DUMAS Le Grand Dictionnaire de Cuisine (01)


ALEXANDRE DUMAS


LE GRAND DICTIONNAIRE DE CUISINE



QUELQUES MOTS AU LECTEUR


L'homme reçut de son estomac, en naissant, l'ordre de
manger au moins trois fois par jour, pour réparer les
forces que lui enlèvent le travail et, plus souvent encore, la
paresse.
Comment l'homme est-il né? dans quel climat assez
vivifiant et assez nourricier, pour arriver, sans mourir de
faim, à l'âge où il peut chercher sa nourriture et se la
procurer?
C'est là le grand mystère qui a préoccupé les siècles
passés et qui préoccupera, selon toute probabilité, les
siècles à venir. Les plus anciens mythologues le font
naître dans l'Inde; et, en effet, l'air tiède qui s'élève entre
les monts Himalaya et les rivages qui s'étendent de la
pointe de Ceylan à celle de Malacca indique assez que là
fut le berceau du genre humain.
D'ailleurs l'Inde n'est-elle point symbolisée par une
vache? et ce symbole ne veut-il pas dire qu'elle est la
nourrice du genre humain? Combien de pauvres Hindous,
qui ne se sont jamais préoccupés de ces symboles, ne se
seraient-ils pas crus damnés s'ils n'étaient pas morts en
tenant dans leurs mains une queue de vache?
Mais, quelque part que l'homme soit né, il faut qu'il
mange; c'est à la fois la grande préoccupation de l'homme
sauvage et de l'homme civilisé. Seulement, sauvage, il
mange par besoin. Civilisé, il mange par gourmandise.
C'est pour l'homme civilisé que nous écrivons ce livre;
sauvage, il n'a pas besoin d'être excité à l'appétit. Il y a
trois sortes d'appétits:
1 - Celui que l'on éprouve à jeun, sensation
impérieuse qui ne chicane pas sur les mets et qu'au besoin
on apaiserait avec un morceau de chair crue aussi bien
qu'avec un faisan ou un coq de bruyère rôti.
2 - Celui que l'on ressent lorsque, s'étant mis à table
sans faim, on a déjà goûté d'un plat succulent qui a consacré
le proverbe: L'appétit vient en mangeant.
Le troisième appétit est celui qu'excite, après le mets
succulent venu au milieu du dîner, un mets délicieux qui
paraît à la fin du repas, lorsque le convive sobre allait
quitter sans regrets la table, où le retient cette dernière
tentation de la sensualité.
Deux femmes nous ont donné les premiers exemples de
la gourmandise: Eve, en mangeant une pomme dans le
Paradis; Proserpine, en mangeant une grenade en enfer.
Proserpine ne fit de tort qu'à elle. Enlevée par Pluton,
pendant qu'elle cueillait des fleurs sur les bords de la
Cyanée, et transportée en enfer, à ses réclamations pour
remonter sur la terre le Destin répondit: «Oui, si tu n'as
rien mangé depuis que tu es en enfer.» La gourmande
avait mangé sept grains de grenade. Jupiter, imploré par la
mère de Proserpine, Cérès, revit l'arrêt du Destin et décida
que, pour satisfaire à la fois la mère et l'époux, Proserpine
resterait six mois sur la terre et six mois dessous.
Quant à Eve, sa punition fut plus grave, et elle s'étendit
jusqu'à nous, qui n'en pouvons mais.
Au reste, de même qu'il y a trois sortes d'appétits, il y a
trois sortes de gourmandises.
Il y a la gourmandise que les théologiens ont placée au
rang des sept péchés capitaux, celle que Montaigne appelle
la science de la gueule. C'est la gourmandise des
Trimalcion et des Vitellius. Elle a un superlatif, qui est la
gloutonnerie. Le plus grand exemple de gloutonnerie que
nous donne l'antiquité est celui de Saturne dévorant ses
enfants, de peur d'être détrôné par eux, et avalant, à la
place de Jupiter, un pavé emmailloté, sans s'apercevoir que
c'était un pavé. Nous lui pardonnons pour avoir fourni à
Vergniaud cette belle comparaison:
«La Révolution est comme Saturne: elle dévore ses
enfants.» A côté de cette gourmandise, qui est celle des
estomacs robustes, il y a celle que nous pourrions nommer la
gourmandise des esprits délicats: c'est celle que chante
Horace et que pratique Lucullus; c'est le besoin
qu'éprouvent certains amphitryons de réunir chez eux
quelques amis, jamais moins nombreux que les Grâces,
jamais plus nombreux que les Muses, amis dont ils
s'efforcent de satisfaire les goûts et de distraire les
préoccupations. C'est, parmi les modernes, celle des
Grimod de la Reynière et des Brillat Savarin.
De même que l'autre gourmandise a un
augmentatif, gloutonnerie, celle-ci a un diminutif,
friandise.
Ce diminutif s'applique également aux personnes qui
aiment les choses délicates et recherchées et à ces choses
elles- mêmes.
Le gourmand exige la quantité, le friand, la qualité.
Nos pères, qui avaient le verbe friander que nous
avons perdu, disaient, en voyant certaines physionomies
gueulardes autre mot perdu, dans ce sens du moins:
Voilà un homme qui a le nez tourné à la friandise.
Ceux qui tenaient à être exacts ajoutaient:
Comme saint Jacques de l'Hôpital.
D'où venait cet axiome, qui au premier abord paraît
passablement incongru? Nous allons vous le dire.
Il y avait une image de saint Jacques de l'Hôpital
peinte sur la porte de l'édifice de ce nom, près de la rue aux
Oies, devenue depuis, par corruption, la rue aux Ours, rue
dans laquelle se trouvaient les premiers rôtisseurs de Paris.
Or, comme le visage du saint regardait cette rue,
on disait qu'il avait le nez tourné à la friandise.
C'est ainsi que l'on dit de la statue de la reine Anne, à
Londres, reine passablement friande, de vin de Champagne
surtout:
C'est comme la reine Anne, qui tourne le dos à l'église
et qui regarde le marchand de vin.
Et, en effet, soit hasard de la pose, soit malice du
statuaire, la reine Anne commet cette inconvenance, qui
peut passer pour une critique de sa vie, de tourner le dos à
Saint-Paul et de garder son sourire royal pour le grand
marchand de vin qui fait le coin de la rue. Brillat-Savarin, le
La Bruyère de cette seconde catégorie des gourmands, a
dit:
L'animal se repaît; l'homme mange; l'homme d'esprit
seul sait manger.
La troisième gourmandise, pour laquelle je n'ai que des
lamentations, est celle des malheureux atteints de la
boulimie, maladie qui attaqua Brutus après la mort de
César; ceux-là ne sont ni des gourmands, ni des gourmets, ce
sont des martyrs.
Ce fut sans doute dans un accès de cette fatale
maladie qu'Esaü vendit à Jacob son droit d'aînesse pour un
plat de lentilles.
Or c'était un droit d'une grande importance que ce
droit d'aînesse chez les Hébreux, puisqu'il remettait entre les
mains du premier-né la possession des biens et un pouvoir
absolu sur toute la famille.
Cependant Esaü avait pris son parti de ce premier
marché passablement indélicat de la part d'un frère, lorsque
Isaac lui dit: «Prends ton arc et tes flèches et apporte-moi
le fruit de ta chasse, puis tu l'apprêteras de tes propres
mains, car je veux te donner ma bénédiction avant de
mourir.»
Rébecca entendit ces paroles, tua deux chevreaux; et,
comme elle avait un faible pour Jacob, tandis qu'Esaü, son
arc à la main, exécutait le commandement d'Isaac, elle
assaisonna les chevreaux, couvrit de leurs peaux les mains
de Jacob, et, à l'aide de ce stratagème, lui fit donner la
bénédiction paternelle par Isaac. C'était la seconde fois
qu'Esaü était volé; mais cette seconde fois, il n'accepta pas
la chose aussi doucement que la première: il reprit son arc
et ses flèches à l'effet de tuer Jacob, lequel se sauva en
Mésopotamie, chez son oncle Laban.
Ce ne fut qu'au bout de vingt ans que Jacob revint au
pays natal. Encore eut-il la prudence de s'y faire précéder
par deux cents chevaux, vingt-deux boucs, vingt béliers,
trente chamelles avec leurs petits, quatre-vingts vaches,
trois taureaux, vingt ânesses et dix ânons.
C'était le complément de son plat de lentilles, plat que
Jacob, en y réfléchissant, avait trouvé bien usuraire.
*
* *
L'Olympe antique, avec lequel nous avons fini, n'est
pas très gourmand; il ne mange que de l'ambroisie et ne
boit que du nectar.
Ce sont les hommes qui, sous ce rapport, donnent le
mauvais exemple aux dieux.
On ne dit point des festins de Jupiter, des festins de
Neptune, des festins de Pluton. Il paraît même que l'on
mangeait fort mal chez Pluton, puisque le Destin supposait
qu'après six mois passés dans le royaume de son époux,
Proserpine pouvait être encore à jeun.
On dit des festins de Sardanapale; des festins de
Balthazar.
Nous pouvons même ajouter que ces locutions sont
passées en proverbe.
Sardanapale est populaire en France. La poésie, la
peinture et la musique se sont chargées de le réhabiliter.
Assis sur son trône, près de Myrrha, entouré de ses
chevaux, de ses esclaves, que l'on égorge, transparaissant
avec un sourire de volupté à travers la fumée et la flamme
de son bûcher, il se transfigure et ressemble à ces dieux
d'orient, Hercule ou Bacchus, montant au ciel sur des chars
de feu.
Alors toute cette vie de débauches, de luxe, de
paresse, de lâcheté, se rachète par le courage des deux
dernières années et par la sérénité de l'agonie. Et, en effet, à
travers les brèches de Ninive assiégée, on voit d'un côté le
Tigre débordé, dont les flots s'avancent comme une sombre
marée, et de l'autre les révoltés conduits par Arbace et
Bélésés, qui viennent lui enlever cette vie qu'il se sera
lui-même pompeusement ôtée avant leur arrivée. Alors on
oublie que cet homme, qui va mourir et qui est resté le
maître de sa mort, est le même qui a rendu cette loi:
Une récompense de mille pièces d'or est accordée à
celui qui inventera un plat nouveau.
Byron a fait de Sardanapale le héros d'une de ses
tragédies; de la tragédie de Byron, MM. Henri Becque et
Victorin Joncières ont fait un opéra.
Nous avons cherché vainement une carte d'un de ces
fameux festins qui ont été baptisés du nom de Sardanapale.
Balthazar a, comme son prédécesseur, l'avantage de
servir de point de comparaison entre les gourmands
antiques et les gourmands modernes: seulement il eut le
malheur d'avoir affaire à un dieu qui ne tolérait pas le
mélange de la gourmandise à l'impiété.
Si Balthazar n'eût été que gourmand, Jéhovah ne s'en
fût pas mêlé.
Gourmand et impie, la chose parut intolérable.
Voici, au reste, le drame:
Pendant que Balthazar était assiégé dans Babylone par
Cyaxare et Cyrus, il donna, pour se distraire, un grand
dîner à ses courtisans et à ses concubines.
Les choses allaient à merveille jusque-là; par malheur,
tout à coup il lui vint à l'idée de se faire apporter les vases
sacrés d'or et d'argent que Nabonatzar avait enlevés au
temple de Jérusalem. A peine eurent-ils été profanés par le
contact des lèvres impies, qu'un grand coup de tonnerre se
fit entendre, que le palais fut ébranlé jusque dans ses
fondements, et que ces trois mots qui, depuis plus de vingt
siècles, font l'épouvante des rois apparurent en lettres de
feu tracées sur les murailles:
«Mané, Thécel, Pharès.»
La terreur fut grande, à cette vue; et, de même que,
lorsque la maladie devient grave, on envoie chercher le
médecin dont on s'est moqué la veille, on envoya chercher
un jeune homme qui prophétisait dans ses moments perdus,
et dont les prophéties faisaient rire, en attendant qu'elles
fissent trembler.
Ce jeune homme, c'était Daniel.
Elevé à la cour du roi, il étudiait pour être mage.
A peine eut-il lu les trois mots, qu'il les expliqua,
comme si la langue que Jéhovah parlait à Balthazar était sa
langue maternelle.
Mané voulait dire compté;
Thécel, pesé;
Et Pharès, divisé.
Mané: Dieu a compté les jours de ton règne et en a
marqué l'accomplissement;
Thécel: Tu as été pesé dans la balance, et tu as été
trouvé trop léger;
Pharès: Ton royaume a été divisé et il a été donné aux
Mèdes et aux Perses.
Cette explication fut suivie d'une admonestation de
Daniel à Balthazar sur son sacrilège et son impiété, et se
termina par la prédiction de sa mort prochaine.
En effet, dans la nuit, Cyaxare et Cyrus s'emparèrent de
Babylone et mirent à mort Balthazar.
C'est à la même époque qu'il faut faire remonter ce
terrible mangeur que l'on appelait Milon de Crotone. Mais
celui-là, au lieu de faire écrouler les palais comme Balthazar,
les soutenait.
Il était de la petite ville de Crotone, voisine et rivale
de Sybaris.
Un jour, les deux voisines se brouillèrent. Milon jeta sur
ses épaules une peau de lion, prit une massue, se mit à la
tête de ses compatriotes, et, dans une seule bataille, écrasa
l'élite de ces beaux jeunes gens que le pli d'une feuille de
rose empêchait de dormir et qui avaient fait tuer, à une
lieue à la ronde de Sybaris, tous les coqs, qui, en chantant,
les empêchaient de reposer.
Six fois Milon remporta la victoire aux jeux Pythiques,
et sept fois aux jeux olympiques. Il montait sur un disque
que l'on avait huilé pour le rendre glissant, et les plus
vigoureux ne pouvaient, non seulement le faire descendre,
mais l'ébranler par les plus fortes secousses. Il nouait une
corde de la grosseur du doigt autour de sa tête et la faisait
éclater en enflant les muscles de son front. Il prenait une
grenade dans sa main, et, sans la serrer assez fort pour la
briser, il défiait ses rivaux de lui faire bouger un seul doigt.
Un jour qu'il assistait aux leçons de Pythagore, son
compatriote, les colonnes de la salle menaçant tout à coup de
se rompre, il avait soutenu la voûte de ses deux mains,
donnant aux auditeurs le temps de s'éloigner. Un autre jour,
aux jeux olympiques, et c'est par là qu'il rentre dans notre
domaine, il chargea sur ses épaules un jeune taureau, le
porta pendant l'espace de cent vingt pas, l'assomma d'un
coup de poing, le fit rôtir, et le mangea tout entier le même
jour. En général, il absorbait à son dîner dix-huit livres de
viande, vingt livres de pain, quinze litres de vin.
Un de ses amis avait fait couler en bronze sa statue.
Comme on était embarrassé de la conduire au lieu où elle
devait être placée, il la prit sur ses épaules et la déposa sur
son piédestal.
On sait comment il mourut.
Vieux, il se promenait dans une forêt; il trouva un tronc
d’arbre qu'un bûcheron avait essayé de fendre. Il
introduisit ses deux mains dans l'ouverture et tira en sens
opposés; mais le tronc fit ressort, se referma; et Milon eut
les mains prises sans pouvoir les retirer.
Il fut, dans cette position, déchiré par les loups.
A Milon finissent les temps fabuleux et commencent
les temps héroïques.
Ce qui nous empêche de croire que l'histoire de Milon
fut une fable, c'est la belle statue de Puget, qui orne le
musée du Louvre et qui représente cette mort. Aux loups
dévorants, le statuaire a substitué un lion, autorisé à cette
substitution par une variante de la légende.
*
* *
L'homme doit manger assis.
Il a fallu tout le luxe et toute la corruption de l'antiquité
pour amener les Grecs, puis les Romains, à manger
couchés.
Chez Homère, - et ses héros ont bon appétit, - les
Grecs et les Troyens mangent assis et sur des sièges
séparés.
Quand Ulysse arrive au palais d'Alcinoüs, le prince
lui fait apporter une chaise magnifique et ordonne à son fils
Laodamas de lui faire place.
Les Egyptiens, dit Apollodore dans Athénée,
s'asseyaient à table pour manger.
Enfin, à Rome, l'on s'assit à table jusqu'à la fin de la
seconde guerre punique, qui se termina deux cent deux ans
avant Jésus-Christ.
Ce furent les Grecs qui donnèrent l'exemple de ce
luxe incommode. Ils faisaient, de temps immémorial, de
splendides festins, couchés sur des lits magnifiques.
Hérodote décrit un de ces festins, qui lui a été raconté
par Thersandre, un des convives. Ce festin est celui qui fut
donné par le Thébain Ortagène, quelques jours avant la
bataille de Platée.
Il y eut ceci de remarquable, qu'il y invita le général
perse Mardonius et les principaux d'entre les Perses,
jusqu'au nombre de cinquante.
A ce repas, cinquante lits tinrent dans la même
chambre, et sur chacun de ces lits étaient couchés un Grec
et un Perse.
Or, la bataille de Platée a eu lieu quatre cent soixantedix
-neuf ans avant Jésus-Christ.
La mode des lits était donc en vogue chez les Grecs
deux cent soixante-dix sept ans au moins avant de l'être
chez les Romains.
Varon, le savant bibliothécaire, nous apprend que les
convives étaient d'habitude trois ou neuf chez les Romains.
Autant que les Grâces, pas plus que les Muses.
Chez les Grecs, les convives étaient quelquefois sept, en
l'honneur de Pallas.
Ce chiffre sept, stérile dans la supputation, était
consacré à la déesse de la Sagesse, comme le symbole de la
virginité.
Mais c'était surtout le nombre dix que les Grecs
aimaient, parce qu'il était rond.
Platon était pour le nombre vingt-huit, en faveur de
Phoebé, qui accomplit son cours en vingt-huit jours.
L'empereur Varus voulait à sa table douze convives,
en l'honneur de Jupiter, qui met douze ans à faire sa
révolution autour du Soleil.
Auguste, sous le règne duquel la femme commence à
prendre place dans la société romaine, avait habituellement
douze hommes et douze femmes, en souvenir des douze
Dieux et des douze Déesses.
En France, tous les nombres sont bons, hors le
nombre treize.
Lorsque Hortensius fut nommé augure, il donna un
grand dîner. Ce fut à ce dîner que l'on servit, pour la
première fois, un paon avec toutes ses plumes.
Dans les repas de cérémonie, il y avait toujours un plat
composé de cent petits oiseaux, ortolans, becfigues,
rouges-gorges et alouettes.
Plus tard on fit mieux. On ne servit plus que des
langues d'oiseaux qui avaient parlé ou chanté.
Dans les repas invités, chaque convive apportait sa
serviette. De ces serviettes, quelques-unes étaient de toile
d'or.
Moins fastueux, Alexandre Sévère avait des serviettes
de toile rayée, qu'on faisait pour lui seul.
Trimalcion, le célèbre gourmand chanté par Pétrone,
avait des serviettes de toile, mais des essuie-mains de laine.
Héliogabale en avait de toile peinte.
Trébellius Pollion nous apprend que Gallia ne se servait
que de nappes et de serviettes de drap d'or.
Les Romains mangeaient à peu près les mêmes
viandes que nous: le boeuf, le mouton, le veau, le cabri, le
porc et l'agneau, la volaille de basse-cour; poulets,
poulardes, canards, chapons, paons, oies, phénicoptères,
poules, coqs, pigeons, en bien plus grande quantité
qu'aujourd'hui, moins le dindon qui, quoique connu sous le
nom de méléagride, était une curiosité plutôt qu'un aliment.
On se rappelle que ce sont les oies qui, l'an 390 avant
Jésus- Christ, sauvèrent le Capitole.
Lucullus rapporta du Phase à ses compatriotes le faisan,
la cerise et la pêche.
Le francolin était l'oiseau de leur préférence, et ceux
qu'ils préféraient entre les francolins venaient d'Ionie et de
Phrygie.
Ils mangeaient avec délices nos grives et nos merles,
mais seulement dans la saison du genièvre.
Tous les gibiers leur étaient connus: l'ours, le sanglier,
le chevreuil, le daim, le lapin, le lièvre, la perdrix et même le
loir.
Tous les poissons qui font encore aujourd'hui la
richesse de la Méditerranée leur étaient connus. Des
Romains riches avaient des relais d’ esclaves depuis la
mer jusqu'à Rome.
Ces relais apportaient les poissons vivants, dans des
baquets d'eau qu'ils tenaient sur la tête.
Le grand luxe des amphitryons était de présenter vivants
à leurs convives les poissons qu'ils allaient manger.
Ceux de belle couleur, comme la dorade et le rouget,
étaient déposés sur des tables de marbre où on les regardait
mourir en suivant avec volupté la dégradation des couleurs
amenée par leur agonie.
Les riches Romains avaient dans leurs viviers d'eau
douce et de pleine mer des poissons privés, qui venaient à
leur voix et qui mangeaient à la main.
On se rappelle cette anecdote fort exagérée de Pollion,
frère du protecteur de Virgile, qui, ayant Auguste à dîner
chez lui, voulut faire jeter aux murènes un esclave qui
avait cassé un vase de verre.
Le verre bien fabriqué était encore fort rare du temps
d'Auguste.
L'esclave s'échappa des mains de ceux qui l'entraînaient
vers le vivier et vint se jeter aux pieds de l'empereur.
Auguste, furieux que l'on estimât la vie d'un homme,
fût-ce celle d'un esclave, au-dessous d'une carafe, ordonna de
briser tous les vases de verre que l'on trouverait chez
Pollion, afin que les esclaves ne courussent plus risque
d'être jetés aux murènes pour les avoir cassés.
L'esturgeon, qui leur venait de la mer Caspienne, était
aussi fort estimé des Romains.
On sait l'histoire de ce magnifique turbot, sur la sauce
du quel l'empereur Domitien consulta le sénat, et qui fut, à
l'unanimité, mis à la sauce piquante.
Enfin, Athénée nous apprend que ce que l'on
recherchait le plus dans un repas, c'étaient les lamproies de
Sicile, le ventre des thons pris sur le promontoire de
Raquinium, les chevreaux de l'île de Mélos, les mulets de
Symète, les clovis et les prayres de Pélase, les harengs de
Lyparie, les radis de Mantinée, les navets de Thèbes et les
betteraves d'Asie.
