GUENON Le Démiurge




LE DÉMIURGE


René Guénon

(sous la signature "Palingénius")


Paru dans la revue La Gnose (janvier-février 1910)


I

Il est un certain nombre de problèmes qui ont constamment préoccupé les hommes, mais il n’en est peut-être pas qui ait semblé généralement plus difficile à résoudre que celui de l’origine du Mal, auquel se sont heurtés comme à un obstacle infranchissable la plupart des philosophes et surtout les théologiens : « Si Deus est, unde Malum ? Si non est, unde Bonum ? » Ce dilemme est en effet insoluble pour ceux qui considèrent la Création comme l’œuvre directe de Dieu, et qui, par suite, sont obligés de le rendre également responsable du Bien et du Mal. On dira sans doute que cette responsabilité est atténuée dans une certaine mesure par la liberté des créatures ; mais, si les créatures peuvent choisir entre le Bien et le Mal, c’est que l’un et l’autre existent déjà, au moins en principe, et, si elles sont susceptibles de se décider parfois en faveur du Mal au lieu d’être toujours inclinées au Bien, c’est qu’elles sont imparfaites ; comment donc Dieu, s’il est parfait, a-t-il pu créer des êtres imparfaits ?

Il est évident que le Parfait ne peut pas engendrer l’imparfait, car, si cela était possible, le Parfait devrait contenir en lui-même l’imparfait à l’état principiel, et alors il ne serait plus le Parfait. L’imparfait ne peut donc pas procéder du Parfait par voie d’émanation ; il ne pourrait alors que résulter de la création « ex nihilo » ; mais comment admettre que quelque chose puisse venir de rien, ou, en d’autres termes, qu’il puisse exister quelque chose qui n’ait point de principe ? D’ailleurs, admettre la création « ex nihilo », ce serait admettre par là même l’anéantissement final des êtres créés, car ce qui a eu un commencement doit aussi avoir une fin, et rien n’est plus illogique que de parler d’immortalité dans une telle hypothèse ; mais la création ainsi entendue n’est qu’une absurdité, puisqu’elle est contraire au principe de causalité, qu’il est impossible à tout homme raisonnable de nier sincèrement, et nous pouvons dire avec Lucrèce : « Ex nihilo nihil, ad nihilum nil posse reverti. »

Il ne peut rien y avoir qui n’ait un principe ; mais quel est ce principe ? et n’y a-t-il en réalité qu’un Principe unique de toutes choses ? Si l’on envisage l’Univers total, il est bien évident qu’il contient toutes choses, car toutes les parties sont contenues dans le Tout ; d’autre part, le Tout est nécessairement illimité, car, s’il avait une limite, ce qui serait au-delà de cette limite ne serait pas compris dans le Tout, et cette supposition est absurde. Ce qui n’a pas de limite peut être appelé l’Infini, et, comme il contient tout, cet Infini est le principe de toutes choses. D’ailleurs, l’Infini est nécessairement un, car deux Infinis qui ne seraient pas identiques s’excluraient l’un l’autre ; il résulte donc de là qu’il n’y a qu’un Principe unique de toutes choses, et ce Principe est le Parfait, car l’Infini ne peut être tel que s’il est le Parfait.

Ainsi, le Parfait est le Principe suprême, la Cause première ; il contient toutes choses en puissance, et il a produit toutes choses ; mais alors, puisqu’il n’y a qu’un Principe unique, que deviennent toutes les oppositions que l’on envisage habituellement dans l’Univers : l’Être et le Non-Être, l’Esprit et la Matière, le Bien et le Mal ? Nous nous retrouvons donc ici en présence de la question posée dès le début, et nous pouvons maintenant la formuler ainsi d’une façon plus générale : comment l’Unité a-t-elle pu produire la Dualité ?

