LETTRE D'AGRICOL PERDIGUIER
À
BEAU DÉSIR LE GASCON
À
BEAU DÉSIR LE GASCON
Extrait du « Livre du Compagnonnage », volume 2, 1841,
par Agricol Perdiguier.
par Agricol Perdiguier.
Paris, 14
octobre 1840.
J'ai reçu,
monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et j'ai peu à
réfuter; cependant nous différons sur quelques points. Vous jetez un blâme
formel sur tous les révoltés sans exception. Voici mon opinion à ce sujet :
Les
Compagnons qui gouvernent une Société sont quelquefois bien jeunes et un peu
trop fiers. Ils peuvent avoir un toit, commettre une faute envers les
Aspirants. Il peut se trouver parmi ces derniers des hommes instruits ,
sensibles et souffrant de leur dignité avilie. Ils partent une réclamation aux
Compagnons qui, cela s'est vu plus d'une fois, au lieu de les écouter avec
bonté, les repoussent impérieusement; les Aspirants s'excitent alors les uns
les autres et la révolte se fait. Il y a toujours parmi les chefs des révoltés
des Aspirants qui auraient pu faire de bons Compagnons. Je sais qu'il y en a
aussi de peu délicats, qui profitent d'un désordre pour esquiver leurs dettes
ou pour se venger des justes réprimandes qu'on leur a souvent faites. Mais si
les révoltes sont fréquentes, si les révoltés établissent des associations
basées sur de justes lois, il faut supposer alors que tous les révoltés
n'étaient pas mus par de mauvais sentiments, qu'il y en avait même parmi eux de
fort respectables; car il n'appartient qu'aux hommes sages et bien intentionnés
de fonder des associations régulières et durables. Il faut donc étudier avec
soin, il faut rechercher les causes de désordre et d'affaiblissement, il faut
examiner s'il n'y a rien dans nos sociétés particulières qui se trouve en désaccord
avec l'esprit et les mœurs de la société générale, il faut faire un retour sur
nous-mêmes ; nous pouvons avoir raison, nous pouvons aussi avoir quelques
torts. — Lorsque dans un empire le peuple se soulève et crie contre ses chefs,
demandez à ceux-ci quels sont les griefs du peuple ; ils répondront qu'ils n'en
a pas, que le peuple se plaît dans la sédition et dans le tumulte ; les
gouvernants ont toujours raison, les gouvernés ont toujours tort. Arrive
ensuite une catastrophe, un bouleversement, et tout le contraire est prouvé,
les plaintes du peuple étaient fondées et légitimes. — Ainsi étudions
attentivement les causes de révoltes et faisons en sorte que les révoltes ne se
renouvellent plus.
Ce n'est
cependant pas que je conseille aux Compagnons la mollesse et la lâcheté ; mais
pour être respectés il faut être respectables. Presque toutes les révoltes, je
ne crains pas de le dire, sont provoquées par leur orgueil ou leur
imprévoyance. Compagnons, soyez sévères, justes et bons; soutenez, encouragez
le jeune homme laborieux et bien intentionné, détournez du mal celui qui, par
faiblesse, pourrait quelquefois s'y livrer ; mais si parmi les Affiliés, si
parmi les Aspirants il s'en trouve quelques-uns qui n'aient ni cœur ni âme, et
fuient le travail et l'honneur; s'ils sont sous l'empire du plus vil égoïsme et
n'ont de plaisir que dans de sales orgies ; s'ils refusent obstinément de
prêter l'oreille aux conseils de la raison et de l'amitié, chassez-les
promptement de votre sein ; n'attendez pas que le vice ait exercé son influence
mauvaise sur les jeunes gens les plus purs, mais faibles encore, le mal est
contagieux. Soyez justes, soyez clairvoyant et les choses dont vous vous
plaignez sans cesse n'arriveront plus, car elles arrivent presque toujours par
votre manque de sagesse.
Pour les
abus, l'ignorance, etc., vous en conviendrez, beaucoup de Sociétés en ont un
fond considérable, et c'est précisément ce qui déverse un certain mépris sur le
Compagnonnage; de mon côté je reconnais comme vous, qu'il y a dans chaque état
des hommes d'intelligence et de cœur, qui, je crois, feront tout ce qui
dépendra d'eux pour jeter un esprit nouveau et des mœurs nouvelles au sein de
nos vieilles Sociétés; de ces Sociétés qui ont traversé tant de siècles en
donnant toujours la force, la puissance aux ouvriers, et protégeant ainsi leur
présent et leur avenir.
