radical. Le premier exclut immédiatement quantité de choses comme appartenant aux sens et au monde et purifie l'Église ; le luthéranisme, au contraire, cherche autant que possible à introduire l'esprit dans toutes les choses, à reconnaître en elles le Saint-Esprit comme étant leur essence propre et ainsi à sanctifier tout ce qui appartient à e monde temporel. (Personne ne peut défendre un baiser honnête, l'esprit de l'honnêteté le sanctifie). Ainsi le luthérien Hegel (il déclare quelque part qu'il veut «demeurer luthérien») a réussi à pénétrer toute chose dans l'idée. En tout cas, il y a la raison, c'est-à-dire l'esprit saint, autrement dit «le réel est raisonnable». En fait, le réel est tout. En toute chose, par exemple dans tout mensonge la vérité peut être découverte : il n'y a pas de mensonge absolu, pas de mal absolu, etc.
Les grandes «productions de l'esprit» ont été données presque unanimement par des protestants, parce qu'eux seuls furent les vrais adeptes de l'esprit, seuls ils l'ont accompli.

Il y a bien peu de choses en ce monde que l'homme puisse dompter ! Il doit laisser le soleil accomplir sa course, la mer précipiter ses vagues, la montagne menacer le ciel. Il est sans force devant l'indomptable. Peut-il échapper à l'impression qu'il est impuissant devant ce monde gigantesque ? Cet univers est une loi fixe à laquelle il doit se soumettre et qui détermine sa destinée. Et maintenant à quoi a travaillé l'humanité antérieurement au christianisme ? A se dégager de la tourmente des destinées, à ne pas les laisser avoir prise sur elle. Les stoïciens y atteignirent par l'apathie, en déclarant indifférentes les attaques de la nature et en ne se laissant affecter par rien. Horace, par son fameux Nil admirari,manifeste que tout ce qui est autre que le moi, le monde qui lui est extérieur, est chose indifférente et ne doit pas agir sur nous ni exciter notre étonnement. Et cet impavidum ferient ruinæexprime la même intrépidité que le psaume 46, 3 : «Quand le monde disparaîtrait, nous n'aurions pas peur.» En somme le champ est préparé pour la doctrine que le monde est vain, pour le mépris chrétien du monde.
L'esprit inébranlable «du sage» avec lequel le vieux monde travaillait à sa conclusion, éprouva alors un ébranlement intérieur contre lequel aucune ataraxie, aucun courage stoïque ne le pouvait défendre. L'esprit, assuré contre toute influence du monde, insensible à ses coups, supérieur à ses attaques, ne s'étonnant de rien, immuable dans sa conception au milieu des bouleversements du monde, infatigablement apparaissait à la surface couverts d'écume parce qu'intérieurement à lui des gaz (esprits, spiritus)se développaient, l'impulsion mécanique venue du dehors étant devenue inefficace, les tensions chimiques qui s'agitaient intérieurement commencèrent leur jeu merveilleux.
En fait l'histoire des temps antiques se clôt sur ce fait que j'ai atteint ma propriété dans le monde. «toutes les choses me sont données par Mon Père», Matth. II, 27. Le monde a cessé vis-à-vis de moi d'être supérieur en puissance, inaccessible, sacré, divin, il a perdu son caractère céleste et je le traite suivant mon bon plaisir, au point qu'il dépendrait absolument de moi d'exercer sur lui tous mes pouvoirs miraculeux, c'est-à-dire la puissance de mon esprit ; déplacer des montagnes, ordonner aux mûriers de s'arracher eux-mêmes et d'aller se planter dans la mer (Luc, 17, 6) enfin faire tout ce qu'il est possible de faire, c'est-à-dire tout ce qu'on peut imaginer «Toute chose est possible à qui a la foi (17)» Je suis le Maître du monde. La «souveraineté» m'appartient. Le monde est devenu prosaïque, car le Divin a disparu de lui : il est ma propriété dont je dispose comme je (c'est-à-dire l'Esprit) l'entends.
Je me suis donc élevé à posséder le monde ; ç'a été la première complète victoire de l'égoïsme, il avait vaincu le monde, il s'en était délivré, et enfermait sous de solides serrures l'héritage d'une longue suite de générations.
La première propriété, la première «souveraineté» est conquise !
Cependant le maître du monde n'est pas encore maître de ses pensées, de ses sentiments, de sa volonté : il n'est pas maître et possesseur de l'esprit, car l'esprit est encore sacré, il est le «Saint-Esprit» et le chrétien qui s'est délivré du monde ne peut pas se délivrer de Dieu. Si l'antique combat fut dirigé contre le monde, le combat médiéval (chrétien) fut la lutte contre soi, contre l'esprit ; si le premier eut pour objet le monde extérieur, le second s'attaqua au monde intérieur ; c'est le «retour sur soi-même», l'examen réfléchi, la méditation.
Toute sagesse des anciens est philosophie ou sagesse du monde, toute sagesse des modernes est théologie.
Les anciens (y compris les Juifs), en avaient fini avec le monde, il s'agissait maintenant d'en finir avec soi-même, avec l'esprit, c'est-à-dire de se libérer de l'esprit ou de Dieu.
Depuis bientôt deux mille ans nous travaillons à soumettre le Saint-Esprit, nous lui avons peu à peu arraché des fragments de sainteté que nous avons foulés aux pieds, mais le gigantesque adversaire se redresse toujours, il reparaît sous des formes et sous des noms différents. L'esprit n'est pas encore dépouillé de son caractère divin, saint, consacré. A la vérité, il y a longtemps qu'il ne voltige plus comme une colombe au-dessus de nos têtes, il n'est plus le privilège unique des saints et se laisse prendre aussi par les laïques ; mais comme esprit de l'humanité, comme esprit de l'humain, c'est-à-dire comme esprit de l'homme il demeure toujours pour toi, pour moi, un esprit étranger bien loin qu'il soit notre propriété absolue dont nous puissions disposer à notre guise. Pourtant une tendance est apparue qui a dirigé visiblement la marche de l'histoire après J.-C. ; ce fut la tendance à humaniser l'esprit saint, à l'approcher des hommes ou à en approcher les hommes. Il s'ensuivit qu'il put être enfin conçu comme «l'esprit de l'humanité», et prit un aspect plus plaisant, plus intime, plus accessible.
Ne devait-on pas penser que maintenant chacun pourrait posséder le Saint-Esprit, accueillir en soi l'idée de l'humanité, la réaliser en soi, lui donner un corps ?
— Non l'esprit n'est pas dépouillé de son caractère sacré et est demeuré intact, hors de notre portée. il n'est pas notre propriété, car l'esprit de l'humanité n'est pas mon esprit. Il peut être mon idéal et en tant que pensée je le nomme mien. La pensée de l'humanité est ma propriété, et je le prouve suffisamment en la maniant absolument comme il me plaît, en lui donnant aujourd'hui telle forme, demain telle autre ; nous nous la représentons de la façon la plus variée.
Mais elle est en même temps un fidéi-commis que je ne puis aliéner, dont je ne puis me défaire.
Avec le temps le saint-esprit est devenu, à travers mille transformations «l'idée absolue» qui de nouveau s'est fragmentée et résolue en les diverses idées d'amour de l'humanité, de raison, de vertu civique, etc.
Mais puis-je nommer l'idée, ma propriété, quand elle est l'idée de l'humanité, puis-je considérer l'esprit comme vaincu, quand je dois le servir et «me sacrifier» à lui ? C'est seulement après avoir brisé la supériorité, la «divinité» du monde, après en avoir reconnu l'impuissance et la «vanité», que l'antiquité sur son déclin eut conquis le monde en toute propriété.
Il en va de même de l'esprit. Si je le réduis à un fantôme, si sa puissance sur moi n'est plus qu'imaginations, il apparaît alors dépouillé de tout caractère sacré ou divin, et je m'en sers comme on use de la nature, sans scrupule et à plaisir.
«La nature de la chose», «l'idée du rapport» doit me conduire quand je m'occupe de cette chose, quand je forme ce rapport. Comme si l'idée de la chose existait en soi et comme si ce n'était pas plutôt l'idée que l'on empruntait à la chose ! Comme si un rapport que nous consentons n'était pas lui-même unique en raison du caractère un des parties contractantes ! Comme s'il importait de savoir sous quelle rubrique les autres désignent ce rapport ! Mais de même qu'on séparait «l'essence de l'homme» de l'homme réel et que l'on jugeait celui-là d'après celle-là, ainsi l'on sépare encore l'action de l'homme, de l'homme lui-même, et on les évalue suivant «l'humaine valeur». Ce sont des concepts qui partout décident, ce sont des concepts qui règlent la vie, qui la gouvernent. C'est le monde religieux auquel Hegel donna une expression systématique, en apportant de la méthode dans l'absurdité, en rassemblant en corps des lois idéales et les achevant en une dogmatique précise et solidement établie. Les idées sont des «airs connus» sur lesquels tout chante ; l'homme réel, c'est-à-dire moi, est contraint de vivre suivant ces lois-idées. Peut-il y avoir une pire domination que celle de ces lois et le christianisme n'a-t-il pas lui-même avoué au commencement qu'il ne voulait que rendre plus tranchant le glaive de la loi juive («il faut que pas une lettre de la Loi ne soit perdue») ?
Le libéralisme s'est borné à jeter sur le tapis d'autres idées, à la place du divin, l'homme, de l'Église, l'État, de la foi, «la science» et généralement à la place de propositions grossières, de préceptes, des concepts réels et des lois éternelles.
Maintenant c'est l'esprit seul qui règne dans le monde. Un nombre infini de concepts tourbillonnent dans les têtes et que font les champions du progrès ? Ils nient ces concepts pour en mettre de nouveaux à la place ; ils disent : vous vous faites une fausse idée du droit, de l'État, de l'homme, de la liberté, de la vérité, de l'honneur ; les concepts de droit, d'État, etc., sont bien plutôt ceux que nous instituons maintenant. Ainsi s'enfonce chaque jour plus profondément le monde dans le désordre de l'idée.
L'histoire du monde en a usé cruellement avec nous et l'esprit a atteint une toute puissance absolue. Tu dois estimer mes misérables souliers qui pourraient protéger tes pieds nus, mon sel, qui donnerait du goût à tes pommes de terre et mon carrosse de gala dont la possession te mettrait à l'abri du besoin, tu ne dois pas les convoiter. Toutes ces choses et mille autres, témoignent à l'homme de leur indépendance, elles doivent être pour lui insaisissables et inaccessibles, il doit les considérer, les respecter ; malheur à lui, s'il les désire et étend le doigt vers elles : nous appelons cela «dérober».
Quelle est la part misérable qui nous reste ? à peu près rien ! Tout est mis à l'écart, nous ne devons nous permettre de toucher à rien qui ne nous soit donné, nous ne vivons que par la grâce du donateur. Tu ne peux pas toucher à une épingle que tu n'en aies obtenu la permission. Et obtenu de qui ? Du Respect. Ce n'est que lorsqu'il t'en a abandonné la propriété et que tu peux la respecter comme propriété, que cette épingle est à toi. Et en retour tu ne dois concevoir aucune pensée, dire aucune parole, commettre aucune action, qui trouve uniquement sa sanction en toi, au lieu de la recevoir de la morale, de la raison ou de l'humanité. Sans-gêne heureux de l'homme avide, avec quelle cruauté tenace n'a-t-on pas cherché à t'égorger sur l'autel de la timidité !
Mais autour de l'autel se voûte une église dont les murs s'écartent de plus en plus. Ce qu'ils enferment est sacré. Tu ne peux plus y parvenir, tu ne peux plus y toucher. Hurlant de faim, tu erres autour de ces murs à la recherche d'un peu de profane et toujours le cercle de ta course s'agrandit. Bientôt cette église recouvre toute la terre et te voilà repoussé à l'extrême bord ; encore un pas et le monde du sacré a vaincu : tu disparais dans l'abîme. C'est pourquoi, prends courage, n'erre pas plus longtemps dans le profane sur lequel la faux a déjà passé, risque le saut, rue-toi sur les portes et précipite-toi dans le sanctuaire. Quand tu auras dévoré la chose sacré, tu l'auras faite tienne ! Digère l'hostie et tu en seras délivré !

 III
LES HOMMES LIBRES
On a présenté précédemment deux phases du développement humain, les anciens et les modernes ; on pouvait penser qu'une troisième catégorie indépendante et à part des autres allait suivre, celle des hommes libres. Il n'en est pas ainsi. Les hommes libres sont seulement plus modernes, les plus nouveaux parmi les «nouveaux» et ils ne forment une division particulière que parce qu'ils appartiennent au présent et que le présent revendique avant tout notre attention. Je ne donne l'homme libre que comme une traduction du libéral, mais, en ce qui concerne le concept de liberté et maint autre que je ne puis éviter de produire prématurément, je renvoie aux discussions ultérieures.



§ 1er. — LE LIBÉRALISME POLITIQUE
Quand, au XVIIIè siècle, on eut vidé jusqu'à la lie, le calice de la soi-disant royauté absolue, on s'aperçut trop bien que le breuvage qu'il contenait n'avait pas goût humain, pour ne pas jeter des regards de convoitise sur une autre coupe. Nos pères étaient des «hommes et ils finirent par désirer être pris pour tels.
Celui qui voit en nous autre chose que des hommes n'est pas non plus homme pour nous, nous le considérons et le traitons comme une créature inhumaine, au contraire celui qui nous reconnaît homme et nous garde du danger d'être traités inhumainement, nous l'honorons comme notre véritable seigneur et maître.
Unissons-nous donc et que chacun de nous défende l'homme chez les autres ; nous trouverons dans notre union la protection nécessaire et nous formerons, alliés, une communauté d'hommes conscients de leur dignité d'hommes et unis comme «hommes». Notre union, c'est l'État, et nous sommes, nous les alliés, la nation.
Dans notre groupement en nation, en État, nous ne sommes que des hommes. En tant qu'individus, c'est à notre vie privée qu'il appartient exclusivement de régler comment nous pouvons nous comporter et à quels instincts égoïstes nous pouvons obéir ; notre vie publique, notre vie de citoyen est une vie purement humaine. Ce qu'il y a en nous d'inhumain et d'égoïste est rabaissé à une «affaire privée» et nous séparons nettement l'État de la «Société civile» dans laquelle se donne libre cours «l'égoïsme.»
L'Homme véritable, c'est la nation, mais l'homme isolé est constamment un égoïste. Donc faites abstraction de votre personnalité, de votre individualité isolée, en laquelle demeure l'inégalité égoïste et la discorde et consacrez-vous tout entier à l'Homme véritable, à la nation, à l'État. Alors vous serez estimés comme hommes et vous aurez tout ce qui le propre de l'homme ; l'État, l'homme vrai, vous reconnaîtra ses privilèges et vous donnera «les droits de l'Homme.» L'Homme vous donne ses droits !
Ainsi parle la bourgeoisie.
Le régime bourgeois se résume en cette pensée que l'État c'est l'homme vrai et que la valeur humaine de l'individu consiste à être un citoyen de l'État. Il met tout son honneur à être un bon citoyen, au-dessus il ne connaît rien, tout au plus cette vieillerie, — être un bon chrétien.
La bourgeoisie s'est développée à combattre les classes privilégiées qui la traitèrent comme «Tiers-État», cavalièrement, et la rejetèrent pêle-mêle avec «la canaille». Jusqu'alors on avait considéré dans l'État les personnes comme inégales. Le fils d'un noble était pourvu de charges que convoitaient en vain les plus distingués de la bourgeoisie. Voilà ce qui provoqua la révolte chez les bourgeois. Plus de distinctions, plus de privilèges de personnes, plus de séparation entre les classes ! que tous soient égaux ! Désormais on ne doit plus poursuivre l'intérêt particulier, c'est l'intérêt général qui entre en jeu. L'État doit être une communauté d'hommes libres et égaux et chacun doit se vouer au «bien du Tout», disparaître dans l'État, faire de l'État son but, son idéal. L'État ! l'État ! tel fut le cri général et aussitôt l'on chercha la véritable, la meilleure «constitution de l'État», enfin la conception supérieure de l'État. La pensée de l'État entra au cœur de chacun et éveilla l'enthousiasme. Servir ce Dieu terrestre, voilà quel fut le nouveau culte ; on voit poindre l'époque politique proprement dite ; servir l'État ou la nation, tel fut le suprême idéal, l'intérêt de l'État, l'intérêt suprême, le service de l'État (qui n'exige aucunement que l'on soit fonctionnaire), l'honneur suprême.
