LA LEGENDE DOREE
DE JACQUES DE VORAGINE
(4ème partie)
NOUVELLEMENT TRADUITE EN FRANÇAIS
(4ème partie)
NOUVELLEMENT TRADUITE EN FRANÇAIS
AVEC INTRODUCTION, NOTICES, NOTES ET RECHERCHES SUR LES SOURCES PAR
L'ABBÉ J.-B. M. ROZE, Chanoine Honoraire de la cathédrale d'Amiens
ÉDOUARD ROUVEYRE, ÉDITEUR
76, RUE DE SEINE, 76
PARIS - MDCCCCII
125-SAINT AUGUSTIN
126-DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE
127-SAINT FÉLIX ET SAINT ADAUCTE
128-SAINT SAVINIEN ET SAINTE SAVINE
129-SAINT LOUP
130-SAINT MAMERTIN
131-SAINT GILLES
132-NATIVITÉ DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
133-SAINT ADRIEN
134-SAINT GORGON ET SAINT DOROTHÉE
135-SAINT PROTE ET SAINT HYACINTHE
136-EXALTATION DE LA SAINTE CROIX
137-SAINT JEAN CHRYSOSTOME
138-SAINT CORNEILLE ET SAINT CYPRIEN
139-SAINT LAMBERT
141-SAINT MATHIEU
142-SAINT MAURICE
143-SAINTE JUSTINE
144-SAINT COME ET SAINT DAMIEN
145-SAINT FURSY
146-SAINT MICHEL
147-SAINT JÉRÔME
148-SAINT REMI
149-SAINT LÉGER
150-SAINT FRANÇOIS
(125) SAINT AUGUSTIN
Augustin fut ainsi nommé, ou bien en raison de l’excellence, ale sa dignité, ou bien pour l’ardeur de son amour; ou bien par la signification étymologique de son nom. 1° L'excellence de sa dignité. De même qu'Auguste excellait sur tous les rois, de même Augustin excelle sur tous les docteurs, selon ce qu'en dit Remi. Daniel compare les autres docteurs a des étoiles quand il dit (XII) : « Ceux qui enseignent aux autres la voie de la justice luiront comme des étoiles dans toute l’éternité. » Mais saint Augustin est comparé au soleil dans l’épître qu'on chante en sa messe **. Il a lui dans le temple de Dieu comme un soleil éclatant de lumière. 2° L'ardeur de son amour. De même que le mois d'Auguste (août) est très chaud, de même saint Augustin brûla extraordinairement du feu de l’amour divin.
* Théodore Studite, traduit par Anastase le Bibliothécaire.
** C'était sans doute l’épître de la messe de saint Augustin telle qu'elle se lisait au XIII° siècle, et, qui était prise du L° chapitre de l’Ecclésiastique.
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Aussi dit-il de lui au livre de ses Confessions: « Vous avez percé mon coeur des flèches de votre charité, etc. » Il dit encore dans le même ouvrage: « Quelquefois vous répandez en moi une douceur si merveilleuse, les sentiments que j'éprouve sont si extraordinaires que, s'ils recevaient leur perfection, ils surpasseraient tout ce qu'on peut ressentir ici-bas. » 3° L'étymologie de son nom. Augustin, vient de augeo, augmenter et de astin, ville, et ana, en haut. Augustin, c'est donc celui qui augmente la cité d'en haut. Et c'est pour cela qu'on chante dans son office *: Qui praevaluit, amplificare civitatem. Voici comme il parle lui-même de cette ville dans le livre XI de la Cité de Dieu: « Dans la Trinité, la cité sainte a son origine, sa beauté, sa béatitude. Demandez-vous son auteur? C'est Dieu qui l’a créée; - l’auteur de sa sagesse? C'est Dieu qui l’éclaire; l’auteur de sa félicité? C'est Dieu dont elle jouit; Dieu perfection de son être, lumière de sa contemplation, joie de sa fidélité ; elle est, elle voit, elle aime; elle vit dans l’éternité de Dieu; elle brille dans la vérité de Dieu; elle jouit dans la bonté de Dieu. » — Ou bien selon le Glossaire, Augustin veut dire magnifique, heureux, lumineux; car il fut magnifique dans sa vie, lumineux dans sa doctrine, et heureux dans la gloire. Sa vie fut compilée par Possidius, évêque de Catane, ainsi que le dit Cassiodore, en son livre des Hommes illustres **.
Augustin, docteur éminent, naquit dans la province, d'Afrique, en la ville de Carthage, de parents fort distingués; son père s'appelait Patrice et sa mère Monique.
* Le bienheureux Jacques avait un office propre de saint Augustin sous les yeux, car ces paroles ne se rencontrent pas dans les Sacramentaires.
** La vie de saint Augustin est compilée ici d'après Possidius et le livre des Confessions.
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Il fut instruit dans les arts libéraux suffisamment pour être regardé comme un profond philosophe et comme un rhéteur très habile. Il lut et comprit seul les ouvrages d'Aristote et tous les livres qui traitent des arts libéraux; il l’assure dans son livre des Confessions : « J'ai lu, dit-il, et compris, sans aucun secours, tout ce que je pus lire traitant de ce qu'on appelle les arts libéraux. Tout ce qui tient à l’art de parler et de raisonner, aux dimensions des corps, à la musique, aux nombres, je l’ai appris sans beaucoup de peines et sans le secours de personne ; vous le savez, ô Seigneur, mon Dieu, puisque cette vivacité de conception, cette pénétration d'esprit sont des avantages que je tiens de vous, cependant je ne songeais pas à vous en témoigner ma reconnaissance. » Mais parce que la science isolée de la charité enfle sans édifier, il tomba dans l’erreur des Manichéens qui affirment que le corps de J.-C. est fantastique et nient la résurrection de la chair. Et cela dura pendant l’espace de neuf ans, c'est-à-dire tout le temps de sa jeunesse. Il en vint au point de dire que le figuier pleurait quand on en arrachait les feuilles ou le fruit, A l’âge de dix-neuf ans, comme il lisait l’ouvrage d'un philosophe et dans lequel on démontre qu'il faut mépriser les vanités du monde et s'attacher à la philosophie, il fut contrarié de ne pas rencontrer dans ce livre, qui l’attachait beaucoup, le nom de J.-C. qu'il avait sucé, pour ainsi dire, avec le lait de sa mère. Quant à celle-ci, elle pleurait beaucoup et s'efforçait de le ramener à l’unité de foi. Un jour, dit-il au III° livre de ses Confessions, elle se vit debout sur une règle en bois, fort affligée; quand vient à elle un jeune homme qui lui demanda la cause d'une si grande tristesse. Quand elle lui eut répondu « Je déplore la perte de mon fils »., le jeune homme répondit: « Consolez-vous, voyez, il est où vous êtes.»
* L'Hortensius, de Cicéron.
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Et voici que tout à coup elle vit son fils à côté d'elle. Quand elle eut raconté sa vision à Augustin, celui-ci dit à sa mère : « Vous vous trompez, ma mère, vous vous trompez; on ne vous a pas dit cela ; mais on vous a dit que vous étiez où je suis. » «Non, s'écria-t-elle, non, car l’on ne m’a pas dit:
« Vous êtes où il est, mais il est où vous êtes. » Cette mère pleine de zèle priait avec importunité, d'après les paroles de saint Augustin dans ses Confessions, un saint évêque de vouloir bien intercéder pour son fils. Et cet homme vaincu en quelque sorte par ses instances lui répondit ces paroles prophétiques: « Allez, soyez tranquille; car il est impossible qu'un fils ainsi pleuré périsse pour toujours. » Après avoir enseigné pendant bien des années la rhétorique à Carthage, il vint à Rome, secrètement, sans en prévenir sa mère, et il y rassembla beaucoup de disciples. En effet sa mère l’ayant accompagné jusqu'au port pour le retenir ou pour aller avec lui, il la trompa et partit cette nuit-là même à la dérobée. Le matin quand elle s'en aperçut, elle fit retentir ses clameurs aux oreilles de Dieu. Or, chaque jour, le matin et le soir, elle allait à l’église et priait pour son fils. A cette époque, les habitants de Milon envoyèrent prier Symmaque, préfet de Rome, de leur envoyer un maître de rhétorique. C'était alors saint Ambroise, un homme de Dieu, qui était évêque de Milan; Augustin y fut envoyé. Mais sa mère, qui ne pouvait pas goûter de repos, vint le joindre après de grandes difficultés; elle le trouva ni tout à fait manichéen, ni tout à fait catholique.
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Or, Augustin se prit à s'attacher à saint Ambroise, et à écouter souvent ses prédications. Le saint évêque balançait. beaucoup si dans ses discours il parlerait pour ou contre le manichéisme. Une fois pourtant Ambroise parla longtemps contre cette hérésie, de sorte que par les raisons et par les autorités avec lesquelles il la réfuta, cette erreur fut extirpée entièrement du coeur d'Augustin.
Il raconte ainsi au livre de ses Confessions ce qui lui arriva dans la suite: « A peine eus-je commencé à vous connaître, la faiblesse de ma vue fut éblouie par les flots de lumière que vous lançâtes alors sur moi: une horreur mêlée d'amour fit frémir mon âme, et je découvris que j'étais bien éloigné de vous, dans une région qui vous est étrangère, il me semblait entendre une voix qui me criait d'en haut : « Je suis la nourriture des forts; croissez et vous pourrez vous nourrir de moi. Vous ne me changerez point, en votre propre substance, comme ces aliments dont votre chair se nourrit; mais ce sera vous qui serez changés en moi. » Or, comme il était bien aise de voir que le Sauveur est lui-même la voie véritable, mais qu'il lui répugnait encore de marcher dans ses étroits sentiers, le Seigneur lui inspira la pensée d'aller trouver Simplicien en qui brillait la lumière, c'est-à-dire la grâce divine, et de lui révéler toutes ses agitations, de sorte que le connaissant bien, il pût lui indiquer le moyen le plus propre à le faire entrer dans la voie de Dieu, où l’un marchait d'une façon et l’autre d'une autre.
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Il avait pris en aversion la vie qui se menait dans le monde, quand il la comparait aux douceurs et à la beauté de la demeure céleste qu'il aimait. Alors Simplicien se mit à l’exhorter en lui disant :
« Combien d'enfants et de jeunes filles qui servent Dieu dans le sein de son Eglise ! Et vous ne pourrez pas ce qu'ont pu ceux-ci et celles-là? L'ont-ils pu par eux-mêmes et non par le Seigneur leur Dieu ? Pourquoi compter sur vos propres forces? N'avoir que vous-même pour appui, c'est comme si vous n'en aviez point. Jetez-vous dans son sein, il vous recevra, il vous guérira. » Au milieu de ces entretiens, on vint à parler de Victorin ; alors Simplicien, enchanté, lui raconte comment ce vieillard n'étant encore que gentil, avait mérité, à cause de sa sagesse, qu'on lui dressât une statue à Rome, sur le forum ; chose extraordinaire pour ce temps-là ! et comment il ne cessait de se dire chrétien. Car comme Simplicien disait à Victorin : « Je n'en croirai rien, tant que je ne vous aurai pas vit dans l’église. » Mais lui se moquait de cette réponse, en disant: « Sont-ce donc les murailles qui font qu'un homme soit chrétien? » Enfin Victoria vint à l’église, et comme on lui donnait, en cachette, dans la crainte qu'il n'en rougît, le livre qui contenait le symbole de la foi afin de le lire tout haut, comme c'était alors la coutume, il monta alors sur l’estrade et en prononça à haute voix les paroles ; Rome en était dans l’admiration et l’Eglise toute joyeuse. Sa présence avait soudainement excité un frémissement et dans un transport unanime suivi d'un profond, silence, chacun s'écria : «C'est Victorin ! c'est Victoria! »
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Saint Augustin reçut alors la visite d'un ami, nommé Pontitient, qui venait d'Afrique; celui-ci lui raconta la vie et les miracles du grand Antoine qui venait de mourir en Egypte sous l’empereur Constantin. Augustin embrasé fortement par les exemples de ces personnages et en proie à une agitation intérieure que trahissait l’expression de son visage, se tourna vers Alype, son compagnon, et s'écria avec force : « Qu'attendons-nous? Qu'avez-vous entendu? Voici des ignorants qui s'empressent de ravir le ciel, et nous, avec notre science, nous nous précipitons dans l’enfer! Rougirions-nous de marcher après eux, parce qu'ils ont pris le devant, au lieu de rougir de n'avoir pas même le courage de les suivre ? » Alors il alla dans un jardin s'étendre sous un figuier; c'est encore lui qui le rapporte dans ses Confessions ; et là, en versant des larmes amères, il poussait ces cris lamentables. « Jusqu'à quand? Jusqu'à quand? Demain et toujours demain? Tout à l’heure; encore un instant. » Mais cet instant n'avait point de terme et ce court répit se prolongeait indéfiniment. Il se plaignait beaucoup de cette lenteur qui l’engourdissait, selon ce qu'il en dit plus tard dans le même ouvrage: « O faiblesse de mon intelligence ! que vous êtes élevé, Seigneur, dans les choses les plus élevées! Que vous pénétrez profondément les plus profondes ! Jamais vous ne vous éloignez de nous, et cependant nous avons tant de peine à retourner à vous. Agissez en nous, Seigneur, mettez-vous à l’œuvre, réveillez-nous et rappelez-nous ; enflammez-nous et entraînez-nous; embrasez-nous, pénétrez-nous de vos douceurs. »
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J'appréhendais de me voir libre de toutes les entraves du monde autant qu'il faudrait craindre de s'y voir engagé. J'ai commencé bien tard à vous aimer, ô beauté toujours ancienne et toujours nouvelle ! J'ai commencé bien tard à vous aimer! vous étiez au-dedans de moi; mais j'étais hors de moi; et c'était là que je vous cherchais: quand j'étais moi-même si difforme à vos yeux; je brûlais pour ces beautés qui sont l’ouvrage de vos mains. Vous étiez avec moi et je n'étais pas avec vous. Vous m’avez appelé, vous avez crié et vous avez ouvert mes oreilles sourdes jusqu'alors. Vous avez frappé mon âme de vos éclairs ; vous avez lancé vos rayons sur elle et mes yeux aveuglés se sont ouverts. Vous m’avez fait sentir l’odeur de vos parfums et je respire, je soupire pour vous. Vous m’avez touché, et mon ardeur s'est enflammée pour jouir de votre paix. » Et comme il versait des larmes amères, il entendit une voix qui lui dit: « Prenez et lisez; prenez et lisez. » Et il se hâta d'ouvrir le livre de l’apôtre, et il lut le chapitre sur lequel ses yeux se portèrent d'abord: « Revêtez-vous de Notre-Seigneur J.-C. », et à l’instant furent dissipées les ténèbres où ses doutes l’avaient plongé.