Certains ont cru devoir admettre deux principes distincts, opposés l’un à l’autre ; mais cette hypothèse est écartée par ce que nous avons dit précédemment. En effet, ces deux principes ne peuvent pas être infinis tous deux, car alors ils s’excluraient ou se confondraient ; si un seul était infini, il serait le principe de l’autre ; enfin, si tous deux étaient finis, ils ne seraient pas de véritables principes, car dire que ce qui est fini peut exister par soi-même, c’est dire que quelque chose peut venir de rien, puisque tout ce qui est fini a un commencement, logiquement, sinon chronologiquement. Dans ce dernier cas, par conséquent, l’un et l’autre, étant finis, doivent procéder d’un principe commun, qui est infini, et nous sommes ainsi ramené à la considération d’un Principe unique. D’ailleurs, beaucoup de doctrines que l’on regarde habituellement comme dualistes ne sont telles qu’en apparence ; dans le Manichéisme comme dans la religion de Zoroastre, le dualisme n’était qu’une doctrine purement exotérique, recouvrant la véritable doctrine ésotérique de l’Unité : Ormuzd et Ahriman sont engendrés tous deux par Zervané-Akérêné, et ils doivent se confondre en lui à la fin des temps.

La Dualité est donc nécessairement produite par l’Unité, puisqu’elle ne peut pas exister par elle-même ; mais comment peut-elle être produite ? Pour le comprendre, nous devons en premier lieu envisager la Dualité sous son aspect le moins particularisé, qui est l’opposition de l’Être et du Non-Être ; d’ailleurs, puisque l’un et l’autre sont forcément contenus dans la Perfection totale, il est évident tout d’abord que cette opposition ne peut être qu’apparente. Il vaudrait donc mieux parler seulement de distinction ; mais en quoi consiste cette distinction ? existe-t-elle en réalité indépendamment de nous, ou n’est-elle simplement que le résultat de notre façon de considérer les choses ?

Si par Non-Être on n’entend que le pur néant, il est inutile d’en parler, car que peut-on dire de ce qui n’est rien ? Mais il en est tout autrement si l’on envisage le Non-Être comme possibilité d’être ; l’Être est la manifestation du Non-Être ainsi entendu, et il est contenu à l’état potentiel dans ce Non-Être. Le rapport du Non-Être à l’Être est alors le rapport du non-manifesté au manifesté, et l’on peut dire que le non-manifesté est supérieur au manifesté dont il est le principe, puisqu’il contient en puissance tout le manifesté, plus ce qui n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais manifesté. En même temps, on voit qu’il est impossible de parler ici d’une distinction réelle, puisque le manifesté est contenu en principe dans le non-manifesté ; cependant, nous ne pouvons pas concevoir le non-manifesté directement, mais seulement à travers le manifesté ; cette distinction existe donc pour nous, mais elle n’existe que pour nous.

S’il en est ainsi pour la Dualité sous l’aspect de la distinction de l’Être et du Non-Être, il doit en être de même, à plus forte raison, pour tous les autres aspects de la Dualité. On voit déjà par là combien est illusoire la distinction de l’Esprit et de la Matière, sur laquelle on a pourtant, surtout dans les temps modernes, édifié un si grand nombre de systèmes philosophiques, comme sur une base inébranlable ; si cette distinction disparaît, de tous ces systèmes il ne reste plus rien. De plus, nous pouvons remarquer en passant que la Dualité ne peut pas exister sans le Ternaire, car si le Principe suprême, en se différenciant, donne naissance à deux éléments, qui d’ailleurs ne sont distincts qu’en tant que nous les considérons comme tels, ces deux éléments et leur Principe commun forment un Ternaire, de sorte qu’en réalité c’est le Ternaire et non le Binaire qui est immédiatement produit par la première différenciation de l’Unité primordiale.

Revenons maintenant à la distinction du Bien et du Mal, qui n’est, elle aussi, qu’un aspect particulier de la Dualité. Lorsqu’on oppose le Bien au Mal, on fait généralement consister le Bien dans la Perfection, ou du moins, à un degré inférieur, dans une tendance à la Perfection, et alors le Mal n’est pas autre chose que l’imparfait ; mais comment l’imparfait pourrait-il s’opposer au Parfait ? Nous avons vu que le Parfait est le Principe de toutes choses, et que, d’autre part, il ne peut pas produire l’imparfait, d’où il résulte qu’en réalité l’imparfait n’existe pas, ou que du moins il ne peut exister que comme élément constitutif de la Perfection totale ; mais alors il ne peut pas être réellement imparfait, et ce que nous appelons imperfection n’est que relativité. Ainsi, ce que nous appelons erreur n’est que vérité relative, car toutes les erreurs doivent être comprises dans la Vérité totale, sans quoi celle-ci, étant limitée par quelque chose qui serait en dehors d’elle, ne serait pas parfaite, ce qui équivaut à dire qu’elle ne serait pas la Vérité. Les erreurs, ou plutôt les vérités relatives, ne sont que des fragments de la Vérité totale ; c’est donc la fragmentation qui produit la relativité, et, par suite, on pourrait dire qu’elle est la cause du Mal, si relativité était réellement synonyme d’imperfection ; mais le Mal n’est tel que si on le distingue du Bien.