Ainsi donc on chassa l'intérêt particulier, les personnalités, et le dévouement à l'État devint un Schiboleth. On doit faire abandon de Soi et vivre seulement pour l'État. Ainsi l'État est devenu proprement une personne devant qui la personnalité isolée disparaît ; ce n'est pas moi qui vis, mais lui qui vit en moi. L'homme étant devenu le désintéressement et l'impersonnalité même fut désormais gardé contre l'égoïsme antérieur. Devant ce Dieu, l'État, disparaissait tout égoïsme, devant lui, tous étaient égaux ; ils étaient, en laissant de côté les différences qui existaient entre eux, hommes et rien qu'hommes.
La propriété fut la matière essentiellement inflammable qui fit éclater l'incendie de la Révolution. Le gouvernement avait besoin d'argent, il était mis en demeure de prouver le principe que le gouvernement est absolu, et par conséquent seul maître de toute propriété, seul propriétaire. Il devait reprendre son argent qui se trouvait être la possession mais non la propriété de ses sujets. Au lieu de cela il convoque les États généraux, pour se faire accorder cet argent. On n'ose pas pousser la logique jusqu'au bout et l'illusion du pouvoir absolu fut détruite ; celui qui se fait «accorder» quelque chose ne peut pas être considéré comme absolu. Les sujets reconnurent qu'ils étaient propriétaires véritables et que c'était leur argent qu'on voulait. Ceux qui avaient été jusque-là sujets, parvinrent à la conscience qu'ils étaient propriétaires. Bailly dépeint en peu de mots la situation : «Si vous ne pouvez disposer de ma propriété sans mon consentement, à plus forte raison ne pouvez-vous disposer de ma personne, ni de tout ce qui se rapporte à mon être moral et social. Tout cela est ma propriété comme la pièce de terre que je cultive et j'ai un droit, un intérêt à faire moi-même les lois.» Les paroles de Bailly laissaient entendre que chacun était propriétaire. Cependant à la place du gouvernement, à la place du prince, ce fut la nation qui devint propriétaire et souveraine. Désormais l'idéal s'appellera «Liberté du peuple», «Un peuple libre», etc.
Déjà au 8 juillet 1789, la déclaration de l'évêque d'Autun et de Barrère détruisait l'illusion qu'un chacun, que l'individu pris isolément, eût une importance dans la législation : elle montrait la complète impuissance des commettants ; la majorité des représentants est devenue souveraine. Lorsqu'au 9 juillet on présente le plan de répartition des travaux relatifs à la constitution, Mirabeau fait observer que «le gouvernement a la force, non le droit ; ce n'est que dans le peuple que l'on trouve la source de tout droit.» Le 16 juillet il dit encore : «Le peuple n'est-il pas la source de toute force ?» ainsi donc source de tout droit et de toute force ? Ici, soit dit en passant, apparaît le contenu du droit, la force. «Celui qui a la force a le droit.»
La bourgeoisie est l'héritière des classes privilégiées. En fait les droits des barons qui leur furent confisqués comme «usurpés» ne firent que passer à la bourgeoisie. Car la bourgeoisie s'appelait maintenant «la nation». Ils cessèrent ainsi d'être des privilèges : ce furent des «droits». C'est la nation maintenant qui perçoit la dîme, qui exige les corvées, elle a hérité des cours de justice nobles, du droit de chasse, des serfs. La nuit du 4 août fut la nuit de mort des privilèges (Les villes aussi, les communes, les municipalités, étaient privilégiées, pourvues de droits seigneuriaux et féodaux) ; elle prit fin, une aube nouvelle apparut, celle du Droit, des «droits de l'État», des «droits de la nation».
Le monarque en la personne du «souverain roi» était bien misérable monarque, comparé au nouveau, à «la nation souveraine». Cette monarchie était mille fois plus tranchante, plus sévère et plus conséquente. Contre le nouveau souverain il n'y avait plus aucun droit, plus de privilèges ; combien est limité, en comparaison, le «roi absolu» de l'ancien régime. La révolution transforme la monarchie limitée en monarchie absolue. Désormais tout droit qui n'est pas conféré par ce monarque est une «usurpation». Mais tout privilège qu'il confère est un «droit». Les temps aspiraient à la monarchie absolue, c'est pourquoi fut renversée cette soi-disant monarchie absolue, qui s'entendait si peu à l'être qu'elle restait limitée par mille petits souverains.
Trouver le seigneur absolu auprès duquel il n'y aurait pas d'autres rois ou roitelets pour amoindrir sa force, fut le désir et l'effort constant des siècles et c'est la bourgeoisie qui fit cette œuvre. Elle a révélé le souverain qui seul confère des «titres», sans l'autorisation duquel rien n'est permis. «Ainsi nous savons maintenant que les Dieux ne sont rien dans le monde et qu'il n'y a pas d'autre Dieu que l'Unique». (18)
On ne peut plus marcher contre le droit, comme on le fait contre un droit avec l'affirmation qu'il est un non-droit. On peut simplement dire qu'il est une folie, une illusion. Si on l'appelle un non-droit, il faut placer en face un autre droit et le mesurer à celui-ci. Si, au contraire, on rejette le droit comme tel, le droit en soi et pour soi, totalement, on rejette aussi l'idée du non-droit et l'on anéantit toute idée du droit à quoi se rattache l'idée du non-droit.
Que signifie la formule «nous jouissons tous de l'égalité des droits politiques ?» Tout simplement que l'État ne prend nulle garde à ma personne, que moi comme tout autre je ne suis pour lui qu'un homme, sans aucune autre signification pour lui. Je ne lui en impose pas comme noble, comme fils de noble, ou comme héritier d'un fonctionnaire dont l'emploi m'appartient à titre héréditaire (comme au moyen-âge, les comtés, etc... et plus tard sous la royauté absolue où apparaissent les places héréditaires). Aujourd'hui l'État a une masse de droits à conférer, par exemple, le droit de commander un bataillon, une compagnie, le droit de professer dans une université, etc.... ; il a à les conférer parce que ce sont les siens, les droits de l'État, ou des droits «politiques». Il lui est indifférent à qui il les attribue, quand celui qui les reçoit remplit les devoirs qui résultent des droits cédés. Chacun de nous lui convient et lui est égal, l'un n'a ni plus ni moins de valeur que l'autre. Peu m'importe qui a le commandement de l'armée, dit l'État souverain, pourvu que celui qui en est investi s'entende à la chose. «Égalité des droits politiques» a ainsi pour sens que chacun peut acquérir tout droit conféré par l'État, pourvu qu'il remplisse les conditions qui s'y rattachent, conditions uniquement inhérentes à la nature du droit et qu'il ne faut pas chercher dans une préférence donnée à la personne (persona grata).Le droit d'être officier, par sa nature même, emporte qu'il faut posséder des membres solides et une somme déterminée de connaissances, mais il n'a pas pour condition la naissance ; si, au contraire, le plus méritant des citoyens ne pouvait obtenir cette charge, il y aurait là inégalité de droits politiques ; chez les États d'aujourd'hui, ces principes égalitaires ont été plus ou moins suivis.
La monarchie de classes (je veux indiquer la royauté absolue, l'époque royale antérieure à la Révolution) maintenait l'individu dans la dépendance des véritables petites monarchies. C'étaient des associations (sociétés) comme les corporations, la noblesse, le clergé, le tiers-état, les villes, les communes, etc... Partout l'individu devait d'abord se considérer comme membre de cette petite société et prêter obéissance absolue à l'esprit de cette société, à l'esprit de corps comme à son monarque absolu. Par exemple l'homme noble doit faire passer avant lui-même sa famille et l'honneur de sa race. C'est seulement par l'entremise de sa corporation, de sa classe, que l'individu se rattache à la grande corporation, à l'État ; de même que dans le catholicisme, l'individu ne communique avec Dieu que par le prêtre. Le tiers-État a mis fin à cela en ayant le courage se se nier comme classe. Il résolut de ne plus être une classe à côté d'autres classes, mais de se généraliser et se se proclamer «la Nation». Il a créé ainsi une monarchie beaucoup plus parfaite et plus absolue, et le principe des petites monarchies inférieures à la grande s'effondre entièrement. On ne peut donc dire que la Révolution ait été dirigée contre les deux premières classes privilégiées, mais elle s'attaque principalement aux petites monarchies de classes. Si les classes et leur puissance tyrannique étaient brisées (le roi aussi était un roi de classe, non un roi citoyen), restaient les individus délivrés de l'inégalité des classes. Devaient-ils maintenant subsister réellement sans classe, libres de toute entrave, sans être reliés entre eux par un lien général ? Non, le tiers-État n'eut qu'à se déclarer nation, pour ne pas demeurer une classe à côté des autres, pour devenir la seule classe. Cette seule classe, c'est la nation, «l'État» (status).
Qu'était donc devenu l'individu ? Un protestant de la politique, car il était entré en relation directe avec son Dieu, l'État. Il n'était pas plus que le noble dans la monarchie-noblesse, que l'artisan dans la monarchie-corporation, mais lui et tous les autres reconnaissaient un seul souverain, l'État, qu'ils servaient et dont ils recevaient tous également le titre d'honneur de citoyen.
La bourgeoisie est la noblesse du mérite (19), «au mérite sa récompense», voilà sa devise. Elle combattit contre la noblesse «paresseuse», car suivant elle, — noblesse laborieuse, acquise par l'assiduité et le mérite — ce n'est pas l'homme «né», ce n'est pas non plus moi qui suis libre, mais l'homme de mérite, l'honnête serviteur (de son roi, de l'État, du peuple dans les États constitutionnels). En servant, on acquiert la liberté, c'est-à-dire qu'on acquiert des états de services, quand bien même on servirait Mammon. On doit mériter de l'État, c'est-à-dire du principe de l'État, de son esprit moral. Celui qui sert cet esprit de l'État, est un bon citoyen, quelle que soit la profession qu'il exerce pourvu qu'elle soit conforme à la loi. Aux yeux des bourgeois le «novateur» fait un «métier ingrat» ; seul, le «boutiquier» est «pratique», car c'est le même esprit de boutiquier qui fait la chasse aux places, qui dans le commerce s'efforce de tondre ses brebis, et en général est à la recherche d'utilités pour soi-même et pour les autres.
Mais si les hommes de mérite passent pour libres (pour le bourgeois tranquille, le bon employé, cette liberté vers laquelle son cœur aspire n'est-elle pas complète ?) les «serviteurs» sont les hommes libres. Le serviteur obéissant, voilà l'homme libre ! contresens insupportable ! Cependant c'est le sens de la bourgeoisie, et son poète Gœthe comme son philosophe Hegel ont su glorifier la dépendance du sujet esclave de l'objet, l'obéissance au monde objectif, etc... Celui qui sert exclusivement la cause, qui «se donne entièrement à elle», celui-là a la vraie liberté. Et la cause, chez les penseurs, ce fut la raison qui, pareille à l'État et à l'Église, donne des lois générales et tient enchaîné l'homme individuel par la pensée de l'humanité. Elle détermine ce qui est «vrai», elle montre la ligne à suivre. Il n'y a pas de gens plus «raisonnables» que les honnêtes serviteurs qui, uniquement pour les services qu'ils ont rendus à l'État, sont appelés bon citoyens.
Sois colossalement riche ou misérablement pauvre, l'État bourgeois t'en laisse la faculté ; sois seulement bien pensant, c'est tout ce qu'il te demande, et il considère comme sa tâche première de donner à tous «de bons principes«. C'est pourquoi il veut te garder des mauvais conseils, en tenant en bride les «gens malintentionnés», en réduisant au silence leur parole provocatrice par la censure, les amendes de presse ou la geôle, tandis que, d'autre part, il instituera censeurs des gens «bien pensants» et emploiera toutes sortes de gens «bien intentionnés» à la tâche d'exercer sur toi une influence morale. S'il a pu te fermer l'oreille aux mauvaises insinuations, il met alors tout son zèle à te l'ouvrir aux bons conseils.
Avec l'époque de la bourgeoisie commence celle du libéralisme. On cherche partout à établir des rapports «conformes à la raison et au temps», etc... La définition suivante du libéralisme, définition qui lui fait honneur, le caractérise entièrement : «Le libéralisme n'est pas autre chose que la connaissance de la raison appliquée à nos rapports existants.» Son but est un «ordre raisonnable», une «règle morale», une «liberté limitée» ; ce n'est pas l'anarchie, l'absence de loi, le règne de l'individu. Si la raison est souveraine, la personne succombe. Depuis longtemps, l'art, non content de laisser subsister le laid, le considère comme indispensable à sa propre existence et l'adopte : il a besoin du scélérat, du traître, etc. Dans le domaine religieux aussi, les libéraux extrêmes vont si loin qu'ils veulent que le plus religieux des hommes, c'est-à-dire le scélérat religieux, soit considéré comme citoyen d'État. Ils ne veulent plus rien savoir des tribunaux d'hérétiques. Mais contre la loi de raison personne ne doit se révolter, autrement on encourt les plus durs châtiments. On veut que ma raison seule — et non pas ma personne ou les miens — se meuve et se manifeste librement ; c'est-à-dire qu'on veut la souveraineté de la raison, une souveraineté. Les libéraux sont des zélateurs non précisément de la Foi, de Dieu, etc... mais de la raison, leur souveraine. Ils ne supportent aucun manque d'éducation, et ne peuvent, par suite, supporter aucun développement personnel, aucune détermination personnelle : ils exercent une tutelle aussi soucieuse que celle des souverains les plus absolus.
«Liberté politique», qu'est-ce qu'il faut entendre par là ? Sans doute la liberté de l'individu libre de l'État et de ses lois ? Non, au contraire, l'assujettissement de l'individu dans l'État et aux lois de l'État. Mais pourquoi «liberté» ? Parce qu'on n'est plus séparé de l'État par des personnes intermédiaires, mais parce qu'on se trouve en rapport direct et immédiat avec lui, parce qu'on est citoyen de l'État, parce qu'on n'est pas le sujet d'un autre, pas même du roi, considéré comme personne, car seule sa qualité de «chef de l'État» nous fait ses sujets. La liberté politique, ce point fondamental du libéralisme, n'est pas autre chose qu'une seconde phase du protestantisme et court parallèlement à la «liberté religieuse (20)». Faut-il entendre par cette dernière liberté qu'on est libre de toute religion ? Rien moins que cela. On n'est libre que des personnes intermédiaires, des prêtres médiateurs — abolition du «clergé séculier», ainsi — rapport direct et immédiat avec la religion et avec Dieu. Ce n'est que dans l'hypothèse que l'on a une religion, que l'on peut jouir de la liberté religieuse. Liberté religieuse n'est pas absence de religion, mais intériorité de la foi, commerce immédiat avec Dieu. Pour celui qui est libre eu sens religieux, la religion est une cause qu'il a à cœur, elle est sa propre cause, elle est pour lui chose grave et sacrée. Ainsi en est-il pour l'homme libre politiquement. L'État est pour lui chose grave et sacrée, il est la cause qu'il a à cœur, sa cause essentielle, sa cause propre.
Liberté politique veut dire que la polis,l'État est libre, liberté religieuse, que la religion est libre, liberté de conscience, que la conscience est libre, et pas du tout que je suis libre de l'État, de la religion, de la conscience, que j'en suis affranchi. Elle ne signifie pas ma liberté, mais la liberté d'une puissance qui me domine et me contraint ; elle signifie qu'un de nos tyrans, État, religion, conscience, est libre. État, religion, conscience, ces despotes me font leur esclave et leur liberté est ma servitude. Il s'ensuit qu'ils obéissent nécessairement au principe que «la fin sanctifie les moyens». Si le bien de l'État est le but, la guerre est sanctifiée comme moyen ; la justice considérée comme but de l'État sanctifie la peine de mort, qui reçoit le nom sacré «d'exécution». L'État sacré consacre tout ce qui lui profite.
La liberté individuelle sur laquelle le libéralisme bourgeois veille avec un soin jaloux, ne signifie aucunement une détermination personnelle absolument libre, par où mes actions sont entièrement miennes, mais seulement mon indépendance des personnes. Est individuellement libre, qui n'a de responsabilité envers aucun homme. Si l'on prend dans ce sens la liberté politique, et l'on ne peut la comprendre autrement, ce n'est pas seulement le tyran est qui libre comme individu, c'est-à-dire sans responsabilité envers les hommes (car il s'avoue responsable envers Dieu), mais tous ceux qui «ne sont responsables qu'envers la loi». Cette sorte de liberté, le mouvement révolutionnaire de notre temps l'a conquise, elle nous a faits indépendants de l'arbitraire, du «tel est notre bon plaisir». Par suite, le prince constitutionnel a dû être dépouillé de toute personnalité, de toute initiative individuelle, pour ne pas, comme individu, porter atteinte à la «liberté individuelle» des autres. La volonté personnelle du souverain disparaît dans le prince constitutionnel ; aussi, les prince absolutistes, avec un instinct sûr, se tiennent en garde contre le régime institutionnel. Pourtant ces princes s'efforcent d'être «des princes chrétiens» dans la meilleure acception du mot ; ils doivent être alors une puissance purement spirituelle, car le chrétien n'est soumis qu'à l'esprit, «Dieu est esprit». En toute logique, c'est le prince constitutionnel qui peut représenter la puissance spirituelle, car dépourvu de toute signification personnelle, il ne subsiste qu'autant qu'il peut passer pour un pur «esprit», pour une idée. Le roi constitutionnel est le roi véritablement chrétien, pure conséquence du principe chrétien. Dans la monarchie constitutionnelle, il n'y a pas de suprématie individuelle, c'est-à-dire de maître doué d'une volonté réelle ; ici, c'est la liberté individuelle qui domine. Je suis indépendant de tout maître individuel qui pourrait me commander d'un «tel est notre bon plaisir.» La vie chrétienne, la vie spirituelle est accomplie dans l'État constitutionnel.