Sur ces entrefaites, il fut tourmenté d'un très violent mal de dents, en sorte qu'il en serait presque venu à .croire, c'est lui qui le dit, à l’opinion du philosophe Cornélius, qui faisait consister le souverain bien de l’âme dans la sagesse et le souverain bien du corps dans l’absence entière du sentiment de la douleur. Or, cette douleur fut si violente qu'il en perdit la parole. Ce fut alors, ainsi qu'il le rapporte dans ses Confessions, qu'il écrivit sur des tablettes de cire que tous ses amis priassent pour lui, afin que le Seigneur le guérit.
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Il se mit lui-même à genoux avec les autres, et à l’instant il se sentit guéri. Il écrivit donc au saint pontife Ambroise pour lui confier ses intentions, en le priant de lui indiquer ce qu'il devait lire, de préférence, dans les Livres saints, pour le rendre plus digne de la foi catholique. L'évêque recommanda la lecture du prophète Isaïe, qui lui paraissait avoir prédit le plus clairement l’Evangile et la vocation des gentils. Mais Augustin n'en comprenant pas le commencement et pensant qu'il était partout obscur, l’abandonna, en se réservant d'y revenir lorsque les saintes Ecritures lui seraient devenues plus familières.
Or, quand l’époque de Pâques fut arrivée, Augustin, parvenu à l’âge de trente ans, reçut, avec Alype, son ami, le saint baptême ainsi que son fils Adéodat, enfant plein d'esprit, qu'il avait eu dans sa jeunesse, alors qu'il était encore païen et philosophe. Il devait ce bonheur aux mérites de sa mère et à la prédication de saint Ambroise, Alors, dit on, saint Ambroise s'écria : Te Deum laudamus ! et Augustin répondit: Te Dominum confitemur. Et ce fut . ainsi que tous les deux composèrent, en se répondant alternativement cette hymne qu'ils chantèrent en entier jusqu'à la fin.
C'est ce qu'atteste encore Honorius (d'Autun), Patrol. lat., 172, dans son livre intitulé Miroir de l’Eglise. Cependant dans quelques livrés anciens, le Te Deum est intitulé ainsi: « Cantique compilé par saint Ambroise et saint Augustin. » Tout aussitôt après, Augustin fut affermi merveilleusement dans la foi catholique ; il abandonna toutes les espérances qu'il pouvait attendre du monde et renonça à donner des leçons dans les écoles.
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Il raconte lui-même dans ses Confessions l’abondance des douceurs que lui faisait éprouver l’amour divin : « Vous aviez, dit-il, Seigneur, percé mon coeur des traits de votre amour et je portais vos paroles comme fixées au fond de mes entrailles; les exemples de vos serviteurs qui étaient passés, par votre secours, des ténèbres à la lumière et de la mort à la vie, se pressaient en foule dans mon esprit pour enflammer mon ardeur et dissiper ma languissante apathie. Je sortais de cette vallée de larmes et je chantais le cantique des degrés *, blessé des flèches aiguës et des charbons ardents qui venaient de vous. Je trouvais une douceur infinie, dans ces premiers jours, à considérer la profondeur de vos desseins sur le salut des hommes. Combien de larmes je versai en prêtant l’oreille à ce mélodieux concert des hymnes et des cantiques qui retentissaient dans vôtre église! Pendant que mes oreilles cédaient au, charme de ces paroles, votre vérité se glissait par elles dans mon cœur : mes larmes coulaient par torrents, et c'était un bien pour moi de les répandre. Ce fut alors en effet qu'on établit le chant des cantiques dans l’église de Milan. Je m’écriais du fond de mon coeur : Oh ! ce sera dans la paix ! oh! ce sera dans son sein (ah quelles paroles !) que je dormirai, que je me reposerai, que je prendrai mon sommeil! car vous êtes bien cet être qui ne change point: en vous je trouve le repos qui fait oublier toutes les peines: Je lisais ce psaume en entier ** et je brûlais, moi qui tout à l’heure n'étais qu'un ennemi acharné, un aveugle et furieux détracteur de ces Ecritures qui distillent un miel céleste et brillent de tout l’éclat de votre lumière: je séchais de douleur en pensant aux ennemis de ce divin Livre. O Jésus, mon appui!
* C'est-à-dire le psaume CXIX, Ad te levavi.
** Le psaume IV, Cum invocarem, exaudivit me Deus.
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Que soudain il me parut doux de renoncer aux douceurs des vains amusements ! Ce que j'avais tant redouté de perdre; je le quittai avec joie. Car vous les chassiez loin de moi ces douceurs; vous, la véritable et la souveraine douceur; vous les chassiez pour prendre leur place, vous qui êtes plus suave que toutes les voluptés, mais d'une suavité inconnue de la chair et du sang; qui êtes plus brillant que toute lumière, mais plus caché que ne l’est aucun secret; qui êtes plus élevé que toutes les dignités, mais non aux yeux de ceux qui s'élèvent eux-mêmes. »
Après quoi, il se prépara à revenir en Afrique avec Nébrode, Evode et sa mère. Mais arrivés à Ostie, sa pieuse mère mourut. Alors Augustin revint dans ses propriétés, où se livrant avec ceux qui lui étaient. attachés, aux jeûnes et à la prière, il écrivait des livres et instruisait les ignorants. Sa réputation se répandait partout : on le trouvait admirable dans tous ses écrits et dans ses actions. Il avait soin de ne point aller dans les villes où les sièges étaient vacants, de peur qu'il ne fût exposé aux embarras de l’épiscopat. Il y avait dans le même temps à Hippone un homme jouissant d'une grande fortune qui envoya dire à saint Augustin que, s'il venait le trouver et le faire jouir de son entretien, il pourrait bien renoncer au monde.
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A cette nouvelle, Augustin se hâta de venir. Alors Valère, évêque d'Hippone, informé de sa réputation, l’ordonna prêtre de son église, malgré toutes ses résistances. Quelques-uns attribuaient ses larmes à son orgueil, et lui disaient pour le consoler, que le poste qu'il occupait comme prêtre, bien qu'inférieur à son mérite, était un acheminement vers l’épiscopat. Aussitôt Augustin établit un monastère de clercs, dans lequel il commença à vivre selon la règle instituée par les saints apôtres, et d'où il sortit au moins dix évêques. Or, comme l’évêque Valère était grec de naissance et peu versé dans les lettres et dans la langue latine, il donna à Augustin le pouvoir de prêcher en sa présence dans l’église, ce qui était contre les usages de l’Orient: mais comme beaucoup d'évêques ne lés suivaient pas en ce point, il ne s'en inquiéta pas, pourvu que le bien qu'il ne pouvait opérer se fit par un autre que soi. Dans le même temps, il convainquit, gagna et réfuta Fortunat, prêtre manichéen et d'autres hérétiques, principalement les rebaptiseurs, les donatistes et les manichéens. Alors Valère commença à craindre qu'on ne lui enlevât Augustin et que quelque autre ville ne le demandât pour évêque. Et on aurait bien pu le lui ravir, s'il n'eût pris garde de l’envoyer dans un lieu retiré, de manière qu'on ne put le trouver. Il demanda donc à l’archevêque de Carthage la permission de se démettre en faveur d'Augustin qui serait promu à l’évêché d'Hippone. Mais Augustin s'opposa de toutes ses forces à ce projet : enfin, pressé et poussé, il fut obligé de céder, et il se chargea du fardeau de l’épiscopat.
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Dans la suite; il dit et il écrivit qu'on n'aurait pas dû l’ordonner évêque du vivant de celui qu'il remplaçait. Il sut plus tard que cela était défendu par un concile général; aussi ne voulait-il pas faire pour d'autres ce qu'il regrettait qu'on eût fait pour lui. Et il donna tous ses soins à ce que dans les conciles des évêques il fût statué que ceux qui conféraient les ordres intimassent toutes les ordonnances des Pères à ceux qui devaient être ordonnés. On lit qu'il dit plus tard en parlant de lui-même : « Je n'ai jamais mieux reconnu que Dieu fût irrité contre moi, que quand j'ai été placé au gouvernail de l’église, alors que je n'étais pas digne d'être mis au nombre des rameurs. » Ses vêtements, sa chaussure et ses autres ornements n'étaient ni trop brillants ni trop négligés, toutefois ils étaient simples et convenables. On lit en effet qu'il dit de soi : « Je l’avoue, je rougis d'avoir un habit précieux; c'est pour cela que quand on m’en donne un, je le vends, afin de pouvoir au moins en partager le produit, puisque je ne puis partager l’habit. » Sa table était servie frugalement et simplement, et avec les herbes et les légumes, il y avait le plus souvent de la viande pour les infirmes et les hôtes. Pendant les repas, il goûtait plus la lecture ou la discussion que les mets eux-mêmes et il avait fait graver dans sa salle ce distique contre le poison de la médisance:
Quisquis amat dictis absentûm rodere vitam,
Hanc mensam indignam noverit esse sibi *.
* O vous qui des absents déchirez la conduite,
Sachez qu'aux détracteurs ma table est interdite.
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Aussi il arriva une fois que quelques-uns de ses collègues dans l’épiscopat avec lesquels il vivait dans la familiarité, s'étant permis de médire, il les reprit durement, et dit que s'ils ne cessaient, ou bien il effacerait ces vers ou bien il allait quitter la table. Ayant invité un jour quelques intimes à un repas, l’un d'eux, plus curieux que les autres, entra dans la cuisine, où, ayant trouvé tout refroidi, il demanda à son retour à saint Augustin quels mets le père de famille avait commandé de servir. Augustin, qui ne s'occupait pas de choses pareilles, lui répondit: « Et je ne le sais pas plus que vous.»
Il disait avoir appris trois choses de saint Ambroise: la première de ne demander jamais de femme pour quelqu'un; la seconde, de ne jamais exciter personne qui voulût s'engager dans l’état militaire, à suivre ce parti ; et la troisième, de n'accepter aucune invitation pour un repas. Quant à la première, c'était dans la crainte que les époux ne se convinssent pas et se querellassent ; quant à la seconde, c'était de peur que. si les militaires se livraient à la calomnie, cela ne lui fût reproché ; enfin, quant à la troisième, c'était pour ne point dépasser les bornes de la tempérance. Telle fut sa pureté et son humilité, que même les péchés les plus légers, qui parmi nous sont réputés nuls ou minimes, il les avoue dans le livre des Confessions et s'en accuse en toute humilité devant Dieu: car il s'y accuse qu'étant enfant, il jouait à la paume, au lieu d'aller à l’école. Il s'accuse encore de ne vouloir ni lire, ni s'appliquer, si son maître ou ses parents ne l’y forçaient; de ce qu'étant enfant, il lisait volontiers les fables des poètes, comme celle d'Enée, et qu'il pleurait sur Didon se tuant par amour; de dérober sur la table ou dans le cellier quelque chose qu'il pût donner aux enfants, ses compagnons de jeu; de les avoir trompés quelquefois au jeu. Il s'accuse aussi d'avoir volé, à l’âge de seize ans, des poires sur l’arbre de son voisin.
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Dans ce même livre de ses Confessions, il s'accuse d'une légère délectation qu'il éprouvait quelquefois en mangeant: «Vous m’avez appris, dit-il, Seigneur, à ne considérer les aliments que comme un remède, et c'est dans cet esprit que je m’efforce de satisfaire à ce besoin. Mais lorsque je passe de la douleur que me cause la faim à cet état de quiétude qui s'empare de moi quand elle est apaisée, alors la concupiscence me tend des pièges. Cette transition est vraiment une volupté, et il n'est pas d'autre voie pour satisfaire à cette nécessité à laquelle nous sommes réduits.
