LA REVUE DES DEUX MONDES
TRENTE-HUITIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. — XXXII" ANNÉE.
MARS — AVRIL 1862
REVUE MUSICALE. :
LA REINE DE SABA
V. De Mars
C'est une chose bien curieuse que le temps où nous
vivons! Rien ne s'y fait simplement; le moindre incident excite la curiosité
des passants, et le plus médiocre vaudeville qui se joue sur l'un des théâtres
des boulevards fait plus de bruit dans notre monde affairé que n'en a fait la
naissance du Misanthrope ou celle d'Athalie. Voilà trois mois que les journaux
petits et grands entretiennent l'Europe de l'enfantement laborieux de la Reine de Saba, ouvrage en quatre actes qui a été
représenté à l'Opéra le 28 février. Je ne crois pas que le fameux temple de
Salomon, où se passe une des grandes scènes du nouvel ouvrage, ait fait plus de
bruit dans le monde oriental que le drame lyrique qui va nous occuper. On
savait heure par heure où en étaient les répétitions de cette œuvre
considérable, et de graves académiciens ne dédaignaient pas de descendre dans
l'arène de la publicité pour expliquer au public tout ce qu'il y aurait à
admirer dans l'ouvrage longtemps médité de l'auteur de la Nonne sanglante. Nous l'avons vue enfin, cette Reine de Saba, poème de MM. Jules Barbier et
Michel Carré, musique de M. Gounod, et
nous pouvons en parler pertinemment, à la sueur de notre front.
Qui ne connaît la
reine de Saba, cette femme du pays de l'aurore qui, éprise de la grande
renommée du roi Salomon, quitte son royaume et se rond à Jérusalem pour
éprouver la sagesse du fils de David et pour admirer les merveilles du temple
qu'il a élevé au Dieu d'Israël? Elle entre dans la ville sainte avec un grand
train, « avec des chameaux qui portant des aromates, de l'or et des pierres
précieuses. » Après avoir éprouvé la sagacité de l'auteur prétendu des Proverbes en lui demandant une explication
de tout ce
qu'elle avait dans le cœur, après avoir admiré la maison qu'il avait bâtie au
Seigneur, la splendeur de sa cour et l'ordre qui régnait dans son état, elle
dit au roi : « Ce que j'ai appris dans mon pays de ta sagesse est véritable.
Qu'ils sont bienheureux les serviteurs qui se tiennent devant toi et qui
écoutent ta sagesse ! » Ayant ainsi parlé, la reine quitta Jérusalem et
retourna dans son royaume.
Ce n'est pas cette donnée biblique qu'ont
suivie les auteurs du libretto que nous analysons. Ils ont
préféré une légende bâtie sur le récit du premier livre des Rois, et qu'avait rapportée d'un voyage
en Orient ce pauvre et charmant esprit, Gérard de Nerval. Voici comment MM.
Jules Barbier et Michel Carré ont conçu leur poème. — La reine Balkis se rend à
Jérusalem pour voir le grand roi Soliman et admirer les merveilles du temple
qu'il fait bâtir. Elle dit au roi que, s'il devine certaines énigmes qu'elle
soumettra à sa sagacité, elle s'engage à lui donner, avec sa main, un anneau
magique avec lequel il pourra faire tout ce qu'il voudra. Soliman ayant répondu
victorieusement aux questions de la reine Balkis, elle s'apprête à épouser le
roi dont elle admire la grandeur et la sagesse; mais avant de conclure cet
hymen extraordinaire, la reine, qui a le goût des arts très développé, désire
visiter le temple et voir le grand artiste qui a conçu et exécuté des travaux
si gigantesques. Cette curiosité bien légitime de la reine Balkis est fatale à
l'amour de Soliman, car elle s'éprend tout à coup d'une passion vive et
profonde pour Adoniram, le grand artiste dont le génie a créé tout ce qu'elle
vient d'admirer. Voilà donc la reine Balkis dans une position assez difficile,
ne voulant plus de Soliman, à qui elle a remis imprudemment l'anneau magique,
et portée vers l'artiste, qui ressent pour elle un amour ardent et respectueux.
