OSWALD WIRTH
La bordure dentelée
Article paru dans la revue "Le Symbolisme"
(Mars 1913)
La Maçonnerie ne disposait pas, à l'origine, de locaux uniquement réservés à ses réunions. Celles-ci se tenaient dans une salle quelconque, pourvu qu'elle puisse être rigoureusement close, en sorte de préserver les mystères de toute indiscrétion profane. Se mettre à couvert était donc le premier soin des initiés qui s'apprêtaient à ouvrir leurs Travaux. Ils s'assuraient ensuite de leur qualification au Travail : tous les assistants avaient-ils bien réellement le droit de participer aux mystères ? Aucun doute ne subsistant plus à cet égard, il était procédé à la transformation du local, jusqu'ici profane, en Temple sacré. Cette métamorphose s'effectuait par la vertu d'un tracé fait à la craie sur le plancher de la salle, tracé qui était soigneusement effacé avec une éponge lors de la fermeture des travaux.
Bien qu'affectant la forme d'un carré long, ce tracé n'en correspondait pratiquement pas moins aux cercles magiques. Les initiés venaient de procéder à une évocation : ils avaient appelé au milieu d'eux l'esprit maçonnique. Désormais ils cessaient d'être ce qu'ils étaient encore peu d'instants auparavant : une émotion particulière les saisissait, et ils se sentaient entrés en communion avec ce qui est au-dessus des individus, dans le domaine des pensées larges et des aspirations noblement humanitaires. Quelques lignes et quelques figures, plus ou moins gauchement tracées, suffisaient à réaliser cette merveille.
Par la suite, lorsque les Loges eurent leur domicile fixe, on s'offusqua des imperfections d'un dessin rapidement exécuté à la craie, et l'on crut génial de substituer au tracé chaque fois renouvelé un tableau permanent, peint sur toile. Les symboles essentiels de la Franc-Maçonnerie y furent représentés. Chaque grade eut ainsi son ensemble caractéristique, sorte de pentacle complexe, dont l'explication plus ou moins approfondie constituait le plus clair de l'instruction initiatique.
Ces tableaux se terminaient d'ordinaire par une bordure dentelée, composée de triangles équilatéraux, les uns noirs et les autres blancs. Parfois, les triangles de la rangée extérieure étaient noirs, comme dans le tableau mystique reproduit page 110 du Livre du Compagnon. Les triangles blancs indiquaient alors une émanation lumineuse, partie du centre du tableau, où brille l'Etoile flamboyante.
La disposition inverse serait cependant plus correcte, d'après le F:. J. Eigenhuis, le savant rédacteur du Vrijmetselaar, organe de l'Association maçonnique hollandaise pour l'étude des symboles et des rituels. Se basant sur les recherches érudites du F:. Dr Ludwig Keller, de Berlin, le F:. Eigenhuis ne voit, en effet, dans la bordure dentelée rien moins qu'un souvenir des catacombes. Cela nous ramène en droite ligne au Fossoyeur Diogène, dont nous avons fait mention à propos du Pasteur d'Hermas, page 25 de notre premier fascicule.
Ce personnage a bien pu être membre d'un « Portique », c'est-à-dire d'une « Loge », car le grec Stoa, le latin Porticus et l'italien Loggia désignent un parvis ou péristyle, constructions formant un abri ouvert d'un côté.
Or, les inscriptions des catacombes nous révèlent que les mots Stoa et Porticus avaient pour les premiers chrétiens un sens conventionnel particulier. Ils considéraient, en effet, leurs lieux de réunion, non comme des sanctuaires proprement dits, mais comme des parvis, convenables aux délibérations. Ainsi s'expliquerait l'origine du mot Loge, qui n'a jamais été fixée avec certitude.
Le portique, tel qu'il était alors conçu, comportait deux colonnes, rappelant à la fois celles du temple de Salomon et celles d'Hercule, destinées à marquer les confins du monde sensible. Trois marches y conduisaient à un pavé composé de dalles carrées, alternativement blanches et noires. Au fond, s'ouvrait une porte surmontée d'un fronton, au-dessus duquel étaient pratiquées trois lucarnes, dites lumina. Les deux colonnes étaient enfin rejointes par une sorte de voûte formant toit et représentant intérieurement un ciel avec cinq étoiles, la lune et le soleil. Le tout était donc bien un symbole de l'univers visible.
