Le Candélabre de Paracas (Pérou) |
CONSIDÉRATIONS SUR LE SYMBOLISME
René Guénon
Publié dans Regnabit, novembre et décembre 1926.
Nous avons déjà exposé ici quelques considérations générales sur le symbolisme, notamment dans notre article sur Le Verbe et le Symbole (janvier 1926), où nous nous sommes surtout attaché à montrer la raison d’être fondamentale de ce mode d’expression si méconnu à notre époque. Cette méconnaissance même, cette ignorance générale des modernes à l’égard des questions qui s’y rapportent, exige qu’on y revienne avec insistance pour les envisager sous tous leurs aspects ; les vérités les plus élémentaires, dans cet ordre d’idées, semblent avoir été à peu près entièrement perdues de vue, de sorte qu’il est toujours opportun de les rappeler chaque fois que l’occasion s’en présente. C’est ce que nous nous proposons de faire aujourd’hui, et sans doute aussi par la suite, dans la mesure où les circonstances nous le permettront, et ne serait-ce qu’en rectifiant les opinions erronées qu’il nous arrive de rencontrer çà et là sur ce sujet ; nous en avons, en ces derniers temps, trouvé particulièrement deux qui nous semblent mériter d’être relevées comme susceptibles de donner lieu à quelques précisions intéressantes, et c’est leur examen qui fera l’objet du présent article et de celui qui suivra.
I. – Mythes et Symboles
Une revue consacrée plus spécialement à l’étude du symbolisme maçonnique a publié un article sur l’« interprétation des mythes », dans lequel il se trouve d’ailleurs certaines vues assez justes, parmi d’autres qui sont beaucoup plus contestables ou même tout à fait faussées par les préjugés ordinaires de l’esprit moderne ; mais nous n’entendons nous occuper ici que d’un seul des points qui y sont traités. L’auteur de cet article établit, entre « mythes » et « symboles », une distinction qui ne nous paraît pas fondée : pour lui, tandis que le mythe est un récit présentant un autre sens que celui que les mots qui le composent expriment directement, le symbole serait essentiellement une représentation figurative de certaines idées par un schéma géométrique ou par un dessin quelconque ; le symbole serait donc proprement un mode graphique d’expression, et le mythe un mode verbal. Il y a là, en ce qui concerne la signification donnée au symbole, une restriction que nous croyons inacceptable : en effet, toute image qui est prise pour représenter une idée, pour l’exprimer ou la suggérer d’une façon quelconque, peut être regardée comme un signe ou, ce qui revient au même, un symbole de cette idée ; peu importe qu’il s’agisse d’une image visuelle ou de toute autre sorte d’image, car cela n’introduit ici aucune différence essentielle et ne change absolument rien au principe même du symbolisme. Celui-ci, dans tous les cas, se base toujours sur un rapport d’analogie ou de correspondance entre l’idée qu’il s’agit d’exprimer et l’image, graphique, verbale ou autre, par laquelle on l’exprime ; et c’est pourquoi nous avons dit, dans l’article auquel nous faisions allusion au début, que les mots eux-mêmes ne sont et ne peuvent être autre chose que des symboles. On pourrait même, au lieu de parler d’une idée et d’une image comme nous venons de le faire, parler plus généralement encore de deux réalités quelconques, d’ordres différents, entre lesquelles il existe une correspondance ayant son fondement à la fois dans la nature de l’une et de l’autre : dans ces conditions, une réalité d’un certain ordre peut être représentée par une réalité d’un autre ordre, et celle-ci est alors un symbole de celle-là.
Le symbolisme, ainsi entendu (et, son principe étant établi de la façon que nous venons de rappeler, il n’est guère possible de l’entendre autrement), est évidemment susceptible d’une multitude de modalités diverses ; le mythe n’en est qu’un simple cas particulier, constituant une de ces modalités ; on pourrait dire que le symbole est le genre, et que le mythe en est une des espèces. En d’autres termes, on peut envisager un récit symbolique, aussi bien et au même titre qu’un dessin symbolique, ou que beaucoup d’autres choses encore qui ont le même caractère et qui jouent le même rôle ; les mythes sont des récits symboliques, comme les paraboles évangéliques le sont également ; il ne nous semble pas qu’il y ait là matière à la moindre difficulté, dès lors qu’on a bien compris la notion générale du symbolisme.
