LE MEURTRE DE THOMAS BECKET
Charles Picot
Extrait de "Historical Narration in French"
Philadelphie, chez Thomas, Cowperthwait & C°, 1848.
Thomas Becket venait d'achever son repas du matin, et ses serviteurs étaient encore à
table ; il salua les Normands à leur entrée, et demanda le sujet de leur
visite. Ceux-ci ne lui firent aucune réponse intelligible, s'assirent, et le
regardèrent fixement pendant quelques minutes. Régnault, fils d'Ours, prit
ensuite la parole : "Nous venons," dit-il, "de la part du roi,
pour que les excommuniés soient absous, que les évêques suspendus soient
rétablis, et que vous-même donniez raison de vos desseins contre le
roi."—" Ce n'est pas moi," répondit Thomas, "
c'est le souverain pontife lui-même qui a excommunié l'archevêque d'York, et
qui seul par conséquent a droit de l'absoudre. Quant aux autres, je les
rétablirai, s'ils veulent me faire leur soumission." —" Mais de qui
donc," demanda Régnault, " tenez-vous votre archevêché ?—Est-ce du
roi, ou du pape ?"—" J'en tiens les droits spirituels de Dieu et du
pape, et les droits temporels du roi." — " Quoi ! ce n'est pas le roi
qui vous a tout donné !" — "Aucunement," répondit Becket. Les
Normands murmurèrent à cette réponse, traitèrent la distinction d'argutie, et
firent des mouvements d'impatience, s'agitant sur leur siége et tordant leurs
gants qu'ils tenaient à la main, " Vous me menacez, à ce que je
crois," dit le primat, " mais c'est inutilement : quand toutes les
épées de l'Angleterre seraient tirées contre ma tête, vous ne gagneriez rien
sur moi." — "Aussi ferons-nous mieux que menacer," répliqua le
fils d'Ours, se levant tout-à-coup ; et les autres le suivirent vers la porte,
en criant "Aux armes !"
La porte de l'appartement
fut fermée aussitôt derrière eux : Régnault s'arma dans l'avant-cour ; et,
prenant une hache des mains du charpentier qui travaillait, il frappa contre la
porte pour l'ouvrir ou la briser. Les gens de la maison, entendant les coups de
hache, supplièrent le primat de se réfugier dans l'église, qui communiquait à
son appartement par un cloître ou une galerie ; il ne le voulut point ; et on
allait l'entraîner de force, quand un des assistants fit remarquer que l'heure
des vêpres avait sonné. ' " Puisque c'est l'heure de mon devoir, j'irai à
l'église," dit l'archevêque ; et, faisant porter sa croix devant lui, il
traversa le cloître à pas lents, puis marcha vers le grand autel, séparé de la
nef par une grille de fer entr'ouverte. A peine il avait les pieds sur les
marches de l'autel, que Régnault, fils d'Ours, parut à l'autre bout de
l'église, revêtu de sa cotte de mailles, tenant à la main sa large épée à deux
tranchants, et criant : " A moi ! à moi ! loyaux servants du roi."
Les autres conjurés le suivirent de près, armés comme lui de la tête aux pieds,
et brandissant leurs épées. Les gens qui étaient avec le primat voulurent alors
fermer la grille du chœur ; luimême le leur défendit, et quitta l'autel pour
les en empêcher; ils le conjurèrent, avec de grandes instances, de se mettre en
sûreté dans l'église souterraine, ou de monter l'escalier par lequel, à travers
beaucoup de détours, on parvenait au faîte de l'édifice. Ces deux conseils
furent repoussés aussi positivement que les premiers. Pendant ce temps, les
hommes armés s'avançaient ; une voix cria :—" Où est le traître ?"—Becket ne
répondit rien.—" Où est l'archevêque ?"—"Le voici,"
répondit Becket ; " mais il n'y a pas de traître ici. Que venez-vous faire
dans la maison de Dieu avec un pareil vêtement ? quel est votre dessein
?"—" Que tu meures."—" Je m'y résigne ; vous ne me verrez
point fuir devant vos épées ; mais, au nom de Dieu tout-puissant, je vous défends
de toucher à aucun de mes compagnons, clerc ou laïc, grand ou petit..."
Dans ce moment il reçut par derrière un coup de plat
d'épée entre les épaules ; et celui qui le lui porta lui dit : " Fuis, ou
tu es mort." Il ne fit pas un mouvement ; les hommes d'armes entreprirent
de le tirer hors de l'église, se faisant scrupule de l'y tuer. Il se débattit
contre eux, et déclara fermement qu'il ne sortirait point, et les contraindrait
à exécuter sur la place même leurs intentions ou leurs ordres. Guillaume de
Tracy leva son épée, et, d'un même coup de revers trancha la main d'un moine
saxon appelé Edward Gryn, et blessa Becket à la tête. Un second coup, porté par un autre Normand, le renversa la face
contre terre ; un troisième lui fendit le crâne, et fut assené avec une telle
violence, que l'épée se brisa sur le pavé. Un homme d'armes, appelé
Guillaume-Mautrait, poussa du pied le cadavre immobile, en disant : "
Qu'ainsi meure le traître qui a troublé le royaume et fait insurger les
Anglais."