Si on appelle Bien le Parfait, le relatif n’en est point réellement distinct, puisqu’il y est contenu en principe ; donc, au point de vue universel, le Mal n’existe pas. Il existera seulement si l’on envisage toutes choses sous un aspect fragmentaire et analytique, en les séparant de leur Principe commun, au lieu de les considérer synthétiquement comme contenues dans ce Principe, qui est la Perfection. C’est ainsi qu’est créé l’imparfait ; en distinguant le Mal du Bien, on les crée tous deux par cette distinction même, car le Bien et le Mal ne sont tels que si on les oppose l’un à l’autre, et, s’il n’y a point de Mal, il n’y a pas lieu non plus de parler de Bien au sens ordinaire de ce mot, mais seulement de Perfection. C’est donc la fatale illusion du Dualisme qui réalise le Bien et le Mal, et qui, considérant les choses sous un point de vue particularisé, substitue la Multiplicité à l’Unité, et enferme ainsi les êtres sur lesquels elle exerce son pouvoir dans le domaine de la confusion et de la division ; ce domaine, c’est l’Empire du Démiurge.


II

Ce que nous avons dit au sujet de la distinction du Bien et du Mal permet de comprendre le symbole de la Chute originelle, du moins dans la mesure où ces choses peuvent être exprimées. La fragmentation de la Vérité totale, ou du Verbe, car c’est la même chose au fond, fragmentation qui produit la relativité, est identique à la segmentation de l’Adam Kadmon, dont les parcelles séparées constituent l’Adam Protoplastes, c’est-à-dire le premier formateur ; la cause de cette segmentation, c’est Nahash, l’Égoïsme ou le désir de l’existence individuelle. Ce Nahash n’est point une cause extérieure à l’homme, mais il est en lui, d’abord à l’état potentiel, et il ne lui devient extérieur que dans la mesure où l’homme lui-même l’extériorise ; cet instinct de séparativité, par sa nature qui est de provoquer la division, pousse l’homme à goûter le fruit de l’Arbre de la Science du Bien et du Mal, c’est-à-dire à créer la distinction même du Bien et du Mal. Alors, les yeux de l’homme s’ouvrent, parce que ce qui lui était intérieur est devenu extérieur, par suite de la séparation qui s’est produite entre les êtres ; ceux-ci sont maintenant revêtus de formes, qui limitent et définissent leur existence individuelle, et ainsi l’homme a été le premier formateur. Mais lui aussi se trouve désormais soumis aux conditions de cette existence individuelle, et il est revêtu également d’une forme, ou, suivant l’expression biblique, d’une tunique de peau ; il est enfermé dans le domaine du Bien et du Mal, dans l’Empire du Démiurge.

On voit par cet exposé, d’ailleurs très abrégé et très incomplet, qu’en réalité le Démiurge n’est point une puissance extérieure à l’homme ; il n’est en principe que la volonté de l’homme en tant qu’elle réalise la distinction du Bien et du Mal. Mais ensuite l’homme, limité en tant qu’être individuel par cette volonté qui est la sienne propre, la considère comme quelque chose d’extérieur à lui, et ainsi elle devient distincte de lui ; bien plus, comme elle s’oppose aux efforts qu’il fait pour sortir du domaine où il s’est lui-même enfermé, il la regarde comme une puissance hostile, et il l’appelle Shathan ou l’Adversaire. Remarquons d’ailleurs que cet Adversaire, que nous avons créé nous-mêmes et que nous créons à chaque instant, car ceci ne doit point être considéré comme ayant eu lieu en un temps déterminé, que cet Adversaire, disons-nous, n’est point mauvais en lui-même, mais qu’il est seulement l’ensemble de tout ce qui nous est contraire.

