WILLERMOZ Lettre du baron de Turckheim à Willermoz (1821)


Jean de Turckheim


LETTRE DU BARON DE TURCKHEIM 

À 

JEAN-BAPTISTE WILLERMOZ 

(ab Eremo)


Altorff, 4 août 1821.

Crainte d'une récidive de négligence, mon cher ami et T.C.F., je me hâte de vous annoncer la réception de votre intéressante lettre du 3 et 15 juillet qui m'est venue de Strasbourg la semaine passée, ainsi que les n° 6, 7, 8 et 9 qui y étaient jointes. Je commence par répondre article par article à votre dernière, avant d'entrer au fond des nouvelles instructions, pour lesquelles je voilé prie d'agréer mes plus sincères et plus vifs remerciements.

Je ne suis pas encore tout à fait libre ainsi que je le désire ardemment et que je l'espérais après avoir cédé mes deux terres principales à mon fils et ne m'être réservé pour toute propriété que mes jardins et ma bibliothèque. Un troisième bien, héritage de mes filles non mariées qui demeurent avec moi, qui devait me donner le moins d'embarras, m'en donne d'inattendu par des procès que des paysans égarés par un avocat avide leur suscitent et la liquidation presque interminable de mes (illisible) considérables. C'est un sort que lorsqu'on cherche de bonne foi à- terminer les relations terrestres pour se livrer à l'étude des choses invisibles, on rencontre le plus d'obstacles : j'espère les surmonter avant la fin de l'an et dis à tout ceci : « Ta volonté, ô mon Dieu, soit faite. » Ajoutez à cela un aveu que je suis forcé de vous faire : c'est que, par une suite des distractions trop nombreuses où mon esprit s'est livré pendant cinquante ans, j'éprouve an moment de la baisse de mes facultés intellectuelles une peine infinie à me recueillir, à méditer longtemps sans être distrait : cela m'arrive même, à mon grand chagrin, souvent au milieu de ma prière, et je voudrais posséder le secret de fixer mon attention et d'éloigner Ies pensées incommodes qui la traversent à chaque instant. En général j'ai plus de peine qu'un autre à saisir les subtilités métaphysiques ; Dieu m'a accordé le don de saisir promptement les rapports et souvent avec beaucoup de justesse : mais mes pensées sont rarement profondes et je me perds dans l'abîme ; alors je prie Dieu de m'accorder la grâce de ne me faire connaître qu'autant qu'il m'en faut pour l'aimer et faire sa volonté.

A cet égard vous me soupçonnez à tort d'une curiosité indiscrète de vouloir savoir ce qui ne convient pas à l'homme de savoir. Je reproche souvent ce défaut aux autres et y tombe bien rarement moi-même. La question de l'apocatastase ou réintégration finale de tous les êtres, ne m'a été inspirée que parce que je la croyais dans certains moments conforme à l'idée de la miséricorde de Dieu qui dépasse encore sa justice : je n'y tiens pas du tout et ai seulement pensé que cette erreur, si c'en est une, est du moins excusable : jamais je n'y ai attaché l'idée que le sacrifice sublime que Dieu fit pour la réconciliation de l'homme, puisse être commun à ceux qui l'ont séduit ; mais qu'il reste éternellement du retour au repentir.

