YGGDRASIL
L'ARBRE COSMIQUE DES VIKINGS
Frédéric de Rougemont
Extrait de "Le peuple primitif, sa religion, son histoire et sa civilisation"
(Genève et Paris 1855, Tome 1, pages 434 à 437)
[...] C’est chez les Scandinaves qu’il faut étudier ce symbole du monde, l'Arbre. Le frêne Yggdrasil est sans aucun doute un des plus magnifiques emblèmes qu’ait inventés l’esprit humain. Il présente à la fois aux regards le monde et son Dieu, ses dimensions dans l’espace, ses révolutions dans le temps, tous les maux que lui cause le péché, et l’espérance d’un renouvellement futur.
Le frêne Yggdrasil est le plus grand et le plus beau de tous les arbres; ses branches couvrent la terre entière et s’élèvent par-dessus les cieux. Sur la cime se tient Odin sous la forme d’un aigle qui voit tout. Comme YGGR, l’effroi, est un des surnoms d’Odin, et que DRÂSIL parait avoir le sens de porteur, le frêne du monde porte l’Être suprême que tous les hommes craignent, et devant qui tremblent les méchants.
L’arbre a trois racines, dont l’une tire sa nourriture (par une ingénieuse inconséquence) du séjour des Ases, l’autre de la demeure des Géants, et la troisième de Niflheim, ou du ciel, de la terre antédiluvienne et du chaos. En effet, la vie actuelle du monde est constamment alimentée par Dieu, est bien la même que celle du monde primitif, et remonte même jusqu’au temps où la terre était informe et vide.
Sous la racine de Niflheim est la source des fleuves de l’enfer, et là se tient le Rongeur envieux et violent, Nidhöggr (Neidhauer), qui d’en bas déchire cette racine pour faire périr le frêne ; car, depuis le chaos, ou du moins depuis la chute, le mal mine sourdement le monde par sa base.
La seconde racine recouvre la source Mimir, qui donne la sagesse et la science de l’avenir, et qui représente la piété prophétique et la haute civilisation du monde antédiluvien. Odin, le dieu de l’humanité actuelle, voulut lui-même boire de cette source, mais il n’en obtint la permission qu’après avoir donné en gage un de ses yeux (1).
La troisième source est dans les cieux. C’est celle d’Urd, la parque du passé, qui, avec ses deux soeurs, le Présent et l’Avenir, arrose sans relâche les branches du frêne pour les empêcher de sécher. Urd se confond parfois avec Iduna, et la source de Jouvence a le même sens que les pommes d’immortalité. Ce céleste passé est donc le temps où le ciel était sur la terre en Eden. Vers le sol, les racines du frêne sont rongées par plus de vers qu’on n’en pourrait compter. Six d’entre eux sont indiqués par leurs noms ; mais nous en ignorons le sens.
Quatre cerfs courent dans les branches et en mangent les boutons. C’est là, pour le monde, une troisième cause de mort, qui réside dans l’atmosphère, et vient s’ajouter aux vers de la terre et au serpent de l’enfer. Les noms de ces cerfs font allusion à la courte durée des choses visibles ; leur chiffre, à celui des quatre points cardinaux. Le cerf, nous le savons, est un animal typhonien, qui marque ici sans doute les ouragans et les tempêtes, avec les gelées qui détruisent au printemps les fleurs des arbres.
Un cinquième cerf, Eikthyrnir, se nourrit des feuilles de la cime. De son bois tombent tant de gouttes d’eau qu’elles alimentent les fleuves de l’enfer. Emblème de la constante circulation des eaux qui s’élèvent en vapeurs des entrailles de la terre, et retombent en pluie sur le sol.
La cime du frêne nourrit encore une chèvre, symbole des régions les plus élevées de l’air, dont le lait écumant remplit sans cesse la coupe où boivent les guerriers qu’à leur mort Odin a reçus dans son palais. Du haut de l’arbre, l’aigle tance le grand Rongeur, qui n’en continue pas moins (avec les vers et les quatre cerfs) son œuvre de destruction. Entre eux deux s’élève une contestation sans fin, dont le messager est un écureuil, qui monte et descend constamment le long de l’arbre du monde.Cependant les dieux rendent la justice sous les branches de l’arbre, où le monde est le théâtre des justes vengeances de la Divinité.
Le mal, enfin, serait assez puissant pour détruire l’univers qu’encore la vie triompherait de la mort; car du frêne dégoutte à terre une rosée dont se nourrissent les abeilles, emblème des palingénésies du monde, et tout ce qui tombe dans la source des Ases prend la blancheur de la peau qui enveloppe le blanc de l’œuf, ou revient à l’état primordial que représente l’œuf cosmogonique (2).
Notes :
(1) Odin avait trois yeux; il ne lui en reste qu’un, et il se nomme le deux fois borgne. C’est-à-dire, Odin a veillé et régné sur trois mondes: le monde d’avant le chaos, le monde antédiluvien, le monde actuel; deux de ces mondes ont péri, et il en reste un.
(2) Notons que le symbole de l’Yggdrasil était connu des Germains d’après Grimm, et qu’il est en tout cas antérieur à la conversion des Scandinaves au christianisme.