Après avoir passé quelques jours dans une hésitation qui inquiète fort Soliman,
puisqu'il s'écrie : '
Oui, depuis quatre jours, hommes d'armes,
lévites,
Tout veille, tout est prêt ; — la flamme est sur l'autel,
Et quand l'heure est venue, au moment solennel,
O perfide Balkis, tu me fuis, tu m'évites!...
Le fait est que Balkis se conduit fort mal et
que, pendant quatre jours, on ne sait trop ce qu'elle devient; elle découche,
elle se perd dans le temple à s'entretenir avec Adoniram. Et ce qui prouve que
la conduite de la reine Balkis est plus que légère, c'est qu'elle simule une
scène de volupté avec Soliman, pendant laquelle elle lui administre un
narcotique. C'est pendant ce sommeil factice de Soliman que Balkis lui arrache
du doigt l'anneau magique dont elle va se servir pour sauver son amant; mais
les choses s'embrouillent, Soliman se réveille furieux et jaloux comme un
tigre, une conspiration de trois ouvriers s'ourdit contre Adoniram, qui meurt
assassiné sur les bords affreux du Cédron. Balkis, qui avait assisté son amant
jusqu'à son dernier soupir, s'écrie alors :
Emportons dans la nuit vers un autre rivage
Les restes vénérés du maître qui n'est plus!
Et que son nom divin soit redit d'âge en âge
Jusques au dernier jour des siècles révolus!
Ainsi finit la comédie, le drame burlesque que MM. Jules
Barbier et Michel Carré ont tiré d'une légende admirable. La reine Balkis n'est
qu'une zingara, le roi Soliman qu'un niais qui se
laisse embéguiner par cette folle créature, qu'il ne connaît ni d'Ève, ni
d'Adam, et Adoniram est un de ces artistes impuissants et orgueilleux qui ont
la bouche pleine de belles théories et qui ne peuvent rien créer. Il manque son
chef-d'œuvre, — la mer d'airain, — et la pièce où il devrait jouer un rôle si
important est dépourvue de toute espèce d'intérêt, de style aussi bien que de
sens commun.
On peut s'étonner qu'un artiste aussi
distingué que M. Gounod, qui a déjà
une certaine expérience du théâtre, ait pu se faire illusion sur le mérite du
poème que nous venons d'analyser. Comment l'administration de l'Opéra
n'a-t-elle pas prévu que le libretto de la
Reine de Saba était impossible, et que le compositeur, à moins
d'être un homme de génie, aurait de la peine à sauver du naufrage une si triste
conception dramatique? Lorsque le bruit se répandit que M. Gounod composait un grand ouvrage sur
le sujet de la Reine de Saba, nous pensions que l'auteur des chœurs d'Ulysse allait au-devant d'une grande
tentative, et qu'il ne manquerait pas une si belle occasion de développer son
instinct de poésie religieuse dans un vaste tableau de musique chorale.
Conçoit-on qu'ayant à ouvrir le temple de Salomon sur la scène de l'Opéra, pouvant
disposer de toutes les traditions bibliques sur la musique des Hébreux et leurs
magnifiques cérémonies, M. Gounod et
ses collaborateurs n'aient pas eu même l'idée d'essayer un si grand coup de
maître? Mais si on eût consulté seulement le premier décorateur venu, il aurait
compris immédiatement tout le parti qu'on pouvait tirer du magnifique tableau
que nous indiquons : « En ce temps-là, Salomon célébra une fête solennelle, et
avec lui était tout le peuple d'Israël, qui formait une grande assemblée. » S'imagine-t-on,
après ces paroles, le temple de Jérusalem rempli de prêtres, de chanteurs, de
musiciens divisés en corps séparés ayant chacun en tête un coryphée conduisant
la marche et dirigeant l'exécution ! Quels effets d'ensemble et de contraste on
aurait pu obtenir avec une si grande masse de voix et d'instruments groupés
autour d'un centre lumineux où le roi-prophète se serait écrié sur une noble
mélopée accompagnée par des harpes : « J'ai achevé, ô Éternel, de bâtir une
maison pour ta demeure, un domicile fixe, afin que tu y habites éternellement!
