ELIADE Le mythe d'Yggdrasil



LE MYTHE D'YGGDRASIL

L'ARBRE COSMIQUE DES SCANDINAVES


Mircea Eliade


L’arbre Yggdrasill, situé au Centre, symbolise, et en même temps constitue, l’Univers. Son sommet touche le Ciel et ses branches embrassent le monde. L’une de ses racines s’enfonce dans le pays des morts (Hel), l’autre dans la région des géants et la troisième dans le monde des hommes (47). Dès son émergence (c’est-à-dire dès que le monde fut organisé par les dieux), il fut menacé de ruine : un aigle entreprit de lui dévorer le feuillage, son tronc se mit à pourrir et le serpent Niddhög commença à lui ronger les racines. Un jour prochain Yggdrasill s’écroulera et ce sera la fin du monde (ragnarök).

Il s’agit, évidemment, de l’image bien connue de l’Arbre Universel situé au Centre du Monde et reliant les trois niveaux cosmiques : Ciel, Terre et Enfers (48). Nous avons indiqué à plusieurs occasions l’archaïsme et la diffusion considérable de ce symbole cosmologique. Certaines conceptions orientales et nord asiatiques ont vraisemblablement influencé l’image et le mythe d’Yggdrasill. Mais il importe de souligner les traits spécifiquement germaniques : l’Arbre – c’est-à-dire le Cosmos – annonce par son apparition même la décadence et la ruine finale; le destin, Urdhr, est caché dans le puits souterrain où plongent les racines d’Yggdrasill, autrement dit au Centre même de l’Univers. Selon la Völuspa (str. 20), la déesse de la destinée détermine le sort de tout être vivant, non seulement des hommes, mais aussi des dieux et des géants. On pourrait dire que Yggdrasill incarne le Destin exemplaire et universel de l’existence; tout mode d’exister – le Monde, les dieux, la vie, les hommes – est périssable, et pourtant susceptible de resurgir au début d’un nouveau cycle cosmique.


Notes :

47. Selon Snorri chacune des racines plonges dans un puits, les plus célèbres étant le puits du plus sage des dieux. Mimir, dans lequel Odhin mettra en gage son oeil (§ 174), et celui de la destinée (Urdharbrunur). Mais il est probable que la tradition originelle connaissait une seule source souterraine.

48. Le même symbolisme apparaît dans la colonne Irminsul, qui, dans la croyance des Saxons, soutenait le ciel


Mircea Eliade

Histoire des croyances et des idées religieuses, tome 2, édition Payot Paris 1978, p.154.


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Kaarle Krohn a essayé d’expliquer le mythe d’Yggdrasill par l’Arbre de Vie de l’Ancien Testament, et Sophus Bugge par la légende de la Croix de Jésus-Christ. Les deux hypothèses sont inacceptables. Odhin attache son cheval à Yggdrasill, et il est difficile de croire que ce motif- central dans la mythologie Scandinave – soit si tardif. Holmberg observe à bon droit que la présence de l’aigle sur Yggdrasill – détail absent dans la tradition biblique – rapproche plutôt ce symbole cosmologique des types nord-asiatiques. La lutte entre l’aigle et le serpent, de même que la lutte de Garuda avec le reptile – motif bien connu dans la mythologie et l’iconographie indiennes -, est un symbole cosmologique de la lutte entre la lumière et les ténèbres, de l’opposition des deux principes, le solaire et le souterrain.

Il est difficile de dire si, oui ou non, des éléments judéo-chrétiens sont intervenus dans la conception de l’Yggdrasill, car, des affinités que découvre Holmberg entre cet arbre cosmique de la mythologie Scandinave et les types nord-asiatiques, on ne peut déduire en toute rigueur que le premier dépend des derniers. En tout cas, Alfred Detering a montré, dans un travail très documenté qu’on peut suivre jusque dans la préhistoire, chez les Indo-Européens, la personnification de l’Arbre cosmique et de l’Arbre de Vie dans un chêne, et que de toute façon c’est dans les territoires du nord de l’Europe que les populations protogermaniques ont élaboré ce mythe. La fusion de l’Arbre cosmique avec l’Arbre de Vie se rencontre aussi chez les Germains. 


Mircea Eliade

Traité d’histoire des religions, p. 283.



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