A un point de vue plus général, le Démiurge, devenu une puissance distincte et envisagé comme tel, est le Prince de ce Monde dont il est parlé dans l’Évangile de Jean ; ici encore, il n’est à proprement parler ni bon ni mauvais, ou plutôt il est l’un et l’autre, puisqu’il contient en lui-même le Bien et le Mal. On considère son domaine comme le Monde inférieur, s’opposant au Monde supérieur ou à l’Univers principiel dont il a été séparé, mais il faut avoir soin de remarquer que cette séparation n’est jamais absolument réelle ; elle n’est réelle que dans la mesure où nous la réalisons, car ce Monde inférieur est contenu à l’état potentiel dans l’Univers principiel, et il est évident qu’aucune partie ne peut réellement sortir du Tout. C’est d’ailleurs ce qui empêche que la chute se continue indéfiniment ; mais ceci n’est qu’une expression toute symbolique, et la profondeur de la chute mesure simplement le degré auquel la séparation est réalisée. Avec cette restriction, le Démiurge s’oppose à l’Adam Kadmon ou à l’Humanité principielle, manifestation du Verbe, mais seulement comme un reflet, car il n’est point une émanation, et il n’existe pas par lui-même ; c’est ce qui est représenté par la figure des deux vieillards du Zohar, et aussi par les deux triangles opposés du Sceau de Salomon.

Nous sommes donc amené à considérer le Démiurge comme un reflet ténébreux et inversé de l’Être, car il ne peut pas être autre chose en réalité. Il n’est donc pas un être ; mais, d’après ce que nous avons dit précédemment, il peut être envisagé comme la collectivité des êtres dans la mesure où ils sont distincts, ou, si l’on préfère, en tant qu’ils ont une existence individuelle. Nous sommes des êtres distincts en tant que nous créons nous-mêmes la distinction, qui n’existe que dans la mesure où nous la créons ; en tant que nous créons cette distinction, nous sommes des éléments du Démiurge, et, en tant qu’êtres distincts, nous appartenons au domaine de ce même Démiurge, qui est ce qu’on appelle la Création.

Tous les éléments de la Création, c’est-à-dire les créatures, sont donc contenus dans le Démiurge lui-même, et en effet il ne peut les tirer que de lui-même, puisque la création ex nihilo est impossible. Considéré comme Créateur, le Démiurge produit d’abord la division, et il n’en est point réellement distinct, puisqu’il n’existe qu’autant que la division elle-même existe ; puis, comme la division est la source de l’existence individuelle, et que celle-ci est définie par la forme, le Démiurge doit être envisagé comme formateur et alors il est identique à l’Adam Protoplastes, ainsi que nous l’avons vu. On peut encore dire que le Démiurge crée la Matière, en entendant par ce mot le chaos primordial qui est le réservoir commun de toutes les formes ; puis il organise cette Matière chaotique et ténébreuse où règne la confusion, en en faisant sortir les formes multiples dont l’ensemble constitue la Création.

Doit-on dire maintenant que cette Création soit imparfaite ? on ne peut assurément pas la considérer comme parfaite ; mais, si l’on se place au point de vue universel, elle n’est qu’un des éléments constitutifs de la Perfection totale. Elle n’est imparfaite que si on la considère analytiquement comme séparée de son Principe, et c’est d’ailleurs dans la même mesure qu’elle est le domaine du Démiurge ; mais, si l’imparfait n’est qu’un élément du Parfait, il n’est pas vraiment imparfait, et il résulte de là qu’en réalité le Démiurge et son domaine n’existent pas au point de vue universel, pas plus que la distinction du Bien et du Mal. Il en résulte également que, au même point de vue, la Matière n’existe pas : l’apparence matérielle n’est qu’illusion, d’où il ne faudrait d’ailleurs pas conclure que les êtres qui ont cette apparence n’existent pas, car ce serait tomber dans une autre illusion, qui est celle d’un idéalisme exagéré et mal compris.

Si la Matière n’existe pas, la distinction de l’Esprit et de la Matière disparaît par là même ; tout doit être Esprit en réalité, mais en entendant ce mot dans un sens tout différent de celui que lui ont attribué la plupart des philosophes modernes. Ceux-ci, en effet, tout en opposant l’Esprit à la Matière, ne le considèrent point comme indépendant de toute forme, et l’on peut alors se demander en quoi il se différencie de la Matière ; si l’on dit qu’il est inétendu, tandis que la Matière est étendue, comment ce qui est inétendu peut-il être revêtu d’une forme ? D’ailleurs, pourquoi vouloir définir l’Esprit ? que ce soit par la pensée ou autrement, c’est toujours par une forme qu’on cherche à le définir, et alors il n’est plus l’Esprit. En réalité, l’Esprit universel est l’Être, et non tel ou tel être particulier ; mais il est le Principe de tous les êtres, et ainsi il les contient tous ; c’est pourquoi tout est Esprit.