» Des hymnes diverses de poésie, d'accent et de rythme auraient enveloppé cette
invocation suprême du roi, et un hosanna puissant,
entonné par les prêtres, par la foule et tous les instruments, aurait terminé
cette grande scène biblique, digne du génie de Händel ou de Sébastien Bach.
Voyons ce qu'a fait M. Gounod.
Il n'y a pas d'ouverture à la
Reine de Saba. Une simple introduction, une sorte de choral
symphonique, dont il n'y a absolument rien à dire, précède le lever du rideau,
qui laisse voir l'atelier d'Adoniram, rempli de modèles et de figures
gigantesques. Le récitatif pompeux et ampoulé par lequel Adoniram exprime ses
pensées philosophiques sur la vanité de la vie et des travaux humains, ce qui
est assez singulier pour un artiste, ce récitatif n'a aucun caractère. C'est
une froide déclamation où il semble que M. Gounod
ait voulu écarter toute note caractéristique qui aurait pu donner de l'aplomb au récit de cet homme, désabusé déjà de la
gloire. Le défaut que nous signalons ici dans le récitatif d'Adoniram est
capital, et il règne dans toute la partition. Le musicien n'a pas su trouver
non plus une mélodie heureuse pour le jeune élève d'Adoniram, Benoni, qui vient
lui annoncer l'arrivée de la reine Balkis à Jérusalem. En décrivant la beauté
de cette femme extraordinaire par des vers comme ceux-ci :
Comme la naissante aurore
Se lève, pale encore,
Dans l'azur des cieux...
le compositeur n'a pas rencontré un de ces chants
légendaires et naïfs comme il y en a dans le Joseph de Méhul, voire dans l'Enfant prodigue de M. Auber, ce qui est assez
piquant M. Gounod lui-même a fait
un chef-d'œuvre dans ce genre de mélodie agreste et primitive : nous voulons
parler du chant du pâtre, au troisième acte de son opéra de Sapho. Quant à la scène des trois
ouvriers, Phanor, Amrou et Methousael, qui, jaloux de la grande renommée
d'Adoniram, viennent se plaindre à lui de l'injustice dont ils se croient les
victimes, ce n'est vraiment ni du récitatif ni du chant cursif qu'on puisse
suivre et saisir. La scène qui termine l'acte se passe sur une vaste terrasse
qui domine toute la ville de Jérusalem, en présence du roi Soliman, de la reine
Balkis et de tout un peuple de courtisans. Une marche assez médiocre sert
d'introduction à Adoniram, suivi de ses nombreux ouvriers. La reine a manifesté
le désir de le voir et de le questionner sur la grandeur de ses travaux. Elle
lui dit :
Devant vos ouvriers, que ne puis-je vous dire
Combien votre génie en sa simplicité,
Maître, me paraît grand, et combien je
l'admire!
— Si c'est là votre volonté, répond Adoniram, je vais la
satisfaire. — Il monte alors les degrés du temple, trace en l'air un signe
symbolique qui fait remuer dans la plaine tout un peuple d'ouvriers, Cette
scène obscure, décousue et dépourvue d'intérêt, n'a rien inspiré au musicien
qui vaille la peine d'être remarqué : c'est un interminable récit où l'on sent
une forte imitation du style de Meyerbeer. L'entrevue d'Adoniram et de la reine
n'a donné lieu qu'à un fatigant dialogue, sans que jamais les deux voix
parviennent à s'unir dans un ensemble harmonieux. C'est une véritable déploration dans le vieux sens de ce mot, un
verbiage incolore, d'une fâcheuse monotonie.
Au second acte, qui s'ouvre sur un bois de
cèdres et de palmiers, on remarque un chœur fort agréable que chantent les
suivantes de Balkis :
Déjà l'aube matinale.
Celui qui vient après, chœur dialogué en deux parties,
entre les suivantes de Balkis et des jeunes filles juives, est plus joli
encore, bien qu'il soit d'un style un peu léger pour un grand ouvrage biblique.
On pourrait même trouver que ce dernier chœur, que le public a fait répéter, a
beaucoup d'analogie avec une agréable mélodie des Vêpres
siciliennes de M. Verdi :
La brise souffle au loin
Plus légère et plus pure.