En attendant que je sois délivré de mes sollicitudes mondaines, parmi lesquelles l'ordre à mettre dans ma trop volumineuse bibliothèque et dans mes manuscrits et papiers trop nombreux y entre encore pour quelque chose, je consacre toujours la première heure .du jour à la prière et à la méditation ; et lorsque je serai au niveau de moi-même, j'y vouerai toute la matinée. Je cherche à diminuer ma correspondance trop étendue et ne conserve que celles qui me fournissent l'occasion de rendre service à mon prochain, puisque après avoir renoncé aux occupations publiques, je regarde cet emploi de mon activité comme un devoir Pour revenir encore une fois sur le bon Landgrave: plus je réfléchis, plus je me convaincs que vos doctrines essentielles sont puisées dans la même source et que des modifications individuelles proviennent de l'influence des différentes communions chrétiennes: sur ces dernières vous vous entendrez difficilement, mais je ne puis assez vous répéter combien ce Prince est respectable dans son caractère, dans son coeur aimant, dans la résignation absolue de tout son être à la volonté de Notre-Seigneur. Vous enseignez au reste tous deux le besoin d'une expiation ou purification, avant de pouvoir soutenir la présence de Dieu : lui y arrive par la rotation, vous par la purgation (3) ; je ne vous dissimule- pas que votre mode me plaît mieux, dégagé de ce que l'intérêt des prêtres y a ajouté, et que plusieurs protestants des plus éclairés et des plus religieux y croient aussi  .Je vous donnerai à cette occasion l'explication du mot de crypte-catholique et vous ferai franchement ma profession de foi à cet égard : je donne mon assentiment à la plupart des dogmes de l'Eglise catholique qui ne sont pas adoptés par les protestants ; je regrette que le schisme ait eu lieu, quoique vous l'ayez un peu provoqué de votre côté ; je vois que l'extension dangereuse de la liberté évangélique a ramené une grande partie des protestants à l'Arianisme et même au Rationalisme anti-chrétien ; je désire sincèrement la réunion de l'Eglise chrétienne en un seul troupeau : je révère le pasteur qui gouverne la vôtre aujourd'hui et suis certainement bien libre des préjugés de l'enfance ; mais je n'imiterai pas l'exemple des Stoltberg, Senft et Haller (1) parce que ma conviction n'est pas encore entière, que je craindrais de donner un scandale et de faire plus de mal que de bien ; que je voie dans notre Eglise un noyau de vrais chrétiens, attachés de coeur et d'âme aux dogmes essentiels de notre divine religion (à la chute de l'homme, au besoin d'une réconciliation qui n'a pu s'opérer par la force seule de l'homme, mais qui a eu besoin du sacrifice sublime du Dieu-Homme ; qu'Il nous a donné son sang et son corps pour nourriture spirituelle dans la Sainte Cène, etc.) et je ne voudrais pas scandaliser cette communion de vrais chrétiens par une démarche à laquelle on supposerait d'autres motifs (1), Je cherche en attendant à m'instruire, à m'élever à Dieu par la prière et par le sacrifice de ma volonté propre et à me rendre de plus en plus digne de sa miséricorde, que j'implore avec un sincère repentir de mes fautes et erreurs passées. En voilà assez et trop sur moi : Encore un mot sur notre cher Landgrave, que vous aimez pareillement et qui vient de m'écrire ce qui suit, que je vous extrais littéralement de sa dernière lettre : « Ne pensez pas à vous retirer du monde pour vous préparer à une autre vie : c'est en travaillant au bonheur de notre prochain que nous nous y préparons le mieux et le plus agréablement à Dieu, qui nous en récompense d'abord, en rendant nos recherches et oeuvres spirituelles « d'autant plus heureuses. C'est ce que j'éprouve journellement. Ce que vous me dites de notre vénérable F. ab Eremo me pénètre de douleur. Il me paraît toujours qu'il m'est réservé encore de le voir dans ce monde. D'y prolonger alors son existence, devenue plus heureuse que jamais et de raffermir sa précieuse santé pour le reste de ses jours, voilà mes voeux et mes souhaits pour lui. Faites-les-lui parvenir ; mais seulement comme tels. Ceux qui comme lui n'ont cherché que Dieu et notre Sauveur restent près d'eux dans une béatitude parfaite, à moins qu'ils ne soient rappelés à la chair par leur propre désir ; ou bien qu'ils doivent servir, dans une nouvelle carrière mondaine, N.S. Leur béatitude deviendra alors sans doute bien plus grande « encore... Que toutes les branches de la Chrétienté se réunissent dans un seul troupeau, dont il sera le seul pasteur : ce sera alors l'Eglise invisible, devenue visible, et l'établissement du Règne de Notre-Seigneur consommé... Je vivote corporellement plus ou moins supportablement ; mais le coeur est frais et bat plus chaudement que jamais pour mon Dieu, mon Sauveur, mon prochain et mes devoirs, que je tâche de remplir à tous égards avec la plus grande exactitude. Aussi a-t-il plû à « Dieu de me bénir tout particulièrement dans ces « dernières semaines, où j'ai fait, par sa grâce, les progrès les plus éminents et suis parvenu à un « point auquel je n'ai jamais osé croire que l'humanité pouvait même aspirer. Je loue et adore les décrets d'ailleurs impénétrables de la Providence et m'humilie devant elle qui m'a conduit si heureusement au port et presque dans le port, déjà dans cette vie.

J'ai pensé, mon cher ami et T. C. F. que ces extraits ne vous déplairaient point.