Mais il y a encore lieu de faire, à ce propos, d’autres remarques qui ne sont pas sans importance : nous voulons parler de la signification originelle du mot « mythe » lui-même. On regarde communément ce mot comme synonyme de « fable », en entendant simplement par là une fiction quelconque, le plus souvent revêtue d’un caractère plus ou moins poétique. Il semble bien que les Grecs, à la langue desquels ce terme est emprunté, aient eux-mêmes leur part de responsabilité dans ce qui est, à vrai dire, une altération profonde et une déviation du sens primitif ; chez eux, en effet, la fantaisie individuelle commença assez tôt à se donner libre cours dans toutes les formes de l’art, qui, au lieu de demeurer proprement hiératique et symbolique comme chez les Égyptiens et les peuples de l’Orient, prit bientôt par là une tout autre direction, visant beaucoup moins à instruire qu’à plaire, et aboutissant à des productions dont la plupart sont à peu près dépourvues de toute signification réelle ; c’est ce que nous pouvons appeler l’art profane. Cette fantaisie esthétique s’exerça en particulier sur les mythes : les poètes, en les développant et les modifiant au gré de leur imagination, en les entourant d’ornements superflus et vains, les obscurcirent et les dénaturèrent, si bien qu’il devint souvent fort difficile d’en retrouver le sens et d’en dégager les éléments essentiels, et qu’on pourrait dire que finalement le mythe ne fut plus, au moins pour le plus grand nombre, qu’un symbole incompris, ce qu’il est resté pour les modernes. Mais ce n’est là que l’abus ; ce qu’il faut considérer, c’est que le mythe, avant toute déformation, était proprement et essentiellement un récit symbolique, comme nous l’avons dit plus haut ; et, à ce point de vue déjà, « mythe » n’est pas entièrement synonyme de « fable », car ce dernier mot (en latin fabula, de fari, parler) ne désigne étymologiquement qu’un récit quelconque, sans en spécifier aucunement l’intention ou le caractère ; ici aussi, d’ailleurs, le sens de « fiction » n’est venu s’y attacher qu’ultérieurement. Il y a plus : ces deux termes de « mythe » et de « fable », qu’on en est arrivé à prendre pour équivalents, sont dérivés de racines qui ont, en réalité, une signification tout opposée, car, tandis que la racine de « fable » désigne la parole, celle de « mythe », si étrange que cela puisse sembler à première vue lorsqu’il s’agit d’un récit, désigne au contraire le silence.
