GUENON Silence et solitude chez les Indiens de l'Amérique du Nord


L'Homme-Aigle
Sculpture de Gene Thomas
(Onondaga Iroquois)


SILENCE ET SOLITUDE


René Guénon


Publié dans la revue Etudes Traditionnelles (Mars 1949)
Repris dans le recueil posthume Mélanges (Chapitre V)



Chez les Indiens de l’Amérique du Nord, et dans toutes les tribus sans exception, il existe, outre les rites de divers genres qui ont un caractère collectif, la pratique d’une adoration solitaire et silencieuse, qui est considérée comme la plus profonde et celle qui est de l’ordre le plus élevé (1). Les rites collectifs, en effet, ont toujours, à un degré ou à un autre, quelque chose de relativement extérieur ; nous disons à un degré ou à un autre, parce que, à cet égard, il faut naturellement, là comme dans toute autre tradition, faire une différence entre les rites qu’on pourrait qualifier d’exotériques, c’est-à-dire ceux auxquels tous participent indistinctement, et les rites initiatiques. Il est d’ailleurs bien entendu que, loin d’exclure ces rites ou de s’y opposer d’une façon quelconque, l’adoration dont il s’agit s’y superpose seulement comme étant en quelque sorte d’un autre ordre ; et il y a même tout lieu de penser que pour être vraiment efficace et produire des résultats effectifs, elle doit présupposer l’initiation comme une condition nécessaire (2).

Au sujet de cette adoration, on a parfois parlé de « prière » mais cela est évidemment inexact, car il n’y a là aucune demande de quelque nature qu’elle puisse être ; les prières formulées généralement dans des chants rituels ne peuvent d’ailleurs s’adresser qu’aux diverses manifestations divines (3), et nous allons voir que c’est de tout autre chose qu’il s’agit ici en réalité. Il serait certainement beaucoup plus juste de parler d’« incantation », en prenant ce mot dans le sens que nous avons défini ailleurs (4) ; on pourrait également dire que c’est une « invocation », en l’entendant dans un sens exactement comparable à celui du dhikr dans la tradition islamique, mais en précisant que c’est essentiellement une invocation silencieuse et tout intérieure (5).

Voici ce qu’écrit à ce sujet Ch. Eastman (6) : « L’adoration du Grand Mystère était silencieuse, solitaire, sans complication intérieure ; elle était silencieuse parce que tout discours est nécessairement faible et imparfait, aussi les âmes de nos ancêtres atteignaient Dieu dans une adoration sans mots ; elle était solitaire parce qu’ils pensaient que Dieu est plus près de nous dans la solitude, et les prêtres n’étaient point là pour servir d’intermédiaires entre l’homme et le Créateur (7). » Il ne peut pas, en effet y avoir d’intermédiaires en pareil cas, puisque cette adoration tend à établir une communication directe avec le Principe suprême, qui est désigné ici comme le « Grand Mystère ».

Non seulement ce n’est que dans et par le silence que cette communication peut être obtenue, parce que le « Grand Mystère » est au delà de toute forme et de toute expression, mais le silence lui-même « est le Grand Mystère » ; comment faut-il entendre au juste cette affirmation ? D’abord, on peut rappeler à ce propos que le véritable « mystère » est essentiellement et exclusivement l’inexprimable, qui ne peut évidemment être représenté que par le silence (8) ; mais, de plus, le « Grand Mystère » étant le non-manifesté, le silence lui-même, qui est proprement un état de non-manifestation, est par là comme une participation ou une conformité à la nature du Principe suprême. D’autre part, le silence, rapporté au Principe, est, pourrait-on dire, le Verbe non proféré ; c’est pourquoi « le silence sacré est la voix du Grand Esprit », en tant que celui-ci est identifié au principe même (9) ; et cette voix, qui correspond à la modalité principielle du son que la tradition hindoue désigne comme parâ ou non-manifestée (10), est la réponse à l’appel de l’être en adoration : appel et réponse également silencieux, étant une aspiration et une illumination purement intérieures l’une et l’autre.