Maintenant, on peut se figurer quels caprices
culinaires passaient par la tête d'hommes tels que Xerxès,
Darius, Alexandre, Marc-Antoine, Héliogabale, lorsqu'ils
se voyaient maîtres du monde et ignoraient eux- mêmes
leurs richesses.
Quand Xerxès demeurait un jour dans une ville, qu'il y
dînait et qu'il y soupait, les habitants appauvris s'en
ressentaient un an ou deux, comme s'il y eût eu stérilité
dans la province.
Darius, pour prendre ses repas dans telle ou telle ville
réputée pour sa bonne chère, se faisait parfois
accompagner de douze ou quinze mille hommes. Il en
résultait qu'un dîner ou un souper de Darius coûtait près
d'un million à la ville qui avait l'honneur de le recevoir.
Alexandre, assez sobre jusqu'à son arrivée dans l'Inde,
voulut dépasser, une fois qu'il y fut, les rois qu'il avait
vaincus.
Il proposait des combats de bouteilles avec des prix
pour le vainqueur; et, quoiqu'on ne combattît qu'à coups de
verre, dans un de ces combats trente-six convives
moururent asphyxiés.
Nous avons nommé Marc-Antoine; grâce à Plutarque,
ses festins d'Alexandrie sont devenus classiques.
Cléopâtre, dont il était l'hôte, désespérant d'atteindre une
pareille magnificence, fit dissoudre dans du citron une des
perles pendues à ses oreilles et l'avala. Cette perle, qui
pesait vingt- quatre carats, était estimée à six millions de
sesterces. Elle allait faire fondre l'autre, lorsqu'elle en fut
empêchée par Antoine lui-même.
Héliogabale, cet empereur venu de Syrie, qui entra dans
Rome sur un char traîné par des femmes nues, avait un
historiographe, rien que pour décrire ses repas. N'avait-il
pas raison, puisqu'il n'en fit jamais un qui coûtât moins de
soixante marcs d'or, c'est-à-dire cinquante mille francs de
notre monnaie?
Il se faisait faire des pâtés de langues de paons, de
rossignols, de corneilles, de faisans et de perroquets.
Ayant entendu dire qu'il existait en Lydie un oiseau
unique, le phénix, il voulait le manger, et promettait deux
cents marcs d'or à celui qui le lui apporterait.
Il nourrissait ses chiens, ses tigres et ses lions avec des
faisans, des paons et des perdrix.
Il ne buvait jamais deux fois dans le même vase; et
cependant tous les vases de sa maison étaient d'or et
d'argent pur.
Enfin il brûlait du baume de Judée et d'Arabie au lieu
de cire et d'huile.
Sa folie allait plus loin encore.
Il donnait des repas où il conviait huit bossus, huit
boiteux, huit chauves, huit goutteux, huit sourds, huit noirs,
huit blancs, huit maigres, huit gras. Puis, du haut d'une
galerie, entouré de ses courtisans, il regardait cette étrange
assemblée.
Il est à remarquer que tous ces grands prodigues sont
morts jeunes et de mort tragique.
Xerxès fut tué par le capitaine de ses gardes, Artaban.
Darius fut assassiné par Bessus, satrape de la
Bactriane.
Alexandre fut empoisonné par Antipater.
Marc-Antoine se passa une épée au travers du corps.
Cléopâtre se fit piquer par un aspic.
Et enfin Héliogabale, qui avait tout préparé pour sa
mort, s'attendant bien à périr dans quelque émeute,
Héliogabale qui avait fait paver une cour de porphyre
pour s'y précipiter du haut de son palais, qui avait fait
creuser une émeraude pour y renfermer du poison, qui
avait fait emmancher un poignard d'acier dans une poignée
d'or ciselée et toute garnie de diamants pour se poignarder,
qui avait fait tisser une corde d'or et de soie pour
s'étrangler, Héliogabale, surpris par ses assassins dans les
latrines, s'étouffa avec l'éponge dont, dit Montaigne dans
son langage naïf, les Romains se torchoyoient le derrière.
Et ces rois si riches rencontraient parfois des sujets
aussi riches qu'eux. L'histoire nous a conservé le nom d'un
certain Pithius qui, n'étant ni roi ni prince, n'ayant aucun
titre ni aucune dignité, donna à manger à toute l'armée de
Xerxès, fils de Darius, laquelle armée était de sept cent
quatre-vingt mille hommes. Et comme le grand roi,
apprenant cela, s'étonnait d'avoir un hôte si riche, Pithius
offrit au roi, suivant Pline et Budée, de soudoyer et de
nourrir son armée pendant cinq mois.
*
* *
Nous avons dit que les premiers grands et beaux dîners
furent donnés par les Grecs. Les fêtes religieuses en
fournirent l'occasion.
En effet, où devaient-ils naître, si ce n'est chez un
peuple gai, d'un esprit charmant, complètement inoccupé ou
occupé d'oeuvres d'art, laissant à ses esclaves le soin de
prévoir les nécessités matérielles de la vie?
On dînait sur des tables ciselées avec ce goût élevé des
artistes grecs.
Les lits destinés aux repas étaient ornés d'écailles de
tortue, d'ivoire et de bronze; dans quelques- uns même
étaient incrustées des perles et des pierreries.
Les matelas étaient de pourpre, brochés d'or.
Les coupes, les tasses, les gobelets de toutes espèces,
les vases de toutes formes étaient travaillés par les artistes
les plus renommés.
Les plus beaux étaient de Thériclès.
Les échansons, qui remplissaient auprès des Grecs
l'office de Ganymède et d'Hété près des dieux, étaient de
jeunes garçons ou de belles jeunes filles qui avaient l'ordre de
ne rien refuser aux convives. Ils avaient le visage peint et
fardé, les cheveux coupés en cercle. Leurs tuniques d'étoffe
transparente, ceintes au milieu du corps par un ruban,
étaient taillées pour tomber jusqu'aux pieds; mais, en la
tirant par le haut, ils la relevaient jusqu'aux genoux.
Ce fut dans ces élégants dîners que se forma la
conversation grecque, cette conversation qui fut copiée
depuis par tous les peuples, et dont la nôtre était, assure-ton,
avant l'introduction du cigare, une des plus vides et des
plus rapides copies.
De là le mot sel attique.
Les vins de Corinthe, les vins de Samos, les vins de
Chios et de Ténédos arrosèrent cet art naissant de la
conversation.
Ces vins sucrés grisaient délicieusement les Grecs, et,
au dessert, les entraînaient vers ce monde dont Cnide,
Paphos et Cythère étaient les capitales.
C'est à cet entraînement, c'est à ces beaux et à ces belles
esclaves, à qui il était défendu de rien refuser aux
convives, que l'on doit, selon toute probabilité du moins, la
substitution du lit aux chaises et aux bancs.
D'ailleurs, d'autres que ces esclaves assistaient
encore à ces festins. Tout au contraire des Anglais, qui font
sortir les femmes au dessert, c'était au dessert qu'entraient
en souveraines, à Athènes et à Corinthe, ces belles
courtisanes: Aspasie, Laïs, Phryné.
A Corinthe, elles étaient si riches, qu'après la
destruction de la ville elles offrirent, sous certaines
conditions, de la rebâtir à leurs frais.
Polybe parle d'un citoyen d'Athènes, Archétraste, que le
marquis de Cussy compare au grand artiste en cuisine
contemporaine que l'on nomme Carême.
Archétraste fit non seulement beaucoup de théorie
culinaire, mais il appliqua son génie à l'exécution.
Il avait parcouru à pied les contrées les plus fertiles du
monde, pour voir de près les produits des différentes
latitudes.
Il en avait rapporté à Athènes toutes les possibilités
culinaires du temps.
La nature l'avait doué d'un appétit d'enfer, d'un
estomac d'acier et d'un inépuisable esprit.
Il mangeait énormément et digérait vite.
Et cependant il demeura si maigre que, au dire
toujours de Polybe, on voyait une lumière au travers de son
corps.
*
* *
L'histoire nomme quelques élus et même quelques élues
qui jouissaient du même privilège, grâce à leur maladie, la
boulimie.
La comédienne Aglaïs, il y a environ deux mille trois
cents ans, mangeait à son souper dix livres de viande,
douze pains d'une livre chacun, et arrosait le tout de six
bouteilles de vin.
Une autre femme grecque, du nom d'Alis, provoquait
les hommes à des défis de table, et, pas une fois, elle ne
fut battue par les plus grands mangeurs du temps.
Théodoret raconte qu'une femme de Syrie, pays où l'on
ne vit guère que de poules, mangeait tous les jours trente
poules et vingt pains, sans pouvoir se rassasier.
Le comédien Thangon mangea, devant l'empereur
Aurélien, un sanglier, un mouton, un jeune porc et un
cochon de lait; il mangea de plus cent pains et but une
barrique de vin pouvant contenir cent bouteilles de notre
époque.
L'empereur Claudius Albinus mangea, un jour, à son
déjeuner, cinq cents figues, cent pèches, dix melons, cent
becfigues, quatre douzaines d'huîtres et dix livres de raisin.
L'empereur Maximin mangeait, chaque jour, quarante
livres de viande, buvait quatre-vingts pintes de vin. Il avait
huit pieds de haut, il est vrai, et était gros à l'avenant: les
bracelets de sa femme lui servaient de bagues, et sa
ceinture de bracelet.
*
* *
Athènes, avec ses vins sucrés, ses fruits, ses fleurs, ses
pâtisseries, ses desserts, qui étouffaient le dîner, n'eut
jamais ce que les Romains appelèrent la grande cuisine.
Rome mangea mieux, et surtout plus substantiellement
qu'Athènes: ce qui ne l'empêcha pas, chose bizarre, d'avoir
autant d'esprit qu'elle.
Ses premiers cuisiniers furent grecs; mais, vers la fin de
la République, aux temps de Sylla, de Pompée, de Lucullus
et de César, la cuisine romaine prit son développement, et
surtout atteignit toute sa délicatesse.
Tous ces ravageurs du monde, qui allaient porter le nom
et les fers de Rome au nord, au midi, à l'orient et à
l'occident, emmenaient avec eux leurs cuisiniers; et ceux- ci
rapportaient de tous les pays à Rome les plats qu'ils avaient
jugés dignes d'une table romaine.
De même que Rome eut un Panthéon pour tous les
dieux elle eut un temple pour toutes les cuisines.
Antoine, satisfait un jour plus que de coutume de son
cuisinier, le fit venir au dessert et lui donna une ville de
trente-cinq mille habitants.
Ce sont les Romains qui inventèrent les écuyers
tranchants. Ceux de Lucullus recevaient jusqu'à vingt mille
francs par an.
Chaque mangeur avait ses parfums et ses esclaves.
Les fleurs étaient renouvelées à chaque service.
De moment en moment, les parfums étaient ranimés.
Des hérauts proclamaient à haute voix la qualité des
vins servis.
Des officiers de bouche avaient des secrets pour
ranimer les appétits.
Carthage, que l'on avait constamment refusé de rebâtir,
fut renouvelée sous Auguste avec le nom de Seconde
Carthage, et rétablie uniquement, dit Erasme, à cause de sa
cuisine ancienne et du goût exquis qu'avaient montré ses
artistes dans le travail des pièces ciselées en or et en argent.
Un jour, l'empereur Claude appela ses porteurs, monta
dans sa litière et se fit porter tout courant au sénat, comme
s'il avait une communication importante à faire aux pères
conscrits.
«Pères conscrits, s'écria-t-il en entrant, dites-moi: seraitil
possible de vivre, si l'on n'avait pas le petit salé?».
Le sénat, étonné, commença par réfléchir, puis déclara,
à l'unanimité, qu'en effet la vie serait privée de ses
premières délices si elle n'avait pas le petit salé.
Un autre jour, il était sur son tribunal; car, on le sait,
Claude aimait à rendre la justice, juste ou non.
On plaidait devant lui une cause des plus importantes;
aussi, le coude sur la table, le menton dans la main, parut-il
tomber dans une rêverie profonde.
Tout à coup, il fit signe qu'il voulait parler. L'avocat se
tut. Les plaideurs écoutèrent.
«Oh! mes amis, dit l'empereur, l'excellente chose que
les petits pâtés! Nous en mangerons à dîner, n'est-ce pas?»
Dieu fit la grâce à ce digne empereur de mourir
comme il avait vécu, en glouton, d'une indigestion de
champignons. Il est vrai que, pour lui faciliter le
vomissement, on lui frotta le gosier avec les barbes d'une
plume empoisonnée.
Il y eut à Rome, on le sait, trois Apicius:
L'un, qui vivait sous la République, du temps de Sylla;
Le second, sous Auguste et Tibère;
Le troisième, sous Trajan.
C'est du second, c'est-à-dire de Marcus-Gabius, que
parlent Sénèque, Pline, Juvénal et Martial.
C'était à lui que Tibère envoyait de Caprée les turbots
qu'il n'était pas assez riche pour acheter.
Il passa presque dieu pour avoir trouvé le moyen de
conserver les huîtres fraîches.
Riche à deux cent millions de sesterces, cinquante
millions de francs, il en dépensa plus de quarante pour sa
table seule.
Un beau jour, la fatale idée lui vint de faire ses
comptes.
Il appela son intendant. Il n'avait plus que dix millions
de sesterces, deux millions et demi de notre monnaie. Il se
trouva tellement ruiné avec deux millions et demi, qu'il ne
voulut pas vivre un jour de plus. Il se mit dans un bain et se
fit ouvrir les veines.
Il reste de lui un souvenir, si ce n'est un fait.
Ce souvenir est un traité de cuisine intitulé De re
culinaria; mais la paternité de ce livre lui est contestée. Il
serait, disent des savants, d'un nommé Coelius, qui, par
admiration, se serait fait nommer Apicius.
J'habitais, à Naples, le petit palais Chiatamone. J'étais
juste sur l'emplacement du palais de Lucullus, à qui
appartenait toute cette plage occupée aujourd'hui par le
château de l'Oeuf.
A la marée basse je voyais encore sur les rochers
la trace des conduits qui amenaient l'eau au vivier de
Lucullus.
C'est là qu'il se reposa de ses fameuses campagnes
contre Mithridate et contre Tigrane, qui firent de lui le plus
riche des Romains.
Il avait, sur le golfe de Naples, deux palais, celui que
je viens d'indiquer, et un autre au-dessus de Mergellina,
puis un troisième à l'île de Nisida, où sont aujourd'hui le
Lazaret et le palais de la reine Jeanne.
Pour communiquer de l'un de ces palais à l'autre, il lui
fallait faire une demi lieue en contournant la montagne. Il
trouva plus court de la faire percer.
Il allait ainsi en quelques minutes et fraîchement de sa
villa de Mergellina à sa villa de Nisida.
C'est à sa villa du château de l'Oeuf que Cicéron et
Pompée résolurent un jour de venir lui demander à dîner,
mais sans lui permettre de faire pour eux aucun extra.
Ils arrivèrent chez lui à l'improviste, lui déclarèrent leur
intention, et ne le laissèrent donner aucun ordre, excepté
celui de mettre deux couverts de plus.
Lucullus fit venir son majordome et ne lui dit que ces
paroles:
«Deux couverts de plus dans le salon d'Apollon.»
Or, le majordome savait que dans le salon d'Apollon
la dépense était pour chaque convive de vingt-cinq mille
sesterces, six mille francs.
Ils n'eurent donc que ce que Lucullus appelait un petit
dîner, dîner de six mille francs par tête.
Un autre jour, par un hasard incroyable, Lucullus
n'avait invité personne à s'asseoir à sa table.
Son cuisinier vint lui demander ses ordres.
«Je suis seul» dit Lucullus.
Le cuisinier, pensant qu'un dîner de dix ou douze mille
sesterces, deux mille cinq cents francs, pourrait suffire,
agit en conséquence.
Le dîner fini, Lucullus le fit venir, et le gronda
vigoureusement.
Le cuisinier s'excusa, lui disant:
«Mais, seigneur, vous étiez seul.
- C'est justement les jours où je suis seul à table, dit
Lucullus, qu'il faut soigner mon dîner car, ce jour-là,
Lucullus dîne chez Lucullus».
*
* *
Ce luxe alla toujours en augmentant jusqu'à la fin du
IVe siècle.
Ce fut alors qu'on entendit un grand bruit au fond des
contrées inconnues: au nord, à l'orient, au midi, avec un
grand fracas se levaient des hordes innombrables de
barbares qui roulaient à travers le monde.
Les uns à pied, les autres à cheval, ceux-là sur des
chameaux, ceux- ci sur des chars traînés par des cerfs. Les
fleuves les charriaient sur leurs boucliers, la mer les
apportait sur des barques. Ils chassaient devant eux les
populations avec le fer des épées, ainsi que les bergers
poussent les troupeaux avec le bois de la houlette. Ils
renversaient nations sur nations, comme si la voix de Dieu
avait dit: «Je mêlerai les peuples du monde comme
l'ouragan mêle la poussière.»
C'étaient des convives inconnus et insatiables, qui
venaient s'asseoir aux grands repas où les Romains
dévoraient le monde.
C'est d'abord Alaric, à la tête des Goths, s'avançant au
milieu de l'Italie, emporté par le souffle de Jéhovah,
comme un vaisseau par celui de la tempête.
«Il va!»
Ce n'est pas sa volonté qui le conduit, c'est un bras
qui le pousse.
«Il va!»
Vainement un moine se jette sur son chemin et tente de
l'arrêter:
«Ce que tu me demandes n'est point en mon pouvoir, lui
répond le barbare; quelque chose me presse d'aller
renverser Rome.»
Trois fois il enveloppe la Ville éternelle du flot de ses
soldats; trois fois il recule comme une marée qui redescend.
Les ambassadeurs vont à lui, l'engageant à lever le
siège. Ils lui disent qu'il lui faudra combattre une multitude
trois fois aussi nombreuse que son armée.
«Tant mieux, leur répond le moissonneur d'hommes,
plus l'herbe est serrée, mieux elle se fauche».
Enfin, il se laisse persuader et promet de se retirer, si on
lui donne tout l'or, tout l'argent, toutes les pierreries, tous
les esclaves barbares qui se trouvent dans la ville.
«Et que restera-t-il donc aux habitants?
- La vie». répond Alaric.
On lui apporta cinq mille livres d'or, trente mille livres
d’argent, quatre mille tuniques de soie, trois mille peaux
écarlates et trois mille livres de poivre.
Les Romains, pour se racheter, avaient fondu jusqu'à la
statue d'or du Courage.
Puis, c'est Genseric, à la tête des Vandales, traversant
l'Afrique et marchant vers Carthage, où se sont réfugiés les
débris de Rome.
Vers Carthage la prostituée! où les hommes se
couronnent de fleurs, s'habillent comme des femmes, et, la
tête voilée, courtisanes étranges, arrêtent les passants pour
leur offrir leurs monstrueuses faveurs.
Il arrive devant la ville. Pendant que l'armée monte
sur les remparts, le peuple descend au Cirque. Au dehors,
le fracas des armes; au dedans, le bruit des jeux. Ici, la voix
des chanteurs; là bas, le cri des mourants. Au pied des
murailles, la malédiction de ceux qui glissent dans le sang
et qui meurent; sur les gradins de l'amphithéâtre, les chants
des comédiens et le son des flûtes qui les accompagnent.
Enfin, la ville est prise.
Genseric vient lui-même ordonner aux gardiens
d'ouvrir les portes du Cirque.
«A qui? demandent-ils.
- Au roi de la terre et de la mer». répond le vainqueur.
Mais bientôt il éprouve le besoin de porter ailleurs le fer et
la flamme. Il ne sait pas, le barbare, quels peuples couvrent
la surface du globe et il veut les détruire. Il se rend au port,
embarque son armée, monte le dernier sur ses vaisseaux.
«Où allons-nous, maître? dit le pilote.
- Où Dieu me poussera!
- A quelle nation allons-nous faire la guerre?
- A celle que Dieu veut punir».
C'est enfin Attila que sa mission appelle dans les
Gaules; dont le camp, chaque fois qu'il s'arrête, couvre un
espace de trois milles; qui fait veiller un roi captif à la
porte de chacun de ses généraux et un de ses généraux à sa
tente; qui, dédaigneux des vases d'or et d'argent de la
Grèce, mange des chairs saignantes dans des assiettes de
bois.
Il s'avance et couvre de son armée les pacages du
Danube. Une biche lui montre le chemin à travers les Palus
Méotides et disparaît. Il passe comme un torrent sur l'empire
d'Orient, enjambe avec dédain Rome déjà ruinée par Alaric,
puis enfin met le pied sur cette terre qui est aujourd'hui la
France: et deux villes seulement, Troyes et Paris, restent
debout.
Chaque jour le sang rougit la terre, chaque nuit
l'incendie rougit le ciel. Les enfants sont suspendus aux
arbres par le nerf de la cuisse et abandonnés aux oiseaux
de proie. Les jeunes filles sont étendues en travers des
ornières, et des chariots chargés passent sur elles; les
vieillards sont attachés au cou des chevaux, et les chevaux
aiguillonnés les emportent avec eux. Cinq cents villes
brûlées marquent le passage du roi des Huns à travers le
monde; le désert s'étend à sa suite, comme son tributaire;
l'herbe même ne croît plus, dit l'exterminateur, partout où a
passé le cheval d'Attila.
Tout est extraordinaire dans les envoyés de ces
vengeances célestes: naissance, vie et mort.
Alaric, prêt à s'embarquer pour la Sicile, meurt à
Cosenza. Alors ses soldats, à l'aide d'une troupe de captifs,
détournent le cours du Buzento, leur font creuser une fosse
pour leur chef au milieu de son lit desséché, y jettent sous
lui, autour de lui, sur lui, de l'or, des pierreries, des étoffes
précieuses; puis, quand la fosse est comblée, ils ramènent
les eaux du Buzento dans leur lit; le fleuve passe sur le
tombeau; et, sur les bords du fleuve, ils égorgent jusqu'au
dernier des esclaves qui ont servi à l'oeuvre funéraire, afin
que le mystère de la tombe reste un secret entre eux et les
morts.