En effet, le mot grec muthos, « mythe », vient de la racine mu, et cette racine (qui se retrouve dans le latin mutus, muet) représente la bouche fermée, et par suite le silence. C’est là le sens du verbe muein, fermer la bouche, se taire (et, par une extension analogique, il en arrive à signifier aussi fermer les yeux, au propre et au figuré) ; l’examen de quelques-uns des dérivés de ce verbe est particulièrement instructif (1). Mais, dira-t-on, comment se fait-il qu’un mot ayant cette origine ait pu servir à désigner un récit d’un certain genre ? C’est que cette idée de « silence » doit être rapportée ici aux choses qui, en raison de leur nature même, sont inexprimables, tout au moins directement et par le langage ordinaire ; une des fonctions générales du symbolisme est effectivement de suggérer l’inexprimable, de le faire pressentir, ou mieux « assentir », par les transpositions qu’il permet d’effectuer d’un ordre à un autre, de l’inférieur au supérieur, de ce qui est le plus immédiatement saisissable à ce qui ne l’est que beaucoup plus difficilement ; et telle est précisément la destination première des mythes. C’est ainsi, par exemple, que Platon a recours à l’emploi des mythes lorsqu’il veut exposer des conceptions qui dépassent la portée de ses procédés dialectiques habituels ; et ces mythes, bien loin de n’être que les ornements littéraires plus ou moins négligeables qu’y voient trop souvent ses commentateurs modernes, répondent au contraire à ce qu’il y a de plus profond dans sa pensée, et qu’il ne peut, à cause de cette profondeur même, exprimer que symboliquement. Dans le mythe, ce qu’on dit est donc autre que ce qu’on veut dire (2), mais le suggère par cette correspondance analogique qui est l’essence même de tout symbolisme ; ainsi, pourrait-on dire, on garde le silence tout en parlant, et c’est de là que le mythe a reçu sa désignation. Du reste, c’est là ce que signifient aussi ces paroles du Christ : « Pour ceux qui sont du dehors, je leur parle en paraboles, de sorte qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent point » (St Matthieu, XIII, 13 ; St Marc, IV, 11-12 ; St Luc, VIII, 10). Il s’agit ici de ceux qui ne saisissent que ce qui est dit littéralement, qui sont incapables d’aller au delà pour atteindre l’inexprimable, et à qui, par conséquent, « il n’a pas été donné de connaître le mystère du Royaume des Cieux ».
C’est à dessein que nous rappelons cette dernière phrase du texte évangélique, car c’est précisément sur la parenté des mots « mythe » et « mystère », issus tous deux de la même racine, qu’il nous reste maintenant à appeler l’attention. Le mot grec mustêrion, « mystère », se rattache directement, lui aussi, à l’idée de « silence » ; et ceci, d’ailleurs, peut s’interpréter en plusieurs sens différents, mais liés l’un à l’autre, et dont chacun a sa raison d’être à un certain point de vue. Au sens le plus immédiat, nous dirions volontiers le plus grossier ou du moins le plus extérieur, le mystère est ce dont on ne doit pas parler, ce sur quoi il convient de garder le silence, ou ce qu’il est interdit de faire connaître au dehors ; c’est ainsi qu’on l’entend le plus communément, notamment lorsqu’il s’agit des mystères antiques. Pourtant, nous pensons que cette interdiction de révéler un certain enseignement doit, tout en faisant la part des considérations d’opportunité qui ont pu assurément y jouer un rôle, être considérée comme ayant aussi en quelque sorte une valeur symbolique ; la « discipline du secret » qui était de rigueur, il ne faut pas l’oublier, tout aussi bien dans la primitive Église que dans ces anciens mystères, ne nous apparaît pas uniquement comme une précaution contre l’hostilité due à l’incompréhension du monde profane, et nous y voyons d’autres raisons d’un ordre beaucoup plus profond (3). Ces raisons vont nous être indiquées par les autres sens contenus dans le mot « mystère » : suivant le second sens, qui est déjà moins extérieur, ce mot désigne ce qu’on doit recevoir en silence, ce sur quoi il ne convient pas de discuter ; à ce point de vue, tous les dogmes de la religion peuvent être appelés mystères, parce que ce sont des vérités qui, par leur nature même, sont au-dessus de toute discussion. Or on peut dire que répandre inconsidérément parmi les profanes les mystères ainsi entendus, ce serait inévitablement les livrer à la discussion, avec tous les inconvénients qui peuvent en résulter et que résume parfaitement le mot « profanation », qui doit ici être pris dans son acception à la fois la plus littérale et la plus complète ; et c’est bien là le sens de ce précepte de l’Évangile : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas les perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se retournant contre vous, ils ne vous déchirent », (St Matthieu, VIII, 6). Enfin, il est un troisième sens, le plus profond de tous, suivant lequel le mystère est proprement l’inexprimable, qu’on ne peut que contempler en silence ; et, comme l’inexprimable est en même temps et par là même l’incommunicable, l’interdiction de révéler l’enseignement sacré symbolise, à ce nouveau point de vue, l’impossibilité d’exprimer par des paroles le véritable mystère dont cet enseignement n’est pour ainsi dire que le vêtement, le manifestant et le voilant tout ensemble. L’enseignement concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide d’images appropriées, qui seront comme les supports de la contemplation ; d’après ce que nous avons expliqué plus haut, cela revient à dire qu’un tel enseignement prend nécessairement la forme symbolique. Tel fut toujours, et chez tous les peuples, le caractère de l’initiation aux mystères, par quelque nom qu’on l’ait d’ailleurs désignée ; on peut donc dire que les symboles (et en particulier les mythes lorsque cet enseignement se traduisit en paroles) constituent véritablement le langage de cette initiation.
