LES ILLUMINES D'AVIGNON
(Chapitre V des Illuminés d’Avignon, Dom Pernety et son groupe)
Jean (Joanny) Bricaud
Le petit groupe avignonnais allait bientôt perdre un de ses membres. Le 30 mai 1785, sept mois après son arrivée à Avignon, Brumore partit pour se rendre à Rome. Il avait publié l’année précédente, pendant son séjour à Bâle, une traduction libre du Traité des charmes de l’amour conjugal de Swedenborg. Il écrivit de Rome, le 20 octobre 1785, au Journal encyclopédique de Paris, une lettre au marquis de Thomé, qui avait pris dans ce journal la défense de Swedenborg, attaqué à propos du magnétisme. Cette lettre, signée : l’abbé de Brumore, et qui parut dans le Journal encyclopédique de décembre 1785, est la dernière trace d’activité que nous trouvions de Brumore. Il mourut à Rome, le 28 février 1786, des suites d’une fluxion de poitrine.
Si le groupe d’Avignon avait perdu un de ses fidèles, il allait bientôt en retrouver un, et non des moindres, en la personne de Grabianka, qui avait reçu, en Pologne, l’ordre de quitter ses terres et de venir résider à Avignon.
Son arrivée était annoncée. Il arriva vers la fin de l’année 1785. Bientôt, d’autres affiliés, que nous avons connus à Berlin, les frères Bousie, Morinval, allaient se retrouver à Avignon.
Pernety, bien que faisant de fréquents voyages à Avignon, résidait toujours à Valence chez son frère. Il menait une vie très active, prenant part à toutes les manifestations intellectuelles de la cité. C’est ainsi qu’en 1786 il était secrétaire perpétuel de la Société patriotique de Valence, et, le 26 août 1786, il avait fait instituer par la Société un concours doté d’un prix de 300 livres destiné à l’auteur du mémoire qui aurait le mieux traité les sujets suivants :
1° L’électricité artificielle, depuis sa découverte jusqu’à présent, a-t-elle contribué réellement aux progrès de la physique ?
2° Considérée comme remède, a-t-elle été dans son administration plus avantageuse que nuisible au genre humain ? Dans le premier cas, on demande quels sont les avantages qui en sont résultés pour la science physique? Dans le second, dans quelles maladies elle a paru réussir le mieux ? Quelle est la meilleure manière de l’administrer? Peut-elle être aidée du secours d’autres remèdes; et si elle le peut quels sont ces remèdes?
A cet effet, il fit paraître une note dans le Journal des Sçavants d’octobre 1786, annonçant le concours. Les mémoires pouvaient être en français ou en latin et devaient être adressés à «dom Pernety, abbé de Burgel, membre de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, de celle de Florence, etc., ancien bibliothécaire de S.M. le roi de Prusse et secrétaire de la Société patriotique, à Valence en Dauphiné».
La bibliothèque de la ville de Lyon possède dans ses manuscrits une lettre autographe de Pernety, datée de Valence, 30 septembre 1786, adressée au libraire Rayer, de Paris. Ce libraire avait demandé à Pernety de réduire en un gros volume, en vue d’une publication, les énormes traités de Lavater sur la Physionomie et ses propres ouvrages sur la question.
Pernety lui répond:
« Monsieur,
« Le projet que vous vous proposez d’exécuter ne me paraît guère praticable, par la raison que je ne vois pas de possibilité à réduire en un volume in-12, même en un in-8o, quelque gros qu’ils puissent être, les neuf ou dix ou onze volumes in4o de Lavater, avec les deux volumes de mon traité de la Connaissance de l’homme moral par celle de l’homme physique et les Observations sur les maladies de l’âme, qui forment le troisième volume, et les Lettres sur la physionomie, qui ne sont pas de moi, comme vous le pensez, mais d’un de mes cousins. Vouloir traiter tout cela en abrégé, ce serait se donner une tâche plus que très pénible, puisqu’on ne pourroit qu’en donner une analyse bien difficile à faire pour qui voudrait y mettre les principes de la science physionomique et les résultats immenses des combinaisons qui en dérivent. D’ailleurs, je vous avoue que je ne me chargerois pas de cette tâche, j’en ai d’autres à remplir qui me paroissent plus intéressantes et qui prennent tout mon temps.
