L’ORTHODOXIE MAÇONNIQUE
René Guénon
Paru dans La Gnose, avril 1910 (n° 6 1909-1910),
sous la signature "T Palingenius"
On a tant écrit sur la question de la régularité maçonnique, on en a donné tant de définitions différentes et même contradictoires, que ce problème, bien loin d’être résolu, n’en est devenu peut-être que plus obscur. Il semble qu’il ait été mal posé, car on cherche toujours à baser la régularité sur des considérations purement historiques, sur la preuve vraie ou supposée d’une transmission ininterrompue de pouvoirs depuis une époque plus ou moins reculée ; or il faut bien avouer que, à ce point de vue, il serait facile de trouver quelque irrégularité à l’origine de tous les Rites pratiqués actuellement. Mais nous pensons que cela est loin d’avoir l’importance que certains, pour des raisons diverses, ont voulu lui attribuer, et que la véritable régularité réside essentiellement dans l’orthodoxie maçonnique ; et cette orthodoxie consiste avant tout à suivre fidèlement la Tradition, à conserver avec soin les symboles et les formes rituéliques qui expriment cette Tradition et en sont comme le vêtement, à repousser toute innovation suspecte de modernisme. C’est à dessein que nous employons ici ce mot de modernisme, pour désigner la tendance trop répandue qui, en Maçonnerie comme partout ailleurs, se caractérise par l’abus de la critique, le rejet du symbolisme, la négation de tout ce qui constitue la Science ésotérique et traditionnelle.
Toutefois, nous ne voulons point dire que la Maçonnerie, pour rester orthodoxe, doive s’enfermer dans un formalisme étroit, que le rituélisme doive être quelque chose d’absolument immuable, auquel on ne puisse rien ajouter ni retrancher sans se rendre coupable d’une sorte de sacrilège ; ce serait faire preuve d’un dogmatisme qui est tout à fait étranger et même contraire à l’esprit maçonnique. La Tradition n’est nullement exclusive de l’évolution et du progrès ; les rituels peuvent et doivent donc se modifier toutes les fois que cela est nécessaire, pour s’adapter aux conditions variables de temps et de lieu, mais, bien entendu, dans la mesure seulement où les modifications ne touchent à aucun point essentiel. Les changements dans les détails du rituel importent peu, pourvu que l’enseignement initiatique qui s’en dégage n’en subisse aucune altération ; et la multiplicité des Rites n’aurait pas de graves inconvénients, peut-être même aurait-elle certains avantages, si malheureusement elle n’avait pas trop souvent pour effet, en servant de prétexte à de fâcheuses dissensions entre Obédiences rivales, de compromettre l’unité, idéale si l’on veut, mais réelle pourtant, de la Maçonnerie universelle.
Ce qui est regrettable surtout, c’est d’avoir trop souvent à constater, chez un grand nombre de Maçons, l’ignorance complète du symbolisme et de son interprétation ésotérique, l’abandon des études initiatiques, sans lesquelles le rituélisme n’est plus qu’un ensemble de cérémonies vides de sens, comme dans les religions exotériques. Il y a aujourd’hui à ce point de vue, particulièrement en France et en Italie, des négligences vraiment impardonnables ; nous pouvons citer comme exemple celle que commettent les Maîtres qui renoncent au port du tablier, alors que pourtant, comme l’a si bien montré récemment le T∴ Ill∴ F∴ Dr Blatin, dans une communication qui doit être encore présente à la mémoire de tous les FF∴, ce tablier est le véritable habillement du Maçon, tandis que le cordon n’est que son décor. Une chose plus grave encore, c’est la suppression ou la simplification exagérée des épreuves initiatiques, et leur remplacement par l’énonciation de formules vagues et à peu près insignifiantes ; et, à ce propos, nous ne saurions mieux faire que de reproduire les quelques lignes suivantes, qui nous donnent en même temps une définition générale du symbolisme que nous pouvons considérer comme parfaitement exacte : « Le Symbolisme maçonnique est la forme sensible d’une synthèse philosophique d’ordre transcendant ou abstrait. Les conceptions que représentent les Symboles de la Maçonnerie ne peuvent donner lieu à aucun enseignement dogmatique ; elles échappent aux formules concrètes du langage parlé et ne se laissent point traduire par des mots. Ce sont, comme on dit très justement, des Mystères qui se dérobent à la curiosité profane, c’est-à-dire des Vérités que l’esprit ne peut saisir qu’après y avoir été judicieusement préparé. La préparation à l’intelligence des Mystères est allégoriquement mise en scène dans les initiations maçonniques par les épreuves des trois grades fondamentaux de l’Ordre. Contrairement à ce qu’on s’est imaginé, ces épreuves n’ont aucunement pour objet de faire ressortir le courage ou les qualités morales du récipiendaire ; elles figurent un enseignement que le penseur devra discerner, puis méditer au cours de toute sa carrière d’Initié. » (Rituel interprétatif pour le Grade d’Apprenti, rédigé par le Groupe Maçonnique d’Études Initiatiques, 1893.)