Pour qu’il en soit ainsi, il faut d’ailleurs que le silence soit en réalité quelque chose de plus que la simple absence de toute parole ou de tout discours, fussent-ils formulés seulement d’une façon toute mentale ; et, en effet, ce silence est essentiellement pour les Indiens « le parfait équilibre des trois parties de l’être », c’est-à-dire de ce qu’on peut, dans la terminologie occidentale désigner comme l’esprit, l’âme et le corps, car l’être tout entier dans tous les éléments qui le constituent, doit participer à l’adoration pour qu’un résultat pleinement valable puisse en être obtenu. La nécessité de cette condition d’équilibre est facile à comprendre, car l’équilibre est, dans la manifestation même comme l’image ou le reflet de l’indistinction principielle du non-manifesté, indistinction qui est bien représentée aussi par le silence, de sorte qu’il n’y a aucunement lieu de s’étonner de l’assimilation qui est ainsi établie entre celui-ci et l’équilibre (11).

Quant à la solitude, il convient de remarquer tout d’abord que son association avec le silence est en quelque sorte normale et même nécessaire, et que, même en présence d’autres êtres, celui qui fait en lui le silence parfait s’isole forcément d’eux par là même ; du reste, silence et solitude sont aussi impliqués également l’un et l’autre dans la signification du terme sanscrit mauna, qui est sans doute, dans la tradition hindoue, celui qui s’applique le plus exactement à un état tel que celui dont nous parlons présentement (12). La multiplicité, étant inhérente à la manifestation, et s’accentuant d’autant plus, si l’on peut dire, qu’on descend à des degrés plus inférieurs de celle-ci, éloigne donc nécessairement du non-manifesté ; aussi l’être qui veut se mettre en communication avec le Principe doit-il avant tout faire l’unité en lui même, autant qu’il est possible, par l’harmonisation et l’équilibre de tous ses éléments, et il doit aussi, en même temps, s’isoler de toute multiplicité extérieure à lui. L’unification ainsi réalisée, même si elle n’est encore que relative dans la plupart des cas, n’en est pas moins, suivant la mesure des possibilités actuelles de l’être, une certaine conformité à la « non-dualité » du Principe ; et, à la limite supérieure, l’isolement prend le sens du terme sanscrit kaivalya, qui, exprimant en même temps les idées de perfection et de totalité, en arrive, quand il a toute la plénitude de sa signification, à désigner l’état absolu et inconditionné, celui de l’être qui est parvenu à la Délivrance finale.

A un degré beaucoup moins élevé que celui-là, et qui n’appartient même encore qu’aux phases préliminaires de la réalisation on peut faire remarquer ceci : là où il y a nécessairement dispersion, la solitude, en tant qu’elle s’oppose à la multiplicité et qu’elle coïncide avec une certaine unité, est essentiellement concentration ; et l’on sait quelle importance est donnée effectivement à la concentration, par toutes les doctrines traditionnelles sans exception, en tant que moyen et condition indispensable de toute réalisation. Il nous paraît peu utile d’insister davantage sur ce dernier point, mais il est une autre conséquence sur laquelle nous tenons encore à appeler plus particulièrement l’attention en terminant : c’est que la méthode dont il s’agit, par là même qu’elle s’oppose à toute dispersion des puissances de l’être, exclut le développement séparé et plus ou moins désordonné de tels ou tels de ses éléments, et notamment celui des éléments psychiques cultivés en quelque sorte pour eux-mêmes, développement qui est toujours contraire à l’harmonie et à l’équilibre de l’ensemble. Pour les Indiens, d’après M. Paul Coze, « il semble que, pour développer l’orenda (13), intermédiaire entre le matériel et le spirituel, il faille avant tout dominer la matière et tendre au divin » ; cela revient en somme à dire qu’ils ne considèrent comme légitime d’aborder le domaine psychique que « par en haut », les résultats de cet ordre n’étant obtenus que d’une façon tout accessoire et comme « par surcroît », ce qui est en effet le seul moyen d’en éviter les dangers ; et, ajouterons-nous, cela est assurément aussi loin que possible de la vulgaire « magie » qu’on leur a trop souvent attribuée, et qui est même tout ce qu’ont cru voir chez eux des observateurs profanes et superficiels sans doute parce qu’eux-mêmes n’avaient pas la moindre notion de ce que peut être la véritable spiritualité.