Je suis informé par diverses lettres que mon Traité de la connaissance de l’homme moral et les Observations sur les maladies de l’âme ne se trouvent plus chez les libraires de France, et je sçais aussi qu’il n’en restait que quelques exemplaires chez le libraire Decker, imprimeur du roi, à Berlin, lorsque j’ai quitté cette villelà, au mois de novembre 1783. Plusieurs personnes se sont adressées à moi pour se procurer cet ouvrage depuis ce temps-là, et je n’ai pu leur faire ce plaisir, n’en n’ayant qu’un seul exemplaire. M. Decker se proposoit d’aller à Paris, peut-être y seroit-il à présent. M.Barrois l’aîné, libraire de notre ville, pourra vous en donner des nouvelles, ou M. Thiébaut, chef et directeur du Bureau de la librairie de Paris, que vous devez connaître et qui est mon ami et a été mon confrère de l’Académie royale de Berlin. Si M. Decker n’en a plus, comme je le pense, vous n’avez pas de meilleur parti à prendre que d’en faire une nouvelle édition, aux trois volumes de laquelle vous joindriez les Lettres sur les physionomies ; alors de tout cela, en grossissant un peu chaque volume, vous n’en feriez que trois. Si vous pouviez parler à M. Decker, vous pourriez traiter avec lui pour les planches qu’il a; dans ce cas, vous seriez dispensé d’en faire graver de nouvelles. Quant aux volumes de M. Lavater, je crois que vous pouvez les laisser pour ce qu’ils sont.
« Je serais charmé, Monsieur, de pouvoir vous obliger, je le ferais avec plaisir et empressement… Si vous vous déterminez à faire paraître une nouvelle édition, je me prêterai à tout ce qui dépendra de moi pour son exécution, et je ne vous demande pour cela que quelques exemplaires pour mes amis.
« J’ai l’honneur d’être parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
«Dom Ant.-Jos. Pernety. »
Cette lettre est intéressante en raison de l’opinion critique qu’elle présente sur le célèbre physionomiste Lavater, et enfin sur le point qu’elle nous fixe définitivement sur l’auteur des Lettres sur la physionomie, l’abbé Jacques Pernety, qui n’était pas l’oncle de dom Pernety, comme le disent tous les biographes, mais son cousin.
Enfin, cette même année 1786, Pernety fit paraître une traduction de la Sagesse angélique de Swedenborg.
Dans une Préface, Pernety répond à ceux qui disent sans cesse que Dieu est incompréhensible et que, pour connaître l’Être des êtres, il faut être lui-même. S’appuyant sur les textes des Évangiles et de saint Paul, Pernety conclut que Dieu n’est pas incompréhensible, qu’on peut le connaître et que la faute en est à l’homme s’il ne le connaît pas, parce qu’il a obscurci son intelligence. C’est également, dit-il, l’idée de Swedenborg dans la Sagesse divine.
La Sainte-Parole avait dit à Pernety que la nouvelle cité qu’il devait fonder s’élèverait sur les rives d’un grand fleuve. Or, l’arrivée à Avignon — sur des ordres venus d’En-Haut — de Brumore, de Grabianka, des frères Bousie, de Morinval et de plusieurs adeptes de Berlin prouvait jusqu’à l’évidence qu’Avignon était le but fixé à sa mission. C’était là que devait s’établir la nouvelle Sion dont il serait le pontife. Cette constatation ne laissait pas, cependant, que de le préoccuper. Implanter à Avignon une religion et un culte nouveaux, en pleine terre papale, siège même du tribunal de l’Inquisition, juridiction ecclésiastique établie pour la recherche de ceux qui avaient de mauvais sentiments sur la religion, et les juger du crime d’hérésie, était une tâche non seulement malaisée, mais fort périlleuse.
Le futur pontife était perplexe et ne savait que faire, lorsqu’il fut mis en présence, dans un salon de Valence, du marquis de Vaucroze, qui allait jouer pour lui le rôle de la Providence.