Quinze cents ans après cet événement, je traversais la
Calabre au milieu du tremblement de terre qui venait de la
secouer de fond en comble; le Buzento avait disparu tout
entier dans une immense gerçure de la terre, le lit était à sec
de nouveau; je m'arrêtai à une auberge qu'on appelait le
Repos d'Alaric et de la fenêtre je voyais toute une
multitude remuant la terre mise à nu, pour retrouver cette
tombe d'Alaric, qui contenait un cadavre enseveli dans des
richesses suffisantes pour enrichir un peuple.
Quant à Attila, il expire entre les bras de sa nouvelle
épouse Udico; et les Huns se font avec la pointe de leurs
épées des incisions au-dessous des yeux, afin de ne pas
pleurer leur roi avec des larmes de femme, mais avec du
sang d'homme. L'élite de ses cavaliers tourne autour de son
corps, tout le jour, en chantant des chants guerriers; puis,
quand la nuit est venue, le cadavre enfermé dans trois
cercueils, le premier d'or, le second d'argent, le troisième de
fer, est mystérieusement déposé dans la tombe sur un lit de
drapeaux, d'armes et de pierreries; et, afin que nulle
cupidité humaine ne vienne profaner tant de richesses
funéraires, les ensevelisseurs sont poussés dans la tombe et
enterrés avec l'enseveli.
Ainsi passèrent, au milieu de l'orgie romaine
qu'ils éteignirent dans le sang, ces hommes qui, instruits de
leur mission par un instinct sauvage, devancèrent le
jugement du monde en s'intitulant le marteau de l'univers ou
le fléau de Dieu 1.
Puis, quand le vent eut emporté la poussière qu'avait
soulevée la marche de tant d'armées; quand la fumée de
tant de villes incendiées fut remontée au ciel; quand les
vapeurs qui s'élevaient de tant de champs de bataille furent
retombées sur la terre en rosée fécondatrice; quand l'oeil,
enfin, put distinguer quelque chose au milieu de cet
immense chaos, il aperçut des peuples jeunes et renouvelés
se pressant autour de quelques vieillards qui tenaient d'une
main l'Evangile et de l'autre la croix.
Les vieillards, c'étaient les Pères de l'Eglise.
Ainsi mourut, au commencement du Ve siècle, au
temps de saint Chrysostome, cette civilisation qui avait
donné tant de beaux jours à l'empire romain. L'odeur des
festins de Trimalcion, de Lucullus, de Domitien,
d'Héliogabale, qui avait éveillé l'appétit des barbares, tout
fut perdu.
Les incursions des nations fauves, qui durèrent pendant
près de trois siècles, jetèrent sur la civilisation antique une
nuit profonde.
«Lorsqu'il n'y eut plus de cuisine dans le monde, il n'y
eut plus de littérature, d'intelligence élevée et rapide, il n'y
eut plus d'inspiration, il n'y eut plus d'idée sociale,» dit
Carême.
Heureusement que des parcelles de la grande recette
générale s'étaient éparpillées sur le monde. Le vent en jeta
des fragments dans les cloîtres. C'est là que le feu de
l'intelligence se réveilla. Les moines l'attisèrent et
éveillèrent de nouveaux phares. Ceux-ci jetèrent toute leur
lumière sur la société nouvelle et la fécondèrent.
Gênes, Venise, Florence, Milan, Paris enfin, qui
héritent des nobles passions de l'art, deviennent des cités
opulentes et ressuscitent la gastronomie.
C'était là qu'elle s'était éteinte, c'était là qu'elle devait
renaître.
Rome, privilégiée entre toutes les villes, eut deux
civilisations, toutes les deux brillantes: sa civilisation
guerrière, sa civilisation chrétienne.
Après le luxe de ses généraux et de ses empereurs, elle
eut celui de ses cardinaux et de ses papes.
L'Italie regagnait par le commerce les richesses
qu'autrefois elle avait conquises par les armes. Comme elle
avait eu ses gourmands païens, ses Lucullus, ses
Hortensius, ses Apicius, ses Antoine, ses Pollion, elle a ses
gourmands chrétiens, son Léonard de Vinci, son Tintoret,
son Titien, son Paul Véronèse, son Raphaël, son Baccio
Bandinelli, son Guido Reni; si bien qu'elle n'est bientôt
plus assez grande pour contenir cette civilisation nouvelle
et qu'elle déborde sur la France.
*
* *
La France était fort arriérée à l'endroit de la cuisine.
Seuls, nos excellents vins, quoique n'étant point arrivés au
degré de perfection qu'ils ont atteint aujourd'hui, étaient
supérieurs aux vins de la vieille Rome et de la nouvelle
Italie.
Mais par bonheur, au milieu de cette dispersion des
peuples, au milieu de cette inondation de barbares, les
couvents étaient restés comme des lieux de refuge où
s'étaient cachés les sciences, les arts et les traditions de la
cuisine. Seulement la cuisine, de païenne qu'elle était,
s'était faite chrétienne et avait subi sa division en gras et en
maigre.
Ce luxe de table que nous trouvons dans les tableaux
de Paul Véronèse, particulièrement dans celui des Noces
de Cana, passa en France avec Catherine de Médicis, et
alla toujours augmentant sous les règnes de François II, de
Charles IX et de Henri III.
Le linge, surtout le beau linge, ne fit que très tard son
apparition en France. La propreté est le résultat et non le
présage de la civilisation. Nos belles dames du XIIIe et du
XIVe siècle, aux pieds desquelles s'agenouillèrent les
Galaor, les Amadis et les Lancelot du Lac, il faut bien
l'avouer, non seulement n'avaient pas de chemises la
plupart du temps, mais ne les connaissaient point. Les
nappes, déjà employées du temps d'Auguste, avaient
disparu, et n'étendirent sur nos tables leur blanche surface
que vers le XIIIe siècle, et encore seulement chez les
princes et chez les rois.
Alors s'établit en France un usage singulier, celui de
couper la nappe devant ceux qu'on voulait défier ou à qui
on voulait faire un reproche de bassesse ou de lâcheté.
Charles VI, le jour de l'Epiphanie, avait à sa table
plusieurs convives illustres, parmi lesquels se trouvait
Guillaume de Hainault, comte d'Ostrevant. Tout à coup un
héraut vint trancher la nappe devant le comte, en lui disant
qu'un prince qui ne portait pas d'armes n'était pas digne de
manger à la table du roi.
Guillaume répondit que, comme les autres seigneurs, il
portait l'écu, la lance et l'épée.
«Non, sire, reprit le héraut, cela est impossible;
car votre oncle a été tué par les Frisons, et jusqu'à ce
jour cependant sa mort est restée impunie; certes, si
vous possédiez des armes, il y a longtemps qu'il serait
vengé».
Les serviettes ne furent en usage que quarante ans après
et sous le règne suivant.
Les Celtes, nos premiers ancêtres, essuyaient leurs
doigts aux bottes de foin qui leur servaient de sièges. Les
Spartiates mettaient à côté de chaque convive un morceau
de mie de pain destiné au même usage. Avant les
premières serviettes de toile, qui furent faites à Reims, on
s'essuyait les doigts avec des tissus de laine qui n'étaient
ni neufs, ni blanchis.
En 1792, lors des voyages de lord Macartney, les
Chinois ne se servaient encore que de deux petits
morceaux de bois pour envoyer la nourriture dans leur
bouche. La cuiller et la fourchette furent à peu près bannies
de France jusqu'au XVIe siècle, et leur usage ne devint
commun qu'au siècle dernier.
Saint Pierre Damien raconte avec horreur que la soeur
de Romain Argile, épouse d'un des fils de Pierre Orseléolo,
doge de Venise, au lieu de manger avec ses doigts,
employait des fourchettes et des cuillers dorées pour porter
à sa bouche les aliments, ce qu'il regarde comme l'effet
d'un luxe insensé qui appela le courroux céleste sur sa tête
et sur celle de son époux. Tous deux en effet moururent de
la peste.
Les couteaux avaient de longtemps précédé les
fourchettes, dans la nécessité où l'on était de dépecer les
viandes que l'on ne pouvait déchirer avec les doigts.
Quant aux verres, ils étaient connus des Romains,
comme le prouve l'histoire de Pollion que nous venons de
rapporter. Aujourd'hui les curieux et les voyageurs qui
visitent Pompéï peuvent s'assurer que l'emploi du verre
était même assez commun chez eux. Mais, après l'invasion
des barbares, il ne fut plus connu que par tradition.
Vers le Xe ou XIe siècle avant Jésus-Christ, plusieurs
marchands de nitre traversant la Phénicie voulurent faire
cuire leur dîner au bord du fleuve Bellus; ne trouvant pas
morceaux de nitre; la matière s'embrasa, se fondit avec le
sable, et forma de petits ruisseaux d'une liqueur
transparente qui, s'étant figée à quelques pas de là, indiqua
la manière de faire le verre.
Quelques auteurs prétendent qu'il fut inventé sous le
règne de Saül, et assurent que Salomon avait des verres à
boire.
Du temps de Phèdre et d'Aristote, quatre siècles à peu
près avant Jésus-Christ, le vin se conservait dans des
amphores de terre cuite contenant vingt-huit litres à peu
près, ou dans des peaux de bouc où le vin se desséchait
tellement qu'on était obligé de les racler, et de faire
dissoudre, pour le boire, ce liquide coagulé.
En Espagne il se conserve encore ainsi; ce qui lui
donne un goût abominable que les Espagnols prétendent
être un fumet aussi appétissant que celui de notre
bourgogne et de notre bordeaux. En France d'ailleurs, il
n'est aucunement question de bouteilles avant le XIVe
siècle.
Quant aux épices, qui forment aujourd'hui le
condiment principal de toutes les sauces, elles
commencèrent à devenir un peu plus communes en France
lorsque Christophe Colomb eut découvert l'Amérique, et
Vasco de Gama la route du Cap.
Mais, en 1263, elles étaient encore si rares et si
précieuses, que l'abbé de Saint-Gilles en Languedoc, ayant
une grande faveur à demander au roi Louis le Jeune, ne
crut pouvoir mieux le séduire qu'en faisant accompagner
son placet par des cornets d'épices.
On appelait épices, et cette locution s'est conservée, les
cadeaux qu'on faisait aux juges.
Dans un pays presque entouré par la mer, comme la
France, le sel entra tout d'abord, et de toute antiquité, dans
l'assaisonnement de la viande et des légumes.
Le poivre, au contraire, n'est connu que depuis cent
quinze ou cent vingt ans: M. Poivre, natif de Lyon, le
transporta de l'île de France à la Cochinchine. Avant cette
conquête, il se vendait au poids de l'or; et les épiciers qui
étaient assez heureux pour en posséder quelques onces
inscrivaient sur le devant de leur magasin: Epicier,
Poivrier.
Il paraît que le poivre n'était pas si rare chez les anciens
Romains, puisque dans le tribut qu'Alaric leva sur Rome il
y en avait trois mille livres.
Les facultés intellectuelles parurent s'élever, par
l'impulsion des épices, à une plus longue surexcitation.
Est-ce aux épices que nous devons l'Arioste, le Tasse, le
Boccace? Est-ce aux épices que nous devons les chefsd'oeuvre
du Titien? Je suis tenté de le croire: j'ai déjà dit
que Léonard de Vinci, le Tintoret, Paul Véronèse, Baccio
Bandinelli, Raphaël et Guido Reni étaient des gourmands
distingués.
Ce fut surtout sous Henri III que les élégantes
délicatesses des tables florentines et romaines fleurirent en
France: la nappe était plissée et frisée comme une collerette
depuis François Ier. Déjà, sous la troisième race, le luxe de
l'argenterie avait dépassé toutes les bornes, et il avait fallu
qu'une ordonnance de Philippe le Bel vînt le refréner;
sous ses successeurs d'autres ordonnances tentèrent de le
limiter, mais ne réussirent pas.
Au commencement du XVIe siècle, sous Louis XII et
François Ier, on dînait à dix heures du matin; à quatre
heures on soupait; le reste de la journée était occupé par les
soirées ou les promenades. Dans le XVIIe siècle, on dînait
à midi, on soupait à sept heures; et si l'on veut sous ce
rapport voir quelque chose de curieux et connaître une foule
de plats oubliés ou perdus, on peut lire les Mémoires du
médecin Hérouard, chargé d'enregistrer les déjeuners et les
dîners du roi Louis XIII.
Au XVIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où l'on dînait à
midi, le cor, dans les grandes maisons, annonçait le
moment du dîner. De là une locution perdue; on disait:
Cornez le dîner.
Des pages, et parfois la maîtresse de la maison et ses
filles, présentaient aux convives des bassins d'argent qui
servaient à se laver les mains; cela fait, on prenait place à
table, et en se retirant on allait de nouveau se laver les
mains dans une salle voisine. Si le maître tenait à honorer
particulièrement un convive, il lui faisait passer sa propre
coupe pleine. En Espagne, encore aujourd'hui, la maîtresse
de la maison, quand elle veut vous faire une faveur,
trempe ses lèvres dans son verre et vous l'envoie pour que
vous le buviez à sa santé.
Nos pères disaient que, pour se bien porter, il fallait
s'enivrer au moins une fois par mois.
Le commerce, en s'établissant le long des côtes
depuis le golfe du Bengale jusqu'à Dunkerque, changea
complètement l'itinéraire des épices, qui nous arrivèrent de
l'Inde, tandis que celles qui nous venaient d'Amérique
traversaient l'Atlantique. Le commerce de l'Italie languit
alors et disparut peu à peu; les découvertes scientifiques et
surtout culinaires ne nous vinrent plus des Vénitiens, des
Génois, des Florentins, mais des Portugais, des Allemands
et des Espagnols. Bayonne, Mayence et Francfort nous
envoyèrent leurs jambons; Strasbourg fit fumer ses
saucisses et son lard, et nous en approvisionna; Amsterdam
nous expédia ses petits harengs, Hambourg son boeuf.
Ce fut au milieu de cette diffusion du bien-être matériel
que l'aristocratie féodale s'affaiblit et fit eau. Alors on jeta
les yeux, et des yeux avides, sur les biens, les jouissances
qui remplissaient l'existence des grands seigneurs. Mais,
tout en pliant sous la main des rois, l'aristocratie sut
conserver son rang et continua de tout effacer, à la cour et
dans la société, par le luxe de sa vie, de ses vêtements et de
sa représentation. Elle accrut sa dépense, remplit ses
coffres avec l'argent de la bourgeoisie, et se doubla d'une
aristocratie d'argent et de hasard, qui rivalisa avec
l'aristocratie de naissance et de privilège.
Sur ces entrefaites, le café parut en France.
Un prêtre musulman avait remarqué que les chèvres de
l'Yémen qui mangeaient des baies d'une plante croissant
dans cette contrée étaient plus joyeuses, plus vives et plus
gaies que les autres; il torréfia ces baies, les moulut, en fit
une infusion, et découvrit le café tel que nous le prenons.
Malgré la prophétie de Mme de Sévigné, le café
continua à être le diamant du dessert sous le règne de
Louis XIV.
Les cabarets, qui furent les cafés primitifs et qui
existaient depuis longtemps, avaient commencé à assouplir
nos moeurs. En mangeant dans la même chambre, souvent
à la même table, les Français apprirent à vivre en frères et
en amis.
La cuisine du siècle de Louis XIV fut soignée,
somptueuse, assez belle; et l'on commença de soupçonner le
degré de délicatesse auquel elle pouvait arriver, à la table
des Condé.
Le suicide de Vatel indique plutôt l'homme de
l'étiquette que l'homme du dévouement: laisser manquer le
poisson dans une saison où, grâce à la fraîcheur de
l'atmosphère et à la glace sur laquelle on l'étend, on peut
conserver le poisson trois ou quatre jours, c'est d'un
homme imprévoyant qui ne va pas au-devant, par
l'imagination, des accidents dont peut l'écraser la mauvaise
fortune.
Ce fut sous le régent Philippe d'Orléans, c'est à ses
petits soupers, c'est aux cuisiniers qu'il forma, qu'il paya et
traita si royalement et si poliment, que nous devons
l'excellente cuisine du XVIIIe siècle. Cette cuisine, tout à la
fois savante et simple, que nous possédons aujourd'hui
perfectionnée et complète, eut un développement immense,
rapide, inespéré. Loin d'obscurcir l'intelligence, cette
cuisine, pleine de verve, éveilla l'esprit en le fouettant; et la
conversation française, ce modèle des conversations
européennes, trouva, de minuit à une heure du matin, entre
la poire et le fromage, sa perfection à table.
Les grandes questions sociales qui se présentèrent alors
étendirent le cercle de la conversation jusqu'aux grandes
questions sociales qui avaient été remuées dans les siècles
précédents et furent reprises à table avec plus de raison, de
lumière et de profondeur par les Montesquieu, les Voltaire,
les Diderot, les Helvétius, les d'Alembert, tandis que les
finesses de la cuisine passaient aux Condé, aux Soubise,
aux Richelieu, aux Talleyrand, et que, ô progrès immense!
on pouvait, chez un bon restaurateur, dîner pour douze francs
aussi bien que chez M. de Talleyrand et mieux que chez
Cambacérès.
Disons un mot de ces utiles établissements, dont
parfois les chefs rivalisèrent avec les Beauvilliers et les
Carême.
A Paris, ils ne comptent pas plus de quatre-vingt-dix à
cent ans. Ils ne peuvent donc pas invoquer leur antiquité à
l’appui de leur noblesse.
Les restaurateurs descendent en droite ligne des
cabaretiers-taverniers, et de tout temps il y a eu des
boutiques où l'on vendait du vin, et d'autres où l'on donnait
à manger. Celles ou l'on vendait du vin s'appelaient
cabarets; celles où l'on vendait à manger s'appelaient
tavernes.
La profession des marchands de vin est une des plus
anciennes qui subsistent dans la capitale. Boileau leur
donne des statuts dès 1264, mais ils ne furent érigés en corps
de communauté que trois cent trente-cinq ans après. Alors
on les divisa en quatre classes: hôteliers, cabaretiers,
taverniers, marchands de vin à pot. Les marchands de vin à
pot étaient ceux qui vendaient le vin en détail, sans
cependant tenir taverne. On ne pouvait boire chez eux celui
qu'on y achetait, il fallait l'emporter. A la grille extérieure
de la boutique était pratiquée une ouverture par laquelle
l'acheteur passait son pot vide et le reprenait lorsqu'il était
plein. De cet usage il n'existe plus que les grilles que l'on
voit encore faire partie de la devanture des marchands de
vin.
Les cabaretiers avaient le droit de donner à boire chez
eux et d'y donner à manger, mais il leur était expressément
défendu de fournir du vin en bouteille; il devait être dans
des pintes étalonnées. Au XIe siècle, les seigneurs, les
moines et les rois n'ont pas cru déroger en vendant soit au
pot, soit en détail, les vins qu'ils récoltaient. Afin d'avoir
un prompt débit, ils abusaient de leur autorité absolue, en
ordonnant de fermer toutes les tavernes de la ville jusqu'à ce
que leurs vins fussent vendus. On demandait un jour à
Bautru la définition d'un cabaret:
«C'est, répondit-il, un lieu où l'on vend la folie à la
bouteille».
On voit à Pompéï dans les ruines de la ville, et on voit
à Florence dans les plus beaux palais, à Pompéï, la petite
fenêtre par laquelle on vendait autrefois, à Florence, la
petite fenêtre par laquelle on vend encore aujourd'hui le vin
du propriétaire du palais. C'est le concierge qui est chargé
de ce soin.
En 1599, les cabaretiers furent établis par Henri IV en
communauté, avec le titre maîtres-queux, cuisiniers et
porte-chapes.
Vers le milieu du siècle dernier, un nommé Boulanger
établit à Paris, rue des Poulies, le premier restaurant. On
lisait cette devise sur sa porte:
«Venite omnes, qui stomacho laboratis, et ego
restaurabo vos».
«Venez tous, qui travaillez de l'estomac, et je vous
restaurerai».
Ce fut un grand progrès que l'établissement des
restaurants à Paris. Avant qu'ils fussent créés, les étrangers
étaient forcés d'avoir recours à la cuisine des aubergistes,
qui généralement était mauvaise. Il existait bien quelques
hôtels avec table d'hôte; mais ces hôtels, à peu d'exceptions
près, n'offraient que le strict nécessaire. On avait bien la
ressource des traiteurs; mais ils ne livraient que des pièces
entières; et celui qui voulait se régaler avec un ami était
obligé d'acheter, soit un gigot, soit un dindon, soit un filet
de boeuf.
Enfin, un homme de génie se trouva, qui, jugeant de
l'opportunité d'une création nouvelle, comprit que, si un
dîneur s'était présenté pour manger une aile de poulet, un
autre ne pouvait manquer de se présenter pour manger la
cuisse. La variété des mets, la fixité des prix, le soin donné
au service, amèneraient la vogue chez celui qui
commencerait avec ces trois qualités.
La Révolution, qui démolit tant de choses, créa de
nouveaux restaurateurs: les maîtres d'hôtel et les cuisiniers
des grands seigneurs, se voyant sans place par l'émigration
de leurs maîtres, devinrent philanthropes et imaginèrent,
ne sachant à quel saint se vouer, de faire participer tout
le monde à leur science culinaire.
A la première restauration bourbonienne, en 1814, le
restaurateur fit un grand pas. Beauvilliers apparut dans ses
salons, en habit à la française et l'épée au côté.
Au milieu des premiers restaurateurs qui prirent le
sceptre de la cuisine, il faut compter un nommé Méot. Il
vendait des bouillons au consommé, des volailles au gros
sel et des oeufs frais, le tout servi sur des petites tables de
marbre, comme dans les cafés aujourd'hui. J'ai encore
entendu parler dans ma jeunesse des succulents dîners que
l'on faisait chez Méot, de l'air avenant et sémillant de sa
femme qui trônait au comptoir. Méot était l'ancien chef de
cuisine du prince de Condé, c'est-à-dire le successeur de
Vatel.
La ville qui, après Paris, compte le plus de
restaurateurs, est San-Francisco; elle a des restaurateurs de
tous les pays et même des restaurateurs chinois. Un de nos
amis, qui a dîné dans un restaurant chinois, en a rapporté la
carte et a bien voulu nous la communiquer.