Il ne nous reste plus, pour compléter cette étude, qu’à rappeler encore un dernier terme étroitement apparenté à ceux dont nous venons d’établir le rapprochement : c’est le mot « mystique », qui, étymologiquement, s’applique à tout ce qui concerne les mystères (4). Nous n’avons pas à examiner ici les nuances plus ou moins spéciales qui sont venues, par la suite, restreindre quelque peu le sens de ce mot ; nous nous bornons à l’envisager dans son acception première, et, puisque la signification la plus essentielle et la plus centrale du mystère, c’est l’inexprimable, ne pourrait-on dire que ce qu’on appelle proprement les états mystiques, ce sont les états dans lesquels l’homme atteint directement cet inexprimable ? C’est précisément ce que déclare saint Paul, parlant d’après sa propre expérience : « Je connais un homme en Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais : Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait) fut enlevé dans le paradis, et qu’il a entendu des choses ineffables, qu’il n’est pas possible d’exprimer dans une langue humaine » (IIe Épître aux Corinthiens, XII, 2-3). Dans ces conditions, celui qui voudra traduire quelque chose de la connaissance qu’il aura acquise dans de tels états, dans la mesure où cela est possible, et tout en sachant combien toute expression sera imparfaite et inadéquate, devra inévitablement recourir à la forme symbolique ; et les véritables mystiques, lorsqu’ils ont écrit, n’ont jamais fait autre chose ; cela ne devrait-il pas donner à réfléchir à certains adversaires du symbolisme ?
II. – Symbolisme et Philosophie
Nous avons rencontré, non plus cette fois dans une revue maçonnique, mais dans une revue catholique (5), une assertion qui peut sembler fort étrange : « Le symbolisme, y disait-on, ressortit non à la philosophie, mais à la littérature. » À vrai dire, nous ne sommes nullement disposé à protester, pour notre part, contre la première partie de cette assertion, et nous dirons pourquoi tout à l’heure ; mais ce que nous avons trouvé étonnant et même inquiétant, c’est sa seconde partie. Les paraboles évangéliques, les visions des prophètes, l’Apocalypse, bien d’autres choses encore parmi celles que contient l’Écriture sainte, tout cela, qui est du symbolisme le plus incontestable, ne serait donc que de la « littérature » ? Et nous nous sommes souvenu que précisément la « critique » universitaire et moderniste applique volontiers ce mot aux Livres sacrés, avec l’intention d’en nier implicitement par là le caractère inspiré, en les ramenant aux proportions d’une chose purement humaine. Cette intention, cependant, il est bien certain qu’elle n’est pas dans la phrase que nous venons de citer ; mais qu’il est donc dangereux d’écrire sans peser suffisamment les termes qu’on emploie ! Nous ne voyons qu’une seule explication plausible : c’est que l’auteur ignore tout du véritable symbolisme, et que ce terme n’a peut-être guère évoqué en lui que le souvenir d’une certaine école poétique qui, il y a une trentaine d’années, s’intitulait en effet « symboliste » on ne sait trop pourquoi ; assurément, ce prétendu symbolisme n’était bien que de la littérature ; mais prendre pour la vraie signification d’un mot ce qui n’en est qu’un emploi abusif, voilà une fâcheuse confusion de la part d’un philosophe. Pourtant, dans le cas présent, nous n’en sommes qu’à moitié surpris, justement parce qu’il s’agit d’un philosophe, d’un « spécialiste » qui s’enferme dans la philosophie et ne veut rien connaître en dehors de celle-ci ; c’est bien pour cela que tout ce qui touche au symbolisme lui échappe inévitablement.