M. de Vaucroze était un gentilhomme provençal dont les possessions territoriales se trouvaient situées à Bédarrides, à quelques lieues d’Avignon. Or, Bédarrides constituait un des trois fiefs de l’archevêque d’Avignon qui, tout en faisant partie du Comtat pontifical, n’en dépendaient pas. On disait d’eux: In Comitatu sed non de Comitatu.
Dès leur première rencontre, le marquis de Vaucroze et Pernety sympathisèrent. Pernety, doux, calme, persuasif, attirait la confiance; de Vaucroze, de nature inflammable et emballée, écouta avec intérêt les confidences de Pernety, et bientôt, convaincu que ce dernier était destiné à changer la face de l’humanité, il lui offrit un asile sur son domaine. Il l’installa dans une petite maison de campagne, à peu de distance de son château, située sur un mamelon au milieu de la plaine, à quelques pas de la route de Bédarrides à Courthézon.
On raconte qu’un arc-en-ciel se dessina au firmament au moment où Pernety franchit le seuil de l’hospitalière demeure, qu’il baptisa du nom de Thabor. C’est là qu’allait se réveiller le petit groupe, en sommeil depuis l’exode de Prusse, et qui allait être désigné désormais sous le nom de Société des Illuminés d’Avignon.
Autour de ce petit noyau, se forma insensiblement un groupe d’adhérents recrutés tant en ville qu’à l’extérieur, qui apporta aux initiateurs de l’œuvre le concours enthousiaste et fervent des néophytes. Bientôt la Société compta une centaine de membres, parmi lesquels il faut citer, outre Grabianka, de Morinval, les frères Bousie, venus de Berlin, le docteur de La Richardière, le docteur Bouge, vénérable de la loge Saint-Jean d’Écosse à la Vertu persécutée, MM. de Servières, Blainville, le comte de Pasquini-Montresson, le marquis de Thomé, qui devait plus tard fonder un rite maçonnique swedenborgien, les frères de Bournissac, de Noves, le chevalier Tardy de Beaufort, Gombault, du Vignau, le marquis de Montpezat, ardent et convaincu, qui réunissait volontiers les adhérents avignonnais dans son hôtel de la rue des Ciseaux-d’Or, enfin Esprit Calvet, officier de santé, professeur de physiologie et d’anatomie à la Faculté de médecine d’Avignon, fondateur du Musée Calvet.
Tous étaient francs-maçons. Ils s’appelaient entre eux frères. Pernety, d’ailleurs, prêtait à la FM avignonnaise un actif concours.
Le temple du Thabor se composait de deux salons munis de chaises et de tables, avec pour ornements quelques tableaux allégoriques. L’un servait de secrétariat et de salle de délibérations ; l’autre, dans lequel était dressé une sorte d’autel, était réservé à la célébration du culte, au chant des cantiques et aux lectures pieuses.
A côté des deux salons, se trouvait le laboratoire, où les adeptes travaillaient au Grand Œuvre et à la recherche de la pierre philosophale.
On a vu, d’après le manuscrit de Pernety, que Brumore avait apporté à Avignon et remis à La Richardière, sur les conseils de la Sainte-Parole, la matière première qu’il avait reçue d’Élie Artiste. Cette matière, après avoir reçu le « second mercure », avait produit une pâte onctueuse que la Sainte-Parole avait désignée sous le nom de « l’enfant de neuf mois destiné à la sublime essence du Saint-Chrême ». C’est cette matière qui était travaillée par La Rachardière et Pernety dans le laboratoire du Thabor.
Quels étaient les dogmes professés par les Frères Illuminés d’Avignon? Les renseignements sont très confus à ce sujet. On ignore l’ensemble de leur credo.
L’évêque Grégoire, l’historien des Sectes religieuses, et ceux qui ont écrit sur les Illuminés d’Avignon ont émis des opinions contradictoires et parfois fantaisistes. L’étude attentive du manuscrit de Pernety, de la correspondance avec les adeptes, et enfin l’examen d’un ouvrage publié en 1791 par Pernety sur les Vertus, le pouvoir, la clémence et la gloire de Marie, mère de Dieu, nous permettent de nous faire une idée plus exacte des croyances de nos Illuminés.