La bourgeoisie se manifeste absolument libérale. Toute agression personnelle dans la sphère d'action d'un autre révolte le bourgeois : Si le bourgeois voit que l'on dépend de la fantaisie, du caprice, de la volonté d'un homme pris comme individu (c'est-à-dire non autorisé par une «puissance supérieure»), il sort alors son libéralisme et crie «à l'arbitraire». Bref, le bourgeois-citoyen s'affirme libre de tout ce qu'on appelle ordre (ordonnance) : «Personne n'a rien à m'ordonner !» Ordre signifie que ce que je dois accomplir est la volonté d'un autre homme, au contraire Loi n'exprime pas la puissance personnelle d'un autre. La liberté du régime bourgeois est celle qui nous fait libres ou indépendants de la volonté d'une autre personne, c'est la soi-disant liberté personnelle ou individuelle ; car être personnellement libre, ce n'est être libre qu'autant qu'aucune autre personne ne peut agir sur la mienne, autrement dit que ce que je puis faire ou ne puis pas faire ne dépend nullement de la détermination personnelle d'un autre.
La liberté de la presse entre autres est une de ces libertés du libéralisme qui ne combat la contrainte de la censure que comme celle de l'arbitraire personnel, tandis qu'elle se montre extrêmement encline à exercer la tyrannie par «des lois de presse», en d'autres termes c'est pour eux-mêmes que les libéraux bourgeois veulent la liberté d'écrire ; car comme ils sont avec la loi, leurs écrits ne les feront pas tomber sous le coup de la loi. On ne peut imprimer que ce qui est libéral, c'est-à-dire légal ; autrement les lois, les «pénalités de presse» vous menacent. La liberté personnelle paraît assurée, et l'on ne remarque pas, quand une certaine limite est dépassée, que c'est le règne de la plus criante des servitudes. Certes nous sommes affranchis des ordres et personne n'a plus rien à nous commander, mais nous sommes devenus d'autant plus soumis à la loi. Nous sommes maintenant esclaves selon les formes du Droit.
Dans l'État bourgeois il n'y a que des «hommes libres» esclaves de mille contraintes. (Ex. la confession d'une foi, le respect, etc.) Mais qu'est-ce que cela fait ! c'est seulement l'État, la loi qui contraint, ce n'est pas un homme quelconque !
Que veut la bourgeoisie quand elle se révolte contre tout ordre personnel, c'est-à-dire contre tout ordre qui n'est pas fondé sur la «cause», sur la «raison», etc. ? Elle ne combat ici que dans l'intérêt de la «cause» contre la domination «des personnes» ! Mais tout ce qui est raisonnable, bon, légal, etc., est «cause» de l'esprit. C'est la «bonne cause». La bourgeoisie veut une domination impersonnelle.
Si l'on accepte ce principe que seule la cause doit commander l'homme, la cause de la morale, de la légalité, etc., il faut aussi qu'en aucune façon l'amoindrissement d'un individu par un autre ne soit autorisé (comme précédemment, par exemple, quand la bourgeoisie était exclue des emplois de noblesse, la noblesse des professions bourgeoises, etc.), il faut qu'il y ait libre concurrence. C'est seulement par la cause qu'un homme peut dominer l'autre (ainsi c'est par l'argent, une cause, que le riche peut dominer l'homme qui n'a pas de fortune), il n'y a pas d'action comme personne. Désormais il n'y a plus qu'une suprématie, celle de l'État ; personnellement il n'y a plus un individu qui soit maître d'un autre. Déjà dès la naissance les enfants appartiennent à l'État, ils n'appartiennent aux parents qu'au nom de l'État qui par exemple n'admet pas l'infanticide, exige le baptême des enfants, etc.
Mais aussi pour l'État, tous les enfants sont égaux entre eux (égalité civique ou politique) et ils peuvent même voir le point où ils en sont entre eux ; ils peuvent concourir.
Libre concurrence signifie simplement qu'un chacun peut se manifester, se faire valoir, combattre contre un autre. Contre de telles tendances naturellement le parti féodal a lutté, car son existence dépend de la non-concurrence. Tel fut le fonds des luttes de la Restauration française ; la bourgeoisie luttait pour la concurrence libre, les féodaux cherchaient à ramener le régime des corporations.
Aujourd'hui la libre concurrence a vaincu, et elle devait vaincre contre les corporations (pour plus de développement, voyez plus loin).
La Révolution aboutit à la réaction, et c'est seulement alors qu'apparut au jour ce qui faisait le fond propre de la Révolution. Car tout effort arrive à la réaction quand il arrive à la réflexion ; il ne se précipite tumultueusement en avant dans l'action originelle que tant qu'il est une ivresse, une action irréfléchie. «Réflexion» est le mot sacramentel de la réaction, parce que la réflexion pose des limites et délivre de la licence et de l'indiscipline initiales, ce qui est l'objet même de sa recherche, le principe. D'impétueux compagnons, des étudiants ferrailleurs qui perdent de vue toute considération, sont proprement des philistins, car chez eux comme chez les autres, les considérations forment le fond de toute leur conduite ; comme étudiants rodomonts, ils les nient et s'insurgent contre elles ; plus tard, devenus philistins, ils les affirment et s'y soumettent. Toute leur pensée, toute leur action, dans les deux cas, tourne uniquement autour de «considération», mais le Philistin en face du compagnon est réactionnaire, c'est l'étudiant turbulent venu à la réflexion, de même que celui-ci n'est qu'un philistin irréfléchi. L'expérience de tous les jours constate la vérité de ce retour et montre que les fiers-à-bras deviennent philistins en vieillissant.
Il en est ainsi de ce qu'on appelle la réaction en Allemagne, qui ne fut pas autre chose que la continuation réfléchie des transports belliqueux de la liberté.
La Révolution ne fut pas dirigée contre l'ordre des choses, mais contre un état de choses déterminé. Elle abolit tel souverain, non le souverain, jamais au contraire les Français ne furent plus impitoyablement dominés ; elle tua le vieux vice, mais voulut réserver à la vertu une situation sûre, c'est-à-dire qu'elle se contenta de remplacer le vice par la vertu (vice et vertu se distinguent l'un de l'autre comme un fougueux étudiant d'un philistin), etc.
Jusqu'aujourd'hui, le principe de la Révolution s'est borné à combattre contre tel ou tel état de choses, c'est-à-dire à être réformateur. Plus l'amélioration est grande, plus grand est le progrès réfléchi : seulement un nouveau maître est toujours mis à la place de l'ancien et la destruction est une reconstruction. On en est toujours à la distinction du jeune et du vieux philistin. La Révolution avec le soulèvement du Tiers, de la classe moyenne, débuta en philistin, elle triompha en philistin (spiessbürgerlich).Ce n'est pas l'homme individuel — celui-là seul est l'homme — qui devint libre, mais le bourgeois, le citoyen, l'homme politique, qui n'est pas l'homme mais un échantillon de l'espèce humaine, un exemplaire de l'espèce citoyen, un citoyen libre.
Dans la Révolution, ce n'est pas l'individu, mais un peuple qui joua un rôle historique : la Nation, la Souveraine voulut tout faire. Le moi imaginaire, l'idée qu'est la nation entre en action, c'est-à-dire que les individus se donnent comme instruments de cette idée et agissent comme «citoyens».
Le régime bourgeois a sa puissance en même temps que ses limites dans la loi fondamentale de l'État, dans une charte, dans un prince légitime ou loyal qui se dirige et gouverne d'après «des lois raisonnables», bref dans la légalité. La période de la bourgeoisie est dominée par l'esprit anglais de légalité. Une diète d'états provinciaux a constamment présent à la mémoire que ses prérogatives sont enfermées dans telles ou telles limites, que ce n'est que par faveur qu'elle fut appelée, qu'elle peut par défaveur être licenciée. Elle fait sans cesse retour à sa mission.
Certes, il est indéniable que mon père m'a créé ; mais maintenant que je suis créé, peu m'importent les intentions qu'il avait en me créant, et à quoi il pouvait bien me destiner ; je fais ce que je veux. Ainsi en France, au début de la Révolution, l'assemblée des États, dès sa convocation, eut le sentiment très juste qu'elle était indépendante de celui qui l'avait appelée. Elle existait et il eût été stupide de sa part de ne pas faire valoir son droit à l'existence, et de s'imaginer être encore sous la tutelle personnelle. Le mandataire n'a plus à se demander : que voulait le mandant lorsqu'il m'a créé ? mais : qu'est-ce que je veux maintenant que j'ai obéi à l'appel qu'on m'a fait ? Ni les mandants ou commettants, ni la charte en vertu de laquelle l'assemblée existe, rien n'est pour lui puissance sacrée et inviolable. Tout ce qui est en sa puissance lui est permis ; il ne connaît aucun pouvoir restrictif du sien, il ne veut pas être loyal. Cela donnerait, si l'on pouvait attendre d'une Chambre quelque chose de semblable, une Chambre absolument égoïste, délivrée de tout cordon ombilical et sans considération pour rien. Mais les chambres conservent encore le respect, aussi ne faut-il pas s'étonner de leur «égoïsme» si mitigé, si indécis, si hypocrite.
Les membres d'une classe doivent rester dans les limites qui leur sont assignées par la Charte, par la volonté du roi, etc. S'ils ne le veulent ni ne le peuvent, ils doivent sortir de la Société qui les a accueillis. Quel homme fidèle au devoir pourrait agir autrement et oserait s'imposer comme primant tout sa propre conviction, sa volonté ? Qui pourrait être assez immoral pour faire valoir sa personnalité quand il devrait s'ensuivre la ruine de la corporation et de tout ? Chacun demeure soucieusement dans la limite de son droit, de son pouvoir parce que personne ne peut plus qu'il ne peut. Certains disent que la puissance ou l'impuissance individuelle des miens doivent être les seules limites de mon pouvoir, la règle unique qui m'enchaîne. Dois-je accepter cette vue qui renverse tout ? Non, je suis un citoyen qui respecte les lois !
Le régime bourgeois suit une morale en relation étroite avec son essence. La première condition c'est que l'on ait une occupation solide, que l'on exerce une profession honorable, un commerce qui ne porte pas atteinte à la morale. A ce point de vue, le chevalier d'industrie, la fille de joie, le voleur, le bandit, le meurtrier, l'homme sans fortune et sans situation, l'homme léger, sont des gens immoraux. Le bon citoyen en les appelant «immoraux» formule la répulsion profonde qu'ils lui inspirent. Il manque à tous ces gens-là la stabilité, le solide, une vie honnête et bien assise, de bon revenus, etc., bref leur existence ne repose pas sur une base stable, et ils forment la catégorie des individus suspects, ils appartiennent à la classe dangereuse du prolétariat. Ce sont des «turbulents» qui n'offrent aucune garantie, n'ont «rien à perdre», et par conséquent rien à risquer. Par exemple, l'homme en s'engageant dans des liens de famille, s'enchaîne, lié il offre une garantie, il est saisissable ; la fille de joie au contraire n'en fournit aucune. Le joueur risque tout au jeu, il se ruine lui et les autres ; — aucune garantie. On pourrait comprendre sous le nom de «vagabonds» tous les individus qui paraissent douteux, hostiles et dangereux au citoyen ; le vagabondage en tout genre lui déplaît. Car il y a aussi des vagabonds de l'intelligence qui trouvent la demeure héritée de leur père trop étroite et trop basse pour pouvoir s'en contenter ; au lieu de se tenir dans les limites d'une façon de penser modérée et de considérer comme vérités intangibles ce qui donne à des milliers d'hommes la consolation et le repos, ils sautent par dessus les barrières du traditionalisme, et vagabonds extravagants, ils s'abandonnent sans frein aux fantaisies de leur critique impudente et de leur scepticisme effréné. Ils forment la classe des instables, des inquiets, des inconstants, c'est-à-dire des prolétaires et sont appelés, quand ils donnent libre cours à leur nature, des «mauvaises têtes».
Tel est le sens que l'on donne au prolétariat ou paupérisme. Comme l'on se tromperait si l'on attribuait à la bourgeoisie l'intention d'employer ses meilleures forces à mettre fin à la misère (paupérisme) ! Au contraire, le bon bourgeois se repose sur la formule consolante que «les richesses sont inégalement réparties et qu'il ne sera toujours ainsi, suivant la sage décision du Seigneur.» La misère, qu'il rencontre à tous les coins de rue, l'entraîne tout au plus à faire quelque aumône, ou à procurer du pain et du travail à quelque pauvre homme «honnête et qu'on peut utiliser». Mais sa jouissance paisible est d'autant plus troublée quand la misère, insatisfaite de son sort, avide de nouveauté, ne veut plus se tenir tranquille, refuse de souffrir, commence à s'agiter et à extravaguer. Emprisonnez la vagabond, enfermez le fauteur de désordres, dans le cachot le plus sombre ! Il «veut provoquer dans l'État le mécontentement et renverser l'ordre établi,» lapidez-le, lapidez-le !
Mais le mécontentement même donne lieu au raisonnement que voici : peu importe aux «bons citoyens» qui les protège eux et leurs principes, roi absolu ou constitutionnel, république, etc., pourvu qu'ils soient protégés. Et ils vouent leur «amour» à quiconque défend leur principe. Or, quel est ce principe ?
Ce n'est pas celui du travail, ce n'est pas celui de la naissance. C'est le principe de la médiocrité, du juste-milieu : un peu de naissance, un peu de travail, bref une propriété qui porte intérêt. La propriété c'est ici ce qui est solide, donné, hérité (naissance) ; la production de l'intérêt, c'est la récompense de l'effort (travail), c'est donc le capital en travail. Mais pas d'exagération, pas d'ultra, pas de radicalisme ! Certes droit de naissance mais seulement possession innée ; certes travail, mais peu, et même aucun travail propre, mais travail du capital — et des travailleurs esclaves.
Quand une époque est engagée dans une erreur, les uns en tirent profit au détriment des autres. Au moyen-âge ce fut l'erreur commune à tous les chrétiens que l'Église devait avoir sur terre la toute puissance, la suprématie. Les ecclésiastiques non moins que les laïques crurent à cette «vérité» et furent ensemble esclaves d'une même erreur. Seulement cette erreur donnait aux ecclésiastiques l'avantage de la puissance au grand dommage des laïques qui demeuraient sujets. Mais comme «les infortunes nous rendent sages», les laïques parvinrent enfin à la sagesse et ne crurent plus longtemps à la vérité du moyen-âge. — Un rapport identique existe entre la classe bourgeoise et celle des travailleurs. Bourgeois et travailleurs croient à la «vérité» de l'argent ; ceux qui n'en possèdent pas n'y croient pas moins que ceux qui en possèdent ; ainsi les laïques avec les prêtres.
L'argent gouverne le monde, voilà le thème dominant de l'époque bourgeoise : un noble sans propriété, un travailleur qui ne possède rien sont des «meurt-de-faim» qui ne comptent pas au point de vue politique. La naissance et le travail n'y font rien, c'est l'argent seul qui donne à l'homme sa valeur. Ceux qui possèdent exercent la souveraineté, mais l'État prend parmi ceux qui ne possèdent pas, ses «serviteurs» ; il les élève à son service et leur donne de l'argent (traitement) suivant la part qu'ils prennent à la souveraineté (gouvernement) qu'ils exercent en son nom.
Je reçois tout de l'État. Ai-je quelque chose sans l'assentiment de l'État ? Ce que j'ai sans qu'il y consente, il me le reprend aussitôt qu'il peut découvrir que je n'y ai pas «titre». Ainsi donc, tout ce que j'ai, n'est-ce pas sa faveur, son consentement qui me le donne ?
C'est là-dessus seulement, sur le titre légal, que s'appuie le régime bourgeois. Le bourgeois est ce qu'il est en raison de la protection, de la faveur de l'État. Il devrait s'attendre à tout perdre du jour où la puissance de l'État serait brisée.
Mais comment en est-il de celui qui n'a rien à perdre, du prolétaire ? Comme il n'a rien à perdre, il n'a pas besoin avec son «rien» de la protection de l'État. Il ne peut au contraire qu'y gagner à ce que la protection de l'État soit enlevée à ses protégés.
