Titus Burckhardt |
SUR LA DIFFERENCE ENTRE PSYCHOLOGIE MODERNE
ET PSYCHOLOGIE SACREE
Extrait de
Science moderne et Sagesse traditionnelle
Titus Burckhardt
La différence entre la psychologie moderne et la psychologie sacrée apparaît déjà dans le fait que, pour la plupart des psychologues modernes, la morale n'a plus rien à faire avec la psychologie. Généralement, ils réduisent l'éthique à la morale sociale, plus ou moins forgée par de simples habitudes et la considèrent comme une sorte de barrage psychique, utile à l'occasion, mais le plus souvent contraignant, voire néfaste, pour l'épanouissement « normale » de la psychè individuelle. Cette conception a surtout été propagée par la psychanalyse freudienne, qui, comme on le sait, est devenu d'un usage courant dans certains pays, où elle joue pratiquement le rôle qui revient ailleurs au sacrement de la confession. Le psychiatre remplace le prêtre et l'éclatement des instincts refoulés sert d'absolution. Dans la confession sacramentelle, le prêtre n'est que le représentant impersonnel – et donc tenu au secret – de la Vérité divine, qui à la fois juge et pardonne ; en confessant ses fautes, le pécheur transforme les tendances qui les sous-tendent en quelque chose qui n'est plus « lui-même » ; il les « objectivise » ; en se repentant, il s'en détache, et en recevant l'absolution, son âme retrouve son équilibre initial, centré sur son axe divin. Dans le cas de la psychanalyse freudienne, en revanche (1), l'homme met à nu ses entrailles psychiques non pas devant Dieu, mais devant son prochain ; il ne prend pas de recul par rapport aux fonds chaotiques et obscurs de son âme que l'analyse lui dévoile, mais au contraire se les approprie, puisqu'il doit se dire à lui-même : « C'est ainsi que je suis fait en réalité ». Et s'il ne parvient pas à surmonter cette désillusion avilissante grâce à quelque influence salutaire, il en conserve comme une souillure intérieure. Dans la plupart des cas, il tente de se sauver en se plongeant dans la médiocrité psychique du plus grand nombre, car on supporte mieux son propre avilissement en le partageant avec autrui. Quelle que puisse être l'utilité occasionnelle et partielle d'une telle analyse, son résultat est généralement celui-là, étant donné les prémisses dont elle part (2).
Si la médecine traditionnelle – c'est-à-dire celle qui s'inspire d'une religion authentique – ne connaît rien de comparable à la psychothérapie moderne, c'est que la psychè ne se laisse pas traiter selon des moyens psychiques ; sa nature est l'instabilité, le flux et le reflux infini entre effet et contrecoup ; elle trompe autrui et se trompe elle-même, et ne saurait être soignée que par quelque chose d' « extérieur à elle, ou de « supérieur » à elle, donc soit à partir du corps, en rétablissant l 'équilibre des humeurs généralement troublé par les affections psychiques(3), soit à partir de l'esprit, par des formes et des actions qui sont l'expression et la garantie d'une présence supérieure. Ni la prière, ni le séjour dans un lieu sacré, ni même l'exorcisme, que l'on applique en certains cas(4), ne sont de nature psychique, même si la psychologie moderne tente d'expliquer ces moyens et leur efficacité d'une manière purement psychologique.
Pour la psychologie moderne, l'effet d'un rite et sa motivation théologique ou mystique sont deux choses totalement différentes. Si elle attribue au rite un effet quelconque, dont elle ne reconnaît naturellement la valeur que sur le plan subjectif uniquement, elle le ramène à certaines prédispositions héréditaires auxquelles le rite ferait appel. Du sens éternel et supra-humain du rite ou du symbole, il n'est bien entendu jamais question. On considère donc comme possible que l'âme peut être soignée par une sorte d'auto-illusion, par la « projection-confiante » de ses propres angoisses et instincts généraux et particuliers. La scission entre vérité et réalité inhérente à cette théorie ne trouble pas le moins du monde la psychologie moderne, et elle ne craint même pas d'interpréter les formes fondamentales de la pensée, les lois de la logique, comme les traces d'habitudes héritées à la naissance. Ce faisant, on en arrive bientôt à nier ce qui fait de l'entendement ce qu'il est, en le ramenant à de simples nécessités biologiques, si tant est que la psychologie puisse jamais y parvenir sans se détruire elle-même.
NOTES
(1) Cette précision est nécessaire dans la mesure où il existe également aujourd'hui des formes plus inoffensives de psychanalyse, ce qui ne veut pas dire que nous entendons par là justifier une forme quelconque de psychanalyse.
(2) Il y a une règle selon laquelle quiconque pratique la psychanalyse doit auparavant avoir subi lui-même la psychanalyse. D'où la question de savoir qui a inauguré cette série, qui imite étrangement la « succession apostolique ».
(3) Il en résulte généralement un cercle vicieux, puisque le déséquilibre psychique engendre une intoxication physique, laquelle à son tour entretient le trouble psychique.
(4) Si les cas de possessions (qui exigent bien entendu des rites d'exorcisme) sont devenus plus rares, c'est sans doute parce que les influences démoniaques, n'étant plus « endiguées » comme jadis par le barrage de la religion universellement adoptée, peuvent dès lors exercer leurs effets plus librement, sous une forme « diluée ».