D’une manière générale, les idées de Pernety sont celles de Swedenborg. A l’exemple du voyant suédois, Pernety admettait un Dieu unique, incréé, infini, enfermant en lui la Trinité divine. Comme Swedenborg, il croyait aux anges aux esprits célestes intermédiaires entre le ciel inférieur et l’homme. On sait qu’un des principaux secrets des illuminés était d’avoir la révélation et la vision directe des anges commis à leur garde.
Mais Pernety et ses disciples différaient de Swedenborg en ce qu’ils professaient un culte particulier pour la sainte Vierge. Aussi les Swedenborgiens, qui s’étaient flattés d’avoir à Avignon des coreligionnaires, virent-ils leurs espérances détruites lorsqu’ils apprirent que ces derniers, disait-on, adoraient la sainte Vierge.
Les opinions exprimées par Pernety dans son ouvrage firent croire, en effet, que les Illuminés d’Avignon faisaient de la sainte Vierge une quatrième personne divine et l’ajoutaient à la Trinité. Dans une invocation à la Mère de Dieu, il s’exprime ainsi :
« Vous êtes au ciel mystique où l’on découvre toujours de nouveaux astres : vous êtes cette femme revêtue de la splendeur du soleil de justice dont l’éclat éblouit la vue la plus perçante. En devenant mère du Verbe incarné, vous avez été associée à la Divinité, pour ne former qu’un avec les trois personnes de la très Sainte Trinité, qu’un seul et même lis… »
Et, à propos du culte spécial rendu à la Vierge, Pernety écrit :
« On ne doit pas regarder ce culte comme contraire au précepte d’adorer le seul et unique Dieu et de ne servir que lui; l’adoration que les anges et les hommes rendent à Marie, mère de Dieu, consubstantielle à son fils glorifié, ne se borne ni ne s’arrête pas uniquement à elle; elle passe d’elle à Dieu en trois personnes distinctes, et, par communication des perfections divines, Marie offre à nos vœux et à nos hommages une quaternité qui sera manifestée au temps du triomphe de Jésus-Christ et de son auguste mère, lors du rétablissement de toutes choses. »
Il dit encore que la mère de Dieu est «le temple vivant de la très Sainte Trinité» et que, suivant sa manière de voir, le décret de la prédestination de la mère du Verbe incarné a dû accompagner en Dieu le décret de l’Incarnation de son Fils unique :
« Ainsi elle fut conçue dans l’entendement divin, la première et la plus pure de toutes les créatures… Combien a dû s’approcher de la Divinité la mère d’un Homme-Dieu ! Quel prodige, quelle merveille du Très-Haut, supérieure à tous ses autres ouvrages! Eh bien, pourquoi, mortels, ne la considérez-vous pas sous ce point de vue? L’Être suprême doit nous paraître plus admirable dans la formation de ce tabernacle de lui-même que dans celle de toutes ses autres créatures. »
A cette époque, où la théologie mariale n’avait pas pris l’essor et le développement qu’elle a acquis au cours du 19e siècle, cette théorie pouvait, en effet, paraître étrange, et l’on comprend que se soit accréditée l’opinion que nos Illuminés adoraient la sainte Vierge.