Ainsi donc celui qui ne possède pas considère l'État comme la puissance tutélaire du possédant qu'elle comble de privilèges, tandis qu'elle le suce jusqu'à l'épuisement, lui, le non-possédant. L'État, c'est l'État bourgeois, c'est la constitution même de la bourgeoisie. Il protège l'homme non pas suivant son travail, mais suivant son obéissance («loyalisme»), suivant qu'il exerce les droits qui lui sont conférés par l'État, conformément à la volonté, c'est-à-dire aux lois de l'État.
Dans le régime bourgeois, les travailleurs tombent constamment sous le joug des possesseurs, c'est-à-dire de tous ceux qui ont à leur disposition un bien de l'État quelconque (or tout ce qui susceptible d'être possédé est bien de l'État, appartient à l'État, et n'est que fief attribué à l'individu) particulièrement l'argent ou des biens territoriaux, ainsi le travailleur tombe aux mains des capitalistes. Le travailleur ne peut faire valoir son travail en raison de la valeur qu'il a pour ceux qui en jouissent. «Le travail est mal payé !» Le capitaliste en tire le plus grand profit. Exception seulement pour les travaux de ceux qui contribuent à rehausser l'éclat et la domination de l'État, pour les travaux des hauts fonctionnaires qui sont bien, trop bien payés. L'État paye bien afin que ses «bons citoyens», — la classe possédante — puissent sans danger mal payer ; il s'assure par de bons traitements ses serviteurs dont il fait une arme de défense pour les «bons citoyens», une «police» (à la police appartiennent les soldats, les fonctionnaires de toutes sortes, par exemple ceux de la justice, de l'instruction publique, etc., bref toute la «machine de l'État») et les «bons citoyens» lui versent bien volontiers de forts impôts pour payer d'autant moins leurs travailleurs.
Mais la classe des travailleurs en ce qui concerne ses intérêts essentiels n'est pas protégée (car ce n'est pas comme travailleurs qu'ils jouissent de la protection de l'État, mais comme sujets qu'ils jouissent de la protection de la police, une soi-disant protection légale) aussi demeurent-elle une force hostile à l'État, à cet État des gens qui possèdent, à cette «royauté bourgeoise». Son principe, le travail, n'est pas reconnu à sa valeur, il est exploité, c'est le butin de guerre des possédants, des ennemis.
Les travailleurs ont entre les mains la puissance la plus formidable, s'ils en prenaient une fois conscience et voulaient la mettre en œuvre, rien ne leur résisterait ; ils n'auraient qu'à cesser de travailler, qu'à considérer la matière travaillée comme la leur propre et à en jouir. Tel est le sens des agitations prolétaires qui se manifestent de temps à autre.
L'État repose sur l'esclavage du travail. Si le travail devient libre, l'État est perdu.
§2. — Le libéralisme social
Nous sommes nés libres, or partout où nous jetons les yeux, nous voyons qu'on fait de nous des esclaves au service des égoïstes ! Devons-nous donc être égoïstes aussi ! Dieu nous en garde ! Nous voulons plutôt rendre les égoïstes impossibles : nous voulons que tous soient des gueux, nous voulons que tous n'aient rien afin que «tout le monde» possède.
Ainsi parlent les socialistes.
Quelle est cette personne que vous appelez «tout le monde» ? — C'est la «société». — Mais est-elle douée d'un corps ? — C'est nous qui sommes son corps ! — Vous ? mais vous n'êtes pas un corps ! Toi oui, tu as un corps, toi aussi, toi aussi, mais tous ensemble, vous êtes des corps, vous n'êtes pas un corps. Par conséquent, la société une a des corps à son service, mais elle n'a pas un corps, un, en propre. Comme «nation» des politiques, elle n'est rien qu'«esprit», le corps en elle n'est qu'une apparence.
Dans le libéralisme politique, on entend par liberté de l'homme la liberté qui le fait libre des personnes, libres de la domination personnelle, libre du Seigneur : assurance de chaque personne prise individuellement contre toutes les autres, liberté personnelle.
Personne n'a à commander, la loi seule commande.
Mais si les personnes sont devenues égales, il n'en est pas de même de leurs propriétés. Et pourtant le pauvre a besoin du riche, le riche du pauvre ; celui-ci a besoin de l'argent du riche, celui-là a besoin du travail du pauvre. Ainsi aucun ne recherche en l'autre la personne, mais le donneur, celui qui a quelque chose à donner, le propriétaire, le possesseur. Ce qui fait l'homme, c'est ce qu'il a. Or, en propriété, en «avoir», les hommes sont inégaux entre eux.
En conséquence, conclut le libéralisme social, personne ne doit avoir, de même que dans le libéralisme politique personne ne devait commander, ici c'est à l'État seul que revient le commandement, là c'est à la société seule que revient la propriété.
L'État en protégeant la personne et la propriété d'un chacun contre l'autre, les sépare l'un de l'autre : chacun est pour soi-même sa part, chacun a pour soi sa part. Celui à qui suffit ce qu'il est et ce qu'il a, trouve son compte à cet état de choses, mais celui qui voudrait avoir plus cherche des yeux ce plus et le trouve au pouvoir d'autres personnes. Il tombe ici sur une contradiction : en tant que personne nul n'est inférieur à un autre et cependant une personne a ce que l'autre n'a pas mais voudrait avoir. Ainsi, conclut-il, telle personne est pourtant plus que telle autre, car celle-ci a ce dont elle a besoin, celle-là ne l'a pas ; celle-ci est riche, celle-là est pauvre.
Mais, continue-t-il, devons-nous laisser revivre ce que nous avons justement enterré, devons-nous laisser régner l'inégalité des personnes rétablie par des voies détournées ? Non, nous devons au contraire pousser jusqu'au bout, l'œuvre à moitié accomplie. Nous ne dépendons plus de la personne des autres, mais nous dépendons encore de ce qu'elle a en sa puissance personnelle, bref nous ne sommes pas libres encore de la «propriété personnelle». Il faut nous en affranchir. Personne ne doit plus rien avoir, nous devons tous être — des gueux. Il faut que la propriété soit impersonnelle, qu'elle appartienne à la Société.
Devant le pouvoir suprême, l'unique autorité, nous étions devenus tous égaux, personnes égales, c'est-à-dire des zéros.
Devant le propriétaire suprême, nous devenons tous, au même titre, des gueux. Pour l'heure, tel est encore à l'estimation de l'autre, un «gueux», un «pauvre diable» ; ces estimations ne seront bientôt plus de saison ; nous sommes tous des gueux, et si nous considérons la masse totale de la société communiste que nous formons, nous pouvons nous intituler «la canaille».
Quand le prolétaire aura fondé réellement la société qu'il rêve, où toute distance du riche au pauvre est abolie, alors il sera gueux, il tirera vanité d'être gueux ; il pourra même donner au mot gueux l'acception honorable que la Révolution donna au mot «citoyen». Le gueux est son idéal, nous devons tous devenir des gueux.
Tel est, dans l'intérêt de «l'humanité», le deuxième vol fait à la «personnalité». On ne laisse à l'individu ni l'autorité ni la propriété : l'État a pris l'une, la Société, l'autre.
Comme c'est dans la Société que se manifestent les pires misères, les opprimés, c'est-à-dire les membres des régions inférieures de la Société, pensent qu'il faut lui en attribuer la faute et se donnent pour tâche de découvrir la Société juste. C'est toujours l'antique illusion qui nous fait chercher la faute chez les autres et non en nous-mêmes ; c'est ainsi que nous rendons l'État responsables de l'avarice des riches, etc. qui pourtant doivent leur existence précisément à notre faute.
Les réflexions et conclusions du communisme paraissent très simples. Au point où en sont les choses, dans les conditions actuelles de l'État, les uns ont le désavantage sur les autres, et à vrai dire, c'est la majorité qui est en infériorité sur la minorité. Dans cette situation, les uns se trouvent en état de prospérité, les autres en état de nécessité.
Par suite, le présent état de choses, c'est-à-dire l'État (status= état) doit être aboli. Et quoi à la place ? A la place de la prospérité isolée — la prospérité générale, la prospérité de tous.
Par la Révolution, la bourgeoisie devint toute puissante, toute inégalité disparut en ce sens que chacun fut élevé ou abaissé à la dignité de citoyen : l'homme du commun fut élevé, le noble abaissé : le Tiers-État devint la seule classe, la classe des citoyens. Le communisme réplique alors : notre dignité, notre essence véritable, ce n'est pas d'être tous enfants égaux de l'État, notre père, et d'avoir un droit égal à son amour et à sa protection, elle consiste en ceci que nous devons tous exister les uns pour les autres. Voilà notre véritable égalité ; en d'autres termes nous sommes tous égaux en ceci que moi, toi, nous tous, nous déployons notre activité, nous «travaillons», chacun pour tous, chacun de nous est un travailleur. Cette inégalité ne repose pas sur ce que nous sommes par rapport à l'État, sur notre qualité de citoyens ; elle suppose que chacun de nous n'existe que par rapport à l'autre, qui tandis qu'il pourvoit à mes besoins, voit en même temps les siens satisfaits par moi-même. Par exemple il travaille pour mes vêtements (tailleur), moi pour ses plaisirs (auteur dramatique, danseur de corde, animateur TV, etc.), il pourvoit à ma nourriture (aubergiste, etc.), moi à son instruction (savants, etc.). Ainsi le régime du travail, voilà notre dignité et notre inégalité.
Quel avantage nous apporte le régime bourgeois ? Des charges ! Et à quel taux taxe-t-on notre travail ? Aussi bas que possible ! Mais le travail est pourtant notre seule valeur ; ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qui fait notre raison d'être dans le monde, nous sommes des travailleurs, voilà quelle doit être notre signification, voilà ce qui doit prévaloir. Que pouvez-vous nous opposer ? — Uniquement du travail. C'est seulement pour du travail, pour des services que nous vous devons une récompense, non pour l'unique fait que vous existez : ce n'est pas pour ce que vous êtes pour vous-mêmes, mais pour ce que vous êtes pour nous. Qu'est-ce donc qui vous donne des droits sur nous ? Votre haute naissance, etc... ? Non. C'est seulement le fait que vous remplissez nos désirs ou que vous nous rendez des services. Ainsi donc, voilà la règle : nous voulons que vous nous estimiez en raison de nos services ; mais la réciproque doit avoir lieu de nous à vous. Les services, du moins les services qui ont pour nous une certaine valeur, déterminent la valeur, ainsi les travaux que nous exécutons les uns pour les autres, les travaux d'utilité générale. Chacun doit être aux yeux des autres un travailleur. Celui qui accomplit une utilité ne le cède à personne, en d'autres termes tous les travailleurs (travailleurs naturellement au sens de travailleurs pour l'«utilité générale», c'est-à-dire travailleurs communistes) sont égaux. Mais comme le travailleur vaut suivant son salaire, il faut donc que les salaires soient égaux.
Tant que la foi a suffi à l'honneur et à la dignité de l'homme, et il a accepté sans révolte tout travail si astreignant qu'il fût du moment qu'il n'entravait pas sa foi. Maintenant au contraire où chacun doit se développer et devenir homme, la force qui tenait l'homme enchaîné à un travail machinal disparaît avec l'esclavage. Si un travailleur de fabrique est contraint de travailler à mort douze heures et plus par jour, il est empêché à jamais de devenir homme. Tout travail doit avoir pour but que l'homme en nous soit satisfait. Par conséquent, il faut que l'ouvrier soit passé maître dans chacun des travaux partiels qu'il exécute, qu'il puisse en créer un tout. Celui qui dans une fabrique d'épingles confectionne uniquement la tête, ou étire le fil, etc., travaille comme une mécanique, comme une machine ; il demeure une mazette, il n'est jamais maître : son travail ne peut le satisfaire, et ne fait que le fatiguer. Son travail pris en soi n'est rien, n'a aucun but en soi, n'est rien de fini : il travaille uniquement pour un autre et est utilisé (exploité) par cet autre. Pour ce travailleur au service d'un autre, les jouissances des esprits cultivés n'existent pas, tout au plus y a-t-il pour lui quelques plaisirs grossiers. La culture intellectuelle lui est fermée. Pour être bon chrétien on n'a besoin que de croire, chose qui peut se produire sous le régime le plus oppressif. Il s'ensuit que ceux qui pensent chrétiennement n'ont de souci que de maintenir dans la piété les travailleurs opprimés et ne songent qu'à leur prêcher la patience, la résignation, etc... Les classes opprimés ont pu supporter leur misère tant qu'elles furent chrétiennes, car le christianisme ne laisse pas grossir leurs murmures, ni leurs révoltes. Mais il ne sert plus maintenant de calmer leurs désirs, on veut les assouvir. La bourgeoisie a annoncé l'Évangile de la jouissance terrestre, matérielle, et elle s'étonne à présent que la doctrine trouve des adhérents parmi nous autres, pauvres gens ; elle a démontré que ce n'est pas la foi et la pauvreté, mais l'éducation et la propriété qui font le bonheur : Nous aussi, prolétaires, nous comprenons cela.
Le régime bourgeois aboli l'autorité et l'arbitraire des individus, seulement il subsiste un arbitraire qui résulte de la conjoncture des circonstances et qui peut être appelé le hasard des choses : il reste le bonheur qui distribue ses faveurs et «les favoris du bonheur».
S'il arrive par exemple qu'une branche d'industrie disparaisse et que des milliers de travailleurs se trouvent sans pain, il faut avoir la justice de reconnaître que la faute n'en est pas imputable à l'individu, mais que «le mal tient aux circonstances».
Changeons donc les circonstances, mais changeons-les radicalement et de telle manière que le hasard soit impuissant et que ce soit là une loi ! Ne soyons pas plus longtemps esclaves du hasard ! Donnons-nous un nouvel ordre qui mette fin aux vicissitudes ; que cet ordre soit sacré !
Autrefois il fallait faire droit aux exigences des seigneurs pour réussir à quelque chose ; après la Révolution règne la formule : empare-toi du bonheur ! Chasse au bonheur ou jeu de hasard, voilà en quoi consiste la vie bourgeoise. A côté de cela, exigence nécessaire, quiconque a acquis un profit ne doit pas avoir la légèreté de le remettre en jeu.
Étrange et cependant bien naturelle contradiction. La concurrence au milieu de laquelle se déroule la vie bourgeoise et politique est absolument un jeu de hasard, depuis les spéculations de bourse, jusqu'à la brigue des emplois, la chasse aux clients, les intrigues pour l'avancement, les trafics de brocanteurs, etc... Si l'on réussit à distancer et à surpasser son concurrent, on fait un «beau coup», car il faut déjà considérer comme une chance d'être pourvu de dons, — que l'on a, il est vrai, développé avec un soin assidu, — contre lesquels les autres savent ne rien pouvoir, c'est un bonheur de ne pas trouver dans la lutte de mieux doués que soi-même. Et maintenant ceux qui passent leur existence quotidienne au milieu de cette fluctuation constante de la fortune, sont pris sans y voir malice, d'une morale indignation, quand leur propre principe apparaît tout nu et, en tant que jeu de hasard, est cause de «malheurs». Le jeu de hasard est vraiment une concurrence trop définie, trop dévoilée et blesse, comme une nudité éhontée, les sentiments de pudeur les plus respectables.
A cette loterie, les socialistes veulent mettre fin et former une société dans laquelle les hommes ne soient plus esclaves de la chance, mais soient libres.
Tout d'abord cet effort se manifeste de la façon la plus naturelle comme haine des «malheureux» contre les «heureux», c'est-à-dire de ceux pour qui le bonheur a fait peu ou rien, contre ceux pour qui il a tout fait.
En réalité, cette irritation n'en a pas aux heureux, mais au bonheur, cette plaie du régime bourgeois. Le communisme proclamant que l'activité libre est l'essence de l'homme, a besoin, comme tout sentiment quotidien, d'un dimanche, comme tout effort matériel, d'un Dieu, d'une élévation, d'une édification, à côté de son «travail» dépourvu d'idéalité.
Quand le communiste voit en toi l'homme, le frère, ce n'est là que le dimanche du communisme. Pour tous les jours il ne te considère pas le moins du monde comme homme, mais comme travailleur humain ou homme travailleur. Le principe libéral réside dans la première conception, dans la seconde se cache l'antilibéralisme. Si tu étais un «fainéant» certes il ne méconnaîtrait pas l'homme en toi, mais il chercherait à purifier cet homme paresseux qui est en toi de sa paresse et à te convertir à la foi que le travail de l'homme est «sa vocation et sa destinée».
C'est pourquoi il se montre avec un double visage ; avec l'un il veille à ce que la spiritualité de l'homme soit satisfaite, avec l'autre, il examine les moyens de donner satisfaction à l'homme matériel, corporel. Il donne à l'homme la double fonction d'administrer ses biens et matériels et spirituels.