C’est là le point sur lequel nous voulons insister : nous disons, nous aussi, que le symbolisme ne relève pas de la philosophie ; mais les raisons n’en sont pas tout à fait celles que peut donner notre philosophe. Celui-ci déclare que, s’il en est ainsi, c’est parce que le symbolisme est « une forme de la pensée » (6) ; nous ajouterons : et parce que la philosophie en est une autre, radicalement différente, opposée même à certains égards. Nous irons même plus loin : cette forme de pensée que représente la philosophie ne correspond qu’à un point de vue très spécial et n’est valable que dans un domaine assez restreint ; le symbolisme a une tout autre portée ; si ce sont bien deux formes de la pensée, ce serait une grave erreur que de vouloir les mettre sur le même plan. Que les philosophes aient d’autres prétentions, cela ne prouve rien ; pour mettre les choses à leur juste place, il faut avant tout les envisager avec impartialité, ce qu’ils ne peuvent faire en l’occurrence. Sans doute, nous n’entendons pas interdire aux philosophes de s’occuper du symbolisme s’il leur en prend fantaisie, comme il leur arrive de s’occuper des choses les plus diverses ; ils peuvent essayer par exemple de constituer une « psychologie du symbolisme », et certains ne s’en sont pas privés ; cela pourra toujours les amener à poser des questions intéressantes, même s’ils doivent les laisser sans solution ; mais nous sommes persuadé que, en tant que philosophes, ils n’arriveront jamais à pénétrer le sens profond du moindre symbole, parce qu’il y a là quelque chose qui est entièrement en dehors de leur façon de penser et qui dépasse leur compétence.
Nous ne pouvons songer à traiter ici la question avec tous les développements qu’elle comporterait ; mais nous donnerons du moins quelques indications qui, croyons-nous, justifieront suffisamment ce que nous venons de dire. Et, tout d’abord, ceux qui s’étonneraient de nous voir n’attribuer à la philosophie qu’une importance secondaire, une position subalterne en quelque sorte, n’auront qu’à réfléchir à ceci, que nous avons déjà exposé dans un de nos précédents articles (Le Verbe et le Symbole, janvier 1926) : au fond, toute expression, quelle qu’elle soit, a un caractère symbolique, au sens le plus général de ce terme ; les philosophes ne peuvent faire autrement que de se servir de mots, et ces mots, en eux-mêmes, ne sont rien d’autre que des symboles ; c’est donc bien, d’une certaine façon, la philosophie qui rentre dans le domaine du symbolisme, qui est par conséquent subordonnée à celui-ci, et non pas l’inverse.
Cependant, il y a, sous un certain rapport, une opposition entre philosophie et symbolisme, si l’on entend ce dernier dans une acception un peu plus restreinte, celle qu’on lui donne le plus habituellement. Cette opposition, nous l’avons indiquée aussi dans le même article : la philosophie (que nous n’avons pas alors désignée spécialement) est, comme tout ce qui s’exprime dans les formes ordinaires du langage, essentiellement analytique, tandis que le symbolisme proprement dit est essentiellement synthétique. La philosophie représente le type même de la pensée discursive, et c’est ce qui lui impose des limitations dont elle ne saurait s’affranchir ; au contraire, le symbolisme est, pourrait-on dire, le support de la pensée intuitive, et, par là, il ouvre des possibilités véritablement illimitées. Que l’on comprenne bien, d’ailleurs, que, quand nous parlons ici de pensée intuitive, ce dont il s’agit n’a rien de commun avec l’intuition purement sensible qui est la seule que connaissent la plupart de nos contemporains ; ce que nous avons en vue, c’est l’intuition intellectuelle, qui est au-dessus de la raison, tandis que l’intuition sensible est au-dessous de celle-ci.