Et ce n'est pas le seul hommage que M. Gounod ait rendu à l'auteur de Rigoletto; mais la musique du
divertissement est médiocre, ainsi que l'air que chante Balkis pour exprimer
l'amour et l'admiration qu'elle ressent pour le grand artiste dont elle vient
de voir la puissance mystérieuse.
L'oublier, lui que j'ai pu voir
De son bras dominant l'espace!
Le duo qui suit, entre Adoniram et la reine
Balkis, est une contre épreuve de la grande scène dramatique du quatrième acte
des Huguenots, entre Raoul
et Valentine. Ces deux êtres qui s'aiment malgré tant d'obstacles qui les
séparent ne trouvent rien à se dire d'intéressant, et l'entrevue se passe en un
interminable dialogue, chacun parlant tour à tour sur une phraséologie musicale
insipide. L'acte se termine par un quatuor entre Adoniram, Balkis, Benoni et
Sarahil, la suivante de la reine. Ce quatuor, d'un très heureux effet, est
charpenté à la manière de M. Verdi, c'est-à-dire que le ténor Adoniram tient le
motif principal pendant que les autres voix l'accompagnent et le suivent en une
progression éclatante. C'est le morceau le mieux construit de tout l'ouvrage.
Le troisième acte, qui introduit le spectateur dans une grande salle du palais
d'été de Soliman, n'est guère plus riche d'idées musicales que les deux
premiers. Ce sont toujours d'interminables récitatifs entre les trois ouvriers
conspirateurs, entre Soliman et Adoniram, dont le roi est jaloux et qu'il
cherche à perdre par des questions captieuses, entre Balkis et Soliman, que la
reine enivre dans une lutte voluptueuse. Ni l'air de Balkis :
Ce n'est pas votre amour, seigneur, qui
m'épouvante,
ni le chœur qu'on chante derrière les coulisses pour
former une opposition de mélodrame, ne méritent une mention honorable. Au
quatrième acte, considérablement réduit, on ne trouve qu'une espèce de quatuor
entre Adoniram et les trois ouvriers conspirateurs qui le tuent, et les cris
douloureux de Balkis agenouillée aux pieds de son amant expirant. C'est peut-être
ce qu'il y a de plus noble et de plus ému dans tout l'ouvrage que cette clameur
douloureuse de Balkis et le choeur qui lui fait écho :
O
terreur! O forfait!
Telle est cette œuvre d'un homme de talent dont nous
avons eu si souvent, dans la Revue, à louer les nobles efforts. Le
poème de la Reine de Saba est
sans doute d'une déplorable indigence, et l'on n'y trouve ni caractères, ni
situations; mais l'insuffisance du poème ne saurait excuser le musicien. Quelques jolis
chœurs, un quatuor qui termine le second acte, entièrement imité de la manière
de M. Verdi, des lambeaux de mélodies au milieu d'une insupportable déclamation qui vous pèse sur le
cerveau, c'est là tout ce qu'on peut signaler dans un opéra qui était
primitivement en cinq actes, et dont on a retranché au moins un tiers. Le
musicien mériterait peut-être un blâme plus sévère, s'il fallait admettre que
l'opéra de la Reine de Saba fût le résultat d'un
système, l'œuvre d'un imitateur de M. Richard Wagner, de Robert Schumann et des
infirmités du génie de Beethoven. Nous savons que l'esprit ingénieux, mais
faible de M. Gounod a le malheur d'admirer certaines parties altérées des derniers
quatuors de Beethoven. C'est la source troublée d'où sont sortis les mauvais
musiciens de l'Allemagne moderne, les Listz, les Wagner, les Schumann, sans
omettre Mendelssohn pour certaines parties équivoques de son style. Si M. Gounod a
réellement épousé la doctrine de la mélodie continue, de la mélodie de la
forêt vierge et du soleil couchant qui fait le charme du Tannhäuser et du Lohengrin, mélodie qu'on peut comparer à la lettre d'Arlequin où il disait
: « Pour les points et les virgules, je ne m'en occupe pas; je vous laisse la
liberté de les placer où vous voudrez, » M. Gounod, dans
cette supposition que j'aime à croire impossible, serait irrévocablement perdu.