La bourgeoisie avait donné libre accès aux biens spirituels et matériels et laissé à chacun la faculté de rechercher ce qui existait ses convoitises. Le communisme les procure réellement à tout homme, il les lui impose, il le contraint à les acquérir. Comme les biens matériels et spirituels peuvent seuls à ses yeux faire de nous des hommes, le communisme considère que sa tâche supérieure est de nous forcer à les acquérir sans objection afin que nous devenions des hommes. Le régime bourgeois avait fait le profit libre, le communisme y contraint et il ne connaît que l'homme qui lutte pour acquérir, l'homme qui exerce un métier. Il ne suffit pas que l'industrie soit libre, il faut t'en saisir.
Il reste à montrer que l'acquisition de ces biens ne fait encore de nous, en aucune façon, des hommes.
Avec le commandement libéral qui ordonne que chacun fasse de soi un homme, la conséquence nécessaire devait être que chacun pût gagner du temps pour pouvoir se livrer à ce travail d'«humanisation», en d'autres termes, qu'il fût possible à chacun de travailler pour soi.
La bourgeoisie crut en avoir donné le moyen en abandonnant toutes choses humaines à la concurrence, et en autorisant l'individu à les convoiter toutes : «Chacun peut aspirer à tout !»
Le libéralisme social trouve insuffisant ce «peut» parce que peut signifie seulement qu'il n'est défendu à personne, non qu'il soit possible à chacun. En conséquence il affirme que le régime bourgeois n'est libéral qu'en paroles et qu'en fait il est profondément anti-libéral. Lui, de son côté, veut nous donner à tous les moyens de travailler pour nous-mêmes.
Certes le principe du bonheur ou de la concurrence est dominée par celui du travail. Mais en même temps, le travailleur, dans sa conscience que l'essentiel en lui-même c'est «le travailleur», se tient bien loin de l'égoïsme et demeure soumis à la suprématie d'une société de travailleurs, comme le citoyen dépendait résigné de l'État-concurrence. On continue à faire le beau rêve du «devoir social». De nouveau on pense que la société nous donne ce dont nous avons besoin, par conséquent que nous lui sommes obligés, nous lui devons tout (21), on en reste donc toujours à vouloir servir un «dispensateur suprême de tous les biens». Que la société ne soit pas un Moi qui puisse donner, prêter ou garantir, mais un instrument, un moyen que nous pouvons utiliser, dont nous pouvons tirer profit ; que nous n'ayons aucun devoir social, mais exclusivement des intérêts sociaux, que nous n'avons aucun sacrifice à faire à la société, mais, si nous sacrifions quelque chose, que ce soit à nous-mêmes : voilà des choses auxquelles les socialistes n'ont jamais pensé, parce que, libéraux qu'ils sont, ils demeurent prisonniers d'un principe religieux et aspirent à une société religieuse, comme fut jusqu'ici l'État.
La société dont nous tenons tout, voilà le nouveau maître, le nouveau fantôme, nouvel «être suprême» auquel «nous engageons notre foi.»
Un examen plus serré du libéralisme politique et du libéralisme social trouvera plus loin sa place. Pour le moment nous passons outre pour les soumettre au jugement du libéralisme humain ou critique.
§ 3. — Le libéralisme humain.
Le libéralisme s'achève dans le libéralisme qui fait sa propre critique, le libéralisme «critique», dans lequel le critique demeure un libéral et ne va pas au delà du principe du libéralisme, l'homme ; il peut donc de préférence être nommé d'après l'homme et recevoir le titre «d'humain».
Le travailleur passe pour le plus matériel et le plus égoïste des hommes. Il ne fait absolument rien pour l'humanité, il ne travaille que pour lui-même, pour son bien-être.
La bourgeoisie ayant déclaré que l'homme n'était libre que par sa naissance, a dû, pour le reste, le laisser tomber aux griffes du monstre (l'égoïste). Par suite l'égoïsme sous le régime du libéralisme politique a un champ énorme à exploiter librement.
De même que le citoyen utilise l'État, ainsi le travailleur emploie la société pour ses buts égoïstes. «Égoïste tu n'as qu'un but, ton bien-être !» Jette en reproche le libéral humain au socialiste. «Embrasse un intérêt purement humain et je suis avec toi». Pour cela il faut une conscience plus forte, plus vaste qu'une conscience de travailleur. «Le travailleur ne fait rien, c'est pourquoi il n'a rien ; mais il ne fait rien parce que son travail reste constamment isolé, borné à ses propres besoins, parce qu'il est quotidien (22)». On peut en contraste faire cette réflexion que le travail de Gutenberg n'est pas resté stérile, mais a créé une quantité innombrable d'enfants ; il avait en vue le besoin de l'humanité, voilà pourquoi il est éternel, impérissable.
La conscience du libéral humain méprise aussi bien la conscience du bourgeois que celle du travailleur. Car le bourgeois n'a de colère que pour les vagabonds (tous ceux qui n'ont pas «de profession déterminée»), et leur immoralité ; le travailleur s'emporte contre le paresseux (le fainéant) et ses principes «immoraux», parce qu'épuisants et antisociaux. Au contraire l'Humain répond : Si beaucoup n'ont pas de situation stable, c'est ton œuvre, philistin ! De ton côté, prolétaire, si tu veux forcer les autres à peiner, à faire de la société une galère universelle, c'est que récemment encore tu portais le bât. A vrai dire, en forçant tout le monde à peiner également, tu veux adoucir la peine à tous, et, ce n'est qu'en vertu de ce principe que tous indifféremment doivent gagner des loisirs. Mais qu'en feront-ils de ces loisirs ? que fait la «Société» pour les utiliser humainement ? Il faut encore qu'elle laisse ces loisirs gagnés au bon plaisir égoïste de l'individu, et justement ce gain que crée ta société tombe aux mains de l'égoïste, de même que le gain de la bourgeoisie, l'indépendance absolue de l'homme, ne pouvant être rempli par l'État avec un contenu humain, fut laissé à l'arbitraire.
Certes il est nécessaire que l'Homme n'ait pas de maître, mais il ne faut pas pour cela que l'Égoïste redevienne maître de l'Homme, il faut que l'Homme se rende maître de l'Égoïste. Certes l'Homme doit avoir des loisirs, mais si l'Égoïste les confisque à son profit, ils échappent à l'Homme ; c'est pourquoi vous devez donner à vos loisirs une signification humaine. Mais aussi, travailleurs, vous entreprenez votre travail poussés par des instincts égoïstes, parce que vous voulez manger, boire, vivre ; comment pourriez-vous être moins égoïstes dans vos loisirs ! Vous ne travaillez que pour, le travail accompli, pouvoir vous prélasser à votre aise (fainéantiser) et vous abandonnez au hasard le soin de vos loisirs.
Mais s'il faut que toutes les portes soient solidement verrouillées devant l'égoïsme, on doit tendre alors à l'action absolument désintéressée, au désintéressement total. Cela seul est humain, parce que seul l'Homme est désintéressé, l'Égoïste est toujours intéressé.

Supposons provisoirement le désintéressement. Alors nous demandons : Ne veux-tu prendre intérêt à rien, rien ne peut-il provoquer ton enthousiasme, Liberté, Humanité, etc... ? Si, certes, mais ce n'est pas un intérêt égoïste, ce n'est pas non plus le désintéressement, c'est un intérêt humain, c'est-à-dire théorique, intérêt qui ne s'attache pas à un individu ou à des individus (à «tous») mais à une idée, à l'Homme.
Et ne remarques-tu pas que toi aussi tu n'as d'enthousiasme que pour ton idée, ton idée de liberté.
Et encore ne vois-tu pas que ton désintéressement comme le désintéressement religieux, n'est qu'un intérêt céleste ?
Car que t'importe le profit des individus ? Tu crierais volontiers : «fiat libertas, pereat mundus». Tu ne te soucies pas du lendemain, tu n'attaches aucune importance aux besoins des individus, à ton propre bien-être pas plus qu'à celui des autres ; mais si tu n'attaches de valeur à rien, c'est parce que tu es un exalté.
Le libéral humain serait-il assez libéral pour considérer comme humain tout ce qui est possible à l'homme ? Au contraire ! Certes il ne partage pas le préjugé moral du Philistin à l'égard de la prostituée, mais «comme homme» il trouve méprisable que cette femme fasse de son corps «une machine à gagner de l'argent.» Il porte ce jugement : «la prostituée n'appartient pas à l'humanité,» ou bien : «autant une femme est prostituée, autant elle est dénuée du caractère d'humanité.» Allons plus loin : le Juif, le chrétien, le privilégié, le théologien, etc. ne sont pas hommes ; tant que tu es juif, etc., tu n'es pas homme. De nouveau apparaît le postulat impératif : Rejette de toi tout ce qui n'est pas toi après en avoir fait l'examen critique. Ne sois pas Juif, chrétien, etc., mais sois homme et rien qu'homme ! Que ces étroites caractéristiques soient dominées par ton «humanité» ; par elle fais-toi homme et libre de tout ce qui veut te limiter, sois un «homme libre» c'est-à-dire reconnais l'humanité comme étant ton être qui détermine tout.
— Moi je dis, certes tu es plus que Juif, plus que chrétien, mais tu es aussi plus qu'homme. Ce ne sont là que des idées, mais toi, tu existes en chair et en os. Penses-tu être jamais «homme» au sens exact du mot ? Penses-tu donc que nos descendants ne trouveront plus de préjugés, ni de bornes à faire disparaître, auxquels nos forces n'ont pas suffi ? Crois-tu, dans quarante ou cinquante ans d'existence, avoir été si loin que les jours qui suivent ne te laisseront plus rien à résoudre, et que tu sois enfin l'Homme ? La postérité aura encore à lutter pour des libertés dont nous ne sentons pas même le besoin. A qui emploieras-tu ces dernières libertés ? Si tu ne comptes pour rien avant d'être devenu homme, attends alors le jugement dernier, attends le jour où l'homme, l'humanité aura atteint sa perfection. Mais comme tu seras certainement mort avant, où donc sera le prix de la victoire ?
C'est pourquoi tu feras mieux de chercher ta cause en toi-même et de te dire : je suis homme ! Je n'ai pas besoin de chercher à établir l'homme en moi, car il m'appartient déjà comme toutes mes qualités.
Mais comment peut-on, interroge le critique, être à la fois Juif et homme ! Je réponds d'abord, on ne peut être ni Juif, ni homme, autrement «on» est Juif, «on» est homme devraient signifier la même chose ; «on» dépasse toujours de pareilles définitions. Schmul peut être aussi Juif qu'on peut l'être, il est impossible pourtant qu'il soit Juif et rien que Juif, parce que déjà il est ce Juif-ci. En second lieu comme Juif on ne peut être homme, si être homme signifie ne pas être quelque chose de particulier. Mais en troisième lieu — et cela dépend de l'individu — je puis comme Juif être entièrement ce que je puis être. Considérez Samuel, Moïse et autres, dans le sens où vous prenez le mot Homme, ceux-là même à votre sens ne furent pas encore «des hommes» et cependant il vous est impossible de concevoir qu'ils auraient dû s'élever au-dessus du judaïsme. Ils furent exactement ce qu'il pouvaient être. En est-il autrement des Juifs d'aujourd'hui ? Parce que vous avez découvert l'idée d'humanité, s'ensuit-il que tout Juif puisse s'y convertir ? S'il le peut, il n'y manquera pas et s'il y manque — c'est qu'il ne peut pas. Que lui importe votre exigence, que lui importe cette vocation d'«homme» que vous lui imposez ?

La Société humaine, qui nous promet l'Humain ne reconnaît rien qui soit particulier à tel ou tel individu, pour elle tout ce qui a un caractère «privé» est sans valeur. De cette façon le cercle du libéralisme s'achève complètement, il trouve dans l'Homme et dans la liberté humaine son bon principe, dans l'égoïste et dans toute chose privée, son mauvais principe — l'un est son Dieu, l'autre est son Diable. La personne particulière ou privée a perdu dans l'État sa valeur (plus de privilèges personnels) ; dans la Société des travailleurs ou des «gueux», la propriété particulière ou privée n'est plus reconnue, alors apparaît la «Société humaine» où tout ce qui personnel ou privé tombe hors de considération. Alors la «pure critique» ayant accompli son rude labeur, on saura tout ce qui est privé, tout ce que l'homme «dans le sentiment aigu de son néant» devra laisser subsister.
L'État et la Société ne suffisent pas au libéralisme humain, il les nie tous les deux en même temps qu'il les conserve. On dit par exemple que la tâche de l'époque n'est pas «politique, mais sociale» et de nouveau on nous promet pour l'avenir, l'«État libre». En réalité la «Société humaine» est à la fois l'État le plus général et la Société la plus générale. Quand on affirme que l'État attache trop d'importance aux intérêts privés spirituels (par exemple à la foi religieuse des gens), ce n'est que de l'État restreint qu'il s'agit ; quand on affirme que la Société fait trop d'embarras des intérêts privés matériels, c'est à la société restreinte uniquement qu'on s'attaque. L'un et l'autre doivent abandonner les intérêts privés aux gens du privés et ne se préoccuper comme société humaine que des intérêts humains généraux.
Les politiques, en voulant abolir la volonté personnelle, l'arbitraire individuel, n'ont pas remarqué que dans la propriété, la volonté personnelle trouvait un sûr refuge.
Les socialistes aussi, quand ils veulent abolir la propriété individuelle, ne remarquent pas qu'elle a une durée assurée dans l'individualité. N'y a-t-il donc comme propriétés que l'argent et les biens territoriaux, et toute opinion n'est-elle pas chose mienne, propre ?
Ainsi donc il faut que toute opinion personnelle soit abolie ou rendue impersonnelle. A la personne il n'appartient aucune opinion ; mais de même que l'on a transféré la volonté personnelle à l'État, la propriété à la Société, de même l'opinion individuelle doit être transportée à un être général «à l'homme» et devenir par là une opinion générale.
Si l'opinion personnelle subsiste, alors j'ai mon Dieu, ma foi, ma religion, ma pensée, mon idéal. Dieu en réalité n'est que «mon Dieu», il est ma croyance, il est «ma foi» ; c'est pourquoi une foi humaine générale doit apparaître, «le fanatisme de la liberté», ce sera proprement une foi en harmonie avec «l'essence de l'homme» et comme «l'homme» seul est raisonnable [Moi et Toi pouvons être très déraisonnables !] ce sera une foi raisonnable.
De même que la volonté propre et la propriété sont impuissantes, de même en doit-il être de l'individualité et de l'égoïsme en général.
Dans ce développement suprême de «l'homme libre», l'égoïsme, la propriété est combattue en principe et des buts aussi secondaires que la «prospérité» sociale des socialistes, etc. disparaissent devant «l'idée supérieure de l'humanité». Tout ce qui n'a pas de «caractère humain général» est quelque chose à part, ne satisfait que quelques-uns ou un seul, ne les satisfait que comme individus isolés, non comme hommes et est appelé pour cela «égoïstique».
Pour les socialistes, la prospérité publique est encore le but suprême tandis que les libéraux politiques s'accommodaient du struggle; elle est libre aussi, et libre de se procurer ce qu'elle veut avoir, comme précédemment celui qui voulait s'engager dans le struggle(la concurrence) en avait le libre choix.
Seulement, pour prendre part à la concurrence vous n'avez besoin que d'être citoyens, pour participer à la prospérité il suffit que vous soyez des travailleurs. jusqu'ici ces deux termes n'ont pas une signification identique au mot «homme». L'homme n'est véritablement tel que quand il est «spirituellement libre», car l'homme est esprit, c'est pourquoi toutes les puissances étrangères à cet esprit, toutes les puissances inhumaines, surhumaines et célestes doivent être renversées et le nom d'«homme» doit être placé au-dessus de tous les noms.
Ainsi donc au déclin des temps nouveaux comme au début de ces temps, c'est encore la «liberté spirituelle» qui apparaît comme la chose suprême.
Au communiste en particulier le libéral humain dira : Si la Société t'assigne ton activité, sans doute elle est libre de l'influence des individus, c'est-à-dire des égoïstes, mais elle n'a pas encore besoin pour cela d'une «pure activité humaine» et il n'est pas encore nécessaire que tu sois un organe complet de l'humanité. quelle que soit l'activité que la Société exige de toi, elle demeure encore livrée au hasard ; la Société pourrait te donner la tâche de construire un temple, etc., et quand même elle ne le ferait, tu pourrais de ta propre initiative employer ton activité à une folie, à une monstruosité ; il y a plus, tu ne travailles en réalité que pour te nourrir, enfin pour vivre, par amour pour cette vie et pas du tout pour la glorification de cette humanité. Par conséquent ta libre activité n'est atteinte que lorsque tu te délivres de toutes les sottises, de tout ce qui est inhumain, c'est-à-dire égoïste (de tout ce qui appartient à l'individu, non à l'homme qui existe dans l'individu), que tu résous toutes les pensées fausses qui obscurcissent l'idée-humanité, bref quand il n'y a plus d'entraves à ton activité devenue «essentiellement humaine» et que tu ne vis et n'agis que pour l'humanité. Mais ce n'est pas le cas, tant que le but de ton effort n'est que ta prospérité et celle de tous : ce que tu fais pour une société de gueux n'est encore rien pour une «société d'Hommes».