La voici:
Soupe au chien fr. 50 c.
Côtelettes de chat 1 “
Rôti de chien 75
Pâté de chien 20
Rats braisés 20
La carte est signée et porte le cachet du restaurateur,
afin qu'on ne dise pas que c'est une carte faite à plaisir.
Entre les traiteurs et les restaurateurs, il y a aujourd'hui
peu de différence, et la mode a été longtemps, à la fin du
dernier siècle et au commencement de celui-ci, d'aller
manger les huîtres et les matelotes au cabaret, c'est-à-dire
chez des traiteurs; et c'était raison, car souvent on dîne
mieux chez Maire, chez Philippe ou chez Magny, que chez
les premiers restaurateurs de Paris.
Voici les noms des restaurateurs dont les gourmands du
dernier siècle et ceux du commencement de celui-ci ont
gardé le souvenir avec le plus de reconnaissance:
Beauvilliers, Méot, Robert, Rose, Borel, Legac, les
frères Véry, Neveux et Baleine.
Ceux d'aujourd'hui sont: Verdier, de la Maison-d'Or,
Bignon, Brébant, Riche, le Café Anglais, Péters, Véfour,
les Frères Provençaux.
Si je passe quelques célébrités, qu'elles me le
pardonnent: c'est un oubli.
ALEXANDRE DUMAS.
UNE CUISINE MODELE
J'ai vu à Sainte-Menehould, raconte Victor Hugo, une
belle chose, c'est la cuisine de l'hôtel de Metz.
C'est là une vraie cuisine. Une salle immense, un des
murs occupé par les cuivres, l'autre par les faïences. Au
milieu, en face des fenêtres, la cheminée, énorme caverne
qu'emplit un feu splendide. Au plafond, un noir réseau de
poutres magnifiquement enfumées, auxquelles pendent
toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes,
un garde-manger, et au centre une large nasse à claire-voie où
s'étalent de vastes trapèzes de lard. Sous la cheminée, outre
le tournebroche, la crémaillère et la chaudière, reluit et
pétille un trousseau éblouissant d'une douzaine de pelles et
de pincettes de toutes formes et de toutes grandeurs. L'âtre
flamboyant envoie des rayons dans tous les coins, découpe
de grandes ombres sur le plafond, jette une fraîche teinte
rose sur les faïences bleues, et fait resplendir l'édifice
fantastique des casseroles comme une muraille de braise. Si
j'étais Homère ou Rabelais, je dirais:
«Cette cuisine est un monde, dont cette cheminée est le
soleil».
C'est un monde en effet. Un monde où se meut toute
une république d'hommes, de femmes et d'animaux. Des
garçons, des servantes, des marmitons, des rouliers attablés
sur des poêles, sur des réchauds, des marmites qui gloussent,
des fritures qui glapissent, des pipes, des cartes, des enfants
qui jouent, et des chats, et des chiens, et le maître qui
surveille. Mens agitat molem.
Dans un angle, une grande horloge à gaîne et à poids dit
gravement l'heure à tous ces gens occupés.
Parmi les choses innombrables qui pendent au
plafond, j'en ai admiré une surtout, le soir de mon arrivée,
c'est une petite cage où dormait un petit oiseau. Cet oiseau
m'a paru être le plus admirable emblème de la confiance.
Cet antre, cette forge à indigestion, cette cuisine effrayante
est jour et nuit pleine de vacarme, l'oiseau dort. On a beau
faire rage autour de lui, les hommes jurent, les femmes
querellent, les enfants crient, les chiens aboient, les chats
miaulent, l'horloge sonne, le couperet cogne, la lèchefrite
piaille, le tournebroche grince, la fontaine pleure, les
bouteilles sanglotent, les vitres frissonnent, les diligences
passent sous la voûte comme le tonnerre; la petite boule de
plume ne bouge pas. - Dieu est adorable, il donne la foi
aux petits oiseaux.
A JULES JANIN
Mon cher Janin,
Je cherchais une entrée en matière pour faire une
causerie rapide sur le XIXe, le XVIIIe et même le XVIIe
siècle.
Tout à coup je m'écrie comme Archimède:
«J'ai trouvé!»
Et, en effet, ce que j'ai trouvé, mon vieil ami, c'est un
joli portrait de vous, avec une lettre adressée à vous par M.
Fayot; je ne puis reproduire le portrait, mais je puis
reproduire cette dédicace, que j'ai le regret de ne pas avoir
écrite, tant elle dit bien de vous ce que j'aurais voulu en
dire.
Le livre où se trouvent ces deux précieux documents -
l'un sur votre physique, le portrait; l'autre sur votre moral, la
dédicace - est intitulé: Les Classiques de la table.
Voici la lettre:
A MONSIEUR JULES JANIN.
Monsieur,
Ne soyez pas étonné si nous mettons votre nom au
frontispice de ce volume, qui contient mieux que l'âme du
licencié Gil Pérès. Vous aimez trop votre poète Horace, qui
donnait de si bons petits dîners à Mécène, pour ne pas être
naturellement l'ami et le compagnon de tant de charmants
professeurs dans cette heureuse et féconde science de la
table et de la bonne humeur. Cette science, que l'on
pourrait à bon droit appeler la gaie science, a soumis
l'Europe à la France tout autant pour le moins que nos
modes, notre théâtre, nos romans et nos poésies. Brillat-
Savarin est le professeur le plus écouté de ce monde; ses
préceptes sont des lois sans appel. Carême est peut-être la
seule gloire de son siècle qui n'ait pas été contestée. Enfin,
M. le prince de Talleyrand, dont les bons mots sont autant de
chapitres de l’histoire contemporaine, n'a pas été, dans sa
longue vie, plus populaire par cet esprit qui éblouissait
l'Europe, que par sa grande renommée, bien méritée
d'avoir été, même en comptant S. M. Louis XVIII; la
première fourchette de son temps.
Nous savons bien, Monsieur, que vos prétentions ne
vont pas si loin. Feu M. le marquis de Cussy, de friande
mémoire, disait de vous que vous faisiez trop d'esprit à
table pour savoir jamais bien dîner. Il prétendait que chez
vous la forme emportait le fond. Puis, comme il ne voulait
décourager personne: «Qui sait? disait-il, il deviendra
peut-être célèbre, quoiqu'il soit bien maladroit, un couteau à
la main!» Carême lui-même, peu de temps avant sa mort,
affirmait qu'il eût fait quelque chose de vous s'il vous eût
connu au beau temps de ses inspirations toutes royales.
Brave et digne homme! Si vous ne l'avez pas compris tout
à fait, vous l'avez deviné. Vous avez fait comme ces gens
zélés qui savent à peine la langue d'Homère, et qui, pour le
seul enchantement de l'oreille, se lisent à eux-mêmes les
plus beaux vers de l'Iliade. Ils s'amusent du son, ils rêvent
le reste. A la tête des gastronomes nous vous plaçons,
Monsieur, sinon pour votre gourmandise encore peu
éclairée, du moins pour votre volonté, pour votre zèle, pour
votre honnête envie de faire quelque jour, quand vous aurez
assez de loisirs, de notables progrès dans cette grande
science du bien-vivre qui est, à bien prendre, la science
mignonne de tous les hommes distingués de l'univers.
Voilà pourquoi cette Encyclopédie des bons viveurs
paraîtra sous vos auspices. Plaise au dieu tout-puissant de
Désaugiers et de Pétrone que ce livre porte d'heureux
fruits. Hélas! nous avons besoin de frapper un grand coup,
qui rende aux utiles plaisirs de la table leur popularité
d'autrefois, qui réveille l'appétit presque aussi blasé que
l'esprit même de nos contemporains.
Il faut l'avouer, quoi qu'il nous en coûte, les gourmands
s'en vont plus encore que les grands poètes. Les meilleures
tables ont été renversées par la mort ou par les révolutions,
pires que la mort. De nos jours, O profanation! nous avons
assisté à la vente en détail des plus célèbres caves
parisiennes. Ceux mêmes qui les avaient fondés, ces
précieux entrepôts de la gaieté, de la verve, de l'esprit -
disons-le - de l'amour des hommes, ceux-là mêmes
faisaient entrer dans leurs caves déshonorées l'huissierpriseur,
ce triste convive qui déguste les vins sans les boire
et tout simplement pour savoir l'argent qu'il en faut
demander. Les bons vins, la liqueur divine destinée aux
amis, aux poètes, aux belles personnes, aux douces joies
du foyer domestique, le propriétaire avare les faisait
vendre pour en avoir de l'argent! De l'argent pour
remplacer tant de sourires, tant de vivats, tant d'aimables
regards, tant d'espérances presque accomplies, tant de
lèvres amoureuses doucement humectées! Tirées de leur
obscurité et de leur paix profonde, ces dives bouteilles,
encore toutes couvertes de leur manteau diaphane, filé par
l'araignée ou par les fées de Bordeaux, de Mâcon et de la
Côte-Rôtie, avaient l'air de se dire: Où allons- nous?
Spectacle affligeant! triste décadence! Bas-Empire de la
cuisine! Encore une fois, il est temps que les adeptes
remettent en honneur les vraies traditions.
Puisse ce livre rappeler à la France ce grand art qui
se perd, l'art qui contient toutes les élégances, toutes les
courtoisies, sans lesquelles tous les autres sont inutiles et
perdus; l'art hospitalier par excellence, qui emploie avec
un égal succès tous les produits les plus excellents de l'air,
des eaux, de la terre: le boeuf de la prairie et l'alouette du
champ de blé; la glace et le feu; le faisan doré et la pomme
de terre; le fruit et la fleur; l'or, la porcelaine et les plus
suaves peintures; l'art des quatre saisons de l'année, des
quatre âges de la vie de l'homme; la seule passion,
heureuse entre toutes, qui ne laisse après elle ni le chagrin ni
le remords. Chaque matin elle renaît plus brillante et plus
vive; elle a besoin de la paix et de l'abondance; elle se plaît
dans les maisons sages, heureuses, bien ordonnées,
bienveillantes; aimable passion, qui peut remplacer toutes
les autres, elle est la joie du foyer domestique; elle se plie à
toutes les nécessités de la ville, à toutes les exigences de la
campagne. Dans le voyage, elle est la consolation; dans la
santé, la force; dans la maladie, l'espérance; comme toutes
les sciences heureuses, innocentes, bien faites, cette science
favorite des rois et des poètes, des belles personnes de
trente ans et des hommes politiques inoffensifs; cette vertu,
qui manquait à Napoléon et que ne dédaignait pas le
grand Condé, a produit des chefs- d'oeuvre tout remplis de
l'esprit le plus rare, de la gaieté la plus charmante, d'un
style plein de grâce, de bon sens, de suc, de philosophie,
d'urbanité. - De tous ces chefs- d'oeuvre, çà et là épars
comme autant de couplets de la même chanson nous avons
fait un livre unique, et, s'il fallait une épigraphe à ce livre,
nous prendrions la devise de votre poète et la vôtre: - Se
laisser être heureux. - Indulgere genio!
Puissiez-vous mettre longtemps en pratique cet art
heureux tout à fait digne du brillant et aimable esprit que
nous aimons tant pour sa bienveillance, sa bonne grâce et
son abandon.
Sans aucun doute, Monsieur, comme vous le dites
souvent il est difficile de bien écrire, mais il est cent fois
plus difficile de savoir bien dîner.
Paris, le 10 octobre 1833.
Votre ami,
LE SECRETAIRE DE FEU CAREME.
Vous le voyez, cher ami, il y a trente-quatre ou trentesix
ans que ces lignes ont été écrites; nous étions au plus
vigoureux temps de notre verte jeunesse, mais nous
n'étions ni l'un ni l'autre des gourmands. Pourquoi ne
l'étiez-vous pas, vous, gourmand? M. de Cussy me paraît
l'avoir deviné. Pourquoi ne l'étais-je pas, moi? Je ne l'ai
jamais bien su moi-même. Et cependant c'était encore
l'époque des soupers, époque tout à fait perdue aujourd'hui.
Nous soupions assez régulièrement, s'il vous en
souvient, chez les deux reines du théâtre de l'époque. Nous
allions manger, après Henri III, de la soupe aux amandes
chez la reine de la comédie, Mlle Mars, qui demeurait alors
rue de la Tour-des-Dames.
Nous allions, après les représentations de Christine à
l'Odéon, manger des truffes en salade avec force poivre et
force piment chez l'impératrice de la tragédie, Mlle
Georges, rue de l'Ouest.
Je trouve que la soupe aux amandes rappelle assez
Mlle Mars.
Je trouve que la salade aux truffes caractérise assez
heureusement Mlle Georges.
Ah! cher ami, le bon temps! avons-nous ri à ces
soupers!
Quand Mlle Georges était déshabillée, et selon
l'habitude des grandes actrices elle se déshabillait devant
nous, nous quittions sa loge, et, ouvrant une grille du
Luxembourg dont elle avait la clef, nous rentrions chez
elle, rue de l'Ouest, à travers le jardin par une autre grille
qui donnait dans son jardin même.
De loin, à travers le feuillage, ou plutôt à travers les
branches dépouillées de feuillage, car c'était l'hiver, nous
voyions étinceler les vitres de la salle à manger ardemment
éclairée.
A peine étions-nous entrés dans la maison qu'un air
tiède et parfumé venait au-devant de nous.
Nous entrions dans la salle à manger, où nous
attendait un énorme plat de truffes, de quatre à cinq livres.
On s'asseyait aussitôt à table, et Georges, qui avait fait
sa toilette, comme j'ai dit, dans sa loge, attirait à elle le
saladier, le répandait sur une nappe étincelante de
blancheur, et, de ses belles mains royales, à l'aide d'un
couteau d'argent, se mettait à éplucher les truffes avec une
adresse et une délicatesse infinies.
Les convives:
Lockroy, un esprit fin et railleur, qui caressait même
en attaquant;
Gentil, rédacteur de je ne sais quelle revue, esprit
brutal, primesautier, inattendu; il se vantait d'avoir dit le
premier que Racine était un polisson;
Harel, le prétendu maître de la maison; mais en réalité
l'esclave de Georges; esprit rapide charmant, se faisant des
mots que l'on attribuait à M. de Talleyrand et qui sont
restés proverbes;
Vous, mon ami, le chroniqueur infatigable, qui avez
tenu pendant trente ou trente-cinq ans la critique d'un des
premiers journaux littéraires de France, et qui aviez, au
milieu de tous les esprits, celui de rire, et joyeusement, à
l'esprit des autres;
Et moi, enfin, qui, arrivant de ma province, me
formais au récit et au dialogue au milieu de ce charmant
babillage, qui n'avait ni interruption ni lassitude pendant
les deux ou trois heures que durait notre souper.
C'était autre chose chez Mlle Mars. Malgré son âge,
qui était du reste à peu près celui de Mlle Georges, elle
avait conservé, sinon une grande jeunesse, du moins une
grande apparence et un grand besoin de jeunesse.
Elle était de 1778, et ne cachait nullement son âge à
ses amis.
Un petit meuble, donné par la reine à sa mère,
accouchée de Mlle Mars, le jour même où Marie-
Antoinette était accouchée de la Dauphine, portait la date de
1778.
Mlle Mars avait en elle deux femmes très différentes:
la femme du théâtre, il vous en souvient, n'est- ce pas? et la
femme de la vie privée.
La femme du théâtre, avec son oeil caressant, sa voix
sympathique, une grâce infinie dans tous ses mouvements;
la femme de la vie privée, avec son oeil dur, sa voix rauque,
ses gestes brusques, aussitôt qu'elle éprouvait quelque
contrariété, de quelque part que la chose vint.
Elle avait auprès d'elle une pauvre Marton de
province, qu'elle avait ramenée de Bordeaux pour lui servir
de dame de compagnie, de lectrice, de souffre douleur.
Cette compagne s'appelait Julienne, avait infiniment
d'esprit, m'aimait beaucoup et faisait de moi son confident.
Un jour qu'elle me racontait une scène, dans laquelle
elle avait eu le courage de ne pas répondre aux apostrophes
de Célimène, et que je l'en félicitais, elle me dit:
«Mon cher Dumas, vous qui savez tout faire, même des
comédies, inventez- moi donc une occupation quelconque où
je puisse écouter, les yeux baissés, toutes les injures qu'elle
me dit, et où mon impatience puisse se faire jour sans
paraître.
- Ma chère Julienne, lui dis-je, amusez-vous à faire du
paysage.
- Mais je ne sais pas peindre? me dit la pauvre fille.
- Bon, lui dis-je, pour faire du paysage, il n'y a pas
besoin de savoir peindre; il s'agit seulement de faire des
lignes droites qui représentent des troncs d'arbres, et une
espèce de barbouillage vert avec des nuances qui
représente le feuillage. Tenez, tenez: moi, qui n'ai jamais
manié un pinceau, je vous apporterai demain une boîte à
couleurs, une toile de trente-six et une lithographie
coloriée représentant une forêt, et je vous donnerai votre
première leçon. Les jours où vous aurez eu du beau temps,
c'est-à- dire où Célimène aura été aimable, vous ferez les
troncs d'arbres, c'est-à- dire que vous tirerez les lignes
droites; mais les jours d'orage, les jours où Célimène aura
grondé, vous ferez le feuillage, c'est-à-dire que vous
laisserez à votre main tremblante de colère son mouvement
fébrile. Si elle s'en aperçoit et qu'elle demande ce que vous
faites, vous lui répondrez que ce sont les feuilles d'un
chêne; elle n'aura rien à dire; vous jurerez tout bas; et votre
colère passera sur la toile».
Le lendemain, je tins parole à Julienne, je lui apportai
tout ce qu'il fallait pour peindre. Julienne s'y mit; et, grâce à
mes conseils, elle commença une des plus belles forêts
vierges que j'aie jamais vues.
Quand j'arrivais chez Mlle Mars, la première chose
que je faisais, c'était d'aller à la toile de Julienne retournée
contre le mur.
«Ah! ah!» disais-je, si les troncs des arbres s'étaient
augmentés, «il paraît que la journée a été calme et que nous
avons cultivé la ligne droite;» mais, au contraire, si le
feuillage s'était épaissi, si les branches, qui n'appartenaient
à aucune famille d'arbres, s'élançaient vers le ciel ou
retombaient brisées vers la terre:
«Ouf! ma bonne Julienne, lui disais- je, il paraît qu'il y
a eu tempête aujourd'hui?»
Et Julienne me racontait ses chagrins.
Nos convives ordinaires chez Mlle Mars étaient
Vatout et Béquet.
Vatout était premier bibliothécaire du duc d'Orléans.
On le disait parent du côté gauche du prince, qui le
traitait, en effet, avec une bonté toute particulière; de son
côté, Vatout faisait tout ce qu'il pouvait pour le faire croire.
Vatout, que Mme Desbordes-Valmore avait appelé un
papillon en bottes fortes, était assez bien peint par cette
épigramme; sa grande prétention était de passer pour un
homme de lettres; il avait fait une mauvaise compilation,
qu'il avait appelée La Conspiration de Cellamare et un
mauvais roman, qu'il avait intitulé L'Idée fixe.
Mais sa réputation, et il en avait une grande dans les
salons, reposait particulièrement sur deux chansons fort
connues, l'une intitulée L'Ecu de France et l'autre Le Maire
d'Eu.
Il racontait avec beaucoup de grâce qu'un jour, pour
raccourcir le chemin, cet honorable maire avait fait prendre
au roi Louis-Philippe, en villégiature à sa bonne ville d'Eu,
une ruelle fort étroite, plus visitée le soir que le matin; des
traces visibles étaient restées de ces visites; et l'excellent
homme, la rougeur de la honte au front, tout en écartant le
roi des endroits dangereux, se tuait de dire:
«J'avais portant ordonné qu'on les enlevât.
- Vous n'en aviez pas le droit, monsieur le maire,
répondit Vatout qui suivait le roi, ils ont leurs papiers».
Vous vous rappelez Béquet, mon cher Janin; Béquet,
qui, de même qu'Antée trouvait des forces en touchant la
terre, trouvait de l'esprit au fond de chaque verre de vin
qu'il buvait; Béquet, impie à toutes les choses sacrées,
paternité ou divinité.
«Malheureux, lui disait un jour son père, ne cesserezvous
donc jamais de faire des dettes?
- Moi? répondait Béquet d'un air innocent et la main sur
son coeur.
- Oui, vous devez à Dieu et au diable.
- Vous venez justement, répondit Béquet, de nommer
les deux seules personnes à qui je ne doive rien».
Ses relations avec son père n'étaient qu'une longue
dispute.
Un jour le père Béquet reprochait à son fils les vices
qui, disait-il, devaient le conduire au tombeau.
«J'ai trente ans plus que vous, eh bien! vous serez mort
avant moi.
- En vérité, monsieur, répondit Béquet d'un ton
larmoyant, vous avez toujours des choses désagréables à
me dire».
Le jour où son père mourut, il alla comme d'habitude
dîner au café de Paris; puis, comme il tenait sans doute à
suivre l'étiquette mortuaire:
«Pierre, demanda-t-il au garçon, le vin de Bordeaux estil
de deuil?»
Il faut rendre cette justice à Béquet, qu'il mourut
comme il avait vécu, le verre à la main.
Notre convive le plus charmant, mais malheureusement
pas le plus assidu, était Charles de Mornay; c'était un reste de
la vieille race gentilhommière, comme d'Orsay, avec lequel
il avait beaucoup de ressemblance. Il était tout à la fois
beau, spirituel et ministre du roi à la cour de Suède.
Nul ne racontait mieux que lui les choses qui ne
peuvent pas se raconter.
C'était un descendant du fameux Duplessis-Mornay,
ministre de Henri IV. A l'époque de la République, il donna
sa démission, et, quoique sans fortune, résolut de ne plus
servir.
Romieu aussi venait souper de temps en temps, et luttait
d'esprit bohème avec l'esprit aristocratique de Mornay.
Nous, mon cher Janin, nous soutenions de notre mieux
l'école moderne, que Mlle Georges avait abordée
franchement, et Mlle Mars à contre-coeur.