« En effet le boire et le manger étant nécessaires à la conservation de notre existence, un certain plaisir s'est attaché à cette nécessité comme une compagne inséparable, mais bien souvent elle s'efforce de prendre les devants, pour m’obliger à faire pour elle-même ce que je dois et ne veux faire seulement que pour ma santé. Pour les excès du vin, j'en suis bien éloigné, et j'espère que vous me ferez la grace de n'y tomber jamais. Après les repas, un certain engourdissement peut s'emparer de quelqu'un des vôtres, vous me ferez la grâce d'en être préservé. Quel est donc l’homme, ô mon Dieu, qui n'est pas quelquefois entraîné au delà des bornes que lui prescrit la nécessité? Oh ! celui-là est grand ; qu'il glorifie votre nom.
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Mais ce n'est pas moi qui suis un malheureux pécheur! » Il ne se croyait pas exempt de fautes par rapport à l’odorat et il disait: « Quant aux plaisirs qu'excitent en nous les odeurs, je m’en inquiète peu je ne les recherche pas quand elles me manquent ; quand elles viennent à moi, je ne les repousse pas, toujours disposé à m’en priver pour toujours. C'est du moins, si je ne me trompe, ce que je crois ressentir : car nul ne doit être dans une sécurité complète dans cette vie qu'à juste titre on peut appeler une tentation continuelle, puisque celui qui de méchant est devenu bon, ne sait pas si de bon il ne deviendra pas plus méchant. » Voici ce qu'il dit touchant le sens de l’ouïe: « Les plaisirs de l’ouïe avaient pour moi, je l’avoue, plus de charmes et plus d'attraits; mais vous avez rompu ces liens et m’en avez affranchi. S'il m’arrive d'être plus ému par la mélodie que par les paroles que l’on chante, alors je reconnais avoir péché et je préférerais ne point entendre chanter en cette occasion. »
Il s'accuse encore des péchés de la vue, comme quand il dit qu'il aimait trop volontiers à voir un chien courir, qu'il prenait plaisir à regarder la chassé, quand il lui arrivait de passer dans la campagne, qu'il examina avec trop d'attention des araignées enveloppant des mouches dans leurs toiles, alors qu'il était chez lui. Il s'accuse de cela devant Dieu comme de choses qui distraient dans les bonnes méditations et qui troublent les prières. Il s'accuse aussi de désirer les louanges et d'être entraîné par la vaine gloire : « Celui, dit-il, Seigneur, qui ambitionne les louanges des hommes, alors qu'il s'attire votre blâme, ne sera point défendu par les hommes lorsque vous le jugerez, ni délivré par eux; lorsque vous le condamnerez.
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Un homme que l’on félicite de quelque bienfait qu'il a reçu de votre main; se complaît plus dans les louanges qu'on lui donne, que dans la grâce qui les lui a méritées. Nous sommes tous les jours exposés sans relâche à ces sortes de tentation, et la langue de l’homme est une fournaise où nous sommes mis journellement à l’épreuve. Néanmoins je ne voudrais pas que le bon témoignage des autres n'ajoutât rien à la satisfaction que j'éprouve du bien qui peut être en moi; mais il faut l’avouer non seulement ce bon témoignage l’augmente, mais le brame, la diminue. Je suis contristé des éloges que l’on me prodigue, soit qu'ils se rapportent à des choses que je suis fâché. de trouver en moi, soit que l’on y estime de petites qualités plus qu'elles ne le méritent. »
Ce saint homme réfutait les hérétiques avec une si grande énergie, qu'ils disaient entre eux publiquement que ce n'était pas pécher de tuer Augustin qu'ils regardaient comme un loup à égorger; et ils affirmaient aux assassins que Dieu leur pardonnerait alors tous leurs péchés. Il eut à subir grand nombre d'embûches de leur part quand il avait besoin de voyager; mais la providence de Dieu permettait. qu'ils se trompassent de chemin et qu'ils ne le rencontrassent point. Pauvre lui-même, il se souvenait toujours des pauvres, et il leur donnait libéralement de tout ce qu'il pouvait avoir : car il en vint jusqu'à faire briser et fondre les vases sacrés afin d'en donner la valeur aux pauvres, aux captifs et aux indigents. Il ne voulut jamais acheter ni champ, ni maison à la ville ou à la campagne.
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Il refusa grand nombre d'héritages qui lui avaient été légués, par la raison que cela devait appartenir de préférence aux enfants ou aux parents des défunts. Quant aux biens de l’Eglise, il n'y était pas attaché: ils ne lui donnaient aucun tracas; mais le jour et la nuit, il méditait les Saintes Ecritures et les choses de Dieu. Jamais il ne s'occupait de nouvelles constitutions qui auraient pu lui embarrasser l’esprit que toujours il voulait conserver exempt de tout tracas extérieur, afin de pouvoir se livrer avec liberté à des méditations continuelles et à des. lectures assidues. Ce n'est pas qu'il empêchât quelqu'un de bâtir, à moins qu'il ne s'aperçût qu'on le fît sans mesure. Il louait aussi beaucoup ceux qui avaient le désir de la mort, et il rapportait fort souvent à ce sujet les exemples de trois évêques. C'était saint Ambroise qui, au lit de la mort, répondit à ceux qui lui demandaient d'obtenir pour soi, par ses prières, un prolongement de vie : «Je n'ai pas vécu de manière à rougir de vivre parmi vous, et je ne crains pas de mourir, puisque nous avons un bon maître. » Réponse que saint Augustin vantait extraordinairement. Il citait encore l’exemple d'un autre évêque auquel on disait qu'il était fort nécessaire à l’Eglise, et que cette raison ferait que Dieu le délivrerait encore, et qui répondit: « Si je ne devais jamais mourir, ce serait bien; mais si je dois mourir un jour, pourquoi pas maintenant ? » Il rapportait encore ce que saint Cyprien racontait d'un autre évêque qui, souffrant beaucoup, demandait le rétablissement de sa santé. Un jeune homme d'une grande beauté lui apparut alors et lui dit avec un mouvement d'indignation: « Vous craignez de souffrir, vous ne voulez pas mourir, que vous ferai-je? »
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Il ne laissa demeurer avec lui aucune femme, pas même sa soeur Germaine, ni les filles de son frère qui s'étaient vouées ensemble au service de Dieu. Il disait que, quand bien même on n'aurait aucun soupçon mauvais par rapport à sa soeur et à ses nièces, cependant parce que ces personnes auraient besoin des services d'autres femmes, qui viendraient chez elles, avec d'autres, ce pourrait être un sujet de tentation pour les faibles, ou certainement une source de mauvais soupçons pour les méchants. Jamais il ne voulait parler seul à seule avec une femme, à moins qu'il ne se fût agi d'un secret. Il fit du bien à ses parents, non pas en leur procurant des richesses, mais en les empêchant, d'être dans la gêne ou bien dans l’abondance. Il était rare qu'il s'entremît en faveur de quelqu'un par lettres ou par paroles, imitant en cela la conduite d'un philosophe qui par amour de sa réputation ne rendit pas de grands services à ses amis, et qui répétait souvent : « Presque toujours, pouvoir qu'on demande, pèse. » Mais quand il le faisait, il mesurait son style de manière à ne pas être importun, mais à mériter d'être exaucé en faveur de la politesse de sa demande.
Il préférait avoir à juger les procès de ceux qui lui étaient inconnus, plutôt que ceux de ses amis; et il disait que parmi les premiers il pouvait distinguer le coupable, sans avoir rien à craindre, et que de l’un d'eux il s'en ferait un ami, mais qu'entre ses amis, il en perdrait certainement un, savoir celui contre lequel il prononcerait sa sentence. Beaucoup d'églises l’invitèrent ; il y prêchait la parole de Dieu et opérait des conversions.
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Quelquefois, dans ses prédications, il sortait du cadre qu'il s'était tracé; alors il disait que cela entrait dans le plan de Dieu pour le salut de quelqu'un. Ce qui fut évident, par rapport à un homme d'affaires des manichéens, qui se convertit en assistant a une prédication où saint Augustin fit une digression contre cette hérésie. En ce temps-la les Goths s'étaient emparés de Rome; alors les idolâtres et les infidèles insultaient beaucoup les chrétiens; à cette occasion, saint Augustin composa son livre de la Cité de Dieu, pour démontrer qu'ici-bas les justes doivent souffrir et les impies prospérer. Il y traite des deux cités, celle de Jérusalem et celle de Babylone et de leurs rois, parce que le roi de Jérusalem, c'est J.-C., et le roi de Babylone, c'est le diable. « Deux amours, dit-il, ont bâti ces deux cités, l’amour de soi, allant jusqu'au mépris de Dieu, a bâti la cité du diable, et l’amour de Dieu, allant jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. »
Pendant qu'Augustin vivait encore, vers l’an du Seigneur 440, les Vandales s'emparèrent de toute la province d'Afrique, ravageant tout, et n'épargnant ni le sexe, ni le rang, ni l’âge. Quand ils arrivèrent devant la ville d'Hippone, ils l’assiégèrent vigoureusement. Au milieu de cette tribulation, saint Augustin, plus que personne, passa les dernières années de sa vie dans l’amertume et la tristesse. Ses larmes lui servaient de pain le jour et la nuit, en voyant ceux-ci tués, ceux-là forcés de fuir, les églises veuves de leurs prêtres, et les villes détruites et sans habitants:
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Au milieu de tant de maux, il se consolait par cet adage d'un sage, qui disait. Celui-là n'est pas un grand homme qui regarde comme chose extraordinaire que les arbres tombent, que les pierres s'écroulent et que les mortels meurent. » Mais il rassembla ses frères et leur dit : « Oui, j'ai prié Dieu afin qu'il nous délivre de ces périls, ou qu'il nous accorde la patience, ou bien qu'il m’enlève de cette vie pour n'être point forcé de voir tant de calamités. » Il n'obtint que la troisième demande, car après trois mois de siège, en février, la fièvre le prit, et il se mit au lit. Comprenant que sa fin approchait, il se fit écrire les sept Psaumes de la pénitence qu'il commanda,d'attacher à la muraille, à côté de son lit., d'où il les lisait, en versant sans cesse des larmes abondantes; et afin de ne penser qu'à Dieu et de n'être gêné par personne,: dix jours avant sa mort, il défendit de laisser entrer qui que ce fût dans sa. chambre, si ce n'est le médecin ou bien celui qui lui apportait quelque nourriture. Or, un malade vint le trouver, et le pria instamment de lui imposer les mains et de le guérir. Augustin lui répondit :
« Que dis-tu là, mon fils ? Penses-tu que si je pouvais faire chose pareille; je ne me l’accorderais pas pour moi? » Mais le malade insistait, et lui assurait que dans une vision qu'il avait eue, il lui avait été ordonné de venir le trouver, et qu'il serait guéri. Alors Augustin, voyant sa foi, pria pour lui et il fut guéri. Il délivra beaucoup d'énergumènes et fit plusieurs autres miracles.
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Au livre XXII de la Cité de Dieu, il rapporte, comme ayant été opérés par un autre, deux miracles qu'il fit. « A ma connaissance, dit-il, une jeune personne d'Hippone, ayant répandu sur elle une huile où le prêtre qui priait pour elle avait mêlé ses larmes, fut délivrée du démon. » Il dit encore au même endroit : « Il est aussi à ma connaissance que le démon quitta soudain un jeune possédé; un évêque avait prié pour ce jeune homme sans le voir. » Il n'y a aucun doute qu'il ne parle de lui-même, mais par humilité, il n'a pas voulu se nommer. Il rapporte, dans ce même ouvrage, qu'un malade devait être taillé, et on craignait beaucoup qu'il ne mourait de cette opération. Le malade pria Dieu avec abondance de larmes; Augustin pria avec lui et pour lui, et sans aucune incision, il reçut une guérison parfaite. Enfin, à l’approche de son trépas, il laissa cet enseignement mémorable, savoir que l’homme, quelque excellent qu'il soit, ne doit pas mourir sans confession, et sans recevoir l’Eucharistie. Quand ses derniers instants furent arrivés, jouissant de toutes ses facultés, la vue et l’ouïe encore saines, à l’âge de 77 ans, et de son épiscopat la 40e, en présence de ses frères rassemblés et priant, il passa au Seigneur. Il ne fit aucun testament, parce que ce pauvre de J.-C. ne laissait rien qu'il put léguer. Il vivait vers l’an du Seigneur 400.
Augustin, cet astre éclatant de sagesse, cette forteresse de la vérité, ce rempart de la foi, l’emporta sans comparaison sur tous les docteurs de l’Eglise, aussi bien par son génie que par sa science : Il fut aussi illustre par ses vertus que par sa doctrine: C'est ce qui fait que le bienheureux Remi, en parlant de saint Jérôme et de quelques autres docteurs, conclut ainsi « Saint Augustin les surpassa tous par le génie et par la science.
