GUENON Le Verbe et le Symbole





LE VERBE ET LE SYMBOLE


René Guénon


Publié dans Regnabit, janvier 1926.


Dans un de ses derniers articles (Regnabit, novembre 1925), le Révérend Père Anizan a insisté, d’une façon très juste et particulièrement opportune, sur l’importance et la valeur de la forme symbolique pour la transmission des enseignements doctrinaux d’ordre religieux et traditionnel. Nous nous permettons de revenir à notre tour sur ce sujet, pour y apporter quelques précisions complémentaires et montrer encore plus explicitement les différents points de vue sous lesquels il peut être envisagé.

D’abord, le symbolisme nous apparaît comme tout spécialement adapté aux exigences de la nature humaine, qui n’est pas une nature purement intellectuelle, mais qui a besoin d’une base sensible pour s’élever vers les sphères supérieures. Il faut prendre le composé humain tel qu’il est, un et multiple à la fois dans sa complexité réelle ; c’est ce qu’on a trop souvent tendance à oublier, depuis que Descartes a prétendu établir entre l’âme et le corps une séparation radicale et absolue. Pour une pure intelligence, assurément, nulle forme extérieure, nulle expression n’est requise pour comprendre la vérité, ni même pour communiquer à d’autres pures intelligences ce qu’elle a compris dans la mesure où cela est communicable ; mais il n’en est pas ainsi pour l’homme. Au fond, toute expression, toute formulation, quelle qu’elle soit, est un symbole de la pensée qu’elle traduit extérieurement ; en ce sens, le langage lui-même n’est pas autre chose qu’un symbolisme. Il ne doit donc pas y avoir opposition entre l’emploi des mots et celui des symboles figuratifs ; ces deux modes d’expression seraient plutôt complémentaires l’un de l’autre (et d’ailleurs, en fait, ils peuvent se combiner, puisque l’écriture est primitivement idéographique et que parfois même, comme en Chine, elle a toujours conservé ce caractère). D’une façon générale, la forme du langage est analytique, « discursive » comme la raison humaine dont il est l’instrument propre et dont il suit ou reproduit la marche aussi exactement que possible ; au contraire, le symbolisme proprement dit est essentiellement synthétique, et par là même « intuitif » en quelque sorte, ce qui le rend plus apte que le langage à servir de point d’appui à l’« intuition intellectuelle » qui est au-dessus de la raison, et qu’il faut bien se garder de confondre avec cette intuition inférieure à laquelle font appel divers philosophes contemporains. Par conséquent, si l’on ne se contente pas de constater une différence et si l’on veut parler de supériorité, celle-ci sera, quoi qu’en prétendent certains, du côté du symbolisme synthétique, qui ouvre des possibilités de conception véritablement illimitées, tandis que le langage, aux significations plus définies et plus arrêtées, pose toujours à l’entendement des bornes plus ou moins étroites.

Qu’on n’aille donc pas dire que la forme symbolique n’est bonne que pour le vulgaire ; c’est plutôt le contraire qui serait vrai ; ou, mieux encore, elle est également bonne pour tous, parce qu’elle aide chacun à comprendre plus ou moins complètement, plus ou moins profondément la vérité qu’elle représente selon la mesure de ses propres possibilités intellectuelles. C’est ainsi que les vérités les plus hautes, qui ne seraient aucunement communicables ou transmissibles par tout autre moyen, le deviennent jusqu’à un certain point lorsqu’elles sont, si l’on peut dire, incorporées dans des symboles qui les dissimuleront sans doute pour beaucoup, mais qui les manifesteront dans tout leur éclat aux yeux de ceux qui savent voir.

Est-ce à dire que l’usage du symbolisme soit une nécessité ? Ici, il faut faire une distinction : en soi et d’une façon absolue, aucune forme extérieure n’est nécessaire ; toutes sont également contingentes et accidentelles par rapport à ce qu’elles expriment ou représentent. C’est ainsi que, suivant l’enseignement des Hindous, une figure quelconque, par exemple une statue symbolisant tel ou tel aspect de la Divinité, ne doit être considérée que comme un « support », un point d’appui pour la méditation ; c’est donc un simple « adjuvant », et rien de plus. Un texte vêdique donne à cet égard une comparaison qui éclaire parfaitement ce rôle des symboles et des formes extérieures en général : ces formes sont comme le cheval qui permet à un homme d’accomplir un voyage plus rapidement et avec beaucoup moins de peine que s’il devait le faire par ses propres moyens. Sans doute, si cet homme n’avait pas de cheval à sa disposition, il pourrait malgré tout parvenir à son but, mais combien plus difficilement ! S’il peut se servir d’un cheval, il aurait grand tort de s’y refuser sous prétexte qu’il est plus digne de lui de ne recourir à aucune aide ; n’est-ce pas précisément ainsi qu’agissent les détracteurs du symbolisme ? Et même, si le voyage est long et pénible, bien qu’il n’y ait jamais une impossibilité absolue de le faire à pied, il peut néanmoins y avoir une véritable impossibilité pratique d’en venir à bout. Il en est ainsi des rites et des symboles : ils ne sont pas nécessaires d’une nécessité absolue, mais ils le sont en quelque sorte d’une nécessité de convenance, eu égard aux conditions de la nature humaine.