Le travail seul ne te fait pas Homme, parce que c'est quelque chose de formel, et que son objet dépend du hasard ; il dépend de ce que toi, le travailleur, tu es. Car en général tu peux travailler par instinct égoïste (matériel) uniquement pour te procurer nourriture, etc. Ce doit être un travail qui fait avancer l'humanité, établi sur le bien de l'Humanité, contribuant à l'évolution historique, c'est-à-dire humaine, bref un travail humain. Pour cela, il faut deux choses, d'abord qu'il profite à l'humanité, puis qu'il sorte d'un «homme». La première condition peut se retrouver dans tout travail, car même les travaux de la nature, par exemple des bêtes, peuvent être utilisés pour l'avancement des sciences, etc. ; la deuxième exige que le travailleur sache le but humain de son travail, et comme il ne peut avoir cette conscience que quand il se sait homme, la condition décisive, c'est la conscience de soi-même.
Certes, il y a déjà progrès, quand tu cesses d'être un «travailleur partiel», mais ta vue ne porte que sur l'ensemble de ton travail, et tu en acquiers une conscience qui est encore loin d'être une conscience personnelle, la conscience de ton vrai «moi», de ton véritable «être», l'homme. Il reste encore au travailleur l'aspiration vers une «conscience supérieure» que son activité de travail ne peut apaiser et qu'il satisfait à l'heure du repos. C'est pourquoi, à côté de son travail, il y a le repos et il se voit contraint de proclamer humains simultanément le travail et la paresse et même de considérer la fainéantise et le chômage comme la véritable noblesse du travail. Il ne travaille que pour se débarrasser du travail, il ne veut faire le travail libre que pour se faire libre du travail.
Bref son travail n'a pas un contenu qui le satisfasse parce que c'est la société seule qui le lui impose, ce n'est qu'un pensum, une tâche, une mission, et inversement, sa société ne le satisfait pas parce qu'elle ne lui donne qu'à travailler.
Le travail devrait le satisfaire comme homme ; au lieu de cela il satisfait la société ; la société devrait le traiter en homme et elle le traite en travailleur gueux ou en gueux travailleur.
Le travail et la société ne sont pour lui que des utilités qui correspondent non pas à ses besoins d'«homme», mais d'«égoïste».
Telle est la critique contre le régime du travail. Elle fait apparaître l'«esprit», mène le combat de l'«esprit contre la masse (23)» et déclare que le travail communistique est un travail sans spiritualité, accompli par les masses. Paresseuse comme elle l'est, la masse aime à s'alléger le travail. Dans la littérature livrée aujourd'hui à la masse, cette crainte du travail a engendré une évidente superficialité qui ne se donne plus la peine de l'«observation».
C'est pourquoi le libéral humain vous dit : vous voulez le travail, parfait ! nous le voulons également dans toute son ampleur. Nous ne le voulons pas pour gagner des loisirs mais pour trouver en lui-même toute satisfaction. Nous voulons le travail parce qu'il est notre développement personnel.
Mais le travail alors doit être en rapport avec cette conception ! Le travail humain conscient de soi, le travail sans intentions «égoïstes» n'ayant pour but que l'homme, qui permet de dire : labora ergo sum,voilà le seul travail qui honore l'homme. Le libéral humain veut le travail de l'esprit qui met en œuvre toute matière, il veut que l'esprit ne laisse aucune chose tranquillement en l'état, qu'il ne soit jamais en repos, analyse tout et soumette à une nouvelle critique tout résultat acquis. C'est cet esprit continuellement agité qui fait le véritable travailleur, il extirpe les préjugés, anéantit les bornes et barrières et élève l'homme au-dessus de tout ce qui voudrait le dominer, tandis que le communiste ne travaille que pour soi et pas même librement, mais sous l'empire de la nécessité ; bref ses travaux sont des travaux forcés.
Un travailleur de ce genre n'est pas égoïste car il ne travaille pas pour des individus, ni pour soi, ni pour d'autres, car il ne travaille pas pour des hommes «privés» mais pour l'humanité et son avancement : il n'admet pas même les douleurs privées et ne se soucie pas des besoins individuels, mais il abaisse les barrières entre lesquelles l'humanité était entassée, dissipe les préjugés qui dominent toute une époque, surmonte les obstacles qui ferment la route de l'humanité, écarte les erreurs où elle était engagée, découvre les vérités qu'il trouve pour tous et pour tous les temps — il ne vit et ne travaille que pour l'humanité.
Avant tout, celui qui découvre une grande vérité sent bien qu'elle peut être utile aux autres hommes, et, comme une réserve jalouse ne lui procure aucune jouissance, il communique sa découverte ; mais bien qu'il ait conscience que sa communication a pour les autres la plus haute valeur, pourtant ce n'est aucunement pour eux qu'il a cherché et trouvé sa vérité, mais pour lui-même parce qu'il y aspirait lui-même, parce que l'obscurité et l'erreur ne lui ont pas laissé de repos qu'il n'eût employé le meilleur de ses forces à se procurer la lumière.
Ainsi c'est pour lui-même qu'il travaille et pour son propre besoin. Que son travail soit utile aux autres et même à la postérité, cela n'en détruit nullement le caractère égoïste.
D'autre part, bien qu'il n'ait travaillé que pour lui-même, pourquoi son acte serait-il humain, alors que celui des autres ne le serait pas, c'est-à-dire serait égoïste ? Est-ce que ce livre, ce tableau, cette symphonie, etc., est l'œuvre de tout son être, parce qu'il y a mis le meilleur de lui-même, qu'il s'y est donné entièrement et qu'on peut l'y retrouver tout entier, tandis que l'œuvre d'un ouvrier ne reflète que l'ouvrier, c'est-à-dire l'habileté professionnelle, non «l'homme» ? Nous avons tout Schiller dans ses poèmes, au contraire des centaines de poêles nous ferons penser au «poêlier» non à l'homme.
Mais cela ne veut-il pas dire : vous me voyez dans telle œuvre aussi complètement que possible, dans telle autre vous ne voyez que mon habileté ? N'est-ce pas moi en retour que le fait exprime ? et n'est-il pas plus égoïste de se présenter au monde dans une œuvre au sein de laquelle on travaille et l'on développe sa personnalité que de rester caché derrière son travail ? Certes tu vas dire que tu manifestes l'homme, seulement l'homme que tu manifestes c'est toi-même ; ce n'est que toi-même ; mais la différence entre toi et le travailleur est celle-ci : le travailleur ne s'entend pas à comprimer et à enfermer tout son être dans son travail ; pour connaître sa personnalité il faut la chercher dans les autres relations de la vie, enfin son besoin qui a causé cette œuvre était purement théorique.
Mais tu répondras que tu révèles un homme plus digne, plus haut, plus grand, un homme qui est plus homme que tel autre. Je veux bien admettre que tu accomplisses l'humainement possible, que tu réussisses ce que d'autres ont manqué. En quoi consiste ta grandeur ? En cela précisément que tu es plus que les autres hommes («la masse»), que tu es plus que ne sont ordinairement les hommes, plus que les «hommes ordinaires», en un mot, ta grandeur consiste dans ta supériorité sur l'homme. Parce que tu es, tu ne te distingues pas des autres hommes, mais parce que tu es un homme «unique». Tu montres bien ce qu'un homme peut accomplir, mais tandis que toi, homme, tu l'accomplis, d'autres hommes ne le peuvent en aucune manière ; ce n'est que comme homme unique que tu as accompli la chose, et en cela tu es unique.
Ce n'est pas l'homme qui fait ta grandeur, mais toi qui la crées, parce que tu es plus qu'homme et plus puissant que les autres hommes.
On ne croit pas pouvoir être plus qu'homme. Bien au contraire on ne peut pas être moins !
De plus on croit que tout résultat obtenu vient au profit de l'Homme. Que je sois Homme ou comme Schiller, Souabe, comme Kant, Prussien, comme Gustave Adolphe, myope, mes supériorités feront de moi un Homme, un Souabe, un Prussien distingué. Mais cela ne signifie guère plus que la canne de Frédéric le Grand qui était célèbre à cause de Frédéric.
A l'antique formule «rendez hommage à Dieu» correspond la formule moderne «rendez hommage à l'homme.» Mais Moi je pense qu'il vaut mieux conserver pour Moi cet honneur.
La critique en émettant l'exigence que l'homme soit «humain», exprime la condition nécessaire de la société, car ce n'est que comme homme, parmi les hommes, qu'on est sociable. Elle annonce ainsi son but social, l'établissement de la «société humaine».
Parmi les théories sociales, la Critique est incontestablement la plus achevée, parce qu'elle éloigne et déprécie tout ce qui sépare l'homme de l'homme ; tous les privilèges jusqu'au privilège de la foi. En elle, le principe d'amour du christianisme, le vrai principe social arrive à sa réalisation la plus pure, en elle, est fait le dernier effort possible pour détruire chez les hommes l'exclusivisme et le parti pris de repousser : combat contre l'égoïsme sous sa forme la plus simple et la plus dure, l'exclusivisme, l'individualisme.
«Comment pouvez-vous véritablement vivre en société, tant qu'il existe parmi vous un tel exclusivisme.»
Je me demande au contraire comment pouvez-vous vraiment être uniques tant qu'il existe entre vous un seul rapport. Si vous avez ensemble connexion, vous ne pouvez vous séparer, si un «lien» vous attache ensemble, vous n'êtes quelque chose qu'ensemble ; et vos douze font une douzaine, vos mille font un peuple, vos millions l'humanité !
«Ce n'est que quand vous êtes humains que vous pouvez, comme hommes, avoir des relations avec les autres, de même que c'est seulement si vous êtes patriotes, que vous pouvez comme patriotes vous comprendre.» Parfait ! Et moi je réponds : «C'est seulement si vous êtes uniques que vous pouvez comme tels avoir des rapports ensemble.»
C'est précisément le critique le plus impitoyable qui se trouve le plus rudement frappé par la fatalité de son principe, tandis qu'il se débarrasse de tous les exclusivismes les uns après les autres, cléricalisme, patriotisme, etc. Il résoud tous les liens les uns après les autres, se sépare du clérical, du patriote, etc., tant qu'enfin, ayant fait éclater tous les liens, — il reste seul. Il doit exclure précisément tous ceux qui ont quelque chose d'exclusif, de privé, et que peut-il y avoir de plus exclusif, que la personne elle-même, l'unique !
Ou bien pensez-vous qu'il voudrait mieux que tous fussent «hommes» et abandonnassent l'exclusivisme ? justement parce que «tous» signifie «tout individu» il reste là la plus flagrante des contradictions, car l'individu est l'exclusivisme même. Si l'«humain» ne laisse plus rien de privé ou d'exclusif à l'individu, s'il ne lui laisse aucune pensée ou folie privée, s'il le dépouille de tout à son nez à sa barbe, si sa haine pour tout ce qui est privé est absolue et fanatique, s'il ne connaît pour lui aucune tolérance, parce que toute chose privée est inhumaine, sa critique cependant ne peut abolir la personne privée elle-même, car la dureté de la personne individuelle lui fait obstacle et il doit se contenter d'annoncer cette personne comme personne privée, et de lui rendre réellement tous ses attributs privés.
Que va faire la Société qui ne se préoccupe plus du privé ? Le rendre impossible ? Non, mais «le subordonner à ses intérêts et, par exemple, laisser à la volonté privée la faculté d'établir autant de jours de fête qu'elle veut, à la condition qu'elle n'entre pas en conflit avec l'intérêt général (24)». Toute chose privée est laissée libre, c'est-à-dire n'a pour la Société aucun intérêt.
«L'Église et la religiosité en prohibant toute science ont exprimé ce qu'elles sont, ce qu'elles furent toujours, mais sous une autre apparence, quand on les donnait pour la base et le fondement nécessaire de l'État, — une affaire purement privée. Aussi même quand elles se rattachèrent à l'État, qu'elles firent l'État chrétien, elles prouvèrent par elles-mêmes que l'État n'avait pas encore développé son idée politique générale et se contentait d'établir des droits privés. Elles furent simplement la plus haute expression de ce principe que l'État est chose privée et n'a affaire qu'aux choses privées. Mais quand enfin l'État aura le courage et la force de remplir sa destination finale et d'être libre, quand il sera aussi en situation de donner aux intérêts particuliers te aux affaires privées leur vraie position, — alors l'Église et la religion seront libres comme elles ne l'auront jamais été jusque-là ; elles seront abandonnées à elles-mêmes comme étant choses d'ordre purement privé et satisfaction de besoins purement personnels ; toute individualité, toute municipalité, toute communauté religieuse, pourra pourvoir à la félicité des âmes comme elle l'entendra et de la façon qu'elle jugera nécessaire. Chacun se souciera du salut de son âme, autant que ce sera pour lui un besoin personnel, il reconnaîtra et paiera comme père spirituel celui qui paraîtra lui présenter les meilleures garanties pour la satisfaction des besoins de son âme et finalement la science sera hors de cause (25)».
Qu'arrivera-t-il pourtant ? La vie sociale prendra-t-elle fin et verra-t-on disparaître toutes relations, toute fraternité, tout ce qu'engendre le principe d'amour ou de société ?
Comme s'il était possible que l'homme ne cherchât pas toujours son semblable, parce qu'il lui est nécessaire, qu'il n'ait pas toujours recours à lui quand il lui sera nécessaire ! Mais la différence, c'est que l'individu s'unira réellement à l'individu, tandis que précédemment il était lié à lui : avant la majorité un lien relie le fils au père, après, ils peuvent aller indépendants, avant la majorité ils étaient rattachés l'un à l'autre comme membres de la famille (ils étaient les serfs de la famille), après, ils s'unissent comme égoïstes ; les catégories de père et de fils subsistent, mais le fils et le père ne s'y rattachent plus.
Le dernier privilège, en réalité, c'est «l'homme» ; par lui tous sont privilégiés ou fieffés.
Comme le dit Bruno Bauer : le privilège subsiste quoique étendu à tous (26).
Ainsi le libéralisme passe par les phases suivantes :
1° L'individu n'est pas l'homme, par conséquent sa personnalité isolée ne compte pour rien, ni volonté personnelle, ni fantaisie, ni ordre ni ordonnance !
2° L'individu n'a rien d'humain, par conséquent ni mien, ni tien, pas de propriété.
3° Comme l'individu n'est pas homme et qu'il n'a rien d'humain, il doit être égoïste et avec son caractère égoïste être anéanti par la critique et faire place à l'Homme «qui vient seulement d'être découvert».
Mais bien que l'individu ne soit pas homme, l'homme cependant existe dans l'individu, et, comme tout spectre, comme toute chose divine, a son existence en lui. Par suite le libéralisme politique attribue à l'individu tout ce qui lui revient comme «homme de naissance» comme homme-né, en quoi l'on compte la liberté de conscience, la propriété, etc. bref les «droits de l'homme» ; le socialisme accorde à l'individu ce qui lui revient comme homme actif, comme «travailleur», finalement le libéralisme humain donne à l'individu ce qu'il a comme «Homme», c'est-à-dire tout ce qui appartient à l'humanité. Par conséquent l'individu n'a absolument rien, l'humanité a tout, et la nécessité de la résurrection prêchée dans le christianisme est exigée sans équivoque et de la façon la plus absolue. Dans une nouvelle créature, deviens «Homme».
On croirait entendre la parole finale du Pater noster. A l'Homme appartient la domination (la «force» ou Dynamis) ; c'est pourquoi aucun individu ne peut être Seigneur, mais l'Homme est le Seigneur de l'individu — ; le royaume c'est-à-dire le monde est à l'Homme, c'est pourquoi l'individu ne doit être propriétaire ; mais l'Homme, c'est-à-dire «tous», règne sur le monde, sa propriété — l'Homme ou l'Humanité est le but de l'individu, c'est pour lui qu'il travaille, vit, pense, c'est pour sa plus grande gloire que l'individu doit devenir «Homme».