Jamais il ne réussirait dans ses folles visées, jamais il ne ferait accepter du
public français de telles aberrations. Si la
Reine de Saba au contraire n'est qu'une
erreur, la faute, la défaillance passagère d'un musicien éminemment distingué,
M. Gounod trouvera dans la leçon qu'il vient de recevoir un avertissement
salutaire pour l'avenir, et il pourra chanter un jour avec le grand poète de
l'idéal chrétien :
Nel mezzo del cammin di nostra vita,
Mi ritrovai per una selva oscura,
Che la diritta via era Barrila.
Ahi! quanto a dir qual era è cosa dura!
L'exécution de la Reine de Saba n'est guère
satisfaisante. Mme Gueymard, qui se porte à ravir, manque
de distinction dans le rôle de Balkis, et sa belle voix, qui aspire à descendre
un peu, a bien de la peine à soulever la lourde mélopée qu'on lui donne à
débiter. M. Gueymard, dans le personnage de l'artiste démocrate Adoniram,
déploie toute la vigueur de ses muscles, qui sont, ma foi, bien pris. M. Belval
se tire d'affaire dans le rôle de Soliman, et il n'y a que les chœurs, et
surtout Melle Livry, dont les pieds sont si malins et si audacieux, qui
méritent une mention honorable.
L'instrumentation du nouvel ouvrage de M. Gounod a les qualités et les défauts
de celle de ses opéras antérieurs : elle manque d'éclat et de force. M. Gounod n'est pas coloriste. Il néglige
en général les instruments à cordes, les violons particulièrement, et il
emploie volontiers les altos, les violoncelles, les instruments à vent, tels
que la clarinette, le hautbois, le basson, qu'il tient dans la partie
inférieure de l'échelle. 11 résulte de l'emploi fréquent de ces teintes grises
une certaine monotonie, une sonorité lourde, étouffée, remplie de détails qui
ne portent pas et où ne pénètre presque jamais la vive lumière d'un rayon
mélodique. On dirait l'instrumentation d'un oratorio, le coloris maigre d'un
peintre par trop spiritualiste, comme l'était Ary Scheffer, qui semblait
craindre que l'âme de ses personnages n'étouffât dans un corps sain et bien
portant. Cette manière de procéder de M. Gounod a quelque
rapport aussi avec l'instrumentation de Mendelssohn, lorsque l'auteur du Songe d'une
Nuit d'été ne tient pas dans la main un de ces rythmes piquants sur
lesquels il s'élance et chevauche dans l'espace de l'imagination. J'entends
parler de ces scherzi délicieux qui sont la partie originale de l'œuvre de
Mendelssohn. M. Gounod n'a rien de ce brio, de cette
fantaisie caressante, de ce profond sentiment religieux, qui placent
Mendelssohn immédiatement au-dessous des grands maîtres de l'art.
Pourquoi ne le dirions-nous pas en terminant ? Après la chute éclatante et méritée du Tannhäuser de M. Richard Wagner, le froid
accueil qu'on vient de faire au dernier ouvrage de M. Gounod confirme les principes que nous
défendons ici depuis tant d'années. C'est bien à M. Gounod et à son groupe que
nous pensions en signalant ces admirateurs discrets de M. Richard Wagner qui
n'attendaient que le triomphe de Tannhäuser pour s'incliner devant la grande mélodie de la forêt, dont
leurs propres œuvres portent plus d'une trace. Je pressentais la
Reine de Saba, cette lamentable déclamation lyrique qui n'aboutit
pas, et où l'idée musicale, c'est-à-dire l'idée sous la forme mélodique, brille
par son absence. J'ai toujours rendu justice au talent de M. Gounod, à sa noble ambition de viser
au grand, et de tenter des voies nouvelles, et tous ses ouvrages, depuis les
chœurs d'Ulysse, la Nonne
Sanglante, jusqu'à Philemon et Baucis, ont été appréciés ici avec une
vive sympathie. J'ai toujours cependant gardé quelque inquiétude sur l'avenir
de ce musicien ingénieux et délicat, de cet esprit mobile, qui a plus
d'instruction que de sentiment, plus de velléités que de passion. Trouvera-t-on
jamais en lui un coryphée de l'art, un conducteur d'âmes, un initiateur enfin? C'est ce que je
n'ose guère espérer.
V. De Mars.