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Car bien que saint Jérôme avoue avoir lu les 6000 ouvrages d'Origène, cependant saint Augustin en a tant écrit, que non seulement, personne, y passât-il ses jours et ses nuits, ne saurait transcrire ses livres, mais qu'il ne s'en rencontre pas même un, qui les ait lus en entier. » Volusien, auquel saint Augustin adressa une lettre, parle ainsi : « Cela ne se trouve pas dans la loi de Dieu si saint Augustin l’ignore.» Saint Jérôme dit dans une lettre écrite par lui à saint Augustin : « Je n'ai encore pu répondre à vos deux opuscules si pleins d'érudition et d'une éloquence si brillante ; certes, tout ce qu'on peut dire, tout ce à quoi peut atteindre le génie, et tout ce qu'on saurait puiser dans les saintes Ecritures, vous l’avez traité, vous l’avez épuisé : mais je prie Votre Révérence de me permettre de donner à votre génie les éloges qu'il mérite. » Dans son ouvrage des Douze Docteurs, saint Jérôme écrit ces mots sur saint Augustin : « Saint Augustin, évêque, est comme l’aigle qui plane sur le sommet des montagnes : Il ne s'occupe pas de ce qui se trouve au bas, mais il traite avec clarté de ce qu'il y a de plus élevé dans les cieux; il embrasse d'un coup d'œil la terre avec les eaux qui l’entourent. » On peut juger du respect et de l’amour qu'éprouvait saint Jérôme pour saint Augustin par les lettres que celui-ci lui adressa. Il s'exprime ainsi dans l’une d'elles « Jérôme, au saint et très heureux seigneur pape, salut.
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En tout temps, j'ai eu le plus profond respect pour votre béatitude, et j'ai chéri J.-C. notre Sauveur qui habite en vous; mais aujourd'hui je veux, s'il est possible, ajouter quelque chose encore et mettre le comble à ma pensée; c'est que je ne me permets pas de passer même une heure sans avoir votre nom, présent à mon esprit. » Dans une autre lettre qu'il lui envoie : « Tant s'en faut, dit-il, que j'ose toucher à quoi que ce soit des ouvrages de votre béatitude; j'ai déjà assez de corriger les miens, sans porter la main sur ceux des autres. »
Saint Grégoire s'exprime ainsi dans une lettre écrite à Innocentius, préfet d'Afrique: « Nous nous réjouissons du désir que vous manifestez de recevoir de nous l’exposition sur Job. Mais si vous souhaitez vous rassasier de quelque nourriture délicieuse, lisez les opuscules de saint Augustin, votre compatriote ; vous trouverez que c'est, en comparaison de notre livre, de la fleur de farine à côté de quelque chose de fort inférieur venant de nous. » Voici ce qu'il écrit dans son Registre : « On lit que saint Augustin ne consentit pas même à habiter avec sa soeur; car, disait-il, celles qui sont avec ma soeur ne sont pas mes soeurs. La précaution excessive de ce grand docteur doit nous servir de leçon. On lit dans la Préface Ambroisienne : « Nous adorons, Seigneur, votre magnificence au jour de la mort de saint Augustin car votre force, qui opère dans tous, a fait que cet homme embrasé de votre esprit, ne se laissa pas vaincre par les promesses des attraits fallacieux vous l’aviez en effet rempli de tout genre de piété, en sorte qu'il vous était tout à la fois, l’autel, le sacrifice, le prêtre et le temple. »
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Saint Prosper dans son Traité de la vie contemplative (Julien Pomère, l. III), parle ainsi. de saint Augustin: « Il avait un génie pénétrant, une éloquence suave; un grand fonds de littérature classique ; il avait scruté les matières ecclésiastiques ; il était clair dans ses discussions de tous les jours, grave dans son maintien, habile à résoudre une question, attentif à réfuter les hérétiques, catholique dans l’exposition du dogme, sûr dans l’explication des écritures canoniques. » Saint Bernard dit de son côté : « Augustin, c'est le fléau le plus redoutable des hérétiques. »
Après sa mort, les barbares ayant fait invasion dans le pays, ils profanèrent les lieux saints ; alors les fidèles prirent le corps de saint Augustin et le transportèrent en Sardaigne. 280 ans s'étant écoulés depuis sa mort, vers l’année du Seigneur 718, Luitprand, pieux roi des Lombards, apprenant que la Sardaigne avait été dépeuplée par les Sarrasins, fit partir des messagers pour faire rapporter à Pavie les reliques du saint docteur *. Au prix d'une somme considérable, ils obtinrent le corps de saint Augustin et le transportèrent jusqu'à Gênes. Le saint roi l’ayant appris, il se fit un bonheur de venir à sa rencontre et de le recevoir. Mais le lendemain matin, quand on voulut reprendre le corps, on ne put le lever de l’endroit qu'il occupait, jusqu'au moment où le roi fit voeu que si le saint se laissait emmener, il ferait bâtir, au même lieu,. une église qui serait dédiée en son nom. Aussitôt on put prendre le corps sans difficulté.
* Vincent de Beauvais., Hist., l, XXIII, c. CXLVIII ; — Sigebert, an 721.
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Le roi tint sa promesse et fit construire à Gènes une église en l’honneur de saint Augustin: Pareil miracle arriva le lendemain dans une villa du diocèse de Tortone, nommée Casal, où l’on construisit encore une église en l’honneur de saint. Augustin. De plus, Luitpraud concéda cette même villa avec toutes ses dépendances, pour être possédée à perpétuité par ceux qui desserviraient l’église. Or, comme le roi voyait qu'il plaisait au saint qu'on lui élevât une église partout où il s'arrêtait, dans la crainte qu'il ne se choisît un autre lieu que celui où il voulait le mettre, partout où on passait la nuit avec le saint corps, il fondait une église en son honneur. Ce fut ainsi qu'on arriva à Pavie dans des transports de joie, et que l’on plaça les saints restes avec de grands honneurs dans l’église de saint Pierre, appelée au Ciel d'or.
— Un meunier, qui avait une dévotion toute spéciale à saint Augustin, souffrait à la jambe d'une tumeur nommée phlegma salsum, et il invoquait pieusement saint Augustin à son secours. Le saint, dans une vision, lui toucha la jambe et le guérit. A son réveil, se trouvant délivré, il rendit grâces à Dieu et à saint Augustin.
— Un enfant avait la pierre et de l’avis des médecins, il fallait le tailler. La mère qui craignait que l’enfant ne mourût, s'adressa dévotement à saint Augustin pour qu'il secourût son fils. Elle n'eut pas plutôt fini sa prière que l’enfant rendit la pierre en urinant et recouvra une parfaite santé.
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Dans un monastère, appelé Elémosina, un moine, la veille de la fête de saint Augustin, fut ravi en extase et vit une nuée lumineuse descendant du ciel, et sur cette nuée saint Augustin assis revêtu de ses habits pontificaux. Ses yeux étaient comme deux rayons de soleil illuminant toute l’église qui était remplie d'une odeur très suave.
— Saint Bernard étant à Matines s'assommeilla un peu, et pendant qu'on chantait une leçon de saint Augustin, il vit un jeune homme très beau gui se tenait debout, et de la bouche duquel sortait une si grande abondance d'eau que toute l’église, paraissait devoir en être remplie. Saint Bernard ne fit pas difficulté de penser que c'était saint Augustin qui a fait couler dans l’Eglise entière des fontaines de doctrine.
— Un homme, qui aimait singulièrement saint Augustin, donna beaucoup d'argent à un moine, gardien du saint corps, pour avoir un doigt d'Augustin. Le moine reçut bien l’argent, mais, à la place' du doigt de saint Augustin, il lui donna le doigt d'un mort qu'il enveloppa dans de la soie. L'homme le reçut avec respect et lui adressait sans cesse ses hommages avec grande dévotion, le pressant sur sa bouche, sur ses yeux et le suspendant à sa poitrine. Dieu, qui voyait sa foi, lui donna d'une manière aussi miraculeuse que miséricordieuse un doigt de saint Augustin ; l’autre avait disparu. Cet homme étant rentré dans sa patrie, il s'y fit beaucoup de miracles et le bruit en alla jusqu'à Pavie. Mais comme,le moine assurait que c'était le doigt d'un mort, on ouvrit le sépulcre et on trouva, qu'il manquait un des doigts du saint. L'abbé, qui sur le fait, déposa le moine de son office et le punit sévèrement.
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— En Bourgogne*, dans un monastère nommé. Fontaines, vivait un moine appelé Hugues, très dévot à saint Augustin, dont il lisait les ouvrages avec bonheur. Il le priait souvent de ne pas permettre qu'il trépassât de ce monde un autre jour que celui où l’on solennisait sa fête. Quinze jours auparavant, la fièvre le saisit si violemment que la veille de la fête on le posa par terre dans l’église comme un mourant. Et voici que plusieurs personnages beaux et brillants, en aubes, entrèrent processionnellement dans l’église dudit monastère : à leur suite venait un personnage vénérable revêtu d'habits pontificaux. Un moine qui était alors dans l’église fut saisi à cette vue; il demanda qui ils étaient et où ils allaient. L'un d'eux lui répondit que c'était saint Augustin avec ses chanoines qui venait assister à la mort de ce moine qui lui était dévot afin de porter son âme au royaume de la gloire. Ensuite cette noble procession entra dans l’infirmerie, et après y être restée quelque temps, la sainte âme du moine fut délivrée des liens de la chair. Son doux ami le fortifia contre les embûches des ennemis et l’introduisit dans la joie du ciel.
— On lit encore que, de son, vivant, saint Augustin, étant occupé à lire, vit passer devant lui le démon portant un livre sur ses épaules. Aussitôt le saint l’adjura de lui ouvrir ce livre pour voir ce qu'il contenait. Le démon lui répartit que c'étaient les péchés des hommes qui s'y trouvaient écrits, péchés qu'il avait recueillis de tous côtés et qu'il y avait couchés. Et à l’instant saint Augustin lui commanda que, s'il se trouvait porté quelqu'un de ses péchés, il le lui donnât à lire de suite.
* Herbert, De miraculis, l. III, c. XXXVIII ; — Opp. de saint Bernard.
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Le livre fut ouvert et saint Augustin n'y trouva rien d'écrit, si ce n'est qu'une fois, il avait oublié de réciter complies. Il commanda au diable d'attendre son retour; il entra alors dans l’église, récita les complies avec dévotion et après avoir fait ses prières accoutumées, il revint et dit au démon de lui montrer encore une fois l’endroit qu'il voulait relire. Le diable, qui retournait toutes les feuilles avec rapidité, finit par trouver la page, mais elle était blanche: alors il dit tout en colère : « Tu m’as honteusement déçu; je me repens de t'avoir montré mon livre, puisque tu as effacé ton péché par la vertu de tes prières. » Ayant parlé ainsi, il disparut tout plein de confusion.
Une femme avait à souffrir les injures de quelques personnes pleines de malice : elle vint trouver saint Augustin pour lui demander conseil. L'ayant trouvé qui étudiait, et l’ayant salué avec respect, il ne la regarda;ni ne lui répondit pointa, Elle pensa que peut-être c'était par une sainteté extrême qu'il ne voulait pas jeter les regards sur une femme : cependant elle s'approcha et lui exposa son affaire avec soin. Mais il ne se tourna pas vers elle, pas plus qu'il ne lui adressa de réponse: alors elle se retira pleine de tristesse. Un autre jour que saint Augustin célébrait la messe et que cette femme y assistait, après l’élévation, elle se vit transportée devant le tribunal de la très sainte Trinité, où elle vit Augustin, la face inclinée, discourant avec la plus grande attention et en termes sublimes sur la gloire de la Trinité. Et une voix se fit entendre qui lui dit : « Quand tu as été chez Augustin, il était tellement occupé à réfléchir sur la gloire de la sainte Trinité qu'il n'a pas remarqué que tu sois venue le trouver; mais retourne chez lui avec assurance ; tu le trouveras affable et tu recevras un avis salutaire. »
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Elle le fit et saint Augustin l’écouta avec bonté et lui donna un excellent conseil. — On rapporte aussi qu'un saint homme étant ravi en. esprit dans le ciel et examinant tous les saints dans la gloire, n'y voyant pas saint Augustin, demanda à quelqu'un des bienheureux où il était. Il lui fut répondu : « Augustin réside au plus haut des cieux, où il médité sur la gloire de la très excellente Trinité. » — Quelques habitants de Pavie étaient détenus en prison par le marquis de Malaspina. Toute boisson leur fut refusée afin de pouvoir en extorquer une grosse somme d'argent. La plupart rendaient déjà l’âme, quelques-uns buvaient leur urine. Un jeune homme d'entre eux, qui avait une grande dévotion pour saint Augustin; réclama son assistance. Alors au milieu de la nuit; saint Augustin apparut à ce jeune homme, et comme s'il lui prenait la main, il le conduisit au fleuve de Gravelon où avec une feuille de vigne trempée dans l’eau, il lui rafraîchit tellement la langue, que lui, qui aurait souhaité boire de l’urine, n'aurait plus souhaité maintenant boire du nectar. — Le prévôt d'une église, homme fort dévot envers saint Augustin; fut malade pendant trois ans au point de ne pouvoir sortir du lit. La fête de saint Augustin était proche, et déjà on sonnait les vêpres de la vigile, quand il se mit à prier saint Augustin de tout coeur. Saint Augustin se montra à lui revêtu d'habits blancs et en l’appelant trois fois par son nom, il lui dit: « Me voici, tu m’as appelé assez longtemps, lève-toi de suite, et va me célébrer l’office des Vêpres. » Il se leva guéri, et, à l’étonnement de tous, il entra dans l’église, où il assista dévotement à tout l’office.