Puis, de temps en temps, on voyait apparaître quelque
représentant de la vieille école, comme Alexandre Duval,
qui nous perçait de ses flèches de plomb, et Dupaty, qui
nous criblait de ses flèches dorées.
Les soupers de Mlle Mars, sans être des modèles de
tables étaient bons et délicats; ils avaient un fumet de
bourgeoisie, que n'avait pas le brûlot incendiaire de Mlle
Georges.
J'allais en outre, de temps en temps, dîner chez un
illustre gourmand, qui avait renversé de vrais rois et de
vraies reines, et qui avait été, lui cinquième roi de France, au
Luxembourg, chez Barras.
Nous sommes nés sur les limites des deux siècles, à
deux ans, je crois, de différence: moi en 1802, vous en
1804 ou 1805.
Il en résulte que nous avons pu connaître, sur la fin de
leur réputation, c'est vrai, - mais, d'une réputation méritée,
il reste toujours quelque chose, - les plus fameux
gastronomes de l'autre siècle.
La société se modèle en général sur le chef de l'Etat.
Napoléon n'était pas gourmand, mais il voulait que tout
grand fonctionnaire de l'Empire le fût. «Ayez bonne table,
disait-il, dépensez plus que vos appointements; faites des
dettes, je les payerai».
Et, en effet, il les payait.
Ce qui empêcha peut-être Bonaparte de devenir
gourmand, ce fut l'idée qui le poursuivit constamment, que
vers trente-cinq ou quarante ans il deviendrait obèse.
«Voyez, Bourienne, combien je suis sobre et mince,
disait-il; eh bien! on ne m'ôtera pas de l'idée que je
deviendrai gros mangeur et que je prendrai beaucoup
d'embonpoint; je prévois que ma constitution changera, et
pourtant je fais assez d'exercices; mais que voulez-vous?
c'est un pressentiment, cela ne peut manquer d'arriver».
Loin qu'il ait enrichi le répertoire gastronomique, on ne
doit à toutes ses victoires qu'un plat, c'est le poulet à la
Marengo. Bonaparte buvait peu de vin, toujours du vin de
Bordeaux ou de Bourgogne; cependant il préférait ce
dernier. Après son déjeuner comme après son dîner, il
prenait une tasse de café.
Il était irrégulier dans ses repas, mangeait vite et mal;
mais là se retrouvait cette volonté absolue qu'il mettait à
tout: dès que l'appétit se faisait sentir, il fallait qu'il fût
satisfait; et son service était monté de manière qu'en tous
lieux et à toute heure on pouvait lui présenter de la volaille,
des côtelettes et du café.
Son plus grand plaisir, c'est-à-dire celui qu'il laissait le
plus paraître, c'était, après une longue et pénible dictée, de
sauter sur un cheval, de lui lâcher la bride et de s'élancer à
fond de train.
Il déjeunait dans sa chambre à dix heures, invitant
presque toujours les personnes qui se trouvaient près de
lui.
Bourienne, son secrétaire, pendant les quatre ou cinq
ans qu’il a passées avec lui, ne l'a jamais vu toucher à plus
de deux plats.
Un jour, l'Empereur demanda pourquoi on ne servait
jamais sur sa table des crépinettes de cochon.
Dunand - le maître d'hôtel de l'Empereur s'appelait
Dunand - resta un instant ébahi de la question, et
répondit:
«Sire, ce qui est indigeste n'est pas gastronomique».
Un officier qui était présent ajouta:
«Votre Majesté ne pourrait pas manger de crépinettes
et travailler aussitôt.
- Bah! bah! ce sont des contes, je travaillerai malgré ça.
- Sire, dit alors Dunand, Votre Majesté sera obéie
demain à déjeuner. »
Et, le lendemain, le premier maître d'hôtel des
Tuileries servit le plat demandé; seulement les crépinettes
étaient en chair de perdreaux, ce qui était différent.
L'Empereur en mangea avec délices.
«Votre plat est excellent, lui dit-il, je vous en fais mon
compliment».
Un mois après, c'était vers l'époque de la rupture avec
la cour de Prusse, Dunand inscrivit des crépinettes sur le
menu et les présenta au déjeuner.
Ce jour-là, Murat et Bessière devaient déjeuner au
palais; mais des affaires instantes les avaient éloignés de
Paris.
Le déjeuner se composait de six assiettes, sur
lesquelles se trouvaient des côtelettes de veau, du poisson, de
la volaille, du gibier, un entremets, des légumes et des
oeufs à la coque.
L'Empereur venait d'avaler à sa manière et en une
seconde quelques cuillerées de potage, quand, déclochant
vivement la première assiette, il aperçut son plat favori; sa
figure se contracta; il se leva, repoussa la table et la
renversa, avec tout ce qui était dessus, sur un magnifique
tapis d'Ispahan; il s'éloigna en agitant les bras, en élevant la
voix et en jetant les unes sur les autres les portes de son
cabinet.
M. Dunand se crut foudroyé et resta sur le plancher,
immobile et brisé comme les belles porcelaines de service:
quel souffle avait donc traversé le palais? Les écuyers
tranchants étaient tremblants, les valets de pied effarés
s'étaient enfuis, le maître d'hôtel éperdu s'était rendu chez le
grand maréchal du palais pour invoquer ses conseils et en
appeler à ses bontés.
Duroc, dans sa parfaite tenue, paraissait froid et fier;
mais il n'était ni l'un ni l'autre au fond; il écouta donc le
récit de la scène. Quand il la connut, il sourit et dit à
Dunand:
«Vous ne connaissez pas l'Empereur; si vous voulez
m'en croire, vous irez sur-le-champ faire recommencer son
déjeuner et le plat de crépinettes; vous n'êtes pour rien dans
cet éclat; les affaires seules en sont cause. Quand
l'Empereur aura fini, il vous demandera son déjeuner».
Le pauvre maître d'hôtel ne se fit pas prier, et
courut faire exécuter ce second déjeuner; Dunand le porta
jusqu'à l'appartement, et Roustan le présenta. Ne voyant pas
à ses côtés son affectionné serviteur, Napoléon demanda
avec douceur et vivacité où il était et pourquoi il ne le
servait pas.
On l'appela.
Il reparut, la figure encore toute pâle, portant dans ses
mains tremblantes un magnifique poulet rôti.
L'empereur lui sourit gracieusement et mangea une
aile de ce poulet et un peu de crépinettes, ensuite il fit
l'éloge du déjeuner; puis, faisant signe à Dunand
d'approcher, il lui toucha la joue à plusieurs reprises, en lui
disant d'un accent ému:
«Monsieur Dunand, vous êtes plus heureux d'être mon
maître d'hôtel que je ne le suis d'être le roi de ce pays».
Et il achève son déjeuner en silence, les traits
profondément affectés.
Quand Napoléon était en campagne, souvent il montait
à cheval le matin et n'en descendait pas de la journée. On
avait soin alors de mettre dans l'une de ses fontes du pain, du
vin, et dans l'autre un poulet rôti.
En général, il partageait ses provisions avec un de ses
officiers encore plus mal approvisionné que lui.
L'influence de son premier protecteur, Barras, qui, dans
quelque circonstance que ce fût, mangeait toujours
longuement et tranquillement, ne se fit point ressentir chez
lui.
J'ai dîné deux fois chez Barras. Il y a trop longtemps, et
j’ attachais trop peu d'importance au menu d'un dîner,
pour me rappeler, même superficiellement, de quels mets
ces deux dîners se composaient. Tout ce dont je me
souviens, c'est que chaque convive avait derrière sa chaise un
laquais debout, veillant à ce que jamais il n'attendît.
Je vis à l'un de ces dîners Mme la princesse de Chimay,
née Thérésia Cabarrus, et à l'autre cet intrigant royaliste
nommé Fauche- Borel, qui avait pris une part si active à la
rentrée des Bourbons.
Barras, cet ancien gourmand, en était réduit à manger
d'un seul plat: on émiettait, avec une râpe, plein une assiette
de pain; on coupait un gigot à peine cuit au-dessus de ce
pain, que l'on inondait de jus.
C'était le dîner de Barras.
La table la plus renommée du temps était celle de M. de
Talleyrand.
Bouché, ou Bouche-sèche, qui sortait de la maison de
Condé, et qu'on citait pour la succulence et l'onction de
sa bonne chère, fut chargé de monter la cuisine du prince
de Talleyrand; c'est lui qui a fait ces grands dîners des
Affaires étrangères qui sont devenus classiques, et que l'on
imitera éternellement. Le prince de Talleyrand avait toute
confiance dans M. Bouché; il le laissait libre dans ses
dépenses, et acceptait pour bon tout ce qu'il faisait. Bouché
est mort au service du prince; il avait débuté dans la
maison de la princesse de Lamballe. Pendant longtemps ce
fut lui qui choisit les cuisiniers des grandes maisons de
l'étranger.
Carême lui a dédié son Pâtissier royal, c'est-à-dire un de
ses meilleurs livres.
On a beaucoup parlé de la table de M. de Talleyrand;
mais beaucoup des choses qu'on en a dites n'ont pas le
mérite d'être exactes.
Des premiers, M. de Talleyrand a pensé qu'une cuisine
saine et méditée devait fortifier la santé et empêcher de
graves maladies. Et, en effet, sa santé, pendant les quarante
dernières années de sa vie, est un argument puissant faveur
de cette opinion.
Toute l'Europe illustre, politique, savante, artistique,
grands généraux, grands ministres, grands diplomates,
grands poètes, sont venus s'asseoir à cette table, et pas un
qui n'ait reconnu que c'était là où se pratiquait la plus large
hospitalité. On y trouvait d'habitude M. de Fontanes, M.
Joubert, M. Desrenaudes, le comte d'Auterive, et M. de
Montron, cet homme d'esprit que le XVIIe siècle nous a
légué assez jeune encore pour que le XIXe pût l'apprécier.
La Révolution avait tué les grands seigneurs, les
grandes tables, les grandes manières: M. de Talleyrand
rétablit tout cela et grâce à lui, la réputation de la France fit
de nouveau le tour du monde comme réputation de faste
et d'hospitalité.
M. de Talleyrand, à quatre-vingts ans, passait tous les
matins une heure avec son cuisinier, et discutait avec lui
tous les plats de son dîner, seul repas qu'il fît car le matin il
ne prenait avant de se mettre au travail, que deux ou trois
tasses de camomille.
Tous les ans le prince allait prendre les eaux de
Bourbon-l'Archambault, qui avaient une excellente
influence sur sa santé; il se rendait de là dans son
magnifique château de Valençay, dont la table était ouverte
à tous les hommes distingués de l'Europe.
A Paris, le prince dînait à huit heures; à la campagne, à
cinq; quand le temps était beau, une promenade succédait au
dîner.
En rentrant on se mettait à la table de jeu, et le
silencieux whist avait son tour; le jeu fini, M. de
Talleyrand se retirait dans son cabinet de travail; là il
s'assoupissait; ses flatteurs disaient: «Le prince réfléchit!»
Ceux qui ne voyaient pas la nécessité de flatter
disaient tout simplement: «Monseigneur dort».
L'Empereur, nous l'avons dit, n'était ni mangeur ni
connaisseur; mais il savait gré à M. de Talleyrand de son
train de vie.
Voici l'opinion de l'illustre cuisinier Carême sur la
cuisine de Cambacérès, que l'on nous a si souvent vantée à
tort, à ce qu'il paraît:
«J'ai écrit plusieurs fois - c'est Carême qui parle - que
la cuisine de Cambacérès n'avait jamais mérité sa grande
réputation. Je vais reprendre à cet égard certains détails, en
citer quelques autres, et préciser le tableau de cette
vilaine maison.
«M. Grand'Manche, le chef des cuisines de
l'archichancelier, était un praticien instruit, un homme
honorable, que nous estimons tous. Ayant été appelé par lui
dans les fêtes de la maison du prince, j'ai pu souvent
apprécier son travail; je puis, par conséquent, en dire
quelques mots. Le prince s'occupait, le matin, avec un soin
minutieux, de sa table; mais seulement pour en discuter et
en resserrer les dépenses. On remarquait chez lui, au plus
haut degré, ce souci et cette inquiétude des détails qui
signalent les avares. A chaque service, il notait les entrées
qui n'avaient pas été touchées ou qui l'étaient peu, et, le
lendemain, il composait son menu avec cette vile desserte.
Quel dîner, juste ciel! Je ne veux pas dire que la desserte
ne puisse être utilisée, je veux dire qu'elle ne peut pas
donner un dîner de prince et de gastronome éminent. C'est
un point délicat que celui-ci; le maître n'a rien à dire, rien à
voir; l'habileté et la probité du cuisinier doivent seules
connaître des faits. La desserte ne doit être employée
qu'avec précaution, habileté et surtout en silence.
«La maison du prince de Talleyrand, la première de
l'Europe, du monde et de l'histoire, agit d'après ces
principes; ces principes sont ceux du goût; c'étaient ceux
de tous les grands gentilshommes que j'ai servis:
Castlereagh, Georges IV, l'empereur Alexandre, etc.
«L'archichancelier recevait des départements des
cadeaux sans nombre en comestibles et les plus belles
volailles. Tout cela allait s’enfouir dans un vaste gardemanger
dont le prince avait la clef. Il prenait note des
provisions, de la date des arrivages et donnait seul l'ordre
d'employer les pièces. Fréquemment. quand il le donnait,
les provisions étaient gâtées; les aliments ne paraissaient
jamais sur sa table qu'après avoir perdu leur fraîcheur.
«Cambacérès n'a jamais été gourmand dans l'acception
savante du mot; il était né fort gros mangeur et même
vorace. Pourrait-on croire qu'il préférait à tous les mets le
pâté chaud aux boulettes, plat lourd, fade et bête! Un jour,
que le bon Grand'Manche voulut remplacer les boulettes
par des quenelles de volaille, de crêtes et de rognons, le
croiriez-vous? le prince se fâcha tout rouge et exigea ses
boulettes de godiveau à l'ancienne, qui étaient dures à
casser les dents: lui les trouvait délicieuses. Pour horsd'oeuvre,
on lui donnait fréquemment un morceau de croûte
de pâté réchauffée sur le gril, et on portait sur sa table le
combien d'un jambon qui avait souvent servi toute la
semaine. Et son habile cuisinier, qui n'avait jamais les
grandes sauces! ni les sous-chefs ou aides, la bouteille de
bordeaux! Quelle parcimonie! quelle pitié! quelle maison!
«Quelle était différente, la digne et grande demeure du
prince de Bénévent! confiance entière et complètement
justifiée dans le chef de la cuisine, l'un des plus illustres
praticiens de nos jours, l'honnête M. Bouché. On n'y
employait que les productions les plus saines et les plus
fines. Là tout était habileté, ordre, splendeur; là le talent
était heureux et haut placé. Le cuisinier gouvernait
l'estomac; qui sait? il influait peut-être sur la charmante, ou
active, ou grande pensée du ministre. Des dîners de
quarante -huit entrées étaient donnés dans les galeries de la
rue de Varennes. Je les ai vu servir et je les ai dessinés. Quel
homme était ce M. Bouché! quels tableaux n'offraient pas
ces réunions! Tout y décelait la plus grande des nations. Qui
n'a pas vu cela n'a rien vu!
«Ni M. Cambacérès, ni M. Brillat-Savarin n'ont jamais
su manger. Ils aimaient tous deux les choses fortes et
vulgaires, et remplissaient simplement leur estomac; c'est à
la lettre, M. de Savarin était gros mangeur, et causait fort
peu et sans facilité, ce me semble; il avait l'air lourd et
ressemblait à un curé. A la fin du repas, sa digestion
l'absorbait; je l'ai vu dormir».
Achevons le portrait. Brillat-Savarin n'était ni un
gastronome ni un gourmet, mais tout simplement un
vigoureux mangeur. Il était dans l'intimité de Mme de
Récamier; de grande taille, sa démarche lourde, son air
vulgaire, avec son costume de dix ou douze ans en retard
sur la mode, le faisaient appeler le tambour-major de la
Cour de cassation.
Tout à coup, et une douzaine d'années après sa mort,
nous avons hérité d'un des plus charmants livres de
gastronomie qu'on puisse rêver, de la Physiologie du goût.
Grimod de la Reynière était un des héros de
cette époque. Très jeune, un accident terrible l'avait privé de
ses mains; à force de combinaisons, il était parvenu à faire
des débris qui lui restaient des moyens aussi souples
qu'auraient pu l'être ses mains mêmes. Fort élégant dans sa
jeunesse, il avait été présenté à Ferney et avait vu Voltaire.
Sa santé était solide, son estomac inébranlable; il est mort à
quatre-vingts ans, ce qui a permis à son neveu, M. le comte
d'Orsay, de me présenter à lui. Il nous retint à dîner, et nous
donna un des meilleurs dîners que je me rappelle avoir
mangés.
C'était vers 1834 ou 1835.
Le père de Grimod de la Reynière était d'autant plus
fier de sa noblesse, qu'il l'avait achetée au garde des sceaux
de France en personne.
Quant au fils, dont la réputation comme gourmand
et comme homme d'esprit était connue, il se souvint
toujours, et peut-être un peu trop, qu'il était le fils d'un
fermier général, lequel était lui-même fils d'un honnête
charcutier.
Fils peu respectueux, frondeur impitoyable, il ne cessait
en toute occasion d'humilier ses parents, en leur rappelant
l'humble origine de leur fortune et l'antique roture de leur
famille.
Un jour il invita à dîner, pendant l'absence de son père
et de sa mère, une nombreuse compagnie, composée de
convives choisis dans toutes les espèces de corps d'état,
tailleurs, bouchers, etc.
Les billets d'invitation portaient que du côté de l'huile
et du cochon les convives n'auraient rien à désirer.
Et de fait, tout un service se trouva uniquement
composé de charcuterie, et avait-il grand soin de dire:
«C'est un de mes parents resté dans l'état qui me fournit
ces viandes».
Les gens de service étaient des Savoyards pris au coin
de la rue et bizarrement travestis en hérauts d'armes du
moyen âge. Aux quatre coins de la salle à manger, se
tenaient des enfants de choeur en surplis blanc et un
encensoir à la main, qui, à un signal donné, se tournaient
vers l'amphitryon et l'enveloppaient d'un nuage d'encens.
«C'est, disait alors Grimod de la Reynière fils, pour
vous éviter d'encenser le maître de la maison, ainsi
qu'avaient l'habitude de le faire les convives de monsieur
mon père».
Au milieu de cette scène rentrèrent M. et Mme Grimod
de La Reynière.
On peut juger de leur colère et de leur humiliation, en
se voyant ainsi bafoués par leur fils.
Une lettre de cachet leur en fit raison et exila le
mauvais plaisant en Lorraine.
Mais il n'y était pas depuis six mois que son père
mourut, forcé à son grand regret de lui laisser son immense
fortune.
Ce fut alors qu'il résolut, pour s'amuser, de publier
l'Almanach des Gourmands, dont, pendant huit ans, il
soutint la publication et la vogue à lui tout seul.
Vous vous rappelez certainement un des hommes les
plus agréables de figure et de manières que nous ayons
connus, M. le marquis de Cussy. Celui-là était un de ces
apôtres auxquels il ne manque rien pour faire des
prosélytes: sa religion portait avec une égale
reconnaissance, affectueuse et pleine de respect, sur les
bienfaits qu'il avait reçus de Marie- Antoinette, et sur
l'affection que lui témoignait Napoléon. Un des types les
plus élégants de la gastronomie de l'époque, il en a été le
dernier. C'était un véritable gentilhomme, qui avait d'abord
dépensé une immense fortune patrimoniale et de
magnifiques émoluments: il croyait à la durée de l'empire
napoléonien. Lorsque le dieu fut renversé, quoiqu'il n'eût ni
rentes ni économies, il ne chercha point d'autre autel, et il fut
chargé de reconduire Marie-Louise à Vienne.
Marie-Louise l'aimait beaucoup, charmée par ses belles
manières; mais lui, lorsqu'il s'aperçut qu'elle n'aimait point
Napoléon, qu'elle paraissait même ravie de la façon dont
les choses avaient tourné, il demanda, malgré les
instances qu'on lui faisait pour rester à Parme, la
permission de revenir à Paris.
Il y arriva le 20 mars, le même jour que Napoléon. Il
avait été préfet du palais. Le 21, Napoléon le retrouva à son
poste.
On sait que ce dernier règne de Napoléon ne dura que
trois mois. Après Waterloo, M. de Cussy se trouva plus
compromis que jamais; par M. de Lauriston il obtint une
petite place.
Louis XVIII, sachant que M. de Cussy avait été préfet
du palais sous l'empire, refusait à M. de Lauriston; mais
lorsqu'il sut que c'était M. de Cussy qui, le premier, avait
trouvé le mélange de la fraise, de la crème et du vin de
Champagne, toutes les difficultés furent aplanies, et il
écrivit de sa main royale au-dessous de la demande:
Accordée.
Nous le vîmes alors atteindre à la vieillesse sans
que rien parût dérangé dans sa fortune, car ni la sérénité de
son front, ni la limpidité de son caractère n'avaient changé.
L'estomac ni l'esprit de M. de Cussy n'ont jamais
bronché; personne ne causait mieux que lui de tout ce qu'il
avait vu, de tout ce qu'il avait entendu, de tout ce qu'il avait
appris.
Les autres gastronomes de l'époque, ceux avec
lesquels et dans lesquels s'éteignit peu à peu la gastronomie,
étaient le comte d'Aigrefeuille, M. de Cobentzel,
longtemps ambassadeur à Paris, inventeur d'un entremets
nommé le Koukoff Camerani, le savant médecin Gastaldi,
le musicien Paer et le banquier Hoope.
La gastronomie était déjà tellement malade à cette
époque, que le retour au trône d'un roi gastronome ne put
faire grand-chose pour elle. Louis XVIII revint, et si l'on
veut se faire une idée de la différence qu'il y avait de sa
table avec celle de son prédécesseur, à qui six plats
suffisaient, nous mettrons sous les yeux de nos lecteurs le
menu du premier dîner qui lui fut donné à son arrivée à
Compiègne.
EN MAIGRE :
QUATRE POTAGES.
Potage de poisson à la provençale.
Nouilles à l'essence de racines.
Potage à la d'Artois à l'essence de
racines.