Lorsque l’homme parvient à la connaissance réelle de cette vérité, il identifie lui-même et toutes choses à l’Esprit universel, et alors toute distinction disparaît pour lui, de telle sorte qu’il contemple toutes choses comme étant en lui-même, et non plus comme extérieures, car l’illusion s’évanouit devant la Vérité comme l’ombre devant le soleil. Ainsi, par cette connaissance même, l’homme est affranchi des liens de la Matière et de l’existence individuelle, il n’est plus soumis à la domination du Prince de ce Monde, il n’appartient plus à l’Empire du Démiurge.


III

Il résulte de ce qui précède que l’homme peut, dès son existence terrestre, s’affranchir du domaine du Démiurge ou du Monde hylique, et que cet affranchissement s’opère par la Gnose, c’est-à-dire par la Connaissance intégrale. Remarquons d’ailleurs que cette Connaissance n’a rien de commun avec la science analytique et ne la suppose nullement ; c’est une illusion trop répandue de nos jours de croire qu’on ne peut arriver à la synthèse totale que par l’analyse ; au contraire, la science ordinaire est toute relative, et, limitée au Monde hylique, elle n’existe pas plus que lui au point de vue universel.

D’autre part, nous devons aussi remarquer que les différents Mondes, ou, suivant l’expression généralement admise, les divers plans de l’Univers, ne sont point des lieux ou des régions, mais des modalités de l’existence ou des états d’être. Ceci permet de comprendre comment un homme vivant sur la terre peut appartenir en réalité, non plus au Monde hylique, mais au Monde psychique ou même au Monde pneumatique. C’est ce qui constitue la seconde naissance ; cependant, celle-ci n’est à proprement parler que la naissance au Monde psychique, par laquelle l’homme devient conscient sur deux plans, mais sans atteindre encore au Monde pneumatique, c’est-à-dire sans s’identifier à l’Esprit universel. Ce dernier résultat n’est obtenu que par celui qui possède intégralement la triple Connaissance, par laquelle il est délivré à tout jamais des naissances mortelles ; c’est ce qu’on exprime en disant que les Pneumatiques seuls sont sauvés. L’état des Psychiques n’est en somme qu’un état transitoire ; c’est celui de l’être qui est déjà préparé à recevoir la Lumière, mais qui ne la perçoit pas encore, qui n’a pas pris conscience de la Vérité une et immuable.

Lorsque nous parlons des naissances mortelles, nous entendons par là les modifications de l’être, son passage à travers des formes multiples et changeantes ; il n’y a là rien qui ressemble à la doctrine de la réincarnation telle que l’admettent les spirites et les théosophistes, doctrine sur laquelle nous aurons quelque jour l’occasion de nous expliquer. Le Pneumatique est délivré des naissances mortelles, c’est-à-dire qu’il est affranchi de la forme, donc du Monde démiurgique ; il n’est plus soumis au changement, et, par suite, il est sans action ; c’est là un point sur lequel nous reviendrons plus loin. Le Psychique, au contraire, ne dépasse pas le Monde de la Formation, qui est désigné symboliquement comme le premier Ciel ou la sphère de la Lune ; de là, il revient au Monde terrestre, ce qui ne signifie pas qu’en réalité il prendra un nouveau corps sur la Terre, mais simplement qu’il doit revêtir de nouvelles formes, quelles qu’elles soient, avant d’obtenir la délivrance.

Ce que nous venons d’exposer montre l’accord, nous pourrions même dire l’identité réelle, malgré certaines différences dans l’expression, de la doctrine gnostique avec les doctrines orientales, et plus particulièrement avec le Védânta, le plus orthodoxe de tous les systèmes métaphysiques fondés sur le Brahmanisme. C’est pourquoi nous pouvons compléter ce que nous avons indiqué au sujet des divers états de l’être, en empruntant quelques citations au Traité de la Connaissance de l’Esprit de Sankarâtchârya.

