LES HAUTS GRADES MAÇONNIQUES
René Guénon
Paru dans La Gnose, mai 1910 (n° 7 1909-1910),
sous la signature "T Palingenius"
Nous avons vu, dans un précédent article, que, l’initiation maçonnique comportant trois phases successives, il ne peut y avoir que trois grades, qui représentent ces trois phases ; il semble résulter de là que tous les systèmes de hauts grades sont complètement inutiles, du moins théoriquement, puisque les rituels des trois grades symboliques décrivent, dans leur ensemble, le cycle complet de l’initiation. Cependant, en fait, l’initiation maçonnique, étant symbolique, forme des Maçons qui ne sont que le symbole des véritables Maçons, et elle leur trace simplement le programme des opérations qu’ils auront à effectuer pour parvenir à l’initiation réelle. C’est à ce dernier but que tendaient, du moins originairement, les divers systèmes de hauts grades, qui semblent avoir été précisément institués pour réaliser en pratique le Grand OEuvre dont la Maçonnerie symbolique enseignait la théorie.
Cependant, il faut reconnaître que bien peu de ces systèmes atteignaient réellement le but qu’ils se proposaient ; dans la plupart, on rencontre des incohérences, des lacunes, des superfétations, et certains rituels sont d’une bien faible valeur initiatique, surtout lorsqu’on les compare à ceux des grades symboliques. Ces défauts sont d’ailleurs d’autant plus sensibles que le système comprend un plus grand nombre de degrés ; et, s’il en est déjà ainsi dans l’Écossisme à 25 et 33 degrés, que sera-ce dans les Rites à 90, 97, ou même 120 degrés ? cette multiplicité de degrés est d’autant plus inutile qu’on est obligé de les conférer par séries. Au XVIIIe siècle, chacun voulut inventer un système à lui, toujours greffé, bien entendu, sur la Maçonnerie symbolique, dont il ne faisait que développer les principes fondamentaux, interprétés trop souvent dans le sens des conceptions personnelles de l’auteur, comme on le voit dans presque tous les Rites hermétiques, kabbalistiques et philosophiques, et dans les Ordres de Chevalerie et d’Illuminisme. C’est de là que naquit, en effet, cette prodigieuse diversité de Rites, dont beaucoup n’existèrent jamais que sur le papier, et dont il est presque impossible de débrouiller l’histoire ; tous ceux qui ont essayé de faire un peu d’ordre dans ce chaos ont dû y renoncer, à moins que, pour des raisons quelconques, ils n’aient préféré donner des origines des hauts grades des explications plus ou moins fantaisistes, parfois même tout à fait fabuleuses.
Nous ne relèverons pas à ce propos toutes les assertions soi-disant historiques que nous avons rencontrées chez divers auteurs ; mais, en tout cas, ce qui est certain, c’est que, contrairement à ce qu’on a souvent prétendu, le chevalier Ramsay ne fut point l’inventeur des hauts grades, et que, s’il en est responsable, ce n’est qu’indirectement, parce que ceux qui conçurent le système de l’Écossisme s’inspirèrent d’un discours qu’il avait prononcé en 1737, et dans lequel il rattachait la Maçonnerie à la fois aux Mystères de l’antiquité et, plus immédiatement, aux Ordres religieux et militaires du moyen âge. Mais Ramsay est tout aussi peu l’auteur des rituels des grades écossais qu’Elias Ashmole l’est de ceux des grades symboliques, comme le voudrait une opinion assez généralement admise, et reproduite par Ragon et d’autres historiens. « Elias Ashmole, savant antiquaire, adepte de l’hermétisme et des connaissances secrètes alors en vogue, fut reçu Maçon le 16 octobre 1646, à Warrington, petite ville du comté de Lancastre. Il ne reparut en loge qu’au bout de 35 ans, le 11 mars 1682, pour la seconde et dernière fois de sa vie, comme en témoigne son journal, qu’il n’a jamais cessé de tenir jour par jour avec une scrupuleuse minutie. » (Oswald Wirth, Le Livre de l’Apprenti, page 30 de la seconde édition.).
Nous pensons d’ailleurs que les rituels initiatiques ne peuvent pas être considérés comme l’oeuvre d’une ou de plusieurs individualités déterminées, mais qu’ils se sont constitués progressivement, par un processus qu’il nous est impossible de préciser, qui échappe à toute définition. Par contre, les rituels de ceux d’entre les hauts grades qui sont à peu près insignifiants présentent tous les caractères d’une composition factice, artificielle, créée de toutes pièces par la mentalité d’un individu. En somme, sans s’attarder à des considérations sans grand intérêt, il suffit d’envisager tous les systèmes, dans leur ensemble, comme les diverses manifestations de la tendance réalisatrice d’hommes qui ne se contentaient pas de la pure théorie, mais qui, en voulant passer à la pratique, oubliaient trop souvent que l’initiation réelle doit nécessairement être en grande partie personnelle.
Nous avons simplement voulu dire ici ce que nous pensons de l’institution des hauts grades et de leur raison d’être ; nous les considérons comme ayant une utilité pratique incontestable, mais à la condition, malheureusement trop peu souvent réalisée, surtout aujourd’hui, qu’ils remplissent vraiment le but pour lequel ils ont été créés. Pour cela, il faudrait que les Ateliers de ces hauts grades fussent réservés aux études philosophiques et métaphysiques, trop négligées dans les Loges symboliques ; on ne devrait jamais oublier le caractère initiatique de la Maçonnerie, qui n’est et ne peut être, quoi qu’on en ait dit, ni un club politique ni une association de secours mutuels. Sans doute, on ne peut pas communiquer ce qui est inexprimable par essence, et c’est pourquoi les véritables arcanes se défendent d’eux-mêmes contre toute indiscrétion ; mais on peut du moins donner les clefs qui permettront à chacun d’obtenir l’initiation réelle par ses propres efforts et sa méditation personnelle, et l’on peut aussi, suivant la tradition et la pratique constantes des Temples et Collèges initiatiques de tous les temps et de tous les pays, placer celui qui aspire à l’initiation dans les conditions les plus favorables de réalisation, et lui fournir l’aide sans laquelle il lui serait presque impossible de parfaire cette réalisation. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, pensant en avoir dit assez pour faire entrevoir ce que pourraient être les hauts grades maçonniques, si, au lieu de vouloir les supprimer purement et simplement, on en faisait des centres initiatiques véritables, chargés de transmettre la science ésotérique et de conserver intégralement le dépôt sacré de la Tradition orthodoxe, une et universelle.