NOTES

1 — Les renseignements que nous utilisons ici sont empruntés principalement à l’ouvrage de M. Paul Coze, L’Oiseau-Tonnerre, d’où nous tirons également nos citations. Cet auteur fait preuve d’une remarquable sympathie à l’égard des Indiens et de leur tradition ; la seule réserve qu’il y aurait lieu de faire, c’est qu’il paraît assez fortement influencé par les conceptions « métapsychistes », ce qui affecte visiblement quelques-unes de ses interprétations et entraîne notamment parfois une certaine confusion entre le psychique et le spirituel ; mais cette considération n’a d’ailleurs pas à intervenir dans la question dont nous nous occupons ici.

2 — Il va de soi que, ici comme toujours, nous entendons l’initiation exclusivement dans son véritable sens, et non pas dans celui où les ethnologues emploient abusivement ce mot pour désigner les rites d’agrégation à la tribu ; il faudrait avoir bien soin de distinguer nettement ces deux choses, qui en fait existent l’une et l’autre chez les Indiens.

3 — Ces manifestations divines semblent, dans la tradition des Indiens, être le plus habituellement réparties suivant une division quaternaire, conformément à un symbolisme cosmologique qui s’applique à la fois aux deux points de vue macrocosmique et microcosmique.

4 — Voir Aperçus sur l’Initiation, chap. XXIV.

5 — Il n’est pas sans intérêt de remarquer à ce propos que certaines turuq islamiques, notamment celle des Naqshabendiyah, pratiquent aussi un dhikr silencieux.

6 — Ch. Eastman, cité par M. Paul Coze, est un Sioux d’origine, qui paraît, malgré une éducation « blanche », avoir bien conservé la conscience de sa propre tradition ; nous avons d’ailleurs des raisons de penser qu’un tel cas est en réalité loin d’être aussi exceptionnel qu’on pourrait le croire quand on s’en tient à certaines apparences tout extérieures.

7 — Le dernier mot, dont l’emploi est sans doute dû uniquement ici aux habitudes du langage européen, n’est certainement pas exact si l’on veut aller au fond des choses, car, en réalité, le « Dieu créateur » ne peut proprement trouver place que parmi les aspects manifestés du Divin.

8 — Voir Aperçus sur l’Initiation, chap. XVII.

9 — Nous faisons cette restriction parce que, dans certains cas, l’expression de « Grand Esprit », ou ce qu’on traduit ainsi, apparaît aussi comme étant seulement la désignation particulière d’une des manifestations divines.

10 — Cf. Aperçus sur l’Initiation, chap. XLVII.

11 — Il est à peine besoin de rappeler que l’indistinction principielle dont il s’agit ici n’a rien de commun avec ce qu’on peut aussi désigner par le même mot pris dans un sens inférieur, nous voulons dire la pure potentialité indifférenciée de la materia prima.

12 — Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, 3e édition, chap. XXIII.

13 — Ce mot orenda appartient proprement à la langue des Iroquois, mais, dans les ouvrages européens, on a pris l’habitude, pour plus de simplicité, de l’employer uniformément à la place de tous les autres termes de même signification qui se rencontrent chez les divers peuples indiens : ce qu’il désigne est l’ensemble de toutes les différentes modalités de la force psychique et vitale, c’est donc à peu près exactement l’équivalent du prâna de la tradition hindoue et du k’i de la tradition extrême-orientale.



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