Mais il ne suffit pas de considérer le symbolisme du côté humain comme nous venons de le faire jusqu’ici ; il convient, pour en pénétrer toute la portée, de l’envisager également du côté divin, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Déjà, si l’on constate que le symbolisme a son fondement dans la nature même des êtres et des choses, qu’il est en parfaite conformité avec les lois de cette nature, et si l’on réfléchit que les lois naturelles ne sont en somme qu’une expression et comme une extériorisation de la Volonté divine, cela n’autorise-t-il pas à affirmer que ce symbolisme est d’origine « non-humaine », comme disent les Hindous, ou, en d’autres termes, que son principe remonte plus loin et plus haut que l’humanité ?

Ce n’est pas sans raison que le Révérend Père Anizan, au début de l’article auquel nous nous référions tout à l’heure, rappelait les premiers mots de l’Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe. » Le Verbe, le Logos, est à la fois Pensée et Parole : en soi, Il est l’Intellect divin, qui est le « lieu des possibles » ; par rapport à nous, Il se manifeste et s’exprime par la Création, où se réalisent dans l’existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu’essences, sont contenus en Lui de toute éternité. La Création est l’oeuvre du Verbe ; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure ; et c’est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre : « Coeli enarrant gloriam Dei » (Ps. XIX, 2). Le philosophe Berkeley n’avait donc pas tort lorsqu’il disait que le monde est « le langage que l’Esprit infini parle aux esprits finis » ; mais il avait tort de croire que ce langage n’est qu’un ensemble de signes arbitraires, alors qu’en réalité il n’est rien d’arbitraire même dans le langage humain, toute signification devant avoir à l’origine son fondement dans quelque convenance ou harmonie naturelle entre le signe et la chose ou l’idée signifiée. C’est parce qu’Adam avait reçu de Dieu la connaissance de la nature de tous les êtres vivants qu’il put leur donner leurs noms (Genèse, II, 19-20) ; et toutes les traditions anciennes s’accordent pour enseigner que le véritable nom d’un être ne fait qu’un avec sa nature ou son essence même.

Si le Verbe est Pensée à l’intérieur et Parole à l’extérieur, et si le monde est l’effet de la Parole divine proférée à l’origine des temps, la nature entière peut être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle. Tout ce qui est, sous quelque mode que ce soit, ayant son principe dans l’Intellect divin, traduit ou représente ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence ; et ainsi, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est comme un reflet de l’Unité divine elle-même. C’est à cette correspondance, véritable fondement du symbolisme, que nous avons déjà fait allusion ici même (décembre 1925) ; et c’est pourquoi les lois d’un domaine inférieur peuvent toujours être prises pour symboliser les réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur raison profonde, qui est à la fois leur principe et leur fin. Signalons à cette occasion l’erreur des modernes interprétations « naturalistes » des antiques doctrines traditionnelles, interprétations qui renversent purement et simplement la hiérarchie des rapports entre les différents ordres de réalités : par exemple, les symboles ou les mythes n’ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais la vérité est qu’on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. L’inférieur peut symboliser le supérieur, mais l’inverse est impossible ; d’ailleurs, si le symbole n’était plus rapproché de l’ordre sensible que ce qu’il représente, comment pourrait-il remplir la fonction à laquelle il est destiné ? Dans la nature, le sensible peut symboliser le suprasensible ; l’ordre naturel tout entier peut, à son tour, être un symbole de l’ordre divin ; et d’autre part, si l’on considère plus particulièrement l’homme, n’est-il pas légitime de dire que lui aussi est un symbole, par là même qu’il est « créé à l’image de Dieu » (Genèse, I, 26-27) ? Ajoutons encore que la nature n’acquiert toute sa signification que si on la regarde comme nous fournissant un moyen pour nous élever à la connaissance des vérités divines, ce qui est précisément aussi le rôle essentiel que nous avons reconnu au symbolisme (1).

Ces considérations pourraient être développées presque indéfiniment ; mais nous préférons laisser à chacun le soin de faire ce développement par un effort de réflexion personnelle, car rien ne saurait être plus profitable ; comme les symboles qui en sont le sujet, ces notes ne doivent être qu’un point de départ pour la méditation. Les mots, d’ailleurs, ne peuvent rendre que bien imparfaitement ce dont il s’agit ; pourtant, il est encore un aspect de la question, et non des moins importants, que nous essaierons de faire comprendre ou tout au moins pressentir par une brève indication.