Les hommes se sont toujours efforcés jusqu'ici de trouver une communauté où leurs inégalités seraient «inessentielles» ; ils luttèrent pour l'égalisation par conséquent pour l'égalité et voulurent mettre toutes les têtes sous le même bonnet, ce qui signifie tout uniment qu'ils cherchèrent un seigneur, un lien, une foi. («Nous croyons tous en un seul Dieu»). Il ne peut y avoir pour les hommes quelque chose de plus général ou de plus égal que l'homme même, et dans cette communauté l'instinct d'amour a trouvé sa satisfaction ; il n'a pas eu de repos qu'il n'eût effectué ce dernier nivellement, aplani toutes les inégalités, et placé les hommes cœur à cœur. Dans une communauté plus étroite, on opposait le Français à l'Allemand, le chrétien au Mahométan, etc. Maintenant au contraire l'homme est opposé aux hommes, et comme les hommes ne sont pas l'homme, l'homme est opposé aux non-hommes.
La proposition «Dieu est devenu homme» s'est transformé en celle-ci : «l'homme est devenu moi». Ce moi est le moi humain. Mais nous, nous renversons la proposition et disons : Je n'ai pu me trouver tant que je me suis cherché comme homme ; mais maintenant il apparaît que l'homme cherche à devenir moi et à acquérir en moi une corporalité, je remarque bien pourtant que tout dépend de moi, et que l'homme sans moi est perdu. Mais je ne puis consentir à me faire le tabernacle de ce Très-Saint et ne m'inquiéterai pas à l'avenir de savoir si mon activité réalise l'homme ou le non-homme : qu'on me délivre de cet esprit importun.
Le libéralisme humain procède radicalement. Quand bien même tu prétends n'être ou n'avoir quelque chose de particulier que sur un point unique, quand bien même, entre tous tes privilèges tu n'en voudrais conserver qu'un seul et ne revendiquer qu'un droit unique, qui n'est pas «un droit commun à tous les hommes», tu es un égoïste.
Eh bien ! qu'il en soit ainsi ! Je ne veux rien avoir de particulier sur les autres, je ne veux me distinguer d'eux par rien, je ne revendique sur eux aucun privilège, je ne me mesure pas non plus aux autres et ne veux aucun droit en général. Je veux être tout ce que je puis être, je veux avoir tout ce que je puis avoir. Que m'importe que les autres aient et soient quelque chose de semblable ? Ils ne peuvent avoir également, identiquement, ils ne peuvent être égaux, identiques. Je ne leur porte pas plus atteinte que je ne porte dommage au rocher parce que j'ai sur lui «la supériorité» du mouvement. S'ils pouvaient avoir ce que j'ai, ils l'auraient.
Pour ne léser personne, la condition essentielle est de ne posséder aucun privilège ; renoncer à tout avantage, c'est la pure théorie du renoncement. On ne doit pas se considérer comme «quelque chose de particulier» par exemple comme juif ou chrétien. Quant à moi maintenant je ne me considère plus ainsi, mais je me tiens pour unique. Certes j'ai de l'analogie avec les autres ; mais cette analogie n'a de valeur que pour la comparaison ou la réflexion ; en fait, je suis incomparable, unique. Ma chair n'est pas votre chair, mon esprit n'est pas votre esprit. Si vous les réunissez sous les termes généraux de «chair» et «esprit», ce sont là vos pensées qui n'ont rien à faire avec ma chair et mon esprit, n'ont rien à prétendre sur mon moi.
Je ne veux rien reconnaître ou respecter en toi, ni le propriétaire, ni le gueux, pas même l'homme, mais de toi je veux seulement user. Je trouve que le sel donne du goût à mes aliments, c'est pourquoi je l'y mêle, je reconnais que le poisson est une chair excellente, c'est pourquoi je m'en nourris, en toi je découvre le don de m'égayer la vie, c'est pourquoi je te choisis pour compagnon. Ou bien j'étudie dans le sel la cristallisation, dans le poisson, l'animalité, en toi, l'homme, etc. pour moi tu n'es que ce que tu es pour moi, c'est-à-dire mon objet, et, parce que mon objet, ma propriété.
La gueuserie s'achève dans le libéralisme humain. Il nous faut d'abord nous ravaler à la pire gueuserie, à la pleine misère, si nous voulons atteindre à ce qui est le propre de l'homme, car il nous faut nous débarrasser de tout ce qui nous est étranger. Or rien ne paraît plus gueux que l'Homme dans sa nudité.
Pourtant je dépasse encore la gueuserie quand je rejette aussi l'homme parce que je sens qu'il m'est étranger et que je ne puis rien m'en imaginer. Ce n'est plus seulement pure gueuserie, car le dernier haillon étant tombé, il reste la nudité vraie, dépouillée de tout ce qui lui est étranger. Le gueux a lui-même dépouillé sa gueuserie et par là cesse d'être ce qu'il était, un gueux.
Je ne suis plus gueux, mais je l'ai été.

Jusqu'ici la dispute ne pouvait aller jusqu'à la rupture, parce qu'en réalité il n'y a combat qu'entre les néo et les vieux-libéraux, entre ceux qui comprennent la liberté «dans une certaine mesure» et ceux qui veulent la «pleine mesure» de la liberté, les modérés et les radicaux. Tout tourne autour de la question : jusqu'à quel point l'homme doit-il être libre ? que l'homme doive être libre, c'est la foi de tous ; c'est pourquoi aussi tous sont libéraux. Mais l'Inhumain qui est ancré au fonds de tout individu comment lui fait-on obstacle ? Comment peut-on admettre qu'il ne fallait pas laisser le non-homme libre simultanément avec l'homme ?
Le libéralisme a un ennemi mortel, un invincible contraire, comme Dieu a le Diable ; à côté de l'Homme il y a le Non-Homme, l'individu, l'égoïste. L'État, la Société, l'Humanité ne peuvent dompter ce Diable.
Le libéralisme humain poursuit la tâche de montrer aux autres libéraux qu'ils ne sont pas arrivés encore à vouloir la liberté.
Si les autres libéraux n'avaient devant les yeux qu'un côté très restreint de l'égoïsme et étaient aveugles pour le reste, le libéralisme radical a contre soi l'égoïsme «en masse», et rejette dans «la masse» tous ceux qui ne font pas comme lui de la cause de la liberté leur cause propre, et désormais l'homme et le non-homme sévèrement séparés sont ennemis irréductibles : ainsi d'une part «la masse», de l'autre «la critique» ; ainsi la «critique libre, humaine (27)», opposée à la critique grossière (par exemple la critique religieuse).
La critique exprime l'espoir qu'elle triomphera de toute la masse et lui délivrera un «certificat général d'indigence (28).» Elle veut avoir raison, en fin de compte, et représenter tout conflit entre «lâches et pusillanimes» comme une ergoterie égoïste, comme chose petite et misérable. Toute discorde perd de son importance, tous les petits différents disparaissent, parce que, dans la critique, un ennemi commun entre en lice. «Vous êtes tous égoïstes, l'un ne vaut pas mieux que l'autre !» Maintenant les égoïstes se tiennent unis contre la critique.
Vraiment les égoïstes ? Non, s'ils combattent contre la critique, c'est précisément parce que celle-ci est cause de l'égoïsme ; ils ne font pas l'aveu de leur égoïsme. Par conséquent la critique et la masse se tiennent sur la même base : des deux côtés, on combat l'égoïsme, on le renie, chacun des partis le renvoie à l'autre.
La critique et la masse poursuivent le même objet, se libérer de l'égoïsme et leur rivalité se ramène à atteindre ce but.
Les juifs, les chrétiens, les obscurantistes, les politiciens, les communistes, bref tous repoussent énergiquement toute accusation d'égoïsme, or, comme maintenant la critique leur fait ce reproche sans métaphore et dans le sens le plus étendu, tous s'en justifient en combattant l'égoïsme, l'ennemi même auquel la critique fait la guerre.
La critique et la masse sont toutes deux ennemies de l'égoïsme et cherchent toutes deux à s'en libérer aussi bien en s'en lavant et en s'en purifiant, qu'en l'attribuant à la partie adverse.
La critique est le vrai «porte-paroles de la masse» qui lui donne «l'idée simple et les façons de parler» de l'égoïsme ; en comparaison les porte-proles auxquels la Lit. Ztg.,V. 24, donne la palme, n'étaient que des mazettes. Il en est le prince et le général en chef dans la guerre d'affranchissement qu'elle mène contre l'égoïsme, et elle combat ce qu'il combat. Il est en même temps son ennemi, non pas manifestement, mais un ennemi-ami, qui agite le knout derrière les pusillanimes pour les forcer au courage.
En conséquence, l'antagonisme de la critique et de la masse se réduit au dialogue suivant : Vous êtes des égoïstes ! — non, nous ne le sommes pas ! — Je vous le prouverai ! — Nous nous justifierons !
Prenons-les donc tous deux pour ce qu'ils se donnent, pour non-égoïstes ; et pour quoi ils prennent l'autre, pour égoïstes !
Ils sont égoïstes et ne le sont pas.
— La critique dit proprement : tu dois délivrer ton moi de toutes ses entraves, si totalement qu'il devienne un Moi humain. Je dis moi : délivre-toi autant que tu le peux, alors tu auras fait l'œuvre propre qui t'incombe, car il n'est pas donné à chacun de renverser toutes les bornes ou, plus explicitement : ce qui borne l'un ne borne pas l'autre. Conséquemment, ne te mets pas en peine des bornes des autres. Il suffit que tu arraches les tiennes. Qui donc a jamais réussi à faire disparaître une seule borne pour tous les hommes. Aujourd'hui comme de tout temps ne sont-ils pas en nombre immense ceux qui tournent dans «les limites étroites de l'humanité ?» Celui qui renverse une de ses propres limites montre ainsi aux autres la voie à suivre ; leur affaire est de renverser leus propres limites. Et personne ne fait autre chose : Demander aux gens qu'ils soient tout à fait hommes, c'est exiger le renversement de toutes les limites humaines. C'est impossible parce que l'homme n'a pas de limites. J'en ai certes, mais les miennes seules me conviennent et c'est moi seul qui puis les forcer. Je ne puis devenir un Moi humain, parce que je suis exactement moi et ne suis pas uniquement homme.
Voyons pourtant encore si la critique ne nous a pas enseigné quelque chose que nous puissions prendre à cœur !
Je ne suis pas libre, je ne suis pas homme tant que je suis lié à un intérêt quelconque. Maintenant, bien qu'il m'importe peu d'être libre ou homme, je ne veux cependant laisser passer aucune occasion de m'imposer, de me faire valoir. Si la crique m'offre cette occasion en m'enseignant que si quelque chose se fixe en moi et devient indestructible, j'en deviens moi le prisonnier et le valet, c'est-à-dire, j'en suis possédé. Un intérêt, qu'il s'attache à ce qu'on voudra, su je ne peux m'en détacher m'a comme esclave, et n'est plus ma propriété ; c'est moi qui suis la sienne. Admettons par suite l'enseignement de la critique : ne laisser aucune parcelle de notre propriété prendre de la stabilité et ne nous trouver à notre aise que dans la décomposition.
La critique dit ainsi : Tu n'es homme qu'autant que tu critiques et que tu décomposes infatigablement ! Nous disons nous : Je suis homme sans cela et je suis aussi moi, c'est pourquoi je ne veux apporter mes soins qu'à assurer ma propriété et, pour l'assurer, je la ramène constamment à moi, j'anéantis en elle toute velléité d'indépendance et je l'absorbe avant qu'elle puisse se fixer, devenir une «idée fixe» ou «une maladie».
Je fais cela non pas pour obéir à une «mission humaine», mais parce que «je m'en donne la mission». Je ne me vante pas de résoudre tout ce qui est possible à un homme de résoudre, et par exemple, tant que je n'ai pas atteint dix ans, je ne m'avise pas de critiquer la stupidité des choses que l'on me commande, mais cependant je suis homme et j'agis humainement en les laissant encore incritiquées. Bref, je n'ai aucune mission et je n'en sais aucune, pas même la mission d'être homme.
Dois-je montrer maintenant ce que le libéralisme dans ses divers efforts a atteint ? Certes aucun des résultats acquis n'est perdu ! Seulement l'homme étant désormais libre par le libéralisme, je tourne mes regards sur moi-même et je m'avoue en toute franchise, que ce que l'homme paraît avoir gagné, c'est moi seul qui l'ai gagné.
L'homme est libre quand «l'homme est devenu pour l'homme, l'être suprême». Pour que le libéralisme s'accomplisse, il faut donc que tout être suprême soit anéanti, que la théologie soit renversée par l'anthropologie, que Dieu et sa grâce soient bafoués et que «l'athéisme» devienne général.
L'égoïsme de la propriété a perdu sa dernière ressource quand le «Mon Dieu» même et devenu vide de sens, car Dieu n'existe que s'il a à cœur le salut de l'individu, comme ce dernier cherche en lui son salut.
Le libéralisme politique abolit l'inégalité des maîtres et des serviteurs, il inaugure l'État sans maître, l'anarchie. On éloigne le Seigneur de l'individu, de l'«égoïsme» pour en faire un fantôme, la loi ou l'État. Le libéralisme social abolit l'inégalité de la propriété, la distinction des pauvres et des riches, il fait disparaître la propriété. Elle est enlevée à l'individu et transportée au fantôme de la Société. Le libéralisme humain abolit Dieu, il est athée. Il faut donc que le Dieu de l'individu, le «Mon dieu» disparaisse. La disparition du maître a pour conséquence celle des serviteurs, l'abolition de la propriété entraîne l'insouciance ; l'anéantissement de Dieu est suivie de la ruine des préjugés ;avec le maître disparaît le valet, avec la propriété le souci qu'elle donne, avec ce Dieu si fortement enraciné en nous la superstition ; mais le maître ressuscitant comme État, le serviteur reparaît comme citoyen ; la propriété individuelle devenant propriété sociale, le soin de la propriété se présente de nouveau sous la forme du travail, et comme l'Homme à la place de Dieu est devenu le préjugé nouveau, une foi nouvelle apparaît, la foi en l'humanité, en la liberté. Le Dieu de tous, «l'Homme», est devenu le Dieu de l'individu : «notre but suprême est d'être homme !» Mais comme personne ne peut réaliser tout à fait ce qu'il y a dans l'idée d'«homme», l'Homme demeure pour l'individu un au-delà sublime, un être suprême jusqu'ici non atteint. Mais c'est en même temps le «vrai Dieu» parce qu'il nous est complètement adéquat, qu'il est notre propre «Nous-même» ; Nous-mêmes, mais non pas séparé de nous et supérieur à nous.
Remarque.




L'examen précédent de la «critique libre de l'homme» ainsi que les autres passages que l'on trouvera plus loin se rapportant aux écrits de même tendance, a été, immédiatement après l'apparition des livres en question, écrits par fragments et je n'ai guère fait que les rassembler ici. Mais la critique pousse toujours infatigablement en avant et m'oblige maintenant que mon livre est écrit jusqu'au bout à revenir encore une fois sur cet examen et à ajouter les remarques qui suivent.
J'ai devant moi le dernier recueil du «Journal général de Littérature» de Bruno Bauer.
Au-dessus de tout en retrouve «les intérêts généraux de la Société», seulement la critique a réfléchi et a fait disparaître la confusion qui existait antérieurement : «l'État» que l'on célébrait encore dans les pages précédentes comme «État libre» est complètement abandonné parce qu'il ne peut en aucune façon remplir la tâche de la «Société humaine». C'est seulement en 1842 que la critique s'est vue «contrainte à identifier l'être humain à l'être politique», mais enfin elle a trouvé que l'État, même comme «État libre», n'est pas la Société humaine, autrement dit que le peuple n'est pas «l'homme». Nous avons vu qu'elle en a fini avec la théologie et clairement montré que devant l'homme, Dieu disparaissait ; nous la voyons de même apparaître dans toute sa pureté en politique, établir que devant l'Homme les peuples et les nationalités s'anéantissent et résoudre l'Église et l'État en les déclarant inhumains. Nous verrons encore — elle nous le révèle déjà — quelle preuve elle emploie pour démontrer qu'en face de l'Homme la masse qu'elle nomme elle-même un «être spirituel» se manifeste sans valeur. Comment devant l'Esprit suprême, les «être spirituels inférieurs» pourraient-ils tenir ? L'Homme jette à bas les faux dieux et prend leur place.
Ainsi l'intention du critique, c'est d'examiner «la masse» qu'il établit en face de l'homme pour pouvoir la combattre en partant de lui. «Quel est maintenant l'objet de la critique ?» — «La masse, être spirituel !» La critique «apprendra à la connaître» et trouvera qu'elle est en contradiction avec l'homme, il établira qu'elle est humaine il réussira à faire cette preuve aussi bien qu'il a démontré que Dieu, la Nation, l'É glise, l'État n'ont rien d'humain.