Vous aurez sûrement entendu parler des cures opérées par le Prince de Hohenlohe, à Wartzbourg, par le seul secours de la prière et de la foi en Jésus-Christ :- on dit qu'il a rendu l'ouïe au Prince Royal de Bavière, la vue à plusieurs aveugles et l'usage des jambes à la princesse de Schwartzenberg. Il exige de ceux qui veulent se soumettre à sa cure, qu'ils croient en notre Sauveur et que c'est de sa grâce seule qu'ils obtiennent secours ; et comme il n'est pas douteux d'après nos saintes écritures que Jésus-Christ e donné pouvoir à ses fidèles de guérir les malades par une foi vive, il n'y a pas de raison pour que cela ne puisse pas encore avoir lieu de nos jours. Le magnétisme a déjà dû préparer les esprits à des apparitions nouvelles, que la Providence juge peut-être nécessaires dans ces moments d'irréligion et d'immoralité pour réveiller la foi. Au reste, ce prince un peu exalté, mais religieux, m'a donné beaucoup d'embarras il y a dix-huit mois : il devait être proposé pour l'évêché du pays de Bade et j'avais moi-même cherché à intéresser en sa faveur ; mais la cour de Rome encore préoccupée de quelque imprudence de ses premières années de début, y a répugné pour le motif respectable, que n'étant pas rassurée sur son caractère moral, elle s'exposerait au soupçon de ne l'avoir favorisé que parce qu'il était Prince, et l'affaire en resta là. Il a depuis prêché avec succès le carême à Munich, Bamberg, etc., et je suspends encore mon jugement à son égard. Je vais écrire dans plusieurs endroits pour en être informé d'une manière plus précise et ne manquerai pas de vous en faire part.

Les solutions que vous avez bien voulu me donner, mon cher et respectable ami, sur l'état de l'âme après la mort, m'ont paru très satisfaisantes : il y a toujours erreur ou abus de côté et d'autre, et la vérité est au milieu et durera éternellement. Je suis d'accord parfaitement avec vous, à l'exception que je crois que les prières pour les morts offrent des consolations précieuses à ceux qui les font, mais que je doute qu'elles puissent faire monter plus ou moins rapidement les degrés d'expiation.

Quant à la solution de ma troisième question, je reconnais d'abord mon erreur plus grammaticale que dogmatique d'avoir négligé ou plutôt ignoré la différence entre agent divin et agent de la divinité, je ne m'étais trompé que sur l'expression, étant parfaitement d'accord avec vous pour le fond. Je suis pareillement édifié sur la distinction entre l'émanation et l'émancipation. La différence entre la création des premiers jours, époques, ou pensées de Dieu par ses agents, et celle de l'homme où il est dit : « Faisons l'homme à notre image », m'a toujours frappé et votre explication y a ajouté un nouveau degré de lumière. Si vous n'imputez pas mes questions ultérieures à ce sujet à un motif de pure curiosité, je serais tenté de les poser et de vous en demander l'explication. Ainsi :

1° Adam a-t-il .péché seul, ou tous les êtres intelligents émanés avec lui ont-ils pris part à sa prévarication ?

2° Cette part a-t-elle été égale pour tous, ou les intelligences qui lui étaient subordonnées ont-elles participé du plus ou moins à la prévarication ?

3° Quels étaient les trois actes particuliers que Dieu fit opérer à Adam pour lui prouver sa grande puissance ?

4° Quel était le quatrième acte, qu'il devait opérer seul ?

5° S'il a opéré seul ce quatrième acte, comment sa prévarication pouvait-elle être rendue réversible sur toute la classe d'êtres intelligents ?

6° Le premier pas de la prévarication ayant été le fruit d'un orgueil secret comment le Prince des démons a-t-il pu acquérir la connaissance ? pouvait-il lire dans la pensée d'Adam ?

7° La véritable prévarication est-elle donc d'avoir voulu créer de sa propre volonté, sans la participation de Dieu, une forme glorieuse ?

Je ne vous demande plus, mon cher Maître, d'explications sur le Fruit défendu, puisqu'il doit être tel pour moi. J'entendais par sensualité, une conjonction matérielle pour créer du moins des corps animés. S'il m'était permis, je vous ferais pour aujourd'hui une dernière question, me réservant lorsque j'aurai lu une seconde fois à tête reposée vos dernières instructions, de vous les poser avec plus de précision dans ma première lettre. En général, convaincu que dans une conversation de trois jours on peut apprendre et se communiquer plus que par une correspondance de trois années, je me propose, si Dieu nous conserve la vie à tous deux, de faire au printemps prochain un pèlerinage à Lyon pour puiser à la source. Ma dernière question pour aujourd'hui est :

« La matière ne pouvant pas être émanée de Dieu, puisqu'il ne peut émaner de Lui qu'esprit et vie, d'où est-elle venue ? Serait-elle provenue du Chaos sur des Ténèbres, qui ont dû envelopper Lucifer au moment qu'il s'est séparé de la Lumière, et que Dieu ordonna ensuite à des agents d'organiser lorsqu'elle serait condensée ?