On voit par là que l’orthodoxie maçonnique, telle que nous l’avons définie, est liée à l’ensemble du symbolisme envisagé comme un tout harmonique et complet, et non exclusivement à tel ou tel symbole particulier, ou même à une formule telle que A.∴ L∴ G∴ D∴ G∴ A∴ D∴ L∴ U∴, dont on a voulu parfois faire une caractéristique de la Maçonnerie régulière, comme si elle pouvait constituer à elle seule une condition nécessaire et suffisante de régularité, et dont la suppression, depuis 1877, a été si souvent reprochée à la Maçonnerie française. Nous profiterons de cette occasion pour protester hautement contre une campagne encore plus ridicule qu’odieuse, menée depuis quelque temps contre cette dernière, en France même, au nom d’un prétendu spiritualisme qui n’a que faire en cette circonstance, par certaines gens qui se parent de qualités maçonniques plus que douteuses ; si ces gens, à qui nous ne voulons pas faire l’honneur de les nommer, croient que leurs procédés assureront la réussite de la pseudo-Maçonnerie qu’ils essayent vainement de lancer sous des étiquettes variées, ils se trompent étrangement.
Nous ne voulons pas traiter ici, du moins pour le moment, la question du G∴ A∴ de l’U∴, qui a d’ailleurs été étudiée, à divers points de vue, par de plus autorisés que nous. Cette question a même fait, dans les derniers numéros de L’Acacia, l’objet d’une discussion fort intéressante entre les FF∴ Oswald Wirth et Ch.·M. Limousin ; malheureusement, cette discussion a été interrompue par la mort de ce dernier, mort qui fut un deuil pour la Maçonnerie tout entière. Quoi qu’il en soit, nous dirons seulement que le symbole du G∴ A∴ de l’U∴ n’est point l’expression d’un dogme, et que, s’il est compris comme il doit l’être, il peut être accepté par tous les Maçons, sans distinction d’opinions philosophiques, car cela n’implique nullement de leur part la reconnaissance de l’existence d’un Dieu quelconque, comme on l’a cru trop souvent. Il est regrettable que la Maçonnerie française se soit méprise à ce sujet, mais il est juste de reconnaître qu’elle n’a fait en cela que partager une erreur assez générale ; si l’on parvient à dissiper cette confusion, tous les Maçons comprendront que, au lieu de supprimer le G∴ A∴ de l’U∴, il faut, comme le dit le F∴ Oswald Wirth, aux conclusions duquel nous adhérons entièrement, chercher à s’en faire une idée rationnelle, et le traiter en cela comme tous les autres symboles initiatiques.
Nous pouvons espérer qu’un jour viendra, et qu’il n’est pas loin, où l’accord s’établira définitivement sur les principes fondamentaux de la Maçonnerie et sur les points essentiels de la doctrine traditionnelle. Toutes les branches de la Maçonnerie universelle reviendront alors à la véritable orthodoxie, dont certaines d’entre elles se sont quelque peu écartées, et toutes s’uniront enfin pour travailler à la réalisation du Grand OEuvre, qui est l’accomplissement intégral du Progrès dans tous les domaines de l’activité humaine.