La masse est définie comme étant «le produit le plus caractéristique de la Révolution, la foule déçue que les mirages trompeurs de la culture politique et en général toute la culture du XVIIIe siècle, ont terriblement indisposée.» La révolution satisfait les uns par ses résultats et laissa les autres insatisfaits ; la partie satisfaite c'est le Tiers-État (Bourgeoisie, Philistins, etc.). La masse est la partie insatisfaite. Dans ces conditions, le critique n'appartient-il pas lui-même à la masse ?
Mais les mécontents n'ont encore qu'un malaise très obscur, et leur mécontentement se borne à s'exhaler en une «mauvaise humeur infinie». Leur maître à tous sera le critique insatisfait : il ne peut tendre à autre chose qu'à délivrer la masse de sa «mauvaise humeur». aussi veut-il «combler le fossé profond qui le sépare de la masse». Il se distingue de ceux qui «veulent relever les classes inférieures» en ceci qu'il ne veut pas seulement délivrer les autres, mais se délivrer lui-même de son «mécontentement».
D'ailleurs sa conscience ne le trompe pas quand elle lui dit que la masse est «l'ennemi naturelle de la théorie» et prévoit que plus la théorie se développera, plus elle fera de la masse un tout compacte. Car le critique avec son hypothèse «l'homme» ne peut l'éclairer ni la satisfaire. Si en face de la bourgeoisie, elle n'est que «la classe inférieure», une masse sans signification politique, à plus forte raison, relativement à l'«homme» elle doit être une «masse» pure et simple sans signification humaine, une foule d'être qui n'ont rien d'humain.
Le critique fait table rase de tout ce qui est humain et parant de l'hypothèse que l'Humain est le vrai, il travaille contre lui-même en attaquant l'Humain partout où on l'a trouvé jusqu'ici. Il prouve simplement que l'Humain ne peut se trouver nulle part ailleurs que dans sa tête, tandis que l'Inhumain peut être trouvé partout. L'Inhumain, c'est le réel, ce qui existe partout, et le critique en prouvant que ce n'est pas «l'Humain» exprime catégoriquement cette tautologie que c'est précisément l'Inhumain.
Mais qu'arriverait-il si l'Inhumain se tournant résolument le dos à soi-même, se détournait aussi du critique qui cherche à l'inquiéter et, sans se laisser ébranler par ses discours, le laissait en plan ? «Tu me nommes l'Inhumain, pourrait-il lui dire, je le suis en effet... pour toi, mais je ne le suis que parce que tu me poses en contraste avec l'humain, et je ne pouvais me mépriser qu'autant que je subissais cette comparaison. J'étais méprisable parce que je cherchais mon «meilleur moi» hors de moi. J'étais l'Inhumain, parce que je rêvais de l'Humain ; j'étais pareil aux gens pieux qui ont faim de leur «vrai moi» et restent toujours «de pauvres pécheurs». Je ne me pensais toujours que par rapport à un autre, bref, je n'étais pas absolument tout pour moi, je n'étais pas l'unique. Mais maintenant je cesse de me présenter à moi-même comme étant l'Inhumain, je ne veux plus me mesurer ni me laisser mesurer à l'homme. Je ne reconnais plus rien au-dessus de moi — et ainsi Dieu l'a ordonné, ô Critique humain. Je n'ai été qu'accidentellement l'Inhumain, je ne le suis plus maintenant, mais je suis l'unique et même, ce qui est pour toi une abomination, je suis l'égoïste, non pas l'égoïste qui se mesure à l'Humain et au Désintéressé, mais l'égoïste dans le sens de — l'Unique.»
Il nous faut encore examiner une nouvelle proposition du même recueil. «Le critique n'établit aucun dogme et ne veut apprendre à connaître que les choses.»
Le critique craint de devenir «dogmatique» ou d'établir des dogmes. Naturellement, il deviendrait par là la contraire du critique ; si bon critique qu'il fût, il deviendrait mauvais, et de désintéressé égoïste. «Surtout pas de dogme !» tel est son dogme ! Car le critique reste, avec le dogmatisme, sur le même terrain, celui de la pensée. Pareil à ce dernier, il part constamment d'une pensée, mais il en diffère en ce sens qu'il ne perd pas de vue la pensée fondamentale dans le processus de la pensée et ne la laisse pas se fixer. Il fait seulement prévaloir l'évolution de la pensée sur la foi en la pensée, il oppose le progrès à la stagnation. devant la critique, il n'y a pas d'idée qui soit certaine, car la critique est l'acte de penser, l'esprit pensant même.
C'est pourquoi je répète que le monde religieux — qui est précisément le monde des idées — atteint son achèvement dans la critique dont la pensée va au-delà de toutes les idées, aucune d'elles ne pouvant se fixer «égoïstement». Que deviendrait la «pureté de la critique», la pureté de la pensée, su-i une seule idée échappait au procès général de la pensée ? On s'explique ainsi que le critique plaisante légèrement de temps à autre l'idée «homme, d'humanité» ; il pressent qu'il y a là une idée en voie de se fixer dogmatiquement. Mais il ne peut la résoudre avant d'en avoir trouvé une autre supérieure» en laquelle elle disparaisse, car il ne se meut que dans le monde des idées. Cette idée supérieure pourrait être exprimée comme celle du mouvement de la pensée ou du procès même de la pensée, c'est-à-dire comme la pensée de la pensée ou de la critique.
De cette façon la liberté de pensée est devenue absolue en fait ; la liberté de l'esprit célèbre son triomphe : car les pensées isolées, «égoïstes» ont perdu leur violence dogmatique. Il n'est rien resté que le dogme de la libre pensée ou de la critique.
Contre tout ce qui appartient au monde de la pensée, la critique est dans le droit, c'est-à-dire dans la force : elle est triomphatrice. La critique, et a critique seule, «se tient en haut des temps». du point de vue de la pensée, il n'y a aucune puissance qui pourrait être supérieure à la sienne, et c'est plaisir de voir avec quelle légèreté et comme en se jouant, ce dragon absorbe comme vermisseaux toutes les autres pesées. Le ver a beau se tortiller il le broie dans tous ses «détours».
Je ne suis pas adversaire de la critique, c'est-à-dire que je ne suis pas dogmatique et ne me sens touché par la dent du critique quand il déchire le dogmatisme. Si j'étais «dogmatique», je m'imposerais un dogme, c'est-à-dire une pensée, une idée, un principe supérieur que j'achèverais, que je développerais en un système, c'est-à-dire en un édifice de pensées. Si au contraire j'étais critique, c'est-à-dire adversaire du dogmatisme, je mènerais le combat de la pensée libre contre la pensée esclave, et défendrais l'acte de penser contre ce qui est pensé. Mais je ne suis ni le champion d'une pensée, ni celui de la pensée : car «Je» pars de Moi ; Je ne suis une pensée pas plus que Je ne consiste dans l'acte de pensée. contre Moi, l'inexprimable, l'empire de la pensée, de la cogitation, de l'esprit, se brise en miettes.
La critique est le combat du possédé contre la possession elle-même, contre toute possession, un combat fondé sur la conscience qu'il y a partout possession, ou suivant l'expression du critique, état religieux et théologique. Il sait que ce n'est pas seulement envers dieu, mais encore envers d'autres idées comme le Droit, l'État, la Foi que l'homme se montre religieux ou croyant ; c'est-à-dire qu'il voit de tous côtés la possession. Il veut ainsi par la cogitation résoudre les pensées, mais moi je dis, seule l'absence de toute pensée me sauve effectivement des pensées. Ce n'est pas la cogitation, mais l'absence de toute pensée en moi, c'est Moi, l'Inconcevable, l'Insaisissable qui me délivre de la possession.
Un geste brusque me délivre de l'esclavage de la pensée la plus soucieuse, il me suffit d'étendre mes membres pour secouer le tourment des pensées, de me lever en sursaut pour lancer en l'air le fantôme du monde religieux qui pèse sur ma poitrine, un bond d'allégresse rejette au loin les fardeaux séculaires ; mais l'importance énorme de l'allégresse sans pensée ne pouvait être reconnue dans la longue nuit de la pensée et de la foi.
«Quelle grossièreté et quelle frivolité que de vouloir par une simple rupture résoudre les problèmes les plus ardus, les tâches les plus vastes !»
Mais as-tu des tâches si tu ne te les imposes pas ? Tant que tu te les imposes, elles ne te lâchent pas, et certes je ne m'oppose aucunement à ce que tu penses et à ce que pensant, tu crée mille pensées. Mais toi, toi qui t'es imposé ces tâches, ne dois-tu pas pouvoir à ta guise les rejeter ? Dois-tu être enchaîné à ces tâches et doivent-elles être pour toi des obligations absolues ?
Pour n'en donner qu'un exemple, on a discrédité le gouvernement parce qu'il emploie contre la pensée la violence, parce qu'il attaque la presse avec les forces policières de la censure et qu'il fait d'un combat littéraire un combat personnel. Comme s'il s'agissait exclusivement de pensées et comme si en face de la pensée, il fallait que le gouvernement se comportât avec un absolu désintéressement, qu'il niât et sacrifiât sa personnalité ! Ces pensées n'attaquent-elles pas les gouvernements eux-mêmes et ne provoquent-elles pas l'égoïsme ? Et les penseurs n'ordonnent-ils pas à ceux qu'ils attaquent de s'incliner devant les exigences de la religion, la puissance de la pensée, de l'idée ? Il faut qu'ils s'abandonnent et succombent volontairement parce que la puissance divine de la pensée, la Minerve, combat du côté de leurs ennemis. Ce serait certes un acte de possédé, un sacrifice religieux. A vrai dire les gouvernants sont prisonniers eux-mêmes d'une idée ou d'une foi, mais en même temps, ils sont égoïstes, sans se l'avouer, et c'est précisément contre leurs ennemis que leur égoïsme contenu se donne carrière : possédés par la foi ils échappent par là-même à la foi de leurs adversaires, c'est-à-dire qu'ils sont égoïstes à l'égard de ceux-ci. Si l'on veut leur faire un reproche ce ne peut être que le reproche contraire : ils sont possédés par leurs idées.
Contre les pensées, il n'y a pas de puissance égoïste qui tienne, pas de force policière, etc. ainsi croient les croyants de la pensée. Mais la cogitation et les pensées n'ont rien de sacré pour moi et même je défends ma peau contre elles. Ce peut être une défense déraisonnable, mais si je suis tenu à la raison, je dois, comme Abraham, lui sacrifier ce que j'ai de plus cher.
Dans le royaume de la pensée qui pareil à celui de la foi est le royaume des cieux il est injuste celui qui, dénué de pensée, emploie la force, de même celui-là est injuste qui, dans le royaume de l'amour, agit sans aimer, ou n'agit pas chrétiennement bien qu'il soit chrétien et vive par suite dans le royaume de l'amour ! ; dans ces royaumes, auxquels il croit appartenir bien qu'il se soustraie à leurs lois, il est un «égoïste» et un «pécheur». Mais aussi, il ne peut se soustraire à leur souveraineté qu'en devenant criminel envers elles.
Voilà donc le résultat de tout ceci ; le combat des penseurs contre le gouvernement est dans le droit, c'est-à-dire dans la force tant qu'il est mené contre les pensées de ce gouvernement (le gouvernement reste muet, à la lettre, et ne trouve aucun argument d'importance à leur opposer) ; au contraire, il se trouve en pleine injustice ou impuissance tant qu'il se borne à conduire des pensées à l'assaut d'un pouvoir personnel. (La puissance égoïste ferme la bouche aux penseurs.) Le combat théologique ne peut pas achever la victoire et la puissance sacrée de la pensée succombe sous la force de l'égoïsme. Le combat égoïste seul, le combat des égoïstes des deux camps tire tout au clair.
Maintenant, ce dernier point qui consiste à rabaisser la pensée même à une affaire de bon plaisir égoïste, à une affaire individuelle, à un pur passe-temps, à une fantaisie, à lui enlever l'importance qui en fait la «puissance qui décide en dernier ressort», cet avilissement, cette déconsécration de la pensée, ce rabaissement du moi qui pense au niveau du moi qui ne pense pas, cette grossière mais réelle «égalité», la critique ne peut l'établir parce qu'elle n'est elle-même qu'une prêtresse de la pensée et ne voit rien par delà la pensée que le déluge.
La critique affirme par exemple que, critique libre, elle doit vaincre l'État, mais elle se défend en même temps contre le reproche qui lui est fait par le gouvernement de l'État de n'être qu'«arbitraire et impudence» ; suivant elle «l'arbitraire et l'impudence» ne peuvent pas vaincre, elle seule le peut. C'est plutôt le contraire ; l'État ne peut être vaincu réellement que par l'arbitraire impudent.
Pour conclure il apparaît que le critique dans sa nouvelle posture ne s'est pas transformé, mais qu'il s'est borné à «redresser une erreur», il est «parvenu à voir clair ans son sujet», mais il va trop loin quand il dit que «la critique se critique elle-même» ; elle ou plutôt lui, le critique, a simplement critiqué son erreur et l'a libérée de «ses inconséquences», s'il voulait critiquer la critique, il devait voir s'il y avait quelque chose dans son hypothèse.
Moi de mon côté Je pars d'une hypothèse en Me prenant pour hypothèse ; mais mon hypothèse ne lutte pas pour son achèvement, comme le fait l'homme ; Je m'en sers uniquement pour en jouir e m'en repaître ; Je me nourris uniquement de mon hypothèse et Je n'existe que tant que Je m'en nourris. C'est pourquoi cette hypothèse n'en est pas une, car comme Je suis l'Unique, je ne sais rien de la dualité d'un moi supposant et supposé (d'un moi ou homme «parfait» et «imparfait») mais le fait que Je M'absorbe, signifie que J'existe. Je ne Me suppose pas parce qu'à tout instant Je Me pose ou Me crée, mais seulement parce que Je suis, que Je ne suis pas supposé, mais posé, et seulement dans le moment où Je Me pose, c'est-à-dire que Je suis créateur et créature dans la même personne.
Si les hypothèses jusqu'ici existantes doivent disparaître complètement elles ne peuvent de nouveau se résoudre en une hypothèse supérieure, c'est-à-dire en une pensée ou en la pensée même, en la critique. Cette dissolution doit se produire à mon profit, autrement elle rentrerait dans la série innombrable des dissolutions qui agissant au profit d'autres «vérités» telles que l'Homme, Dieu, l'État, la Morale pure, ont annoncé comme non-vérités de vieilles vérités et aboli des hypothèses longtemps admises.

2. Aux Hébreux, 11, 13.
3. Saint-Marc, 10,29.
4. Épître aux Corinthiens.
5. Essence du Christianisme
6. Ex. au Romains 8,9; 1 aux Corinthiens 8,16; Ev. sel. saint Jean, 20, 22 et en quantité d'autres endroits.
7. Cette voyante fut vers 1835 une célébrité magnétique. Le doux et mystique poète Kerner la connut et fut troublé de ces faits mystérieux que l'on n'expliquait pas encore. Il écrivit alors son roman étrange : «La voyante de Prévorst».
Il l'avait recueillie chez lui, et ce fut quelque temps la mode d'aller entendre chez Kerner, les inspirations de la voyante. (H.L.)
8. Comme ils carillonnent les prêtres, avec quelle sollicitude,
Pour que l'on vienne, uniquement pour marmotter comme on l'a fait hier.
Ne raillez pas les prêtres, ils savent ce dont l'homme a besoin ;
Son bonheur c'est de marmotter demain ce qu'il a marmotté aujourd'hui.
9. Achtsenhtes Iahrhundert,II, 519.
10. De la Création de l'Ordre,etc., p. 36.
11. Wesen des Christenthums, Zw. Auflage, S. 402.
12. XX, 408.
13. Schamanisme : culte fétichiste des peuplades Samoyèdes.
14. Rousseau, les philanthropes et d'autres étaient hostiles à l'éducation et à l'intelligence, mais ils ne virent pas que celles-ci sont cachées au fond de tout chrétien et ils se bornèrent à faire campagne contre l'éducation savante et raffinée.
15. Volksphilosophie unserer Tage p. 22.
16. Hiérarchieest pris ici au sens étymologique.
17. Saint-Marc, 9, 23.
18. Aux Corinthiens, 8,4.
19. Mérite est la traduction de Verdienstdérivé de Dienst,service.
20. Louis Blanc dit dans son Histoire de dix ans,p. 138, parlant du temps de la Restauration : «Le protestantisme devint le fond des idées et des mœurs».
21. Proud'hon, Création de l'ordre,p. 414. Dans l'industrie comme dans la science rendre publique une invention est le premier et le plus sacré des devoirs.
22. Bruno Bauer Lit. Ztg. V 18.
23.
Lit. Ztg. V .
24. Bruno Bauer, Judenfrage,S. 66.
25. Bruno Bauer, Die gute Sache der Freiheit,S, 62, 63.
26. Bruno Bauer, Judenfrage,S. 60.
27. Judenfrage6.114.
28. Lit. Zig.V..



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