La philosophie, par son caractère discursif, est chose exclusivement rationnelle, car ce caractère est celui qui appartient en propre à la raison elle-même ; le domaine de la philosophie et ses possibilités ne peuvent donc s’étendre au delà de ce que la raison est capable d’atteindre ; et encore ne représente-t-elle qu’un certain usage de cette faculté, car il y a, dans l’ordre de la connaissance rationnelle, bien des choses qui ne sont pas du ressort de la philosophie. Nous ne contestons d’ailleurs nullement la valeur de la raison dans son domaine ; mais cette valeur ne peut être que relative, comme ce domaine l’est également ; et, du reste, le mot ratio lui-même n’a-t-il pas primitivement le sens de « rapport » ? Nous ne contestons pas davantage la légitimité de la dialectique, encore que les philosophes en abusent trop souvent ; mais cette dialectique ne doit être qu’un moyen, non une fin en elle-même, et, en outre, il se peut que ce moyen ne soit pas applicable à tout indistinctement ; pour se rendre compte de cela, il faut sortir des bornes de la dialectique, et c’est ce que ne peut faire le philosophe comme tel.
En admettant même que la philosophie aille aussi loin que cela lui est théoriquement possible, nous voulons dire jusqu’aux extrêmes limites du domaine de la raison, ce sera encore bien peu en vérité, car, suivant l’expression évangélique, « une seule chose est nécessaire », et c’est précisément cette chose qui lui demeurera toujours interdite, parce qu’elle est au-dessus de toute connaissance rationnelle. Que peuvent les méthodes discursives du philosophe en face de l’inexprimable, qui est, comme nous l’expliquions dans notre dernier article, le « mystère » au sens le plus vrai et le plus profond de ce mot ? Le symbolisme, au contraire, a pour fonction essentielle de faire « assentir » cet inexprimable, de fournir le support qui permettra à l’intuition intellectuelle de l’atteindre effectivement ; qui donc, ayant compris cela, oserait encore nier l’immense supériorité du symbolisme et contester que sa portée dépasse incomparablement celle de toute philosophie ? Si excellente et si parfaite en son genre que puisse être une philosophie (et ce n’est certes pas aux philosophies modernes que nous pensons en disant cela), ce n’est pourtant « que de la paille » ; c’est saint Thomas d’Aquin lui-même qui l’a dit, et nous pouvons l’en croire.
Il y a encore autre chose : en considérant le symbolisme comme « forme de pensée », nous ne l’envisageons que sous le rapport humain, le seul sous lequel une comparaison avec la philosophie soit possible ; nous devons sans doute l’envisager ainsi, mais cela est loin d’être suffisant. Ici, nous sommes obligé, pour ne pas trop nous répéter, de renvoyer de nouveau à notre article sur Le Verbe et le Symbole : nous y avons expliqué, en effet, comment il y a dans le symbolisme ce qu’on pourrait appeler un côté divin, par là même que non seulement il est en parfaite conformité avec les lois de la nature, expression de la Volonté divine, mais que surtout il se fonde essentiellement sur la correspondance de l’ordre naturel avec l’ordre surnaturel, correspondance en vertu de laquelle la nature tout entière ne reçoit sa vraie signification que si on la regarde comme un support pour nous élever à la connaissance des vérités divines, ce qui est précisément la fonction propre du symbolisme. Cette convenance profonde avec le plan divin fait du symbolisme quelque chose de « non-humain », suivant le terme hindou que nous citions alors, quelque chose dont l’origine remonte plus haut et plus loin que l’humanité, puisque cette origine est dans l’oeuvre même du Verbe : elle est tout d’abord dans la création elle-même, et elle est ensuite dans la Révélation primordiale, dans la grande Tradition dont toutes les autres ne sont que des formes dérivées, et qui fut toujours en réalité, comme nous l’avons déjà dit aussi (juin 1926, p. 46), l’unique vraie Religion de l’humanité tout entière (7).