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— Un pasteur avait un chancre affreux entre les épaules. Le mal s'accrut au point de le laisser absolument sans forces. Comme il priait saint Augustin, celui-ci lui apparut, posa la main sur la partie malade et la guérit parfaitement; Le même homme, dans la suite, perdit la vue. Il s'adressa avec confiance à saint Augustin, qui, un jour sur le midi, lui apparut, et en lui essuyant les yeux avec les mains, il lui rendit la santé .
Vers l’an du Seigneur 912, des hommes gravement malades, au nombre de plus de quarante, allaient à Rome de l’Allemagne et de la Gaule pour visiter le tombeau des apôtres. Les uns courbés se traînaient par terre sur des sellettes, d'autres se soutenaient sur des béquilles,, ceux qui étaient aveugles se laissaient traîner par ceux qui marchaient en avant, ceux-là enfin avaient les mains et les pieds paralysés. Ils passèrent une montagne et parvinrent à un endroit appelé la Charbonnerie. Ils étaient près d'un lieu qui se nomme Cana, à une distance de trois milles de Pavie, quand saint Augustin revêtu de ses ornements pontificaux, et sortant d'une église érigée en l’honneur des saints Côme et Damien, leur apparut et leur demanda où, ils se dirigeaient. Ils lui répondirent qu'ils allaient à Rome; alors saint Augustin ajouta : « Allez à Pavie et demandez le monastère de saint Pierre qui s'appelle Ciel d'or, et là vous obtiendrez les miséricordes que vous désirez. Et comme ils lui demandaient son nom, il dit : « Je suis Augustin autrefois évêque de l’église d'Hippone. » Aussitôt il disparut à leurs regards.
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Ils se dirigèrent donc vers Pavie, et étant arrivés au monastère indiqué et apprenant que c'était là que reposait le corps de saint Augustin, ils se mirent tous à élever la voix et à crier tous ensemble : « Saint Augustin, aidez-nous. » Leurs clameurs émurent les citoyens et les moines qui s'empressaient d'accourir à un spectacle si extraordinaire. Or, voilà que, par l’extension de leurs nerfs, une grande quantité de sang se mit à couler,de telle sorte que depuis l’entrée du monastère, jusqu'au tombeau de saint Augustin, la terre paraissait en être tolite couverte. Parvenus au tombeau, tous furent entièrement guéris, comme S'ils n'avaient jamais été estropiés. Depuis ce moment, la renommée du saint se propagea de plus en plus et une multitude d'infirmes vint à son tombeau, où tous recouvraient la santé, et laissaient des gages de leur guérison. Telle fut la quantité de ces gages que tout l’oratoire de saint Augustin et le portique en étaient pleins, en sorte que cela devint la cause d'un grand embarras pour entrer et pour sortir. La nécessité força les moines à les ôter.
— Il y a trois choses qui sont l’objet des désirs des personnes du monde, les richesses, les plaisirs et les honneurs. Or, le saint atteignit à un tel degré de perfection qu'il méprisa les richesses, qu'il repoussa les honneurs et qu'il eut les plaisirs en aversion.
— Il méprisa les richesses; c'est lui-même, qui Passure dans ses Soliloques, où la raison l’interroge et lui dit: « Est-ce que tu ne désires pas,de richesses ? » Et Augustin répond : « Je ne saurais avouer ce premier point : j'ai trente ans, et il y en a bien quatorze que j'ai cessé de les désirer. Des richesses, je n'en désire que ce qu'il faut pour me procurer ma nourriture. C'est un. livre de Cicéron qui m’a entièrement convaincu qu'il ne faut en aucune manière souhaiter les richesses. »
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Il a repoussé les honneurs : il le témoigne dans le même livre. «Que pensez-vous des honneurs? » lui demande la raison. Et saint Augustin répond : « Je l’avoue, c'est seulement depuis peu de temps, presque depuis quelques jours que j'ai cessé de les ambitionner. » Les plaisirs et les richesses, il les méprisa, par rapport à la chair et au goût. La raison lui demandé donc : « Quelle est votre opinion au sujet d'une épouse? Ne .vous plairait-elle. pas, si elle était belle, chaste, honnête, riche, et surtout si vous aviez la certitude qu'elle ne vous serait pas à charge? » Et saint Augustin répond : « Quelque bien que vous la vouliez peindre; quand vous la montreriez comblée de tous les dons, j'ai décidé que je n'avais rien tant à craindre que le commerce avec une femme. » « Je ne demande pas, reprend la raison, ce que vous avez décidé, je vous demande si vous vous y sentez porté ? Et saint Augustin répond : « Je ne cherche, je ne désire rien à ce sujet : les souvenirs qui m’en restent me sont à charge, affreux et détestables. » Pour ce qui est du second point, la raison l’interroge en disant : « Et pour la nourriture, qu'avez-vous à dire? »
Pour ce qui est du boire, et du manger, des bains et des autres plaisirs du corps, ne me demandez rien. J'en prends ce qu'il me faut seulement, pour conserver la santé. »
(126) LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE
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La décollation de saint Jean-Baptiste se célèbre et a été instituée, paraît-il, pour quatre motifs, d'après l’Office mitral *: 1° En raison de sa décollation; 2° à cause de la combustion et de la réunion de ses os ; 3° à l’occasion de l’invention de son chef ; 4° en mémoire de la translation d'un de ses doigts, et de la dédicace de son église. De là les différents noms attribués à cette fête, savoir la décollation, la collection, l’invention et la dédicace:
1. On célèbre cette fête à cause de la décollation. En effet, selon le récit de l’Histoire scholastique **, Hérode Antipas, fils d'Hérode le Grand, en partant pour Rome passa par chez son frère Philippe; alors eut lieu un accord secret entre lui et Hérodiade, femme de Philippe, et selon Josèphe, soeur d'Hérode Agrippa, de répudier sa propre femme à son retour et de se marier avec cette même Hérodiade. Sa, femme, fille d'Arétas, roi de Damas, eut connaissance de cette convention ; alors sans attendre le retour de son mari, elle se hâta de rentrer dans sa patrie. En revenant, Hérode enleva Hérodiade à Philippe et s'attira l’inimitié d'Arétas, d'Hérode Agrippa et de Philippe tout à la fois. Or, saint Jean le reprit, parce que, d'après la loi, il ne lui était pas permis de prendre pour femme, ainsi qu'il l’avait fait, l’épouse de son frère du vivant de celui-ci.
* Cap. XLI.
** In Evangel., cap. LXXIII.
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Hérode voyant que saint Jean le reprenait si durement pour ce crime, et que, d'un autre côté, saint Jean, au rapport de Josèphe, à cause de sa prédication et de son baptême, s'entourait d'une foule de monde, le fit jeter en prison, dans le désir de plaire à sa femme, et dans la crainte d'un soulèvement populaire. Mais auparavant il voulut le faire mourir, mais il eut peur du peuple. Hérodiade et Hérode désiraient également trouver une occasion quelconque pour pouvoir tuer Jean. Il paraît qu'ils convinrent secrètement ensemble qu'Hérode donnerait une fête aux principaux de la Galilée et à ses officiers le jour anniversaire de sa naissance ; qu'il promettrait avec serment de donner à la fille d'Hérodiade, quand elle danserait, tout ce qu'elle demanderait; que cette jeune personne demandant la tête de Jean, il serait de toute nécessité de la lui accorder à raison de son serment, dont il ferait semblant d'être contristé. Qu'il ait poussé la feinte et la dissimulation jusque-là, c'est ce que donne à entendre l’Histoire scholastique où on lit ce qui suit : « Il est à croire qu'Hérode convint secrètement avec sa femme de faire tuer Jean, en se servant de cette circonstance. »
Saint Jérôme est du même sentiment dans la glose : « Hérode, dit-il, jura probablement, afin d'avoir le moyen de tuer Jean; car si cette fille eût demandé la mort d'un père ou d'une mère Hérode n'y eût certainement pas consenti. Le repas est prêt, la jeune fille est là présente ; elle danse devant tous les convives elle ravit le monde ; le roi jure de lui donner tout ce qu'elle demandera. Prévenue par sa mère, elle demande la tête de Jean, mais l’astucieux Hérode, à cause de son serment, simula la tristesse, parce que, comme le dit Raban, il avait eu la témérité de jurer ce qu'il lui fallait tenir.
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Or, sa tristesse était seulement sur sa figure, tandis qu'il avait la joie dans le coeur. Il s'excuse sur son serment afin de pouvoir être impie sous l’apparence de la piété. Le bourreau est donc envoyé, la tête de Jean est tranchée, elle est donnée à la jeune fille, et celle-ci la présente à sa mère adultère. » Saint Augustin, à propos de ce serment, raconte l’exemple suivant dans un sermon qu'il fit à la Décollation de saint Jean-Baptiste.
« Voici un fait qui m’a été raconté par un homme innocent et de bonne foi. Quelqu'un lui ayant nié un prêt ou une dette, il en fut ému et il le provoqua à faire serment. Le débiteur le fit et l’autre perdit. La nuit suivante, ce dernier se crut traîné devant le juge qui l’interrogea en ces termes : « Pourquoi as-tu provoqué ton débiteur à faire serment, quand tu savais qu'il se parjurerait? » Et l’homme répondit : « Il m’a nié mon bien. » « Il valait mieux, reprit le juge, perdre ton bien que de tuer son âme par un faux serment. » On le fit prosterner, et il fut condamné à être battu de verges ; or, il le fut si rudement, qu'à son réveil, on lui voyait encore la marque des coups sur le dos. Mais il lui fut pardonné après qu'il eut fait pénitence. » Ce ne fut cependant point à pareil jour que saint Jean fut décollé, mais un an avant la Passion de J.-C., vers les jours des azymes. Il a donc fallu, à cause des mystères de Notre-Seigneur, que l’inférieur le cédât à son supérieur.
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A ce sujet, saint Jean Chrysostome s'écrie : « Jean, c'est l’école des vertus, la règle de vie, l’expression de la sainteté, le modèle de la justice, le miroir de la virginité, le porte-étendard de la pudicité; l’exemple de la chasteté, la voie de la pénitence, le pardon des péchés, la doctrine de la foi. Jean est plus grand qu'un homme, il est l’égal des anges, le sommaire de la loi, la sanction de l’évangile, la voix des apôtres, celui qui fait taire les prophètes, la lumière du monde, le précurseur du souverain juge, l’intermédiaire de la Trinité tout entière. Et cet homme si éminent est donné à une incestueuse, il est livré à une adultère, il est accordé à une danseuse ! » Hérode ne resta pas impuni, mais il fut condamné à l’exil.
En effet, d'après ce qu'on trouve dans l’Histoire scholastique, Hérode Agrippa, vaillant personnage, mais pauvre, se voyant réduit à l’extrémité, s'enferma par désespoir dans une tour avec J'intention de s'y laisser mourir de faim. Hérodiade, sa soeur, informée de cette résolution, supplia Hérode Antipas, tétrarque, son mari, de le tirer de la tour et de lui fournir ce qui lui était nécessaire. Il le fit, et comme ils étaient tous les deux à table, Hérode, tétrarque, échauffé par le vin, reprocha à Hérode Agrippa les bienfaits dont il l’avait, comblé lui-même. Celui-ci en conçut un vif chagrin et partit pour Rome où il fut bien accueilli par Caïus César, qui lui accorda deux tétrarchies, celle de Lisanias et celle du pays d'Abilène; il lui plaça, en outre, le diadème sur le front, avec l’intention de le faire roi de Judée. Hérodiade, voyant que: son frère avait le titre de roi, pressait instamment son mari d'aller à Rome et de solliciter aussi pour lui la même distinction.
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Mais, étant fort riche, il ne voulait pas suivre le conseil de sa femme, car il préférait le repos à des fonctions honorables. Vaincu enfin par ses prières, il alla à Rome avec elle. Agrippa, qui en eut connaissance, expédia à César des lettres pour l’informer qu'Hérode s'était assuré de l’amitié du roi des Parthes, et voulait se révolter contre l’empire romain, et pour preuve, il lui fit savoir qu'il avait dans ses places fortes des armes en assez grande quantité pour armer soixante-dix mille soldats.
Caïus, après avoir lu la lettre, s'informa, comme s'il le tenait d'une autre source, auprès d'Hérode, sur sa position, et entre autres choses, il lui demanda s'il était vrai, ainsi qu'il l’avait entendu dire, qu'il eût une si grande quantité de troupes sous les armes, dans les villes de sa juridiction. Hérode ne fit aucune difficulté d'en convenir. Caïus, persuadé alors de l’exactitude du rapport d'Hérode Agrippa, l’envoya en exil ; quant à son épouse, qui était soeur de ce même Hérode Agrippa pour lequel il avait beaucoup d'affection, il lui permit de retourner dans son pays. Mais elle voulut accompagner son mari, en disant que puisqu'elle avait partagé sa prospérité, elle ne l’abandonnerait pas dans l’adversité. Ils furent donc déportés à Lyon; où ils finirent leur vie dans la misère. Ceci est tiré de l’Histoire scholastique.