Filets de lottes aux écrevisses.
QUATRE RELEVES DE POISSON.
Darne d'esturgeon au beurre de
Montpellier.
Turban de filets de merlans à la Conty.
Escalopes de morue à la provençale.
La orly de filets de carrelets.
Caisse d'huîtres aux fines herbes.
Escalopes de barbue en croustade.
Croquettes de brochets à la Béchamel.
Vol-au-vent garni de brandade de morue
aux truffes.
Filets de soles à la Dauphine.
Orly de filets de carrelets.
QUATRE GROSSES PIECES.
Turbot au beurre d'anchois.
Grosse anguille à la régence.
Bar à la vénitienne.
Saumon sauce aux huîtres.
TRENTE-DEUX ENTREES.
Les croquettes de brochets.
Raie bouclée à la hollandaise.
Bayonnaise de filets de soles.
Quenelles de poisson à l'italienne.
Grondins grillés, sauce au beurre.
La brandade de morue.
Plies à la poulette.
Pâté chaud de lamproies.
Pluviers de mer en entrée de broche.
Brême à la maître d'hôtel.
Les filets de soles à la Dauphine.
Perches au vin de champagne.
QUATRE GROSSES PIECES
D'ENTREMETS.
L'ermitage indien.
Le pavillon rustique.
Le pavillon hollandais.
L'ermitage russe.
QUATRE PLATS DE ROTS POUR
LES CONTRE-FLANCS.
Aiguillettes de goujons.
Filets de poules d'eau à la
bourguignonne.
Eperlans à l'anglaise.
Turbot au beurre d'anchois.
Escalopes de truites aux fines herbes.
Sauté de filets de plongeons au
suprême.
Vol-au-vent de poisson à la Nesle.
Petites caisses de foies de lottes.
La grosse anguille de la régence.
Blanquette de turbot à la Béchamel.
Pain de carpes au beurre d'écrevisses.
Salade de filets de brochets aux laitues.
Filets d'aloses à l'oseille.
Le bar à la vénitienne.
Papillotes de surmulets à la d'Uxelles.
Boudins de poisson à la Richelieu.
Vives froides à la provençale.
Sauté de lottes aux truffes.
Saumon, sauce aux huîtres.
Rougets à la hollandaise.
Filets de sarcelles à la bigarade.
Timbale de macaroni garnie de
laitances.
Emincés de turbotins gratinés.
Truffes à la serviette.
Petits Bateaux à la Pithiviers.
Les aiguillettes de goujons.
Gâteau renversé au gros sucre.
Truffes à l'italienne.
Pudding au vin de Malvoisie.
Choux-fleurs au parmesan.
Les poules de mer
Petits soufflés de fécule.
Poules de mer.
Sarcelles au citron.
Petites truites au bleu.
TRENTE-DEUX ENTREMETS.
L'ermitage indien.
Laitues au jus de racines.
Blanc-manger à la crème.
Buisson de homards.
Gâteaux glacés à la Condé.
Le pavillon rustique.
Céleri à l'essence maigre.
Gelée de punch.
Oeufs brouillés aux truites.
Petits nougats de pommes.
Le pavillon hollandais.
Concombres au velouté.
Gelée de café moka.
Oeufs pochés aux épinards.
Génoises en croissant perlées.
L'ermitage russe.
Cardes au jus d'esturgeon.
Pommes au riz glacées.
Oeufs pochés à la ravigote.
Gelée de citrons moulée.
Champignons à l'espagnole.
Les sarcelles au citron.
Gâteaux glacés aux pistaches.
Crevettes en hérisson.
Fromage bavarois aux abricots.
Pommes de terre à la hollandaise.
Les petites truites au bleu.
Panachées en diadème au gros sucre.
Petites omelettes à la purée de
champignons.
Gelée des quatre fruits.
Salsifis à la ravigote.
POUR EXTRA, DIX ASSIETTES
DE PETITS SOUFFLES EN CROUSTADES.
Soufflés aux macarons amers.
Soufflés à l'orange.
DESSERT.
8 Corbeilles et 10 corbillons.
12 assiettes montées.
10 compotiers.
24 assiettes et 6 jattes.
On racontait que Louis XVIII, dans ses dîners, et
même dans ses dîners en tête-à-tête avec M. d'Avaray,
épuisait les mystères du luxe le plus recherché.
Les côtelettes ne se cuisaient pas simplement sur le gril,
mais entre deux autres côtelettes; on laissait au mangeur le
soin d'ouvrir lui-même cette merveilleuse cassolette, d'où
s'échappaient tout à la fois le jus et le parfum le plus
délicat.
Des ortolans étaient cuits dans le ventre de perdreaux
capitonnés de truffes, de sorte que Sa Majesté hésitait
parfois pendant quelques minutes entre l'oiseau délicat et le
légume parfumé.
Il y avait un jury dégustateur pour les fruits qui
devaient être servis sur la table royale, et M. Petit-Radel,
bibliothécaire de l'Institut, était dégustateur des pêches.
Un jour, un jardinier de Montreuil, ayant obtenu par des
greffes artistement combinées des pêches de la plus belle
espèce, voulut en faire hommage à Louis XVIII; mais il
fallait passer par le dégustateur juré. Il se présenta donc à la
bibliothèque de l'Institut, demanda M. Petit-Radel,
tenant à la main une assiettée de quatre magnifiques
pêches.
On lui fit quelques difficultés: M. le bibliothécaire
travaillait à un ouvrage excessivement pressé. Le jardinier
insista demandant seulement qu'on lui laissât passer
l'assiette, les pêches et l'avant-bras en travers de la porte.
Au bruit que fit cette opération, M. Petit-Radel rouvrit
ses yeux, qui s'étaient béatiquement fermés sur un
manuscrit gothique.
A la vue de ces pêches qui semblaient venir à lui
toutes seules il poussa un cri de joie et répéta deux fois:
«Entrez! entrez!»
Notre jardinier annonça le but de sa visite, et la
jubilation du gastronome reparut sur les traits du savant
qui, s'allongeant dans son fauteuil, les jambes croisées, les
mains jointes, se prépara dans un doux recueillement, par
un mouvement sensuel d'épaules au jugement important
qu'on réclamait de lui.
Notre jardinier demanda un couteau d'argent; il coupa
en quatre au hasard une des pèches, en piqua une tranche à
la pointe du couteau, et la présenta gaiement à la bouche de
M. Petit-Radel, en lui disant:
«Goûtez l'eau».
Les yeux fermés, le front impassible, tout plein de
l'importance de ses fonctions, M. Petit-Radel, goûte l'eau
sans mot dire.
L'anxiété se peignait dans les yeux du jardinier, quand
après deux ou trois minutes, ceux du juge s'entrouvrirent.
«Bien! très bien! mon ami», furent les seules paroles
qu’il put prononcer.
Aussitôt la seconde tranche est présentée comme la
première; seulement le jardinier dit d'un ton plus assuré:
«Goûtez la chair».
Même silence, même gravité de la part du docte
gourmand; mais cette fois le mouvement de la bouche était
plus sensible, car il mâchait.
Enfin, après une inclination de tête:
«Ah! très bien! très bien!» dit-il.
Vous croyez peut-être que la supériorité de la pêche
était constatée et que tout était dit? Point.
«Goûtez l'arôme,» dit le jardinier.
L'arôme fut trouvé digne de la chair et de l'eau. Alors le
jardinier, qui était passé peu à peu de l'attitude de suppliant
à celle de triomphateur, présenta le dernier morceau, et
avec une teinte d'orgueil et de satisfaction qu'il ne
dissimulait plus:
«Maintenant, dit-il, goûtez le tout».
Inutile de dire que ce dernier morceau eut le même
succès que les autres. M. Petit-Radel, alors, s'avança près
du jardinier, les yeux humides d'émotion, le sourire sur les
lèvres, et lui prenant les mains avec la même effusion
qu'il eût fait pour un artiste:
«Ah! mon ami, lui dit-il, c'est parfait, je vous fais mon
compliment bien sincère, et dès demain vos pêches seront
servies sur la table du roi».
Louis XVIII ne s'illusionnait pas, il voyait avec
douleur la gourmandise s'éloigner.
«Docteur, disait-il un jour à Corvisart, la gastronomie
s'en va, et avec elle les derniers restes de la vieille
civilisation. Ce sont les corps organisés, comme les
médecins, qui devraient faire tous leurs efforts pour
empêcher la société de se dissoudre. Autrefois, la France
était couverte de gastronomes, parce qu'elle était couverte de
corporations dont les membres ont été anéantis ou
dispersés. Plus de fermiers généraux, plus d'abbés, plus de
moines blancs: tout le corps des gastronomes réside en
vous autres médecins qui êtes gourmands par
prédestination; soutenez avec plus de fermeté le poids dont
la destinée vous charge. Puissiez-vous essuyer le sort des
Spartiates au passage des Thermopyles».
Louis XVIII, fin mangeur, méprisait profondément
Louis XVI, son frère, grossier mangeur, qui, en mangeant,
accomplissait, non pas un acte intellectuel et raisonné, mais
tout brutal.
Quand Louis XVI avait faim, il fallait qu'il mangeât.
Le jour du 10 août, lorsqu'il alla demander un asile à la
Convention, on le mit dans la loge, je ne dirai pas du
sténographe, il n'y avait pas encore de sténographe à cette
époque, mais de l'homme chargé de rendre compte de la
séance.
A peine y fut-il, que la faim le prit, et qu'il demanda
instamment à manger.
La reine insista, afin qu'il ne donnât pas cet étrange
exemple d'insouciance et de gloutonnerie; il n'y eut pas
moyen de lui faire entendre raison: on lui apporta un poulet
rôti dans lequel il mordit à même, sans paraître s'inquiéter
de la grave discussion de vie et de mort qui s'élevait sur lui.
Que lui importait? il vivait.
«Je pense donc je vis», disait Descartes.
«Je vis puisque je mange», disait Louis XVI.
Le repas dura jusqu'à ce qu'il ne restât plus ni une
bribe du poulet, ni une miette du pain.
On connaissait si bien chez lui cette tendance à la
boulimie, que Camille Desmoulins, calomnie odieuse dans
un semblable moment, annonça qu'il avait été arrêté parce
qu'il n'avait pas voulu traverser Sainte-Menehould sans
manger des fameux pieds de cochon de cette ville. Or, tout
le monde sait que ce n'est point à Sainte- Menehould que
Louis XVI a été arrêté, mais à Varennes, et que les pieds de
cochon ne sont pour rien absolument dans cette arrestation.
Les plus grandes plaintes de Louis XVI et des gens de
son service au Temple portent sur la façon dont on avait
restreint ses repas.
Nous avons parlé de Barras comme d'un gastronome
distingué.
Barras, qu'on appelait le beau Barras, avait, dans les
dîners qu'il donnait, un soin tout particulier des femmes;
sur un millier de menus que nous avons devant les yeux, il
y en a un signé Barras, dans lequel nous trouvons cette
note curieuse écrite de sa propre main:
CARTE DINATOIRE
POUR LA TABLE DU CITOYEN DIRECTEUR ET GENERAL BARRAS
LE DECADI 30 FLOREAL.
Douze personnes.
1 potage. 2 plats de rôt.
1 relevé. 6 entremets.
6 entrées. 1 salade.
24 plats de dessert.
Le potage aux petits oignons à la ci-devant minime.
Le relevé, un tronçon d'esturgeon à la broche.
LES SIX ENTREES:
1 d'un sauté de filets de turbot à l'homme de confiance, ci- devant
maître d'hôtel.
1 d'anguilles à la tartare.
1 de concombres farcis à la moelle.
1 vol-au-vent de blanc de volaille à la Béchamel.
1 d'un ci-devant Saint-Pierre sauce aux câpres.
1 de filets de perdrix en anneaux.
LES DEUX PLATS DE ROTS:
1 de goujons du département.
1 d'une carpe au court-bouillon.
LES SIX ENTREMETS:
1 d'oeufs à la neige.
1 de betteraves blanches sautées au jambon.
1 d'une gelée au vin de Madère.
1 de beignets de crème à la fleur d'oranger.
1 de lentilles à la ci-devant reine à la crème au blond de veau.
1 de culs d'artichauts à la ravigote.
1 salade céleri en rémoulade.
Trop de poisson. Otez les goujons. Le reste est bien. Qu'on
n'oublie pas encore de mettre des coussins sur les sièges pour les
citoyennes Tallien, Talma, Beauharnais, Hainguerlot et Mirande. Et
pour cinq heures précises.
Signé: BARRAS.
Faites venir des glaces de Veloni, je n'en veux pas d'autres.
La galanterie de Barras a-t-elle rejailli sur sa réputation?
Les femmes l'ont pris sous leur protection, et, du directeur et
du général, est resté l'élégant, le beau Barras. De sa
corruption, des millions qu'il a soutirés à la France, il n'en a
point été question. Que d'absolutions il y a de cachées sous
ces mots:
«Mettez des coussins sous les sièges des
citoyennes Tallien, Talma, Beauharnais, Hainguerlot et
Mirande».
Mlle Contat se fit une réputation de maison élégante, en
ordonnant de servir les plats chauds dans des assiettes
chaudes.
Le long règne de Louis XV fut monotone comme
cuisine. M. de Richelieu jeta seul quelques variétés sur ces
parfums, sur ces fleurs, sur ces fruits, toujours les mêmes;
il inventa les boudins à la Richelieu, les bayonnaises, que
nos restaurateurs s'acharnent à appeler des mahonnaises,
sous prétexte qu'elles ont été exécutées la veille ou le
lendemain de la prise de Mahon.
Il est vrai que nous avons eu à côté de cela la sauce
Béchamel et les côtelettes Soubise.
Cela parut d'autant plus long, que l'on sortait de cette
spirituelle époque présidée par le régent, où tout le monde
était jeune, avait de l'esprit et un bon estomac.
La régence fut l'époque charmante de la France:
pendant sept ou huit ans, on vécut pour boire, aimer,
manger; puis un beau soir que le régent causait avec Mme de
Falaris, son petit corbeau, comme il l'appelait, le régent, se
sentant la tête lourde, la posa sur l'épaule de la belle
courtisane en lui disant:
«Croyez-vous aller en enfer, ma belle amie?
- Si j'y vais, j'espère bien vous y retrouver,» dit-elle.
Le régent ne répondit pas.
Il y était!
Le régent mort, M. le prince lui succéda: c'était un
vilain borgne, venant du mauvais côté de la maison de
Condé; il avait reçu de la nature cette somme de vertus qui
empêche les princes d'être pendus, non point parce qu'ils
sont honnêtes gens, mais parce qu'ils sont princes. Lui et sa
maîtresse, la fille du traitant Pléneuf, mirent à peu près un
an à manger ce qui restait d'argent dans les coffres de la
France; puis, comme l'argent manquait, ils se mirent à
manger la France elle-même.
On mangea donc beaucoup sous la régence de M. le
prince; mais on ne mangea pas bien.
Un homme d'esprit, médecin homéopathe, me disait un
jour qu'on trouve dans les variations de la nourriture des
peuples les différentes phases médicales.
Ainsi, sous Louis XIV, époque pendant laquelle la
France se nourrit d'une manière incrassante, où le café n'est
pas encore en usage, où le thé n'est pas à la mode, où le
chocolat est à peine inventé, on engraisse, et toute maladie,
disent les médecins, vient des humeurs.
Alors arrive la médecine de M. Fagon.
Inutile de dire que le Fagon de Louis XIV et le
Purgon de Molière, c'est le même homme: saigner, purger,
clysterium donare.
Louis XIV se purgeait deux fois par mois, ce qui lui
débarrassait en même temps l'estomac et la tête, et le rendait
de si belle humeur, que c'était le 15 et le 30, au sortir de
ses water- closets, que les solliciteurs l'attendaient avec leurs
placets.
Cette médecine dura tant bien que mal une centaine
d'années.
Puis vint un homme de génie, qui fit à la fois la gloire
et le malheur de la France.
Napoléon Ier.
Il tomba: cinquante mille officiers se répandirent alors
sur la surface de la France, n'ayant plus d'avenir que celui
des conspirations, le sang brûlé par la haine, et s'occupant à
renverser le gouvernement tout en buvant du café, de
l'eau-de-vie et du punch.
Alors parut Broussais, homme de génie s'il en fut, qui,
de même que Fagon avait dit: tout est dans les humeurs,
purgeons; dit: tout est dans le sang, saignons.
Et il saigna, et pendant toute une période on saigna ces
conspirateurs au sang brûlé par la haine, par le punch et le
café; on saigna non seulement avec la lancette, mais avec le
poignard, mais avec le fer de l'échafaud.
Au règne de Louis XVIII, la Chambre introuvable fut
presque une période de la Terreur. Seulement on l'appela la
Terreur blanche.
Ensuite vinrent le règne d'un instant de Charles X, et la
Révolution de 1830. La République pointa, comme les épis
en avril.
Mais les esprits étaient tournés à la spéculation; et au
milieu des derniers disciples du dieu Gaster, qui allaient
tous les jours se disciplinant dans les salles à manger des
ministres, naquirent les adeptes de la Bourse, qui firent
succéder les inquiétudes de la hausse et de la baisse
aux terribles transes des conspirations.
Ceux qui perdaient - et ceux qui perdent paraissent
toujours plus nombreux que ceux qui gagnent - rentraient
chez eux avec des frémissements nerveux qui se fixaient
dans les yeux, sur le front ou dans la bouche; leurs femmes
et leurs filles, en voyant sans cesse des gens ennuyés et
souffrants, bâillaient à se démonter la mâchoire.
On leur demandait ce qu'elles avaient, elles n'osaient
répondre: mon père, ou mon mari, est assommant; elles
répondaient: j'ai mes nerfs.
A ce moment, le médecin homéopathe allemand
Hahnemanm fit son entrée dans cette société voltaisée, et de
même que Fagon avait dit: tout est dans les humeurs,
purgeons; que Broussais avait dit: tout est dans le sang,
saignons; Hahnemann dit: tout est dans les nerfs, calmons;
et l'homéopathie fit ses premiers pas dans la carrière lente,
calme et invisible, qu'elle est appelée à parcourir.
Nous arrivâmes en même temps qu'elle, et nous eûmes
l'honneur d'être ses contemporains. Contemporains assez
embarrassés quant à nos opinions politiques, nous ne
pouvions être napoléoniens, Napoléon étant deux fois
tombé du trône au milieu des malédictions de nos mères;
nous ne pouvions être Bourbonniens, Louis XVIII étant
mort avec la réputation d'un homme sans coeur qui n'avait
jamais pardonné et Charles X ayant été chassé avec la
réputation d'un roi fainéant et imbécile. Nous ne savions
pas beaucoup d'histoire de France, mais nous savions
cependant que les rois, par la fainéantise et l'imbécillité,
remontaient à leur source.
On venait de nous en confectionner un qui devait être
le modèle des rois, ayant été fait par ce qu'il y avait de plus
riche et de plus intelligent en France. Nous ne pouvions
pas encore être fanatiques de celui-là, attendu qu'il n'avait
pas fait ses preuves.
Il nous restait donc deux choses à aimer: la liberté et
l'art. Nous nous jetâmes dans cette religion nouvelle qui
nous séduisait par deux mots inconnus jusque là.
Il n'y avait presque pas eu d'art, mais il n'y avait pas eu
de liberté du tout.
On sentait l'intelligence de la patrie menacée: il y eut,
comme en 92, des enrôlements volontaires.
Aucun de ces nouveaux soldats de l'art et de la
liberté n'était riche; quelques uns avaient des places de 1
000 à 1 500 francs.
Cent louis étaient un de ces résultats que les plus
hautes ambitions n'osaient espérer. Mes appointements
les plus élevés ont monté, et montaient, lorsque je donnai
ma démission le 8 août 1830, à 166 fr. 66 c. par mois.
Combien gagniez-vous, mon cher ami? vous ne
deviez pas être bien riche non plus.
Le moyen, avec 4 ou 5 francs par jour, de penser à la
gastronomie? non! il fallut penser au plus pressé, il fallut
penser à vivre avant de penser à manger.
Chacun de nous se trouva alors comme un homme qui
se serait endormi dans une plaine inconnue.
Au jour naissant, il s'éveillait et se trouvait dans un air
plein de brouillards qui s'effaçaient peu à peu, et qui
laissaient distinguer à chacun la route qu'il devait suivre.
Un an après on disait:
Que fait Lamartine? - Ses Nouvelles Méditations.
Que fait Hugo? - Marion Delorme.
Que fait Méry? - La Villéliade.
Que fait de Vigny? - La Maréchale d'Ancre.
Que fait Barbier? - Ses Iambes.
Que fait de Musset? - Ses Contes d'Espagne et d'Italie.
Que fait Roger de Beauvoir? - L'écolier de Cluny.
Que fait Janin? - Barnave.
Que fait Dumas? - Il répète Henri III.
Et c'est ainsi que chacun de nous avait trouvé la route
qu'il devait poursuivre.
Quelques-uns cependant avaient des tendances vers
la gastronomie. Ce n'étaient pas les travailleurs: c'étaient
des gens d'esprit, c'était Véron, c'était Nestor Roqueplan,
c'était Vieil-Castel, c'était Roger, c'était Romieu, c'était
Rousseau.
Un seul était assez riche ou gagnait assez d'argent, ce
qui revient à peu près au même, pour se faire beau
mangeur d'ancienne roche, c'est- à-dire gastronome; les
autres prirent le milieu, et, n'étant pas assez riches pour se
livrer à la gastronomie, se firent gourmets ou gourmands;
enfin ceux qui gagnaient de l'argent par secousses, selon
qu'un vaudeville réussissait ou qu'ils entamaient une série
d'articles à un journal, se firent viveurs.
Véron vécut constamment au café de Paris, donnant de
grands dîners, au fur et à mesure que sa fortune grandissait,
mais les donnant chez lui.
Romieu, de Vieil-Castel, Roger de Beauvoir,
mangeaient sur le boulevard, indifféremment au café
Anglais, à la Maison-d'Or, chez Vachette, chez Grignon,
etc.; les autres, où ils pouvaient. Ceux-là, d'ailleurs, étaient
plutôt des buveurs que des mangeurs; ils poursuivaient
plutôt la ligne des ivrognes que celle des gourmands. Mais
tous, il faut le dire, étaient de charmants esprits, qui
fondèrent la société de 1830 à 1850.