J'en viens à l'article intéressant sur Don Pascualy et vous remercie infiniment des détails que vous avez bien voulu m'apprendre à son sujet. Je commence par vous dire que le manuscrit que j'ai eu occasion de voir provient d'un F. Kuhn, de Strasbourg, qui a longtemps vécu à Bordeaux avec lequel j'étais fort lié il y a cinquante ans et dont j'aurais pu profiter si j'avais connu ses liaisons alors ; il contient en effet 732 paragraphes.

Le premier commence : « Avant le temps, Dieu émana, etc. » et le dernier finit : « Le fruit de tous les événements passés, présents et à venir, qui surviennent et qui surviendront dans l'univers entier. » Il traite en effet de l'entrevue de Saül avec la pythonisse. Je ne pourrais commencer cette lecture que le mois prochain et suivrai point à point vos conseils pour la marche et la lecture de ce précieux ouvrage. J'ai toujours eu l'idée, et des amis sûrs m'y ont affermi, que son auteur a été en communication avec des êtres différents de ceux qui habitent le terre, que même il avait des connaissances magiques et les a mises en pratique. Je vous ferai après une seconde et troisième lecture les questions qui me resteront à résoudre, et vous promets sans peine que je serai prêt à consentir devant l'Auteur de toutes lumières de rester dans l'ignorance sur ce que je ne comprendrai point, jusqu'à ce qu'il lui plaise d'ouvrir les yeux de mon entendement. Je renonce volontiers à la prévention, qu'on a voulu me donner qu'il (1) ait été Juif et vous crois là-dessus d'autant plus volontiers que vous avez eu des liaisons suivies avec cet homme extraordinaire et que vous répugnez vous-même aux connaissances puisées clans les sources rabbiniques. Je suis également bien opposé aux sentences de ces Chrétiens modernes qui ne veulent que la morale de Notre-Seigneur et qui rejettent avec affectation le Vieux Testament sur lequel la Nouvelle Alliance repose si essentiellement. Moïse, David et Salomon sont les trois héros de la Première Alliance et j'ai la plus haute vénération pour leur doctrine et leur piété, malgré que la dernière se soit ressentie quelquefois de l'imperfection humaine ; mais la première avait coulé de source divine. Quant à l'anecdote de ses souffrances et de sa béatitude dans l'autre monde, je sais qu'elle vous est venue par la somnambule à laquelle vous avez à juste titre confiance. Rien ne m'ébranlera dans la confiance auxquelles vous accordez la vôtre. On a voulu dans le temps me persuader que Pascualis avait eu son manuscrit d'un arabe nommé Al Raschid, que l'original avait été composé en Chaldéen et traduit ensuite en Arabe et en Espagnol. Un Juif nommé Hirchfied, mort il y a deux ans, et qui avait aussi été lié avec le Landgrave Charles, prétendait posséder une partie de ces manuscrits et en avait parlé à M. Saint-Martin à Strasbourg, comme aussi que plusieurs passages des Erreurs et Vérités étaient tirés littéralement du Parthes, ouvrage classique des Cabalistes. Cependant plusieurs de mes amis fort instruits m'ont déjà assuré que les manuscrits de Pascualis étaient très préférables à tous les autres et qu'ils ont servi de base à presque tous les ouvrages de Saint-Martin : ils ont cependant ajouté qu'il y avait des lacunes embarrassantes, et ce qui me confirme dans cette dernière conjecture, c'est votre propre aveu, qu'il ne va que jusqu'à Saül et qu'il devait aller jusqu'à l'Ascension de Notre-Seigneur. C'est là aussi que j'attendais notre cher Landgrave ; mais il nous a laissés pareillement à Salomon, du moins jusqu'ici. Pardonnez-moi, mon cher ami et R. F de ces digressions : je vous les devais, n'ayant rien de caché pour vous dans ce genre ; mais elles n'ébranleront jamais un instant ma confiance. En voilà assez pour aujourd'hui. Je vais dans une heure à Strasbourg y passer trois jours ; si je puis rassembler nos trois Grands Profès, je leur communiquerai une partie de vos dernières instructions. Les Frères de Francfort sont très zélés et satisfaits des lumières qu'ils ont puisées dans l'Initiation. Je vous réponds surtout de notre Grand Duc Héréditaire qui joint au désir le plus ardent de s'instruire, une grande perspicacité et clarté pour les idées métaphysiques et surtout des moeurs pures et un esprit profondément religieux. Veuillez me rappeler au souvenir de notre digne ami le F. a Ponte auquel j'écrirai dans mon premier moment de loisir. Je vous embrasse du fond de mon coeur et suis pour la vie,

Votre reconnaissant et bien attaché Frère et Ami

a Flamine.

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