II. Cette fête est célébrée à cause de la combustion et de la réunion des os de saint Jean; car des auteurs prétendent qu'on les brûla en ce jour, et que les restes en furent recueillis par les fidèles. C'est, en quel,que sorte, un second martyre que saint d'eau souffre, puisque i1 est brûlé dans ses os, et c'est la raison pour laquelle l’Eglise célèbre cette fête comme si elle était son second martyre*.
* Eusèbe de Césarée, I. II; — Hist. ecclésiastique, c. XXVIII; — Sigebert, Chronique, an 394.
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On lit donc au XIIe livre de l’Histoire scholastique ou ecclésiastique, que les disciples de saint Jean ensevelirent son corps auprès de Sébaste, ville de Palestine, entre Elisée et Abdias. I1 se faisait de grands miracles à son tombeau; mais, par l’ordre de Julien l’Apostat, les gentils dispersèrent les os du saint ; et comme les miracles continuaient toujours, on recueillit les os, on les brûla, puis on les réduisit à une poussière que l’on vanna dans les champs; toujours d'après l’Histoire scholastique. Mais le bienheureux Bède dit que les os eux-mêmes furent ramassés et épars plus loin encore. Saint Jean parut souffrir ainsi un second martyre. (C'est ce que certaines gens imitent sans savoir ce qu'ils font, quand, à la Nativité de saint Jean, ils ramassent des os partout et les brûlent.) Or, pendant qu'on les recueillait pour les brûler, d'après l’Histoire ecclésiastique et le témoignage de Bède, des moines, venus de Jérusalem, se mêlèrent en cachette à ceux qui étaient occupés à les recueillir, et en prirent une grande partie. Ils portèrent alors. ces ossements à Philippe, évêque- de Jérusalem, qui, plus tard, les envoya à Athanase, évêque d'Alexandrie. Dans la suite, Théophile, évêque de cette ville, les mit dans un temple de Sérapis, purgé de ses ordures; il le consacra comme une basilique, en l’honneur de saint Jean.
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Mais aujourd'hui, on les honore à Gênes, ainsi que Alexandre III et Innocent IV l’ont approuvé par leurs privilèges, après eu avoir reconnu l’authenticité. De même qu'Hérode, qui fit couper la tète à saint Jean, subit le châtiment de ses crimes, de même aussi, Julien l’Apostat, qui fit brûler ses os, fut frappé par la vengeance divine. On a l’histoire de la punition de ce dernier dans la légende de saint Julien, après la conversion de saint Paul*.
Mais, dans l’Histoire triparlite **, on trouve de plus amples détails sur l’origine: de Julien l’Apostat; sou règne, sa cruauté et sa mort. Constance, frère du grand Constantin et descendant du même père, eut deux fils, Gallus et Julien. A la mort de Constantin, Constance créa césar Gallus, son fils, que pourtant il tua par la suite. Alors Julien, plein de crainte, se fit moine, et imagina de consulter les magiciens pour savoir s'il pouvait avoir encore l’espérance de parvenir au trône. Après quoi, Constance créa césar Julien, qu'il envoya dans les Gaules, où il remporta grand nombre de victoires. Une couronne d'or, suspendue par un fil entre deux colonnes, tomba sur sa tète, en s'y adaptant parfaitement, au moment où il passait de fil s'était rompu; tous s'écrièrent alors que c'était un signe qu'il serait empereur. Comme les soldats le proclamaient Auguste, et qu'il ne se trouvait pas là de couronne, un des soldats prit un collier qu'il avait au cou et le mit sur le front de Julien, lequel fut ainsi créé empereur par les soldats.
* Ou mieux, après la légende de sainte Paule, qui est à la suite de la conversion de saint Paul, c'est-à-dire, au 27 janvier.
** Lib. VI, passim.
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Dès lors, il renonça aux pratiques du christianisme, qu'il ne suivait que d'une manière hypocrite, ouvrit les temples des idoles et leur y offrit des sacrifices. Il, se proclamait le Pontife des païens et faisait abattre partout les images de la Croix. Une fois, la rosée tomba sur ses vêtements et sur ceux des personnes qui l’accompagnaient, et chaque goutte prit la forme d'une croix. Dans le désir de plaire à tous, il voulut, après la mort de Constance, que chacun suivît le culte qui lui convînt; il chassa de sa cour les eunuques, les barbiers et les cuisiniers; les eunuques, parce qu'après la mort de sa femme il ne s'était point remarié ; les cuisiniers, parce qu'il,ne faisait usage que des mets les plus simples, et les barbiers, parce que, disait-il, un seul était suffisant pour beaucoup de monde. Il composa une foule d'outrages, dans lesquels il déchira tous les princes, ses prédécesseurs. En chassant les cuisiniers et les barbiers il faisait oeuvre de philosophe, mais non pas d'empereur; mais en critiquant et en déférant des louanges, il ne se comporta ni en philosophe ni en empereur. Un jour que Julien offrait un sacrifice aux idoles, dans les entrailles de la brebis qui venait d'être immolée, on lui montra le signe de la croix entouré d'une couronne. A cette vue, les ministres eurent peur, et expliquèrent le fait en disant qu'il viendrait un temps qui n'aurait pas de terme, et où la croix serait victorieuse et uniquement vénérée. Julien lés rassura et dit que cela indiquait qu'il fallait réprimer le christianisme et le resserrer dans un cercle.
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Tandis que Julien offrait à Constantinople un sacrifice à la Fortune, Maris, évêque de Chalcédoine, auquel la vieillesse avait fait perdre la vue, le vint trouver et l’appela impie et apostat. Julien lui dit « Ton Galiléen n'a donc pu te guérir, lui? » Maris lui répondit : « J'en rends grâces à Dieu, car il m’a privé de la vue afin de ne pas te voir dépouillé de piété. » Julien ne lui répondit rien et se retira. A Antioche, il fit ramasser. les vases sacrés et les ornements, puis les jetant parterre, il s'assit dessus et se permit de les salir. Mais à l’instant, il fut frappé à l’endroit par où il avait péché, en sorte que les vers y fourmillaient et rongeaient les chairs. Tant qu'il vécut depuis, il ne put se guérir.
Julien le préfet qui, par l’ordre de l’empereur, avait enlevé les vases sacrés appartenant aux églises, dit en les salissant de son urine : « Voyez dans quels vases on administre le fils de Marie.» Immédiatement sa bouche est changée en anus : et ce fut ainsi qu'il satisfaisait les besoins de la nature. Pendant que l’apostat Julien entrait dans le temple de la Fortune, les ministres du temple aspergeaient avec de l’eau ceux qui arrivaient afin de les purifier: Valentinien vit une goutte de cette eau sur sa chlamyde; plein d'indignation, il frappa du poing le ministre en disant qu'il était sali plutôt que purifié. L'empereur, témoin de cela, le fit mettre sous bonne garde et conduire dans un désert. En effet, Valentinien était chrétien, et il mérita pour récompense d'être élevé par la suite à l’empire.
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Par haine encore contre les chrétiens, Julien fit aussi réparer le temple des Juifs, auxquels il fournit des sommes énormes; mais quand ils eurent rassemblé une grande quantité de pierres, un vent extraordinaire s'éleva subitement et les dispersa toutes; ensuite il se fit un affreux tremblement de terre; en dernier lieu, le feu sortit des fondements et brûla beaucoup de monde *. Un autre jour, une croix apparut dans le ciel et les habits des Juifs furent couverts de croix de couleur noire. En allant chez les Perses, il vint à Ctésiphonte qu'il mit en état de siège. Le roi, qui s'y trouvait, lui offrit la moitié de son pays, s'il voulait s'en aller. Mais Julien s'y refusa : car il avait les idées de Pythagore et de Platon au sujet de la mutation des corps, croyant posséder l’âme d'Alexandre, ou plutôt qu'il était lui-même Alexandre dans un autre corps. Mais tout à coup il reçut un dard qui s'enfonça dans son côté ; cette blessure mit fin à sa vie. Qui lança cette flèche ? On. l’ignoré encore ; mais les uns pensent que ce fut un des esprits invisibles, d'autres, que ce fut un. berger ismaélite : quelques-uns disent que c'était la main d'un soldat abattu par la faim et les fatigues de la route. Que ce soit un homme ou bien un ange, il fut évidemment l’instrument de Dieu. Calixte, un de ses familiers, dit qu'il fut frappé par le démon.
III. L'institution de cette fête eut lieu à l’occasion de l’invention du chef de saint Jean en ce jour. Au XIe livre de l’Histoire ecclésiastique, il est écrit que saint Jean fut détenu et décapité dans un château de l’Arabie nommé Machéronte. Mais Hérodiade fit apporter la tête du saint à Jérusalem où elle la fit enterrer avec soin auprès de la maison d'Hérode, dans la crainte que ce prophète ne ressuscitât, si son chef était enterré avec son corps.
* Socrate, Hist. ecclés., I. III, c. XVII ; — Sozomène; Nicéphore, l. X, c. XXXII-XXXIII.
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Or, du temps de Marcien, en 153, saint Jean révéla où était sa tête à deux moines venus à Jérusalem. Ils allèrent en toute hâte au palais qui avait appartenu â Hérode, et trouvèrent le précieux chef enveloppé dans des sacs de poils de chèvre provenant, je pense, des habits dont saint Jean était revêtu dans le désert. Durant le trajet qu'ils firent pour retourner en leur pays avec ce trésor, un potier de la ville d'Emèse, vivant de son métier, se joignit à eux. Or, tandis que cet homme portait la besace qu'on lui avait confiée, et dans laquelle se trouvait. le saint chef, ce dont il avait été averti la nuit par saint Jean, il se déroba de ses compagnons, et s'en vint à Emèse avec cette relique, qu'il y garda avec respect dans un trou profond tout le temps qu'il vécut: dès lors ses affaires prospérèrent extraordinairement. Etant près de mourir, il révéla son secret à sa soeur en toute confiance, et ses héritiers en firent autant les uns aux autres. Longtemps après, saint Jean révéla. à un saint moine, nommé Marcel, habitant la même caverne, que sa tête s'y trouvait. Le fait se passa de la manière suivante Pendant son sommeil il lui semblait qu'une grande foule s'avançait et disait : « Voici que saint Jean-Baptiste vient. » Il vit ensuite le saint. conduit par deux personnages, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche.
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Or, tous ceux qui s'approchaient recevaient une bénédiction. Marcel s'étant approché se prosterna à ses pieds, mais le saint précurseur le fit lever, et le prenant par le menton, il lui donna le baiser de paix. Alors Marcel lui demanda: « Seigneur, d'où: êtes-vous venu chez nous?» Saint Jean répondit: « De Sébaste.» Quand Marcel fut éveillé, il fut fort étonné de cette vision; mais une autre nuit qu'il dormait, quelqu'un vint le réveiller; après quoi, il vit une étoile brillante arrêtée sur la porte de sa petite cellule. Il se leva et voulut la toucher, mais elle se posa ailleurs. Alors il suivit l’étoile jusqu'à ce qu'elle se fût arrêtée à l’endroit où se trouvait la tête de Jean-Baptiste. Il y fouilla, trouva une urne contenant ce saint trésor. Quelqu'un, qui n'en croyait rien, mit la main sur l’urne, niais à l’instant sa main se sécha et resta attachée au vase. Alors ses compagnons s'étant mis en prières, il put retirer sa main, mais elle resta paralysée. Or, saint Jean lui apparut et lui dit: « Quand on déposera mon chef dans l’église, tu toucheras l’urne et tu seras guéri. » Il le fit, et fut guéri entièrement. Marcel rapporta ces événements à Julien, évêque d'Emèse. Ils prirent la tète et la transportèrent dans la ville. A partir de cette époque, l’on commença en cette ville à célébrer la décollation de saint Jean au jour, où, pensons-nous, le chef fut trouvé ou élevé, selon ce qu'en dit l’Histoire scholastique. Dans la suite on en fit la translation à Constantinople.
D'après l’Histoire tripartite (l. IX, c. XLIII), l’empereur Valens ordonna que le saint chef fût mis sur un char et transporté à Constantinople ; mais arrivé auprès de Chalcédoine, on ne put faire avancer le char, quels qu'aient été les moyens employés pour aiguillonner et presser les boeufs. On fut donc forcé de laisser là le chef.
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Mais, dans la suite, comme Théodose voulait l’enlever, il pria la vierge, aux soins de laquelle il était confié, de lui permettre de l’emporter. Elle y voulut bien consentir, dans la persuasion que, comme du temps de Valens, il ne se laisserait pas emporter. Alors le pieux empereur enveloppa le chef dans de la pourpre et le transporta à Constantinople où il lui fit bâtir la plus belle des églises. De là, il fut peu de temps après transporté à Poitiers dans les Gaules, sous. le règne de Pépin. Plusieurs morts y furent ressuscités par ses mérites.