« Il n’y a aucun autre moyen d’obtenir la délivrance complète et finale que la Connaissance ; c’est le seul instrument qui détache les liens des passions ; sans la Connaissance, la Béatitude ne peut être obtenue.

« L’action n’étant pas opposée à l’ignorance, elle ne peut l’éloigner ; mais la Connaissance dissipe l’ignorance, comme la Lumière dissipe les ténèbres. »

L’ignorance, c’est ici l’état de l’être enveloppé dans les ténèbres du Monde hylique, attaché à l’apparence illusoire de la Matière et aux distinctions individuelles ; par la Connaissance, qui n’est point du domaine de l’action, mais lui est supérieure, toutes ces illusions disparaissent, ainsi que nous l’avons dit précédemment.

« Quand l’ignorance qui naît des affections terrestres est éloignée, l’Esprit, par sa propre splendeur, brille au loin dans un état indivisé, comme le Soleil répand sa clarté lorsque le nuage est dispersé. »

Mais, avant d’en arriver à ce degré, l’être passe par un stade intermédiaire, celui qui correspond au Monde psychique ; alors, il croit être, non plus le corps matériel, mais l’âme individuelle, car toute distinction n’a pas disparu pour lui, puisqu’il n’est pas encore sorti du domaine du Démiurge.

« S’imaginant qu’il est l’âme individuelle, l’homme devient effrayé, comme une personne qui prend par erreur un morceau de corde pour un serpent ; mais sa crainte est éloignée par la perception qu’il n’est pas l’âme, mais l’Esprit universel. »

Celui qui a pris conscience des deux Mondes manifestés, c’est-à-dire du Monde hylique, ensemble des manifestations grossières ou matérielles, et du Monde psychique, ensemble des manifestations subtiles, est deux fois né, Dwidja ; mais celui qui est conscient de l’Univers non manifesté ou du Monde sans forme, c’est-à-dire du Monde pneumatique, et qui est arrivé à l’identification de soi-même avec l’Esprit universel, Âtmâ, celui-là seul peut être dit Yogi, c’est-à-dire uni à l’Esprit universel.

« Le Yogi, dont l’intellect est parfait, contemple toutes choses comme demeurant en lui-même, et ainsi, par l’œil de la Connaissance, il perçoit que toute chose est Esprit. »

Notons en passant que le Monde hylique est comparé à l’état de veille, le Monde psychique à l’état de rêve, et le Monde pneumatique au sommeil profond ; nous devons rappeler à ce propos que le non-manifesté est supérieur au manifesté, puisqu’il en est le principe. Au-dessus de l’Univers pneumatique, il n’y a plus, suivant la doctrine gnostique, que le Plérôme, qui peut être regardé comme constitué par l’ensemble des attributs de la Divinité. Il n’est pas un quatrième Monde, mais l’Esprit universel lui-même, Principe suprême des Trois Mondes, ni manifesté ni non manifesté, indéfinissable, inconcevable et incompréhensible.

Le Yogi ou le Pneumatique, car c’est la même chose au fond, se perçoit, non plus comme une forme grossière ni comme une forme subtile, mais comme un être sans forme ; il s’identifie alors à l’Esprit universel, et voici en quels termes cet état est décrit par Sankarâtchârya :

« Il est Brahma, après la possession duquel il n’y a rien à posséder ; après la jouissance de la félicité duquel il n’y a point de félicité qui puisse être désirée ; et après l’obtention de la connaissance duquel il n’y a point de connaissance qui puisse être obtenue.

« Il est Brahma, lequel ayant été vu, aucun autre objet n’est contemplé ; avec lequel étant devenu identifié, aucune naissance n’est éprouvée ; lequel étant perçu, il n’y a plus rien à percevoir.

« Il est Brahma, qui est répandu partout, dans tout : dans l’espace moyen, dans ce qui est au-dessus et dans ce qui est au-dessous ; le vrai, le vivant, l’heureux, sans dualité, indivisible, éternel et un.

« Il est Brahma, qui est sans grandeur, inétendu, incréé, incorruptible, sans figure, sans qualités ou caractère.

« Il est Brahma, par lequel toutes choses sont éclairées, dont la lumière fait briller le Soleil et tous les corps lumineux, mais qui n’est pas rendu manifeste par leur lumière.