Tout Paris a connu les hommes que je viens de
nommer; et puisqu'ils ont été connus de tout Paris, ils ont
été connus du monde entier.
Eh bien, l'habitude des dîners et des soupers, la seule
que je regrette était tellement perdue chez nous, que pas
une seule fois tous ces hommes d'un esprit si élevé, si
charmant, si cultivé, n'eurent l'idée de se réunir dans un
dîner, et je ne crois pas qu'une seule fois ils se trouvèrent
tous ensemble.
Désaugier, en mourant, avait emporté avec lui, dans sa
tombe, la clef du dernier Caveau.
Je me rappelle cependant une anecdote qui prouve
qu'il restait parmi nous de dignes successeurs des Grimod
et des Cussy.
Le vicomte de Vieil-Castel, frère du comte Horace de
Vieil- Castel, l'un des plus fins gourmet de France, hasarda
un jour, dans une réunion moitié artiste, moitié gens du
monde, cette proposition:
«Un homme seul peut manger un dîner de cinq cents
francs».
On se récria:
«Impossible!
- Il est bien entendu, reprit le vicomte, que dans le mot
manger est sous entendu le mot boire.
- Parbleu! firent les assistants.
- Eh bien! je dis qu'un homme, quand je dis un homme,
je ne parle pas d'un charretier, n'est-ce pas? je sousentends
un gourmet, un élève de Montron ou de
Courchamps; eh bien, je dis qu'un gourmet, un élève de
Montron ou de Courchamps peut manger un dîner de cinq
cents francs.
- Vous, par exemple?
- Moi ou tout autre.
- Pourriez-vous?
- Parfaitement.
- Je tiens les cinq cents francs, dit un des assistants.
Voyons, établissons bien les faits.
- Rien de plus simple à établir: je dîne au café de Paris,
je fais ma carte comme je l'entends, et je mange pour cinq
cents francs à mon dîner.
- Sans rien laisser sur les plats ni dans les assiettes?
- Si fait, je laisse les os.
- Oh! c'est trop juste.
- Et quand le pari aura-t-il lieu?
- Demain, si vous voulez.
- Alors vous ne déjeunez pas? demanda un des
assistants.
- Je déjeunerai comme à mon ordinaire.
- Soit. Demain à sept heures, au café de Paris».
Le même jour le vicomte alla dîner comme de coutume
au restaurant fashionable; puis après le dîner, pour ne pas
être influencé par des tiraillements d'estomac, le vicomte se
mit en devoir de dresser sa carte du lendemain.
On fit venir le maître d'hôtel. C'était en plein hiver: le
vicomte indiqua force fruits et primeurs. La chasse était
fermée: il voulut du gibier.
Le maître d'hôtel demanda huit jours.
Le dîner fut remis à huit jours. A la droite et à la gauche
de la table du vicomte devaient dîner les juges du camp.
Le vicomte avait deux heures pour dîner: de 7 à 9.
Il pouvait à son choix parler ou ne point parler.
A l'heure fixée, le vicomte entra, salua les juges du
camp et se mit à table.
La carte était un mystère pour les adversaires; ils
devaient avoir le plaisir de la surprise. Le vicomte s'assit.
On lui apporta douze douzaines d'huîtres d'Ostende, avec
une demi-bouteille de Johannisberg.
Le vicomte était en appétit: il redemanda douze autres
douzaines d'huîtres d'Ostende et une autre demi-bouteille
du même cru.
Puis vint un potage aux nids d'hirondelles, que le
vicomte versa dans un bol et but comme un bouillon.
«Ma foi, messieurs, dit-il, je me sens en train
aujourd'hui, et j'ai bien envie de me passer une fantaisie.
- Faites, pardieu? vous en êtes bien le maître.
- J'adore les biftecks aux pommes.
- Messieurs, pas de conseils, s'il vous plaît, dit une
voix.
- Bah! garçon, dit le vicomte, un bifteck aux pommes».
Le garçon, étonné, regarda le vicomte.
«Eh bien! dit celui-ci, vous ne comprenez pas?
- Si fait, mais je croyais que monsieur le vicomte avait
fait sa carte?
- C'est vrai, mais c'est un extra que je me passe; je le
payerai à part».
Les juges du camp se regardaient. On apporta le
bifteck aux pommes, que le vicomte dévora jusqu'à la
dernière rissole.
«Voyons! le poisson maintenant!»
On apporta le poisson.
«Messieurs, dit le vicomte, c'est une ferra du lac de
Genève; ce poisson ne se trouve que là; mais cependant on
peut s'en procurer. On me l'a montré ce matin pendant que
je déjeunais; il était encore vivant, on l'a transporté de
Genève à Paris dans l'eau du lac. Je vous recommande la
ferra, c'est un manger délicieux».
Cinq minutes après, il n'y avait plus sur l'assiette que les
arêtes de la ferra.
«Le faisan, garçon! dit le vicomte».
On apporta un faisan truffé.
«Une seconde bouteille de Bordeaux, même cru».
On apporta la seconde bouteille.
Le faisan fut troussé en dix minutes.
«Monsieur, dit le garçon, je crois que vous avez fait
erreur en demandant le faisan truffé avant le salmis
d'ortolans.
- Ah! c'est pardieu vrai! Par bonheur, il n'est pas dit
dans quel ordre les ortolans seront mangés, sans quoi
j'avais perdu. Le salmis d’ortolans! garçon».
On apporta le salmis d'ortolans.
Il y avait dix ortolans, le vicomte en fit dix bouchées.
«Messieurs, dit le vicomte, ma carte est bien simple.
Maintenant des asperges, des petits pois, un ananas et des
fraises. En vin: une demi-bouteille de Constance, une
demi-bouteille de Xérès retour de l'Inde. Puis le café et les
liqueurs, bien entendu».
Chaque chose vint à son tour: légumes et fruits, tout fut
mangé consciencieusement; vins et liqueur, tout fut bu
jusqu'à la dernière goutte.
Le vicomte avait mis une heure quatorze minutes à faire
son dîner.
«Messieurs, dit-il, les choses se sont-elles passées
loyalement?».
Les juges du camp attestèrent.
«Garçon, la carte!»
On ne disait pas encore l'addition à cette époque.
Le vicomte jeta un coup d'oeil sur le total, et passa la
carte aux juges du camp.
Voici cette carte:
f. c.
Huîtres d'Ostende, vingt-quatre douzaines. 30
Soupe aux nids d'hirondelles................. 150
Bifteck aux pommes.............................. 2
Ferra du lac de Genève.......................... 40
Faisan truffé........................................... 40
Salmis d'ortolans.................................... 50
Asperges................................................. 15
Petits pois............................................... 12
Ananas.................................................... 24
Fraises.................................................... 20
Vins.
Johannisberg, une bouteille....................... 24
Bordeaux, grands crus, deux bouteilles..... 50
Constance, une demi-bouteille................... 40
Xérès retour de l'Inde, une demi-bouteille. 50
Café, liqueurs............................................. 1, 50
Total................... 548, 50
On vérifia l'addition, elle était exacte.
On porta la carte à l'adversaire du vicomte, qui dînait
dans le cabinet du fond.
Il parut au bout de cinq minutes, salua le vicomte, tira
de sa poche six billets de mille francs et les lui présenta.
C'était le montant du pari.
«Oh! Monsieur, dit le vicomte, cela ne pressait pas;
peut-être, d'ailleurs, eussiez-vous désiré votre revanche.
- Vous me l'eussiez donnée?
- Sans doute.
- Quand cela?
- Tout de suite».
Vous rappelez-vous notre pauvre Roger, je ne dirai pas
le plus spirituel de nous tous - là où vous étiez, cher ami, là
où était Méry, il n'y avait pas plus spirituel que les maîtres
en esprit que je viens de nommer - mais un des plus
spirituels et à coup sûr le plus bruyant de nous tous.
J'ai fait sur lui une observation que je donne comme
avis aux amateurs: depuis le commencement jusqu'à la fin
du dîner, il ne buvait en général que du vin de Champagne
glacé; aussi dans le commencement des repas, quand les
autres ne s'occupaient que de satisfaire leur appétit, lui
s'occupait de les amuser par ses contes sans fin et ses
anecdotes insensées; au fur et à mesure que le dîner
s'avançait et que les autres convives commençaient à
s'animer, lui devenait sérieux, taciturne, quelquefois
morose; je l'ai vu s'endormir.
Est-ce que le vin de Champagne, qui est excitant dans
ses premiers effets, serait stupéfiant dans ceux qui suivent?
Ce serait un mauvais tour que rendrait le gaz acide
carbonique qu'il contient.
Pourquoi, tout au contraire, l'esprit de Méry, qui ne
buvait que du vin de Bordeaux, et en assez petite
quantité, allait-il croissant pendant tout le repas et
s'aiguisait-il à mesure qu'il en buvait?
Vous avez peu connu, je crois, ces deux viveurs
fraternels - Romieu et Rousseau - qui ont commencé
comme Damon et Pythias, et qui ont fini comme Etéocle et
Polynice.
Encore un crime de la politique: une souspréfecture
était passée entre eux.
Pendant dix ans, Paris retentit des exploits rivaux de
Rousseau et de Romieu; tous les matins c'était une histoire
nouvelle que l'on racontait, et qui était le résultat de leur
imagination gastronomique.
La veille au soir, Romieu était entré chez un
marchand épicier, il avait demandé une livre de
chandelles, les avait fait couper par morceaux de dix
centimètres, en avait fait affiner les bouts, les avait placés
sur le comptoir, avait demandé une allumette et y avait mis
le feu.
L'épicier l'avait regardé faire avec autant de curiosité
que d'étonnement.
Puis il prit son chapeau qu'il avait déposé sur le
comptoir:
«Eh bien, Monsieur? lui demanda l'épicier.
- Quoi? dit Romieu.
- Vous vous en allez?
- Sans doute, je m'en vais.
- Sans payer?
- Où serait la farce si je payais?»
L'épicier voulait courir après lui; mais il fallait passer
pardessus le comptoir, et Romieu courait bien.
Un autre jour on disait:
«Vous ne savez pas ce qu'a fait Rousseau cette nuit?
- Non; qu'a-t-il fait?
- Il se présente au magasin des Deux-Magots, et
demande à parler au maître de l'établissement.
«Le maître est couché.
«N'importe! la chose est si grave, qu'il faut l'introduire
dans sa chambre, afin qu'il puisse lui dire deux mots sans
témoins; les commis se consultent; l'un d'eux prend sur lui
d'entrer dans la chambre à coucher; un instant après il sort:
le Monsieur peut entrer.
«Rousseau entre et trouve le commerçant dans le
costume de l'emploi, c'est à-dire les yeux bridés et en
bonnet de coton:
«Monsieur, dit Rousseau au négociant qui le regarde
avec stupéfaction, j'ai une communication de la plus haute
importance à faire à votre associé.
«- Mais, Monsieur, répond le négociant, je n'ai pas
d'associé.
«- Mais, Monsieur, dit Rousseau, alors on ne prend pas
pour enseigne Aux Deux-Magots, c'est tromper le public.
«Et, se retirant avec la même politesse qu'il était entré,
il laisse le digne négociant tout abasourdi, ne sachant pas
s'il dort ou s'il rêve».
Un soir, la garde ramasse Rousseau ivre-mort au coin
d'une borne, la tête appuyée à la muraille; un lampion
brûlait à son côté.
Il avait soupé avec Romieu, tous deux étaient sortis
du cabaret fort étourdis; l'air ayant plus de prise sur
Rousseau que sur Romieu, le premier avait fait trois ou
quatre faux pas.
Romieu, qui vit qu'en sa qualité de moins ivre des deux,
il allait être forcé de reconduire Rousseau jusque chez lui,
avait résolu de s'épargner cette peine.
Il acheta un lampion, qu'il paya cette fois, chez un
épicier, coucha Rousseau au coin d'une borne, alluma le
lampion, qu'il posa sur la borne, et s'éloigna en disant:
«Maintenant, dors, fils d'Epicure, ils ne t'écraseront
pas».
C'est dans cette situation que la patrouille l'avait
retrouvé avec quatre ou cinq sous dans la main.
De bonnes âmes, qui l'avaient pris pour un pauvre
honteux, lui avaient fait l'aumône.
Eh bien, ce fut sur ces entrefaites, qu'au milieu des
quinze ou seize changements de gouvernement auxquels
j'ai assisté depuis ma naissance, un gouvernement, qui
probablement avait de la sympathie pour les viveurs donna
une sous-préfecture à Romieu.
La promesse lui en avait été faite; mais Romieu n'en
avait parlé à personne, il n'espérait pas qu'il y eût un
gouvernement qui osât faire de lui un magistrat.
Un beau matin, Rousseau lit dans son journal que
Romieu est sous-préfet.
Depuis longtemps, Rousseau voulait se ranger, et
cherchait une place. Il bondit de joie, court chez Romieu, le
trouve assis sur son lit, le journal à la main:
«Eh bien! lui crie Rousseau, tu es donc sous-préfet?
- Mon cher, ne m'en parle pas, dit Romieu, il faut bien
que ce soit, puisque je le lis dans le journal.
- Ah! tant mieux!
- Pourquoi tant mieux?
- Mais parce que nous allons être les gens les plus
heureux de la terre: je te suis, tu me fais ton secrétaire, et
avec nos appointements nous vivons comme des rois dans
notre petite ville de province.
- Comment! dit Romieu de l'air le plus touchant du
monde, tu te sacrifierais pour moi.
- Je le crois bien!
- Tu me suivrais en exil?
- Trop heureux!
- Eh bien, reviens me voir demain matin, afin que je
tire tout cela au clair, et nous verrons».
Et, les larmes aux yeux, comme s'il était touché du
dévouement de Rousseau, il lui tend les bras. Rousseau s'y
jette, et les deux amis s’embrassent.
Le lendemain, dès le matin, Rousseau arrive:
«Eh bien? demande-t-il.
- Eh bien, mon cher Rousseau! répond Romieu d'une
voix larmoyante.
- Quoi?
- On m'a dit une chose affreuse, qui va empêcher tous
nos beaux projets de s'accomplir.
- Laquelle?
- On m'a dit que tu buvais».
Rousseau le regarda avec stupéfaction, jeta un cri, et
sortit presque épouvanté.
L'un des abîmes du coeur humain, l'hypocrisie, venait
d'être ouvert à ses yeux dans sa plus horrible profondeur.
Voilà comment finit la société des gastronomes et des
buveurs, qui succéda à celle de la Restauration.
Aujourd'hui, de tout ce monde-là, mon cher Janin, il ne
reste plus guère que nous deux, qui n'avons jamais été ni
de vrais buveurs ni de vrais mangeurs; les autres sont
morts: Roger de Beauvoir est mort, Méry est mort, Vieil-
Castel est mort, Romieu est mort, Rousseau est mort, de
Musset est mort, de Vigny est mort. La joyeuse nappe de
1830 est devenue en 1869 un drap mortuaire.
On mangera toujours, mais on ne dînera plus, et surtout
on ne soupera plus.
Vers 1844 ou 1845, il me prit un remords de laisser
s'en aller ainsi ces bons soupers où l'on avait tant d'esprit et
d'entrain, sans chercher à les retenir.
J'avais pour amis à peu près tous les gens d'esprit de
l'époque: peintres de talent, musiciens en vogue, chanteurs
aimés du public. Je me fis une table de quinze couverts,
j'invitai une fois pour toutes quinze amis à se réunir tous
les mercredis, de onze heures à minuit, chez moi, les
priant, lorsqu'ils ne pourraient pas venir, de me prévenir
trois ou quatre jours d’avance, afin que les absents pussent
être remplacés.
Pourquoi avais-je choisi des soupers au lieu de dîners?
Pourquoi; avais-je indiqué minuit au lieu de sept heures du
soir?
D'abord parce que la plupart de mes convives,
appartenant au théâtre, n'étaient pas libres de leur soirée;
ensuite parce que j'ai remarqué que le souper, étant aussi
éloigné des affaires de la veille que des affaires du
lendemain, laissait à l'esprit toute son indépendance; parce
qu'enfin il y a bien peu de choses qui, ayant pu se faire à
minuit ne puissent se faire à deux heures du matin.
Ces soupers se composaient en général d'un pâté de
gibier, d’un rôti, d'un poisson et d'une salade.
Remarquez que j'aurais dû mettre le poisson avant
le rôti.
A cette époque où je chassais encore, quatre ou cinq
perdreaux, un lièvre et deux lapins faisaient les frais du
pâté. Julien le confectionnait avec un art qui ne s'est jamais
démenti.
J'avais inventé pour les poissons à l'huile une sauce
qui avait le plus grand succès.
Duval me fournissait des rosbeeff qui étaient de
véritables quartiers de boeuf.
Enfin je confectionnais une salade qui satisfaisait
tellement mes convives, que quand Ronconi, un de mes
plus assidus soupeurs, ne pouvait venir, il envoyait
chercher sa part de salade, qu'on lui rapportait, quand il
pleuvait, abritée sous un énorme parapluie, pour qu'aucun
corps étranger ne s'y mêlât.
«Comment», me direz-vous, mon cher Janin, vous qui
êtes si faible en pratique, mais si fort en théorie «comment
pouviez-vous faire d'une salade un des plats importants de
votre souper?»
C'est que ma salade n'était point une salade comme
toutes les salades.
Malheureusement, dans un livre comme celui que
je viens de mettre sous les yeux du public, on ne peut pas
soigner également tous les détails; et je me reproche
d'avoir un peu abandonné l'article salade, et de ne pas lui
avoir donné toute l'importance qu'il mérite.
Revenons sur lui, et parlons d'abord de la salade en
général, avant d'attaquer les différents genres de salades en
particulier; et quand je dis attaquer, comprenez bien que je
me sers d'un mot adopté, voulant dire passer en revue,
mais non faire acte d'hostilité.
Dieu me garde de faire acte d'hostilité contre un genre
de salades quelconque. En matière de cuisine, comme en
littérature, je suis éclectique; comme je suis panthéiste en
matière de religion.
Cependant, comme Sainte-Foy, qui ne pouvait
s'empêcher de dire qu'une bavaroise était un fichu souper, je
ne puis m'empêcher de dire que la salade n'est point une
nourriture naturelle à l'homme, tout omnivore qu'il soit; il
n'y a que les ruminants qui soient nés pour brouter l'herbe
crue; or, la salade, réduite à sa plus simple expression, n'est
que de l'herbe crue. La preuve? c'est que notre estomac ne
digère point la salade, attendu que l'estomac ne sécrète que
des acides, et que l'herbe crue n'est dissoute que par les
alcalins, comme presque tous les aliments respirateurs, qui
traversent l'estomac sans s'inquiéter des sucs gastriques ou
plutôt sans que les sucs gastriques s'occupent d'eux, et qui
vont se recommander, une fois l'estomac traversé, au
pancréas et au foie.
L'homme, à qui Dieu, dit Ovide, a donné un visage
sublime, os sublime, l'homme n'est pas fait pour brouter
l'herbe, mais pour regarder le ciel, toujours au dire du
même Ovide.
Il est vrai que si l'homme passait sa vie à regarder le
ciel, cela le nourrirait encore moins que de manger de
l'herbe.
C'est d'abord le proverbe qui dit d'un imbécile: «Il est
bête à manger du foin». Puis ensuite c'est la conformation
de ses intestins, qui est la même, il faut bien l'avouer, chez
les imbéciles que chez les gens d'esprit.
En fait de cerveau, c'est très différent, ce qui nous
prouve que le cerveau est fait pour autre chose que pour
digérer.
Ainsi, à propos du cerveau, voici les dernières
découvertes de la science:
Le gorille, c'est-à-dire le quadrumane, en a de 450 à 600
grammes;
L'idiot en a 1100 grammes;
Le naturel de la Nouvelle-Zélande, c'est-à-dire l'homme
qui se rapproche le plus du singe, en a 1200;
L'Européen baptisé du nom de philistin par l'étudiant
d'Heidelberg, et du titre de bourgeois par le gamin de Paris,
et qui occupe le degré de l'échelle de l'intelligent qui suit
immédiatement celui du naturel de la Nouvelle- Zélande,
en a l 300;
Buffon en avait l 800;
Napoléon et Cuvier, 2 000;
La cervelle d'un académicien varie de l 300 à l 800,
c'est-à -dire du philistin à Buffon; on pourrait croire que
cela dépend de la lettre par laquelle le nom commence.
Il n'en est rien: les noms de MM. Villemain et de
Viennet commencent tous les deux par un V. Eh bien, il y a
un de ces deux messieurs, je ne veux pas dire lequel, qui a
certainement 200 ou 300 grammes de cervelle de plus que
l'autre; mais tous deux n'ont que 35 à 36 pieds d'intestins
grêles: attendu que ni l'un ni l'autre ne sont prédestinés à
manger de l'herbe crue.
Ce sont les boeufs qui sont destinés à manger de l'herbe
et à concourir pour le Boeuf gras; aussi ont-ils quatre
estomacs et 135 à 140 pieds d'intestins grêles, et encore
est-on obligé, pour les pousser à l,300 kilogrammes, de
leur faire boire jusqu'à 80 litres d'eau par jour, non pas que
l'eau engraisse positivement - n'accréditons pas cette erreur
- mais, en délayant les aliments, elle donne aux organes
de la digestion la faculté d'en extraire et d'en absorber
les parties nutritives.
Le lion et le tigre, qui ne mangent pas d'herbe
crue, mais de la chair vivante, n'ont que quinze pieds
d'intestins grêles, et, comme ils ne boivent pas même un
litre d'eau par jour, ils ne seront jamais gras.
Peut-être me tromperais-je de quelques centimètres sur
la longueur de ce viscère chez les félins; mais je dois vous
avouer qu'il ne m'est jamais venu à l'idée d'aller mesurer
les intestins grêles d'un tigre ou d'un lion.
J'en parle par ouï-dire.
Toute cette digression a pour but de prouver que
l'homme n'est pas né pour manger de la salade, et que c'est
l'excès de la civilisation qui nous a conduits là.