Cette conception de la vierge Marie dans l’entendement divin n’eut lieu que pour permettre à Dieu de communiquer sa divinité et les trésors de sa gloire par l’union hypostatique de la seconde personne de la Trinité avec la nature humaine. La fin principale de cette union hypostatique fut la gloire qui en devait rejaillir sur le nom de Dieu et sur toutes les créatures capables de recevoir celle qu’il leur préparait. De sorte que, selon Pernety, l’incarnation est indépendante du péché d’Adam :
« L’incarnation aurait eu lieu quand même le premier homme n’eût pas péché. Mais, si l’homme se fût conservé dans l’état d’innocence, la forme humaine que le Verbe aurait prise dans le sein de Marie aurait été impassible et immortelle. Il aurait vécu et conversé avec les hommes pour se communiquer intimement à eux, mais tel qu’il fut depuis sa résurrection jusqu’à ce qu’il retourna à son Père. Les mystères de la Divinité auraient été manifestés à tous, comme il le fit lorsqu’il se transfigura sur la montagne en présence de Pierre, de Jacques et de Jean… Tous auraient ainsi vu le Fils unique de Dieu dans sa gloire; ils auraient eu l’idée de celle qui les attendait et ils n’auraient mis aucun obstacle à ses effets sur eux. Tout ce qui appartient à cet état d’impassibilité a été caché à l’homme après son péché et n’a été connu que de ceux à qui il a plu à Dieu de le révéler. »
C’est là l’apanage exclusif des vrais illuminés que Dieu comble non seulement des dons naturels inhérents à l’humanité, mais encore des dons d’un ordre supérieur et que Pernety désigne ainsi : 1° le don de la sagesse, qui donne à l’âme une connaissance claire, au moyen de laquelle elle voit les choses divines et les choses humaines telles qu’elles sont réellement; 2° le don de l’entendement, qui est une lumière vive et sans nuage qui éclaire notre âme et dissipe les ténèbres de notre esprit ; 3° le don de la science, qui permet de lever les difficultés les plus obscures et les plus difficiles à résoudre que l’ignorance a enfantées.
En plus de ces dons, l’Être suprême peut encore, suivant Pernety, accorder à des âmes choisies, épurées par le feu de son amour, la grâce insigne de la communication avec les anges. Mais elle exige une grande pureté d’âme, et l’on a vu, par l’exemple de Pernety lui-même, combien, malgré les objurgations de la Sainte-Parole, il lui avait été difficile de réaliser cet état.
Il faut pour cela être dégagé de toutes les affections terrestres, car, dit Pernety, « les semblables s’unissent avec les semblables et ne peuvent s’allier avec leurs contraires». Il faut donc, écrit-il dans ses instructions, «que l’âme mène une vie plus angélique qu’humaine si elle veut communiquer avec les anges. Quoique revêtue d’une enveloppe terrestre et corruptible, la créature, aidée de la grâce divine, peut surmonter ses passions, renoncer à ses affections terrestres, mourir au monde… Parvenue à ce point, elle se trouve dans la disposition requise pour que Dieu ouvre les yeux de son âme et l’élève à la vision des esprits angéliques, pour recevoir par leur communication des communications, des révélations célestes, même divines, et éprouver les effets admirables qui en sont le résultat. »
Les Illuminés d’Avignon visaient donc à la perfection par l’exaltation et le mysticisme. Leur culte était absolument secret et dégagé de toute contrainte sacramentelle, sauf la célébration de la Cène. Au témoignage de Gombault, vieillard mort en 1822, qui fut affilié à la plupart des Sociétés secrètes, et dont le témoignage fut recueilli par l’évêque Grégoire dans son Histoire des sectes religieuses, tous les initiés célébraient chacun à leur tour la Cène, qu’ils s’administraient réciproquement.
Une hiérarchie rigoureuse n’imposait pas aux fidèles son autorité régulatrice. Loin d’être compliquée, à l’égal de celle des autres ordres d’Illuminés, la gradation établie entre les frères d’Avignon était des plus embryonnaires deux classes seulement, les novices ou mineurs et les illuminés moyens ; à leur tête le mage, pontife et patriarche; enfin, au-dessus du mage, en guise de pouvoir absolu la Bible, présidant à toutes les cérémonies, la Bible aux trois sens, céleste, spirituel et naturel ; la Bible, dont quelques livres seulement étaient sacrés, les autres n’ayant qu’une portée incidente.
Une certaine latitude dans les croyances était laissée aux adeptes sur les points secondaires, n’étant pas de nature à altérer l’unité de doctrine. Et cependant, cette latitude allait provoquer des divergences d’opinions assez sérieuses entre Pernety et le comte Grabianka. Ce dernier, qu’on appelait vulgairement le «comte polonais» et qui se désignait lui-même sous le nom de « comte Ostap », avait fait à Avignon, en 1785, une entrée brillamment tapageuse, si l’on en croit la chronique du temps. Homme exubérant, fastueux, d’activité fébrile, il s’était installé au n°22 de la rue de la Colombe, aujourd’hui rue Agricol-Perdiguier, dans un petit hôtel formant maison de deux étages sur rez-de-chaussée. Il menait là un train de prince, se montrant spirituel et aimable envers chacun, recevant à table ouverte.