En face de ces titres du symbolisme, qui en font la valeur transcendante, quels sont ceux que la philosophie peut bien avoir à revendiquer ? L’origine du symbolisme se confond avec l’origine des temps, si elle n’est même, en un sens, au delà des temps ; et, qu’on le remarque bien, il n’est aucun symbole véritablement traditionnel auquel on puisse assigner un inventeur humain, dont on puisse dire qu’il a été imaginé par tel ou tel individu ; cela ne devrait-il pas donner à réfléchir ? Toute philosophie, au contraire, ne remonte qu’à une époque déterminée et, en somme, toujours récente, même s’il s’agit de l’antiquité classique qui n’est qu’une antiquité fort relative (ce qui prouve d’ailleurs que, même humainement, ce mode de pensée n’a rien d’essentiel) (8) ; elle est l’oeuvre d’un homme dont le nom nous est connu aussi bien que la date à laquelle il a vécu, et c’est ce nom même qui sert d’ordinaire à la désigner, ce qui montre bien qu’il n’y a là rien que d’humain et d’individuel. C’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’on ne peut songer à établir une comparaison entre la philosophie et le symbolisme qu’à la condition d’envisager celui-ci exclusivement du côté humain, puisque, pour tout le reste, on ne saurait trouver dans l’ordre philosophique ni équivalence ni correspondance quelconque.
La philosophie est donc, si l’on veut, la « sagesse humaine », mais elle n’est que cela, et c’est pourquoi nous disons qu’elle est bien peu de chose ; et elle n’est que cela parce qu’elle est une spéculation toute rationnelle, et que la raison est une faculté purement humaine, celle même par laquelle se définit essentiellement la nature humaine comme telle. « Sagesse humaine », autant dire « sagesse mondaine », au sens où le « monde » est entendu dans l’Évangile (9) ; nous pourrions encore, dans le même sens, dire tout aussi bien « sagesse profane » ; toutes ces expressions sont synonymes au fond, et elles indiquent clairement que ce dont il s’agit n’est point la véritable sagesse, que ce n’en est tout au plus qu’une ombre. D’ailleurs, insistons-y encore, c’est une philosophie aussi parfaite que possible qui est cette ombre et ne peut prétendre à rien de plus ; mais, en fait, la plupart des philosophies ne sont pas même cela, elles ne sont que des hypothèses plus ou moins fantaisistes, de simples opinions individuelles sans autorité et sans portée réelle.
Nous pouvons, pour conclure, résumer en quelques mots le fond de notre pensée : la philosophie n’est que du « savoir profane », tandis que le symbolisme, entendu dans son vrai sens, fait essentiellement partie de la « science sacrée ». Il en est malheureusement, surtout à notre époque, qui sont incapables de faire comme il convient la distinction entre ces deux ordres de connaissance ; mais ce n’est pas à ceux-là que nous nous adressons, car, déclarons-le très nettement à cette occasion, c’est uniquement de « science sacrée » que nous entendons nous occuper ici.