— Or, de même qu'Hérode, qui avait fait couper la tête à saint Jean et que Julien qui brûla ses os, furent punis, de même aussi Hérodiade, qui avait suggéré à sa fille de demander la tête de Jean, reçut la punition de son crime, ainsi que la fille qui avait fait la demande. Quelques-uns disent qu'Hérodiade ne mourut pas en exil comme elle y avait été condamnée, mais alors qu'elle tenait dans les mains la tète de saint Jean, elle se fit un plaisir de l’insulter; or, par aine permission de Dieu, cette tète elle-même lui souffla au visage, et cette méchante femme mourut aussitôt. C'est le récit du vulgaire ; mais ce qui a été rapporté plus haut, qu'elle périt misérablement en exil avec Hérode, est affirmé par les saints dans leurs chroniques : et il faut s'y tenir. Quant à sa fille, elle se promenait un jour sur une pièce d'eau gelée dont la glace se brisa sous ses pieds, et elle fut étouffée à l’instant dans les eaux. On lit cependant dans une chronique qu'elle fut engloutie toute vive dans la terre. Ce qui peut s'entendre, comme quand on parle des Egyptiens engloutis dans la mer Rouge, on dit avec l’Ecriture sainte : « La terre les dévora. »
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IV. La translation de son doigt et la dédicace de son église. On dit que le doigt avec lequel saint Jean montra le Seigneur ne put être brûlé. C'est pour cela que ce doigt fut trouvé par les moines dont il a été parlé. Dans la suite sainte Thècle le porta au delà des Alpes et le déposa dans une église dédiée à saint Martin*. Ceci est attesté par Jean Belette qui dit que sainte Thècle apporta ce doigt, qui n'avait pu être brûlé, des pays d'outre-mer en Normandie** où elle fit élever une église en l’honneur de saint Jean. On assure que cette église fut dédiée à pareil jour. C'est ce qui a porté le souverain Pontife à faire célébrer en ce jour cette fête dans l’univers entier. — Dans une ville des Gaules nommée Maurienne ***, se trouvait une dame remplie de dévotion envers saint Jean-Baptiste elle priait Dieu avec les plus grandes instances pour obtenir quelqu'une des reliques de saint Jean. Mais comme elle voyait que ses prières n'étaient pas exaucées, elle prit la confiance de s'engager avec serment à ne point manger, jusqu'à ce qu'elle eût reçu ce qu'elle demandait.
Après avoir jeûné pendant quelques jours, elle vit sur l’autel un pouce d'une admirable blancheur, et elle recueillit avec joie ce don de Dieu. Trois évêques étant accourus à l’église, chacun d'eux voulait avoir une parcelle de ce pouce, quand ils furent saisis de voir couler trois gouttes de sang sur le linge où était placée la relique, et ils s'estimèrent heureux d'en avoir obtenu chacun une ****.
* Les éditions plus modernes disent saint Maxime.
** J. Beleth dit la Mauritanie, c. CXLVII.
*** Saint-Jean de Maurienne ainsi nommée à cause des miracles de saint Jean-Baptiste.
**** Saint Grégoire de Tours, De gloria martyr., 1. I, c. XIV.
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Théodoline, reine des Lombards, fit élever et dota à Modoetia, près de Milan, une grande église en l’honneur de saint Jean-Baptiste. Dans la suite du temps, d'après le témoignage de Paul *, Constantin; aussi bien que l’empereur Constance, voulant soustraire l’Italie à la domination des Lombards, demanda à un saint homme, doué de l’esprit de prophétie, quelle serait l’issue de la guerre. Celui-ci passa la nuit en prière et le lendemain matin,. il répondit : « La reine a fait construire une église à saint Jean-Baptiste qui intercède continuellement pour les Lombards, et c'est pour cela qu'ils ne peuvent être vaincus. II viendra cependant un temps que ce lieu sera méprisé et alors les Lombards seront vaincus.» Ce qui fut accompli au temps de Charles. — Il est rapporté par saint Grégoire **, qu'un homme d'une grande sainteté, nommé Sanctulus, avait reçu en sa garde un diacre pris par les Lombards, sous la condition que si ce diacre s'enfuyait, il serait, lui, condamné à perdre la tête. Sanctulus força le diacre à s'enfuir et à recouvrer la liberté.
* Histoire des Lombards, l. V, c. VI.
** Dialogues, l. III, c. XXXVII.
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Alors Sanctulus fut conduit au supplice; et pour l’exécution on choisit le bourreau le plus robuste qui pourrait, sans le moindre doute, trancher la tête d'un seul coup. Sanctulus avait présenté son cou et le bourreau avait levé l’épée avec le bras de toute sa force, quand le patient dit : « Saint Jean, recevez-le. » A l’instant, le bras du bourreau se roidit et resta immobile avec l’épée en l’air; il fit alors le serment de ne frapper désormais plus aucun chrétien ; alors l’homme de Dieu pria pour lui et aussitôt il put baisser le bras.
(127) SAINT FÉLIX ET SAINT ADAUCTE OU ADJOINT *
Félix, prêtre, et son frère, nommé aussi Félix et prêtre comme lui, furent présentés à Dioclétien et à Maximien. L'aîné ayant été amené au temple de Sérapis pour y sacrifier, souffla sur la statue qui tomba à l’instant. Conduit ensuite à la statue de Mercure, il souffla de la même manière et l’idole tomba aussitôt. Traîné en troisième lieu à l’image de Diane, il en fit autant. Il subit la torture du chevalet; il fut mené en quatrième lieu à un arbre sacrilège, afin qu'il sacrifiât. Alors il se mit à genoux, fit une prière et souffla sur l’arbre qui fut déraciné et qui brisa en tombant l’autel et le temple. Le préfet, en ayant été informé, ordonna qu'on le décapitât au même endroit, et qu'on abandonnât son corps aux loups et aux chiens. Aussitôt un homme sortant du milieu de la foule se déclara de lui-même chrétien. Alors les deux confesseurs s'embrassèrent et furent décapités sur les lieux en même temps.
* Bréviaire.
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Or, les chrétiens, qui ignoraient le nom du dernier, l’appelèrent adjoint (Adaucte) parce qu'il s'était
adjoint à saint Félix pour recevoir la couronne du a martyre. Les chrétiens les ensevelirent dans le trou creusé par la chute de l’arbre, et les païens, qui voulurent les en ôter, furent aussitôt saisis par le diable. Ils pâtirent vers l’an du Seigneur 287.
(128) SAINT SAVINIEN ET SAINTE SAVINE
Savinien et Savine étaient les enfants de Savin, personnage de grande noblesse, mais païen, qui, d'une première femme, eut Savinien, et d'une seconde, Savine ; et il leur donna son nom à tous deux. Savinien lisait ce verset: Asperges me, Domine, et cherchait la signification de ces mots, sans pouvoir les comprendre. Alors il entra dans sa chambre, se prosterna sur la cendre et le cilice et dit qu'il aimait mieux mourir que de ne pas comprendre le sens de ce passage. Un ange lui apparut et lui dit: « Ne te fais pas mourir de chagrin, parce que tu as trouvé grâce devant Dieu. Quand tu auras été baptisé, tu seras plus blanc que la neige, et tu comprendras alors ce que tu cherches à présent. » L'ange se retirant, Savinien devient joyeux, et méprise les idoles qu'il n'honore plus ; son père lui adressa de vifs reproches de sa conduite et lui dit « Mieux vaut, comme tu n'adores pas les dieux, que tu: périsses seul, que de nous envelopper tous dans ta mort. »
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Savinien s'enfuit donc secrètement et vint dans la ville de Troyes. Quand il fut arrivé auprès de la Seine, et qu'il eut prié le Seigneur d'être baptisé de ses eaux.; il y reçut en effet le baptême. Alors le Seigneur lui dit : « Tu as trouvé maintenant ce que tu as cherché autrefois avec tant de labeur. » Aussitôt Savinien enfonça son bâton en terre et après avoir fait une prière, sous les yeux des assistants réunis en grand nombre: ce bâton produisit des feuilles et des fleurs, en sorte qu'il y eut onze cent huit personnes qui crurent au Seigneur. Quand l’empereur Aurélien. apprit cela, il envoya plusieurs soldats pour s'emparer de Savinien. Or, comme ils le trouvèrent en prière, ils n'osèrent s'approcher de lui., L'empereur en envoya d'autres en plus grand nombre. Ils vinrent, s'unirent à ses prières et se levèrent ensuite pour lui dire : « L'empereur désire vous voir. » Le saint les suivit, mais comme il ne voulait pas sacrifier, Aurélien lui fit lier les mains et les pieds et ordonna de le frapper avec des barres de fer. Savinien lui dit: « Aggrave les tourments, si tu peux. » Alors l’empereur le fit lier au milieu de la ville, sur un banc au-dessous duquel on mit du bois afin de brûler, le saint, puis on jeta de l’huile dans le feu. En même temps le roi le vit debout et priant au milieu des flammes. Il fut stupéfait, tomba sur la face et en se levant il dit à Savinien : «Méchante bête, tu n'as pas encore assez des âmes que, tu as déçues ; voudrais-tu essayer de nous faire tomber dans le piège à l’aide de ta magie. » Savinien lui répondit : « Il y a encore beaucoup d'âmes, et la tienne la première que je dois faire croire au Seigneur. » Quand l’empereur entendit cela, il en blasphéma le nom de Dieu; et ordonna, pour le lendemain, que Savinien fût. attaché à un poteau et percé de flèches.
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Mais les flèches restant suspendues en l’air à droite et à gauche, aucune ne le blessa. Le lendemain, l’empereur le vint trouver et lui dit: «Où est ton Dieu ? qu'il vienne à présent et qu'il te protège contre ces flèches. » Et à l’instant l’une d'elles frappa le roi à l’oeil et le rendit tout à fait aveugle. Le roi irrité fit reconduire Savinien en prison pour, être décapité le lendemain. Or, Savinien pria d'être transporté à l’endroit où il avait été baptisé. Alors ses chaînes se brisèrent, les portes s'ouvrirent. et il y vint en passant au milieu des soldats. A cette nouvelle l’empereur ordonna de l’y poursuivre et de lui couper la tête. Quand Savinien vit les soldats à, sa poursuite, il marcha sur l’eau comme sur de la pierre, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à l’endroit. où il avait été baptisé. Lors donc que les soldats eurent passé le fleuve comme à gué, ils eurent peur de le frapper, mais il leur dit: « Frappez-moi avec une hache, ensuite portez de mon sang à l’empereur afin qu'il recouvre la lumière et qu'il reconnaisse la puissance de Dieu. » Il reçut alors le coup, prit. sa tète et la porta l’espace de quarante-neuf pas. Pour l’empereur, quand il eut touché son oeil avec le sang du saint, il fut guéri: aussitôt et dit : « Il est véritablement bon et grand le Dieu des chrétiens. » Une femme aveugle depuis quarante ans, informée, de ce miracle, se fit porter en cet endroit, et après avoir fait une prière; elle recouvra incontinent la vue. Or, saint Savinien souffrit vers l’an du Seigneur 279, aux calendes de février. Mais sa vie est insérée ici afin qu'elle soit réunie à celle de sa soeur dont on célèbre la fête principale en ce jour.
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Savine, sa sœur, pleurait chaque jour le départ de son frère, et suppliait pour lui les idoles. Enfin, pendant son sommeil, un ange lui apparut et lui dit : « Savine, cesse de pleurer, mais quitte tout ce que tu possèdes et tu trouveras ton frère élevé au plus grand honneur. » A son réveil, Savine dit à sa soeur de lait : « Mon amie, n'as-tu rien senti ? » Celle-ci répondit : « Oui, madame; j'ai vu un homme parlant avec toi, mais je ne sais vraiment pas ce qu'il disait : « Tu ne m’accuseras pas? » reprit Savine. « Tant s'en faut, madame, répondit la soeur de lait : tu peux faire tout ce que tu veux; seulement ne te tues pas. » Et le lendemain elles partirent toutes deux. Le père, après l’avoir fait , chercher longtemps sans la trouver, dit en levant les mains au ciel : « Dieu puissant, s'il en existe dans le ciel, brise mes idoles qui n'ont pu sauver mes enfants. » Mais le Seigneur fit entendre son tonnerre, brisa et réduisit toutes les idoles en morceaux. Alors un grand nombre de témoins se convertirent à la foi'. Pour la bienheureuse Savine, elle vint à Rome, où elle resta cinq ans, après avoir été baptisée par le pape Eusèbe, et avoir guéri deux aveugles et deux paralytiques. Un ange: lui apparut pendant son sommeil, et lui dit : « Savine, que fais-tu donc,? tu as abandonné tes richesses et tu vis ici dans les délices ? Lève-toi et va dans la ville de Troyes pour y trouver ton frère. » Savine dit alors à sa suivante : «Nous ne devons plus habiter ici. » « Ou veux-tu aller ? » reprit celle-ci. Tu vois que tout le monde te chérit, est-ce que tu veux mourir en voyageant? » « Dieu nous gardera», répondit Savine. Elle prit un pain d'orge et arriva à Ravenne.