Sa physionomie nous a été conservée, dit M. de Vissac, par un médaillon en étain repoussé, qui est au musée d’Avignon. La tête est pointue, le front fuyant, faisant une ligne droite avec le nez en bec à corbin, l’œil est pétillant, la lèvre mince, le menton double, caractéristiques d’un homme à la fois sensuel et mystique.
L’abbé Granget dit de lui : « Noble aventurier, homme aimable, brillant en société, prodiguant des trésors et n’ayant pas le sou, inépuisable dans l’art d’inventer de nouvelles jouissances, amusant la noblesse, la ruinant et s’en faisant adorer, il était parvenu à fasciner les esprits. »
Se faisant l’écho de ces accusations venant d’adversaires déterminés, M.Adrien Marcel, dans sa récente étude sur les Quatre maisons des Illuminés d’Avignon écrit, parlant de Grabianka et de ses adhérents, que les mœurs de ce milieu prêtaient largement à la critique, et les bruits chuchotés d’une oreille à l’autre dans la société avignonnaise étaient qu’on y pratiquait les jeux de l’amour et du hasard avec une libéralité excessive.
On ne peut accepter ces accusations que sous réserves!
Quoi qu’il en soit, il est certain que l’ampleur exagérée que prenait chez Pernety le culte de la sainte Vierge effaroucha Grabianka, qui provoqua dans le groupe des Illuminés d’Avignon une sorte de dissidence, facilitée d’ailleurs par l’éloignement de Pernety d’Avignon, laissant ainsi à Grabianka les coudées franches. Le nouveau groupe se désigna sous le nom de Nouvel Israël. Installé en pleine ville, il était de ce fait plus accessible aux fidèles que le Thabor. Grabianka s’était décerné le titre de pontife. Lorsqu’il célébrait la Cène ou qu’il la faisait célébrer par un de ses adhérents, l’office commençait par le chant du psaume Exurgat Deus, qui avait été quelque peu modifié par le chevalier de Beaufort. Il continuait — au dire de la chronique scandaleuse — par des mystères « où le culte de la Vierge était remplacé par celui de personnes moins immaculées, auxquelles on rendait des hommages moins immatériels. A un moment donné, toutes les lampes s’éteignaient pour faire place à une clarté mystique et surnaturelle qui électrisait l’assistance, déjà prédisposée par la griserie des aromes, de la musique et de la bonne chère. »
Il est difficile d’accepter comme véridiques ces racontars. Mais ce qui est plus certain, c’est que Grabianka avait intronisé dans l’ordre un nouveau dignitaire, l’Homme-Roi, appelé à réunir sous son sceptre l’unanimité du futur peuple de Dieu. C’était un ancien jardinier de Rome, Ottavio Capelli, qui avait été domestique dans un couvent de religieuses et qui recevait des communications de l’archange Raphaël.
Pernety se plaignait amèrement à la Sainte-Parole de l’usurpation dont il était victime. Il craignait de voir le schisme s’introduire dans la Société et les frères se détourner de la voie qu’il leur avait tracée.
La Sainte-Parole compatit sans doute à sa plainte, car il ne paraît pas que Grabianka ait eu beaucoup de succès. Ses ennemis racontent même que, ruiné, il vécut d’emprunts, et qu’en 1792 il aurait échappé par la fuite à ses créanciers en laissant derrière lui un passif de 400.000 livres.
Cela encore est faux. Peut-être s’éclipsa-t-il pendant la Terreur à l’heure où les Illuminés furent l’objet de poursuites, mais, dit M. Adrien Marcel, « ce qu’il y a de certain, c’est que nous revoyons Grabianka à Avignon sous le Directoire, puisque le 11 germinal an V, il fut un des témoins du mariage du négociant Basin avec une demoiselle Berthout-Vunberchen, tous deux originaires de Suisse. »