P.-S. – Un ami de Regnabit nous a communiqué deux notes parues l’une dans l’Illustration du 20 mars, l’autre dans la Nature du 26 juin 1926, et concernant un mystérieux symbole gravé sur la paroi d’une falaise abrupte qui borde le massif des Andes péruviennes. Ce signe, dont on sait seulement qu’il existait à l’arrivée des conquérants espagnols, est appelé par les indigènes el candelario de las tres cruces, c’est-à-dire « le candélabre aux trois croix », dénomination qui donne une idée assez exacte de sa forme générale. Ses lignes sont constituées par des tranchées profondément creusées dans la paroi ; sa hauteur paraît être de 200 à 250 mètres, et, par temps clair, il est visible à l’oeil nu d’une distance de 21 kilomètres. L’auteur des deux notes en question, M. V. Forbin, ne propose aucune interprétation de ce symbole ; d’après les photographies, malheureusement peu nettes, qui accompagnent son texte, nous pensons qu’il doit s’agir d’une représentation de l’« Arbre de Vie », et c’est à ce titre que nous croyons intéressant de le signaler ici, comme complément à notre article sur Les Arbres du Paradis (mars 1926). Dans cet article, en effet, nous avons parlé de l’arbre triple dont la tige centrale figure proprement l’« Arbre de Vie », tandis que les deux autres représentent la double nature de l’« Arbre de la Science du bien et du mal » ; nous en avons ici un exemple iconographique d’autant plus remarquable que la forme donnée aux trois tiges évoque l’ensemble, symboliquement équivalent comme nous l’expliquions alors, qui est constitué par la croix du Christ et celles des deux larrons. On sait d’ailleurs que, dans les sculptures des anciens temples de l’Amérique centrale, l’« Arbre de Vie » est souvent représenté sous la forme d’une croix, ce qui confirme assez fortement notre interprétation.
NOTES
(1) De muô (à l’infinitif muein) sont dérivés immédiatement deux autres verbes qui n’en diffèrent que très peu par leur forme, muaô et mueô ; le premier a les mêmes acceptions que muô, et il faut y joindre un autre dérivé, mullô, qui signifie encore fermer les lèvres, et aussi murmurer sans ouvrir la bouche (le latin murmur n’est d’ailleurs que la racine mu prolongée par la lettre r et répétée, de façon à représenter un bruit sourd et continu produit avec la bouche fermée). Quant à mueô, il signifie initier (aux mystères, dont le nom est tiré aussi de la même racine comme on le verra tout à l’heure, et précisément par l’intermédiaire de mueô et mustês), et, par suite, à la fois instruire et consacrer ; de cette dernière acception est provenue, dans le langage ecclésiastique, celle de conférer l’ordination.
(2) C’est aussi ce que signifie étymologiquement le mot « allégorie », de allo agoreuein, littéralement « dire autre chose ».
(3) Ce n’est pas par une simple coïncidence qu’il y a une étroite similitude entre les mots « sacré » (sacratum) et « secret » (secretum) : il s’agit, dans l’un et l’autre cas, de ce qui est mis à part (secernere, mettre à part, d’où le participe secretum), réservé, séparé du domaine profane. De même, le lieu consacré est appelé templum, dont la racine tem (qui se retrouve dans le grec temnô, couper, retrancher, séparer, d’où temenos, enceinte sacrée) exprime exactement la même idée.
(4) Mustikos est l’adjectif de mustês, initié ; il équivaut donc originairement à « initiatique » et désigne tout ce qui se rapporte à l’initiation, à son enseignement et à son objet même.
(5) On nous excusera de ne pas donner d’une façon plus précise l’indication des revues et des articles auxquels nous faisons allusion ; la raison en est que nous tenons à éviter soigneusement, dans ces études d’un caractère purement doctrinal, tout ce qui pourrait fournir le moindre prétexte à une polémique quelconque.
(6) Il paraît, toujours d’après le même auteur, que la philosophie n’étudie pas les formes de la pensée, qu’elle « n’en étudie que les actes » ; ce sont là des subtilités dont l’intérêt nous échappe.
(7) Nous devons dire nettement à ce propos, pour ne laisser place à aucune équivoque, que nous nous refusons absolument à donner le nom de « tradition » à toutes les choses purement humaines et « profanes » auxquelles on l’applique souvent d’une façon abusive, et, en particulier, à une doctrine philosophique quelle qu’elle soit.
(8) Il y aurait lieu de se demander pourquoi la philosophie a pris naissance au VIe siècle avant notre ère, époque qui présente des caractères fort singuliers.
(9) En sanscrit, le mot laukika, « mondain » (dérivé de loka, « monde »), est pris souvent avec la même acception que dans le langage évangélique, et cette concordance nous paraît très digne de remarque.