Le Verbe divin s’exprime dans la Création, disions-nous, et ceci est comparable, analogiquement et toutes proportions gardées, à la pensée s’exprimant dans des formes (il n’y a plus lieu ici de faire une distinction entre le langage et les symboles proprement dits) qui la voilent et la manifestent tout à la fois. La Révélation primordiale, oeuvre du Verbe comme la Création, s’incorpore pour ainsi dire, elle aussi, dans des symboles qui se sont transmis d’âge en âge depuis les origines de l’humanité ; et ce processus est encore analogue, dans son ordre, à celui de la Création elle-même. D’autre part, ne peut-on pas voir, dans cette incorporation symbolique de la tradition « non-humaine », une sorte d’image anticipée, de « préfiguration » de l’Incarnation du Verbe ? Et cela ne permet-il pas aussi d’apercevoir, dans une certaine mesure, le mystérieux rapport existant entre la Création et l’Incarnation qui en est le couronnement ?

Nous terminerons par une dernière remarque, parce que nous n’oublions pas que cette Revue est spécialement la Revue du Sacré-Coeur. Si le symbolisme est, dans son essence, strictement conforme au « plan divin », et si le Sacré-Coeur est le « centre du plan divin », comme le coeur est le centre de l’être, réellement et symboliquement tout ensemble, ce symbole du Coeur, par lui-même ou par ses équivalents, doit occuper, dans toutes les doctrines issues plus ou moins directement de la tradition primordiale, la place centrale, celle que lui donna, au milieu des cercles planétaire et zodiacal, le Chartreux qui sculpta le marbre de Saint-Denis d’Orques (voir Regnabit, février 1924) ; c’est précisément ce que nous essaierons de montrer dans d’autres études.

P.-S. – Depuis notre article de novembre 1925, on nous a communiqué quelques marques d’imprimeurs ou de libraires du XVIIe siècle, parmi lesquelles nous en avons trouvé trois où figure le coeur associé au « quatre de chiffre ».

L’une de ces marques est rigoureusement semblable, y compris les initiales, à celle que nous avons représentée dans notre fig. 17 en la donnant, d’après M. Deonna, comme une marque de tapisserie du XVIe siècle ; cette similitude n’est sans doute qu’une coïncidence, car il est peu probable que l’auteur cité par nous ait indiqué à cet égard une référence erronée. Quoi qu’il en soit, cette marque se trouve associée à deux autres, dont l’une est certainement celle de l’imprimeur Carolus Morellus (voir notre fig. 14), et dont l’autre ne diffère guère de cette dernière que par le monogramme, qui y est formé des initiales S. M., et par l’absence de toute barre supplémentaire adjointe au 4.

Une autre marque est du type de celle de notre fig. 20 ; les initiales placées dans le coeur sont D. B., et la partie inférieure porte un soleil au lieu d’une étoile ; cette marque est placée sous un écusson dans lequel est un autre soleil et qui est surmonté d’une couronne royale. La troisième est du même genre, mais les initiales A. D. qui y figurent sont renfermées dans deux cercles tenant la place des courbes qui simulent les oreillettes du coeur ; la partie inférieure de celui-ci porte trois étoiles ; en outre, le 4 est accompagné à la fois d’une barre horizontale et d’une barre verticale. Cette dernière marque est contenue dans un cartouche ovale placé sous une couronne royale supportée par deux anges, avec la devise « Non coronabitur nisi qui legitime certaverit ». Peut-être ces indications permettront-elles à quelque lecteur de cette Revue d’identifier d’une façon précise les marques dont il s’agit.

Signalons d’autre part, à cette occasion, l’analogie qui existe manifestement entre les marques de ce genre et celle de l’imprimeur orléanais Matthieu Vivian (1490), reproduite précédemment par M. Charbonneau-Lassay dans Regnabit (janvier 1924, p. 124). 


La différence principale est que, dans cette dernière, le coeur contenant les initiales n’est pas surmonté du « quatre de chiffre », mais seulement de la croix ; cette similitude nous engage à considérer comme extrêmement vraisemblable, pour ne pas dire plus, l’hypothèse d’après laquelle, dans ce cas également, c’est bien le Coeur du Christ qu’on a voulu représenter.


NOTES

(1) Il n’est peut-être pas inutile de faire observer que ce point de vue, suivant lequel la nature est considérée comme un symbole du surnaturel, n’est aucunement nouveau, et qu’il a été au contraire envisagé très couramment au moyen âge ; il a été notamment celui de l’école franciscaine, et en particulier de saint Bonaventure. – Notons aussi que l’analogie, au sens thomiste de ce mot, qui permet de remonter de la connaissance des créatures à celle de Dieu, n’est pas autre chose qu’un mode d’expression symbolique basé sur la correspondance de l’ordre naturel avec le surnaturel.




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