Et ce qui vient à l'appui de mon opinion, c'est que dans
beaucoup de maisons, on fait de la salade un appendice du
rôti.
Mangez donc de la salade avec un cuissot de
chevreuil bien mariné, avec des faisans attendus à point,
avec des bécasses couchées sur leurs rôties!
C'est tout simplement une hérésie culinaire.
Un mets gâte l'autre.
Tous les gibiers de haut goût doivent se manger seuls,
avec la sauce qui ressort logiquement de leur essence.
Mais ce qui est une bien autre hérésie, disons le vrai
mot, ce qui est une impiété culinaire, et remarquez bien
que cette habitude a prévalu sur les meilleures, non, je me
trompe, sur les plus grandes tables, c'est de faire faire la
salade par un domestique!
Quand il faudrait pour cette oeuvre complexe un
médecin, ou tout au moins un chimiste!
Aussi quelles tristes salades! Rappelez vos souvenirs:
avez-vous mangé, dans vos grands dîners en ville, des
salades dans lesquelles un drôle à gants tricotés vous met
deux pincées de sel, une pincée de poivre, une cuillerée de
vinaigre et deux cuillerées d'huile? les plus raffinés y
ajoutent une cuillerée de moutarde.
Et l'on vous sert ce mets insipide, à quel moment?
Au moment où, votre faim aux trois quarts calmée,
vous avez besoin d'un apéritif pour vous rendre l'appétit
perdu.
C'est donc au maître ou à la maîtresse de la maison,
s'ils sont dignes de ce sacerdoce, qu'appartient
l'assaisonnement de ce mets rebelle.
Et l'oeuvre doit être accomplie une heure avant que l'on
attaque le saladier.
Pendant cette heure, elle doit être retournée trois ou
quatre fois.
Mais, avant d'entrer dans la salade pour n'en plus sortir,
lançons l'anathème sur le service à la Russe, service qui
consiste à vous montrer le plat que vous allez manger, et
par le plat j'entends ce qu'il contient, puis à le faire
découper loin de la table par un domestique, et à vous faire
glisser par le susdit domestique sur votre assiette, non pas
le morceau qu'il vous plairait de manger, mais le morceau
qu'il lui plaît de vous servir.
Je sais que, sur un dîner de quatre cents francs, cette
manière de servir fait cent francs d'économie; mais on ne
donne pas à dîner pour faire des économies.
On croit que si dans un grand dîner on laissait
chacun se servir dans un poulet, les premiers qui se
serviraient prendraient les ailes. On se trompe. Dans les
poulets rôtis, à ma façon surtout, il y a des parties plus
savoureuses que les ailes; il est vrai qu'elles ne seraient
réservées qu'aux fourchettes savantes.
Terminons avec la salade.
Voici la définition que donne de la salade ou plutôt des
salades le Dictionnaire de la Cuisine française c'est-à-dire le
meilleur livre que je connaisse sur ce grave sujet:
«SALADES.
«Les salades se composent de plantes potagères
auxquelles on ajoute quelques herbacées aromatiques, et
qu'on assaisonne avec du sel, du poivre blanc, de l'huile,
du vinaigre, et quelquefois avec de la moutarde et du
Soya».
Le Dictionnaire de la Cuisine française continue:
«Les salades varient selon les saisons. On commence à
manger les chicorées vers la fin de l'automne et l'on ne
mêle habituellement à cette espèce de salade aucune herbe de
fourniture; on se contente de mettre au fond du saladier une
petite croûte de pain rassis frottée d'ail, ce qui suffit à
l'assaisonnement de cette salade».
J'ai souligné, comme vous pouvez le voir, ces trois
mots, aucune herbe de fourniture; en effet, un manuel
moins exact et moins savant aurait mis aucune fourniture,
car il eût probablement ignoré que les herbes se divisent en
trois catégories, ainsi que nous l'avons déjà dit à l'article
Herbes:
Herbes potagères;
Herbes d'assaisonnement;
Herbes de fourniture.
Les herbes potagères sont au nombre de six:
L'oseille, la laitue, la poirée, l'arroche, l'épinard et le
pourpier vert.
On en fait des soupes, des farces maigres et des tisanes.
Notre avis est de les employer surtout en tisanes.
Les herbes d'assaisonnement sont au nombre de
dix, sans compter le laurier, qui, étant un arbre, ne peut être
classé parmi les herbes:
Le persil, l'estragon, le cerfeuil, la cive, la ciboule, la
sarriette, le fenouil, le thym, le basilic et la tanaisie.
Les herbes de fourniture, au nombre de douze:
Le cresson alenois, le cresson de fontaine, le cerfeuil,
l'estragon, la pimprenelle, le perce-pierre, la corne de cerf, le
petit basilic, le pourpier, les cordioles, le jeune baume et la
ciboulette.
Quatre de ces herbes sont à la fois, comme on le voit,
herbes potagères et herbes d'assaisonnement ou de
fourniture, c'est-à-dire que, comme nos hommes d'Etat, elles
cumulent - non pas pour manger, mais pour être
mangées.
On a vu que le Dictionnaire de la Cuisine recommande
de mettre au fond du saladier où l'on assaisonne la chicorée
un petit croûton de pain rassis frotté d'ail.
C'est ce petit morceau de pain qu'on désigne sous
le nom de chapon. D'où lui vient ce nom? Les plus
profondes recherches étymologiques ne m'ont rien appris à
cet endroit. J'ai donc été obligé de me jeter dans les
probabilités.
Or, voici ce que les probabilités donnent:
Le chapon volaille est originaire du pays de Caux ou
de la province du Maine, tandis que le chapon croûte de
pain frottée d'ail est originaire de Gascogne.
Or, le Gascon étant naturellement pauvre et vaniteux,
il sera venu à l'idée de quelque Gascon, à celle de
d'Artagnan peut-être, d'appeler chapon une croûte de pain
frottée d'ail, pour avoir le droit de dire en se rengorgeant à
ceux qui lui demandaient: «Avez-vous bien dîné?
- Superbement, j'ai dîné avec un chapon et une salade».
Ce qui en effet, pris au pied de la lettre, fait un
assez bon dîner pour un Gascon.
Quant à moi, j'aime fort la cuisine provençale, dont
j'ai fait, des plats de ménage surtout, une étude toute
particulière; et malgré la défense faite à Rome d'entrer dans
le temple de Cybèle quand on avait mangé de l'ail, malgré
la haine de l'odorat contre l'ail, malgré l'article du roi
Alphonse de Castille qui défendait aux chevaliers de
l'ordre créé par lui en 1368 de manger de l'ail, nous
sommes, médicalement de l'avis de Raspail, et
culinairement de l'avis de Durand, qui recommandent tous
deux l'emploi de l'ail comme substance sapide et saine.
Vous connaissez toutes les salades, n'est-ce pas? depuis
l'escarole jusqu'à la laitue romaine; seulement, dans le cas
assez extraordinaire où vous aimeriez cette espèce d'Eudine
intitulée Barbe de capucin je vous donnerais un conseil qui
vous paraîtra peut-être un peu bizarre d'abord, mais dont
vous reconnaîtrez plus tard l'excellence: c'est d'y mêler des
fleurs de violettes et d'y jeter deux ou trois pincées de cet
iris de Florence que l'on met dans un sachet pour parfumer le
linge.
Revenons à la salade que l'on mangeait à la maison et
dont Ronconi avait grand soin de manger ou de faire
prendre sa part. C'était une salade de haute fantaisie, ordre
composite, formée de cinq ingrédients principaux:
De rouelles de betteraves, de tranches de céleri,
d'émincés de truffes, de raiponces avec leur panache, et de
pommes de terre cuites à l'eau.
Avant d'aller plus loin, disons que c'est une erreur
généralement répandue de croire que le sel et le poivre se
dissolvent dans le vinaigre, et de commencer
l'assaisonnement de la salade en l'arrosant d'une ou deux
cuillerées de vinaigre salé et poivré.
M. Chaptal, le premier en France - nous disons en
France, parce qu'il a emprunté cette innovation au nord de
l'Europe - M. Chaptal, le premier en France, eut l'idée de
saturer la salade d'huile, de sel et de poivre, avant d'y
introduire le vinaigre. On trouve à cette méthode, que nous
adoptons et recommandons pour les salades sans façon, le
double avantage de répartir plus également le sel et le poivre
et de réunir au fond du saladier l'excédant du vinaigre qui
s'y précipite de son propre poids.
M. Chaptal, qui avait déjà été récompensé des services
précédemment rendus à la France, pendant son édilité, par
le titre de baron, a été récompensé du service rendu à la
table par cette locution passée dans la langue culinaire:
assaisonnée à la Chaptal.
Sans que j'ambitionne une si précieuse récompense, je
vais vous dire comment j'assaisonne la mienne.
D'abord je pose un plat sur le saladier, je le retourne
et je place à côté de moi mon plat plein, et devant moi mon
saladier vide.
Je mets dans mon saladier un jaune d'oeuf dur par
deux personnes; six jaunes d'oeufs pour douze convives.
Je les broie dans l'huile pour en faire une pâte.
A cette pâte j'ajoute:
Du cerfeuil, du thon écrasé des anchois pilés, de la
moutarde de Maille, une grande cuillerée de soya, des
cornichons hachés et le blanc des oeufs haché.
Je délaye le tout avec le meilleur vinaigre que je puisse
trouver.
Enfin, je remets la salade dans le saladier; je la fais
retourner par mon domestique; et, sur la salade retournée, je
laisse tomber de haut une pincée de paprico, poivre rouge
de Hongrie.
Et vous avez la salade qui avait tant émerveillé le
pauvre Ronconi.
Ces soupers durèrent un an à peu près; ce fut vers cette
époque que parurent les Mousquetaires dans le Siècle.
On se rappelle le succès qu'obtint ce roman; à peine futil
fini, que le directeur de l'Ambigu me demanda d'en faire un
drame. Comme il y avait deux parties bien distinctes, nous
le priâmes de choisir celle qui lui conviendrait.
Il choisit la seconde.
Le succès du drame fut non moins grand que celui du
roman.
M. le duc de Montpensier assistait à la représentation;
il me fit prier, entre l'avant-dernier et le dernier tableau, de
passer dans sa loge.
Il avait l'avant-scène à gauche des spectateurs.
Quoique la pièce fût montée avec beaucoup de soin,
elle était loin d'atteindre la perfection où le Théâtre
historique porta depuis la mise en scène.
Il déplora que j'eusse donné, dans un théâtre si petit,
une pièce pour laquelle, disait-il, l'opéra serait à peine
assez grand; et il me demanda la raison du choix de
l'Ambigu.
Je lui répondis que ce n'était pas nous qui avions le
choix des salles où l'on représentait nos pièces, que les
directeurs nous les demandaient, et que nous les donnions là
où on nous les avait demandées.
«Mais, ajoutai-je, si par exemple Votre Altesse veut
m'offrir un privilège, je ferai bâtir une salle, et je lui
montrerai de quelle façon une oeuvre théâtrale doit être
représentée.
- Eh bien, dit-il, ne laissons pas tomber cela dans l'eau.
Je ferai tout mon possible pour satisfaire à votre désir».
Je secouai la tête.
«Pourquoi donc? demanda le duc.
- Oh! je ne dis pas que Votre Altesse ne fera pas tout ce
qu'elle pourra; mais le roi ne permettra pas qu'un privilège
me soit donné.
- Pourquoi cela?
- Mais parce qu'il me considère comme un démagogue
en littérature et en politique.
- Cela ne regarde pas le roi, mais M. Duchatel: au
premier bal de la cour, je ferai danser Mme Duchatel deux
fois, et j'arrangerai cela avec elle».
Et comme la sonnette du théâtre annonçait le dernier
tableau:
«Monseigneur, lui dis-je, je charge mon ami Pasquier
de me rappeler au souvenir de Votre Altesse».
Je le saluai; je sortis de la loge, que je rouvris une
seconde après pour lui crier:
«Remember!
- Oui! oui! oui! s'écria-t-il, je me souviendrai, soyez
tranquille».
Au moment où la toile baissait et où on allait nommer
l'auteur, Pasquier entra dans ma loge et me dit:
«Votre affaire va à merveille: le prince a enfourché
votre idée, et quand il veut une chose, il la veut bien».
Quinze jours ou trois semaines après, je reçus une lettre
de M. Duchatel qui m'invitait à passer au ministère.
Nous causâmes plus d'une grande demi heure de mon
projet, de la manière dont je le comprenais. Je vis que M.
Duchatel ne le comprenait pas du tout, et je pus
m'apercevoir que si M. le duc de Montpensier réussissait, il
aurait plus d'un mauvais vouloir à combattre.
Je ne pouvais ni ne vendis être directeur.
C'était M. Hostein qui était cause de la représentation
des Mousquetaires à l'Ambigu; il m'avait paru intelligent
en matière de théâtre: je jetai les yeux sur lui pour en faire
notre directeur.
Un jour j'appris par un petit mot du duc de
Montpensier que le privilège était signé. Je courus
remercier M. Duchatel, qui me demanda d'un ton
goguenard où nous comptions bâtir notre théâtre.
Je lui répondis, ce qui était vrai, que j'avais acheté
sous condition l'hôtel Foulon six cent mille francs, et que
j'avais donné quarante mille francs d'arrhes.
Il me demanda où nous trouverions l'argent pour bâtir.
Je lui répondis que nous l'avions trouvé, et je lui
nommai le banquier chez lequel nous avions quatorze cent
mille francs de déposés.
«Alors, répliqua M. Duchatel, on commencera les
travaux! quand?
- Demain, monsieur.
- Et nous aurons le plaisir de voir votre première pièce?
- D'aujourd'hui en un an, selon toute probabilité.
- Cette pièce s'appellera?
- La Reine Margot».
Ce qu'il y eut de curieux, c'est que les choses
s'accomplirent exactement comme je l'avais dit, et qu'un an
après l'hôtel Foulon, démoli et rebâti en théâtre, ouvrait sa
salle au public jour pour jour à l'heure indiquée.
On sait si je tins parole, si les succès du Théâtre
historique ne luttèrent point avec les plus grands succès de
l'époque, et si la mise en scène de mes pièces ne fit pas
oublier toutes les mises en scène, luttant même quelquefois
avec avantage contre celle de l'Opéra.
Cependant de fâcheux pressentiments passaient dans
l'air: ces événements scandaleux, ces assassinats; inouïs,
ces catastrophes sanglantes qui précèdent la chute des
trônes, et dont Virgile faisait des avertissements divins,
épouvantaient les partisans de la branche cadette, qui
semblait recevoir en riant ces fatidiques présages.
Un beau jour, comme il arrive pour les trônes
mal échafaudés, tout craqua; et la jeune dynastie disparut
en trois jours, comme avait disparu l'ancienne.
Si l'histoire daignait consigner ces choses là, je
raconterais que le théâtre ne fut point étranger à cette
grande catastrophe.
Par suite des troubles, toutes les affaires furent
suspendues, presque tous les théâtres fermés. Je m'étais fait
un grand nombre d'ennemis par mes succès de librairie et
par mes succès de théâtre: par un jugement, resté
incompréhensible aux avocats et aux juges eux-mêmes, je
fus condamné à payer 400 000 francs de dettes pour le
Théâtre historique.
Les 400 000 francs ont été payés en quinze ans.
Dans mon traité avec M. Michel Lévy, je m'étais
réservé le droit de faire et de vendre à qui me plairait un
livre de cuisine. Brisé par ce travail de forçat, qui depuis
quinze ans ne porte pas ma production à moins de trois
volumes par mois, l'imagination énervée, la tête endolorie,
complètement ruiné, mais sans dettes, je résolus de chercher
un repos momentané dans l'exécution de ce livre, que
j'avais regardé comme un amusement.
Hélas! mon ami, quand on veut faire autrement que les
autres, souvent sans faire mieux que les autres, rien n'est
amusement, tout est travail.
Depuis un an et demi, atteint de défaillances physiques,
que soutient seule la puissance morale, je suis obligé de
demander à des repos momentanés, à des aspirations d'air
marin, les forces qui me manquent.
J'ai été successivement: il y a dix-huit mois, à
Fécamp; il y a un an, au Havre; il y a six mois, à Maisons-
Laffitte; enfin j'arrive maintenant de Roscoff; où je
comptais achever l'ouvrage que je croyais faire avec de
simples souvenirs, et que je n'ai pu faire qu'à force de
recherches et de travaux fatigants.
Pourquoi avais-je choisi Roscoff, le point le plus avancé
dans la mer du Finistère?
C'est parce que j'espérais y trouver à la fois solitude,
bon marché à vivre et tranquillité.
D'ailleurs, je n'allais pas précisément à Roscoff,
j'allais droit devant moi: on m'avait dit que je trouverais, à
cette extrémité de la Bretagne, des retraites charmantes et
des nids de feuillage jusque dans la mer.
Je m'arrêtai tout d'abord à Saint-Brieuc; mais, comme
Saint -Brieuc ne me convenait pas, je pris une voiture et je
me mis à chercher quelque petite crique, comme on m'en
avait tant promis et comme je n'en avais pas encore vu.
Vers la fin de la journée, après avoir fait sept ou huit
lieues en zigzags, nous arrivâmes à un petit village nommé
Binic; la marée y arrivait en même temps que nous; nous
fûmes séduits par cette coïncidence, qui nous parut une
politesse, et nous nous informâmes si nous ne pourrions
pas louer une maison bien en vue de la mer.
Les paysans tinrent conseil, et, d'un commun accord,
nous indiquèrent la maison de Nicolas Luc, située au plus
haut du village: on était loin de la mer, ce qui me
contrariait un peu; mais on avait un panorama magnifique,
ce qui raccommodait tout.
Comme nous gravissions la pente pour nous rendre à
cette maison, nous rencontrâmes son propriétaire; nous
liâmes conversation, c'était bien ce qu'il nous fallait: quatre
chambres à coucher, un salon, une salle à manger, une
cuisine.
Nous continuâmes de monter, et nous n'avions plus
qu'une centaine de pas à faire, lorsque j'eus l'idée de lui
dire:
«En supposant que la maison nous convienne, nous
pourrons descendre tout de suite chez vous et envoyer
chercher nos effets!
- Ah! dit Nicolas Luc, j'ai oublié de vous dire qu'elle
n'était à louer qu'à la Saint-Michel, l'année prochaine».
Je regardai Nicolas Luc pour voir s'il nous avait fait
poser avec intention; mais je dois dire que le brave homme
y était allé naïvement, de sorte qu'il n'y avait pas autre
chose à faire qu'à rire; seulement il y a des rires de toutes
couleurs.
Nous fîmes retourner la voiture, et, sans ajouter un mot,
nous revînmes tout courant à Saint-Brieuc, puis nous
montâmes en wagon en criant: Morlaix!
Quatre heures après, nous y étions. Il faisait nuit close.
«Où faut-il conduire monsieur et sa société? demanda
l'omnibus.
- Au meilleur hôtel de la ville».
Et l'on nous descendit chez Brossier, hôtel de Provence.
Je ne pus m'empêcher de dire à mon hôte que c'était
singulière idée de fonder un hôtel de Provence à l'extrémité
de la Bretagne.
«C'est vrai, Monsieur; mais nous y faisons nos
affaires».
Monsieur Grossier fait ses affaires à l'hôtel de Provence.
C’est la réponse à toutes les questions de ce genre.
Nous nous informâmes, et nous apprîmes qu'il y avait
tout autour de Morlaix une multitude de petits villages
correspondant à mes désirs.
Au nombre de ces Villages, on me nomma Roscoff, et
l'on me dit en même temps que j'y trouverais un ancien ami
à moi, nommé Edouard Corbière.
Ce nom fit vibrer un de mes premiers souvenirs de
jeunesse: il y avait quarante ans que je l'avais trouvé
rédigeant le premier journal du Havre; j'avais gardé un
excellent souvenir de lui. Le désir de revoir ce vieux
compagnon me décida; je m'informai: il avait vendu son
journal; il avait acheté le bateau à vapeur de Morlaix au
Havre; il avait fait fortune; il passait les six mois d'été à
Roscoff, et les six mois d'hiver à Morlaix; enfin, il était
resté charmant compagnon et homme d'esprit.
Je lui écrivis de tâcher de me trouver une petite maison
au bord de la mer, lui exprimant tout le bonheur que
j'aurais à renouveler connaissance avec lui; et j'attendis
patiemment sa réponse.
Ce qui me fit attendre patiemment c'est que mon
compagnon de chambre, en ouvrant mes deux fenêtres
pour inviter le soleil à entrer chez moi, me fit voir par l'une
le viaduc de Morlaix à Brest, et par l'autre un merveilleux
fouillis de maisons des balcons, des arbres poussant dans
les gerçures de la muraille, des ravenelles se balançant audessus
d'une mare où venaient baigner les chevaux. Il était
impossible de plonger, des deux fenêtres d’une même
chambre, sur deux points de vue plus opposés.
Je descendis. On savait que j'étais arrivé, et mon
arrivée avait fait son effet dans la ville.
Contre toutes les habitudes des aubergistes bretons ou
normands, M. Brossier se mit à nous chercher du cidre et de
la bière; on trouva l’un et l'autre: le cidre exécrable, la bière
assez bonne. J'en suis encore à me demander comment, par
Bordeaux, on n'arrive point à avoir, dans tous ces petits
ports de la Bretagne, du vin potable.
Il est inouï que, depuis Saint-Malo jusqu'à Paimboeuf,
il ne se débouche pas une bouteille de vin qui ne soit
bonne à jeter à la mer.
Je reçus enfin la réponse de M. Corbière: il nous avait
trouvé un logement à vingt-cinq pas du port.
Nous prîmes une voiture dès le lendemain, et nous nous
mîmes en route.
Le chemin de Morlaix à Roscoff n'est qu'une suite de
vagues solides; on monte et on descend éternellement; ces
montées et ces descentes sont assez rapides pour que dans
les premières on soit obligé de marcher à pied, et dans les
secondes de mettre le sabot; le paysage est joli, sans qu'il y
ait de grands partis pris: des ajoncs, des lentisques, des
bruyères, et de temps en temps un de ces grands ormes
tourmentés qui se tordent en montant désespérément en
l'air.

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