Mais, comme nous le montre une ancienne gravure que nous reproduisons ici, cet ensemble était sculpté dans le roc, lequel, dans ce qui restait à l'état brut, figurait l'immense domaine de l'inconnu, situé en dehors des limites de nos perceptions. Ce domaine du mystère enveloppait le portique, image du monde connu ; il formait même à celui-ci un cadre de brisures du roc, que rappellerait la bordure dentelée des Tableaux mystiques de la Franc-Maçonnerie moderne.
S'il en est réellement ainsi, ce sont les triangles de la rangée extérieure qui doivent être blancs, pour indiquer l'influence illuminative exercée sur nous par l'immensité ambiante que nous ignorons. En ce cas, les triangles noirs exprimeront, de la part des initiés, un effort de compréhension réceptive, alors que les triangles blancs, dont la pointe serait tournée vers l'extérieur, comme dans le tableau mystique du Livre du Compagnon, dénoteraient une sorte d'offensive prise contre le mystère par l'esprit humain, fort des principes de lumière puisés dans la Gnose. Les deux systèmes peuvent donc se soutenir ; mais le premier suppose qu'aucune clarté n'émane du portique, alors que le second fait prédominer la lumière intérieure ou sulfureuse sur celle qui prend sa source dans l'extérieur, d'où elle pénètre toutes choses, en vertu de ce que les hermétistes appellent l'action mercurielle. Hâtons-nous d'ajouter que la lumière est une dans son essence vérité dont le Maître se rendra pleinement compte quand il discernera la provenance de tout ce qui sortira de lui. Il transmettra une lumière qu'il aura su attirer de l'extérieur et condenser en lui. Aurait-il dès lors droit aux triangles blancs tournés vers l'extérieur, ou, passif et actif tour à tour, devrait-il disposer d'une bordure dentelée à renversement ? Fort heureusement, la question ne passionnera personne, et nous ne risquons pas de voir les Maçons se diviser et s'excommunier réciproquement, à propos de triangles blancs ou noirs. Il est bon cependant que chacun sache désormais, grâce au F:. Eigenhuis, à quoi rime la bordure dentelée.
S'il en est réellement ainsi, ce sont les triangles de la rangée extérieure qui doivent être blancs, pour indiquer l'influence illuminative exercée sur nous par l'immensité ambiante que nous ignorons. En ce cas, les triangles noirs exprimeront, de la part des initiés, un effort de compréhension réceptive, alors que les triangles blancs, dont la pointe serait tournée vers l'extérieur, comme dans le tableau mystique du Livre du Compagnon, dénoteraient une sorte d'offensive prise contre le mystère par l'esprit humain, fort des principes de lumière puisés dans la Gnose. Les deux systèmes peuvent donc se soutenir ; mais le premier suppose qu'aucune clarté n'émane du portique, alors que le second fait prédominer la lumière intérieure ou sulfureuse sur celle qui prend sa source dans l'extérieur, d'où elle pénètre toutes choses, en vertu de ce que les hermétistes appellent l'action mercurielle. Hâtons-nous d'ajouter que la lumière est une dans son essence vérité dont le Maître se rendra pleinement compte quand il discernera la provenance de tout ce qui sortira de lui. Il transmettra une lumière qu'il aura su attirer de l'extérieur et condenser en lui. Aurait-il dès lors droit aux triangles blancs tournés vers l'extérieur, ou, passif et actif tour à tour, devrait-il disposer d'une bordure dentelée à renversement ? Fort heureusement, la question ne passionnera personne, et nous ne risquons pas de voir les Maçons se diviser et s'excommunier réciproquement, à propos de triangles blancs ou noirs. Il est bon cependant que chacun sache désormais, grâce au F:. Eigenhuis, à quoi rime la bordure dentelée.