Si j'ai
omis, à la page 160, quelques corps d'états, vous n'aurez qu'a me les signaler
et nous réparerons facilement cette omission.
Vous me
dites que les Compagnons cloutiers portent encore de longs cheveux par respect
pour leurs ancêtres, mais qu'ils ne portent plus de culotte courte, etc. ; à
cela je peux répondre que j'ai vu moi-même, à Nantes, en 1826, des cloutiers
faire une cérémonie funèbre, en culotte courte ; des Compagnons récemment
arrivés de Bordeaux et de Nantes m'assurent avoir vu les cloutiers dans leur
antique tenue. Nous prendrons d'autres informations, et s'il en est autrement,
nous le dirons sans détour.
Vous dites
qu'autrefois le topage était tout fraternel ; je le crois, car les fondateurs
du Compagnonnage étaient les amis des ouvriers, et ils se seraient bien gardés de
leur dire : battez-vous, repoussez-vous les uns les autres. Vous reconnaissez,
monsieur, que le topage a dégénéré, qu'il n'est plus aujourd'hui une chose
fraternelle, mais une chose déplorable et le prélude de beaucoup de combats:
s'il en est ainsi, si d'un bien il s'est transformé en un mal, il faut le
supprimer tout à fait et le remplacer par quelque chose de meilleur et de plus
en harmonie avec les mœurs présentes.
En parlant
du nom de Chien attribué aux Compagnons du Devoir, je n'ai ni commis une erreur
ni prétendu faire une satire : j'ai tout bonnement suivi a tradition telle
qu'elle est admise par les menuisiers du Devoir. Quant à cette histoire d'Hiram, je ne la regarde que comme une fable
assez ingénieuse, mais dont les conséquences sont horribles, car elle tend à
diviser ceux qui la prennent au sérieux. La Bible, seul livre d'une autorité
réelle sur les constructeurs du temple de Salomon, ne dit rien du meurtre
d'Hiram,et pour ma part je n'y crois pas. Les Compagnons étrangers et ceux de
la Liberté n'ont aucun détail authentique sur cette fable toute nouvelle pour
eux, et je pense que les Compagnons des autres Sociétés ne sont guère plus
avancés ; je la regarde donc comme une invention toute maçonnique et introduite
dans le Compagnonnage par des hommes initiés aux deux Sociétés secrètes
Je suis au
reste très content de voir que mes idées de paix et de conciliation vous
sourient; je vous remercie de vos bons sentiments pour moi, et je suis bien
persuadé que l'ami de Vendôme la Clef des Cœurs, de ce Compagnon poète d'un si
grand mérite, usera de toute son influence pour faire le bien en faisant
comprendre aux jeunes gens combien nous nous nuisons, combien nous nous
attirons de mépris en nous battant, en nous déchirant les uns les autres sans
pitié et sans miséricorde ; car le monde a les yeux sur nous.
En
attendant, monsieur, que j'aie le plaisir de vous voir, recevez, etc.
PERDIGUIER,
(Avignonnais la Vertu.)
1 La
franc-maçonnerie, d'après les historiens les plus zélés pour elle, et M. Bazot
est de ce nombre, ne fut introduite en France qu'en 1715. Le Compagnonnage l'a
incontestablement de beaucoup devancée ; néanmoins, dés qu'elle fut établie
dans ce pays, des Compagnons la fréquentèrent et puisèrent dans son sein, avec
des vérités utiles, de nombreuses erreurs, reste que tous les francs-maçons des
ordres inférieure prennent au grand sérieux le meurtre d'Hiram, puis ils se
livrent à des arguties, à des disputes sans fin. Cette fable, très-inoffensive
dans la Maçonnerie, pourrait avoir, dans le Compagnonnage, des résultats
funestes. Il serait à souhaiter que les chefs des sociétés maçonniques
voulussent bien prendre la peine d'ouvrir à ce sujet les yeux de leurs frères
des grades inférieurs; ils feraient un grand bien.