« Il pénètre lui-même sa propre essence éternelle, et il contemple le Monde entier apparaissant comme étant Brahma.

« Brahma ne ressemble point au Monde, et hors Brahma il n’y a rien ; tout ce qui semble exister en dehors de lui est une illusion.

« De tout ce qui est vu, de tout ce que est entendu, rien n’existe que Brahma, et, par la connaissance du principe, Brahma est contemplé comme l’Être véritable, vivant, heureux, sans dualité.

« L’œil de la Connaissance contemple l’Être véritable, vivant, heureux, pénétrant tout ; mais l’œil de l’ignorance ne le découvre point, ne l’aperçoit point comme un homme aveugle ne voit point la lumière.

« Quand le Soleil de la Connaissance spirituelle se lève dans le ciel du cœur, il chasse les ténèbres, il pénètre tout, embrasse tout et illumine tout. »

Remarquons que le Brahma dont il est question ici est le Brahma supérieur ; il faut avoir bien soin de le distinguer du Brahma inférieur, car celui-ci n’est pas autre chose que le Démiurge, envisagé comme le reflet de l’Être. Pour le Yogi, il n’y a que le Brahma supérieur, qui contient toutes choses, et hors duquel il n’y a rien ; le Démiurge et son œuvre de division n’existent plus.

« Celui qui a fait le pèlerinage de son propre esprit, un pèlerinage dans lequel il n’y a rien concernant la situation, la place ou le temps, qui est partout, dans lequel ni le chaud ni le froid ne sont éprouvés, qui accorde une félicité perpétuelle, et une délivrance de toute peine ; celui-là est sans action ; il connaît toutes choses, et il obtient l’éternelle Béatitude. »


IV

Après avoir caractérisé les trois Mondes et les états de l’être qui y correspondent, et avoir indiqué, autant que cela est possible, ce qu’est l’être affranchi de la domination démiurgique, nous devons revenir encore à la question de la distinction du Bien et du Mal, afin de tirer quelques conséquences de l’exposé précédent.

Tout d’abord, on pourrait être tenté de dire ceci : si la distinction du Bien et du Mal est tout illusoire, si elle n’existe pas en réalité, il doit en être de même de la morale, car il est bien évident que la morale est fondée sur cette distinction, qu’elle la suppose essentiellement. Ce serait aller trop loin ; la morale existe, mais dans la même mesure que la distinction du Bien et du Mal, c’est-à-dire pour tout ce qui appartient au domaine du Démiurge ; au point de vue universel, elle n’aurait plus aucune raison d’être. En effet, la morale ne peut s’appliquer qu’à l’action ; or l’action suppose le changement, qui n’est possible que dans le formel ou le manifesté ; le Monde sans forme est immuable, supérieur au changement, donc aussi à l’action, et c’est pourquoi l’être qui n’appartient plus à l’Empire du Démiurge est sans action.

Ceci montre qu’il faut avoir bien soin de ne jamais confondre les divers plans de l’Univers, car ce qu’on dit de l’un pourrait n’être pas vrai pour l’autre. Ainsi, la morale existe nécessairement dans le plan social, qui est essentiellement le domaine de l’action ; mais il ne peut plus en être question lorsqu’on envisage le plan métaphysique ou universel, puisque alors il n’y a plus d’action.

Ce point étant établi, nous devons faire remarquer que l’être qui est supérieur à l’action possède cependant la plénitude de l’activité ; mais c’est une activité potentielle, donc une activité qui n’agit point. Cet être est, non point immobile comme on pourrait le dire à tort, mais immuable, c’est-à-dire supérieur au changement ; en effet, il est identifié à l’Être, qui est toujours identique à lui-même : suivant la formule biblique, « l’Être est l’Être ». Ceci doit être rapproché de la doctrine taoïste, d’après laquelle l’Activité du Ciel est non agissante’ le Sage, en qui se reflète l’Activité du Ciel, observe le non-agir. Cependant, ce Sage, que nous avons désigné comme le Pneumatique ou le Yogi, peut avoir les apparences de l’action, comme la Lune a les apparences du mouvement lorsque les nuages passent devant elle ; mais le vent qui chasse les nuages est sans influence sur la Lune. De même, l’agitation du Monde démiurgique est sans influence sur le Pneumatique ; à ce sujet, nous pouvons encore citer ce que dit Sankarâtchârya :

« Le Yogi, ayant traversé la mer des passions, est uni avec la Tranquillité et se réjouit dans l’Esprit.

« Ayant renoncé à ces plaisirs qui naissent des objets externes périssables, et jouissant de délices spirituelles, il est calme et serein comme le flambeau sous un éteignoir, et il se réjouit dans sa propre essence.

« Pendant sa résidence dans le corps, il n’est pas affecté par ses propriétés, comme le firmament n’est pas affecté par ce qui flotte dans son sein ; connaissant toutes choses, il demeure non affecté par les contingences. »

Nous pouvons comprendre par là le véritable sens du mot Nirvana, dont on a donné tant de fausses interprétations ; ce mot signifie littéralement extinction du souffle ou de l’agitation, donc état d’un être qui n’est plus soumis à aucune agitation, qui est définitivement libéré de la forme. C’est une erreur très répandue, du moins en Occident, que de croire qu’il n’y a plus rien quand il n’y a plus de forme, tandis qu’en réalité c’est la forme qui n’est rien et l’informel qui est tout ; ainsi, le Nirvana, bien loin d’être l’anéantissement comme l’ont prétendu certains philosophes, est au contraire la plénitude de l’Être.

De tout ce qui précède, on pourrait conclure qu’il ne faut point agir ; mais ce serait encore inexact, sinon en principe, du moins dans l’application qu’on voudrait en faire. En effet, l’action est la condition des êtres individuels, appartenant à l’Empire du Démiurge ; le Pneumatique ou le Sage est sans action en réalité, mais, tant qu’il réside dans un corps, il a les apparences de l’action ; extérieurement, il est en tout semblable aux autres hommes, mais il sait que ce n’est là qu’une apparence illusoire, et cela suffit pour qu’il soit réellement affranchi de l’action, puisque c’est par la Connaissance que s’obtient la délivrance. Par là même qu’il est affranchi de l’action, il n’est plus sujet à la souffrance, car la souffrance n’est qu’un résultat de l’effort, donc de l’action, et c’est en cela que consiste ce que nous appelons l’imperfection, bien qu’il n’y ait rien d’imparfait en réalité.

Il est évident que l’action ne peut pas exister pour celui qui contemple toutes choses en lui-même, comme existant dans l’Esprit universel, sans aucune distinction d’objets individuels, ainsi que l’expriment ces paroles des Védas : « Les objets diffèrent simplement en désignation, accident et nom, comme les ustensiles terrestres reçoivent différents noms, quoique ce soient seulement différentes formes de terre. » La terre, principe de toutes ces formes, est elle-même sans forme, mais les contient toutes en puissance d’être ; tel est aussi l’Esprit universel.

L’action implique le changement, c’est-à-dire la destruction incessante de formes qui disparaissent pour être remplacées par d’autres ; ce sont les modifications que nous appelons naissance et mort, les multiples changements d’état que doit traverser l’être qui n’a point encore atteint la délivrance ou la transformation finale, en employant ce mot transformation dans son sens étymologique, qui est celui de passage hors de la forme. L’attachement aux choses individuelles, ou aux formes essentiellement transitoires et périssables, est le propre de l’ignorance ; les formes ne sont rien pour l’être qui est libéré de la forme, et c’est pourquoi, même pendant sa résidence dans le corps, il n’est point affecté par ses propriétés.

« Ainsi il se meut libre comme le vent, car ses mouvements ne sont point empêchés par les passions.

« Quand les formes sont détruites, le Yogi et tous les êtres entrent dans l’essence qui pénètre tout.

« Il est sans qualités et sans action ; impérissable, sans volition ; heureux, immuable, sans figure ; éternellement libre et pur.

« Il est comme l’éther, qui est répandu partout, et qui pénètre en même temps l’extérieur et l’intérieur des choses ; il est incorruptible, impérissable ; il est le même dans toutes choses, pur, impassible, sans forme, immuable.

« Il est le grand Brahma, qui est éternel, pur, libre, un, incessamment heureux, non deux, existant, percevant et sans fin. »

Tel est l’état auquel l’être parvient par la Connaissance spirituelle ; ainsi il est libéré à tout jamais des conditions de l’existence individuelle, il est délivré de l’Empire du Démiurge.



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