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Elle se présenta à la maison d'un riche qui pleurait sa fille expirante, et elle y demanda l’hospitalité à une servante de l’hôtel qui lui dit : « Madame; comment pourras-tu loger ici, quand la fille de ma maîtresse se meurt, quand tout le monde est dans une grande affliction. » « Ce ne sera pas à cause de moi qu'elle mourra », répondit Savine. Elle entra donc dans la maison, et prenant la jeune fille par la mains elle la fit lever entièrement guérie. Comme on voulait retenir Savine, elle ne voulut jamais y consentir. Arrivée à un mille de Troyes, elle dit à sa suivante qu'il leur fallait prendre un peu de repos, quand un noble personnage, nommé Licérius, qui venait de la ville, leur dit : « D'où êtes-vous? » Savine lui répondit « Je suis d'ici, de cette ville. » « Pourquoi mens-tu; reprit Licérius, puisque ton langage indique que tu es une étrangère ? » « Oui, seigneur, dit Savine, je suis étrangère et je cherche mon frère Savinien qui est perdu` depuis longtemps. » Licérius reprit : « L'homme que tu cherches a été décapité, il y a fort peu de temps pour J.-C. et il est enseveli dans tel endroit. » Alors Sâvine se prosterna à terre et fit cette prière : « Seigneur qui m’avez toujours conservée chaste, ne permettez pas que je continue à me fatiguer dans des routes pénibles, ni que mon corps soit enlevé de ce lien désormais. Je vous recommande ma servante qui a tant souffert pour moi. Faites que je mérite de voir dans votre royaume, mon frère que je n'ai pu voir ici-bas. » Après sa prière, elle trépassa au Seigneur. En voyant cela, sa suivante se mit à pleurer parce qu'elle n'avait pas le nécessaire pour l’ensevelir. Mais le personnage dont il vient d'être question, envoya à la ville un hérault pour qu'on vînt ensevelir une femme étrangère en voyage. On vint et on l’ensevelit aveu honneur.
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On fait encore, en ce jour, la fête de sainte Sabine , épouse du soldat Valentin, qui ne voulant pas sacrifier, fut décapitée sous l’empereur Adrien.
(129) SAINT LOUP
Saint Loup, né à Orléans de famille royale, resplendissait de toutes les vertus quand il fut élu archevêque de Sens. Il donnait presque tout aux pauvres, et un jour qu'il avait invité beaucoup de personnes à manger, il n'avait pas assez de vin pour suffire jusqu'au milieu du repas; il dit alors à l’officier qui l’en prévenait: « Je crois que Dieu, qui repaît les oiseaux, viendra au secours de notre charité. » Et à l’instant se présenta un messager qui annonça cent muids de vin à la porte. Les gens de la cour l’attaquaient vivement d'aimer sans mesure une vierge, servante de Dieu, et fille de son prédécesseur; en présence de ses détracteurs, il prit cette vierge et l’embrassa en disant : « Les paroles d'autrui ne nuisent pas à celui auquel sa propre conscience ne reproche rien. » En effet, comme il savait que cette vierge aimait Dieu ardemment; il la chérissait avec une intention très pure. Clotaire, roi des Francs, entrant en Bourgogne, avait envoyé, contre les habitants de Sens, son sénéchal qui se mit en devoir d'assiéger la ville, saint Loup entra dans l’église de saint Étienne et se mit à sonner la cloche.
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En l’entendant, les ennemis furent saisis d'âne si grande frayeur qu'ils crurent ne pouvoir échapper à la mort, s'ils ne prenaient la fuite. Enfin après s'être rendu maître du royaume de Bourgogne, le roi envoya un autre sénéchal à Sens : et comme saint Loup n'était pas venu au-devant de lui avec, des présents, le sénéchal outré le diffama auprès du roi afin que celui-ci l’envoyât en exil. Saint Loup y brilla par sa doctrine et par ses miracles. Pendant ce temps-là, les Sénonais tuèrent un évêque usurpateur du siège de saint Loup et demandèrent au roi de rappeler le saint de son exil. Quand le roi vit revenir cet homme si mortifié, Dieu permit qu'il fût changé, à son égard, au point de se prosterner à ses pieds en lui demandant pardon. Il le combla de présents et le rétablit dans sa ville.
— En revenant par Paris, une grande foule de prisonniers dont les cachots s'étaient ouverts et qui avaient été délivrés de leurs fers, vint à sa rencontre.
— Un dimanche, pendant qu'il célébrait la messe, une pierre précieuse tomba du ciel dans son saint calice, et le roi la déposa avec ses autres reliques.
— Le roi Clotaire entendant que la cloche de Saint-Étienne avait des sons admirablement doux, donna des ordres pour qu'on la transportât à Paris afin de pouvoir l’entendre plus souvent. Mais comme cela déplaisait à saint Loup, aussitôt que la cloche eut été sortie de Sens, elle perdit le moelleux, de ses sons. A cette nouvelle, le roi la fit restituer à l’instant et aussitôt après elle rendit un son qui fut entendu dans la ville d'où elle était éloignée de sept milles. C'est pourquoi saint Loup alla au-devant de ce qu'il regrettait d'avoir perdu et reçut la cloche avec honneur.
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— Une nuit qu'il priait, le démon lui fit ressentir une soif extraordinaire; le saint homme se fit apporter de l’eau froide; mais découvrant les ruses de l’ennemi, il mit son coussin sur,le vase où il renferma le diable qui se mit à hurler et à crier pendant toute la nuit. Quand vint le matin, celui qui avait choisi les ténèbres pour tenter le saint, s'enfuit tout confus en plein jour.
— Une fois qu'il venait de visiter, selon sa coutume, les églises de la ville, en rentrant chez lui, il entendit ses clercs se disputer parce qu'ils voulaient faire le mal avec des femmes. Il entra alors dans l’église, pria pour eux, et à l’instant, l’aiguillon de la tentation cessa absolument de les tourmenter: ils vinrent le trouver et lui demandèrent pardon. Enfin après s'être rendu illustre, par une foule de vertus, il reposa en paix, vers l’an du Seigneur 610, du temps d'Héraclius.
TOME III
(130) SAINT MAMERTIN
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Saint Mamertin, qui fut d'abord païen, adorant une fois les idoles, perdit un mil et une de ses mains se sécha. Il crut avoir offensé les dieux, et alla au temple adorer les idoles, quand il rencontra un religieux nommé Savin qui lui demanda comment une si grande infirmité lui était survenue. Mamertin répondit : « J'ai offensé mes dieux, aussi vais-je les prier de me rendre dans leur bonté ce qu'ils m’ont ravi dans leur colère. » Savin lui dit : « Tu te trompes, mon frère, tu te trompes, si tu prends des démons pour des dieux. Va plutôt trouver saint Germain, évêque d'Auxerre, et si tu acquiesces à ses conseils, tu seras guéri incontinent. » Mamertin se mit en route aussitôt et arriva au tombeau de saint Amateur, évêque et de plusieurs autres saints évêques. La pluie le força de se retirer la nuit dans une cellule sur la tombe de saint Concordien.
Après s'être endormi, il eut une vision fort extraordinaire. Il vit venir à la porte de la cellule un homme qui appela saint Concordien et l’invita à une fête que célébraient saint Pérégrin et saint Amateur avec d'autres évêques. Saint Concordien lui répondit du fond de son tombeau : « Je ne puis y aller maintenant, car j'ai un hôte qu'il me faut garder de peur qu'il ne soit tué par les serpents qui habitent ici. » L'homme s'en alla rapporter la réponse qu'il avait entendue, puis il revint dire : « Saint Concordien, levez-vous, venez, et amenez avec vous le sous-diacre Vivien et l’acolyte Junien afin qu'ils exercent leur ordre. Alexandre gardera votre hôte. »
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Et il sembla à Mamertin que saint Concordien, après lui avoir pris la main, le conduisait avec lui, et que quand il fut arrivé à l’endroit où se trouvaient les évêques, saint Amateur lui dit: « Quel est l’homme qui est entré avec vous ? » « C'est mon hôte », répondit saint Concordien. Et saint Amateur dit : « Chassez-le car il est impur, et il ne peut être avec nous. » Comme on chassait Mamertin, il se prosterna devant les évêques et réclama la protection de saint Amateur. Celui-ci lui ordonna d'aller aussitôt chez saint Germain. Mamertin, à son réveil, vint trouver saint Germain, se prosterna à ses pieds et lui demanda pardon. Après avoir raconté ce qui lui était arrivé, ils allèrent tous deux au tombeau de saint Concordien et quand ils eurent écarté la pierre, ils virent plusieurs serpents de plus de dix pieds de long, qui s'échappèrent tous. Alors saint Germain leur commanda d'aller dans tel lieu où ils se gardassent à l’avenir de nuire à personne. Ce fut alors que Mamertin fut baptisé et justifié. Il se fit moine au monastère de saint Germain dont il fut abbé après saint Allodius.
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De son temps, vécut, dans ce monastère, saint Marin dont saint Mamertin voulut mettre l’obéissance à l’épreuve. Il lui confia la charge la plus vile de la maison, celle de gardeur des vaches. En faisant paître librement son troupeau dans une forêt, il vivait dans une telle sainteté qu'il donnait à manger dans sa main aux oiseaux qui venaient le trouver. II délivra aussi des chiens un sanglier réfugié dans sa cabane, et le fit s'en aller. Des larrons vinrent, le dépouiller et emportèrent avec eux son habit, ne lui laissant qu'un tout petit manteau. Il se mit aussitôt à crier après eux en disant : « Revenez, mes seigneurs : voici un denier que j'ai trouvé cousu au milieu du manteau ; peut-être en avez-vous besoin. » Les voleurs accoururent, lui prirent le petit manteau avec le denier et le laissèrent tout nu. Mais comme ils se hâtaient de retourner dans leur repairé après avoir marché toute la nuit, ils se trouvèrent, vers le point du jour, à la cabane de Marin. Celui-ci les salua, les reçut avec bonté sous son toit, leur lava les pieds, et leur servit tout ce qui put leur être nécessaire. Ceux-ci stupéfaits, regrettèrent leurs procédés et chacun d'eux se convertit à la foi.
— Un jour, quelques jeunes moines, restés avec lui, avaient tendu des pièges à une ourse qui guettait les brebis ; l’ourse se jeta dans le piège pendant la nuit et resta prise. Saint Marin, qui s'en douta, sortit du lit, la trouva et lui dit : « Que fais-tu, misérable? Sauve-toi vite de peur que tu ne sois prise. » Alors il la dégagea et la laissa partir.
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— Lorsqu'il fut mort, on portait son corps à Auxerre, quand, arrivé à une maison de campagne, personne ne put l’enlever de là, jusqu'à ce qu'un prisonnier, dont les liens se brisèrent, accourût : et s'approchant du corps il le porta avec les autres jusqu'à Auxerre, où on l’ensevelit avec honneur dans l’église de Sainte Germain.
(131) SAINT GILLES *
Aegidius vient de e, sans, geos, terre, et dyan, illustre ou divin. II fut sans terre en méprisant les choses terrestres, illustre par l’éclat de sa science, divin par l’amour qui assimile l’amant avec l’objet aimé.
(Aegidius), Gilles, né à Athènes, de lignée royale, fut, dès son enfance, instruit dans les belles lettres. Un jour qu'il se rendait à l’église, il donna sa tunique à un malade gisant sur la place et demandant l’aumône : le malade s'en revêtit et fut aussitôt guéri. Après quoi, son père et sa mère étant morts dans le Seigneur, il fit J.-C. héritier de son patrimoine. Une fois, en revenant de l’église, il rencontra un homme qui avait été mordu par un serpent. Saint Gilles alla au-devant de lui, fit une prière et expulsa le venin. Il y avait dans l'église un démoniaque qui troublait les fidèles par ses clameurs, saint Gilles chassa le démon et rendit cet homme à la santé. Or, comme le saint redoutait le danger de la faveur humaine, il s'en alla en cachette sur le rivage de la mer, où ayant vu des matelots luttant contre la tempête, il fit une prière et calma les flots.
* Bréviaire.
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Les matelots abordèrent et ayant appris que Gilles allait à Rome, ils le remercièrent de sa bienfaisance et lui promirent de le transporter sans frais. Après être arrivé à Arles, où il resta deux ans avec saint Césaire, évêque de cette ville, il y guérit un homme attaqué de la fièvre depuis trois ans mais conservant toujours le goût du désert, il s'en alla secrètement et demeura longtemps avec un ermite d'une sainteté remarquable, appelé Vérédôme : et il mérita de faire cesser la stérilité de la terre. Partout ses miracles le rendant illustre, il craignit donc, le danger dans lequel l’entraînerait la louange des hommes. Il quitta Vérédôme et s'enfonça dans un désert où trouvant un antre avec une petite fontaine, il rencontra une biche sans doute disposée par Dieu pour lui servir de nourrice, elle venait à des heures fixes l’alimenter de son lait. Les gens du roi vinrent chasser en cet endroit; dès qu'ils virent cette biche, ils laissèrent les autres bêtes et se mirent à la poursuivre avec leurs chiens : comme elle était serrée de près, elle se réfugia aux pieds de celui qu'elle nourrissait. Gilles étonné de ce que la biche bramait contre son habitude, sortit, et quand il eut entendu les chasseurs, il pria le Seigneur de lui conserver celle qu'il lui avait donnée pour nourrice. Or, pas un des chiens n'eut la hardiesse d'approcher de lui plus près que d'un jet de pierre, mais tous revenaient sur les chasseurs en poussant de grands hurlements.
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La nuit étant survenue, les chasseurs rentrèrent chez eux, et le lendemain, ils revinrent au même endroit, et furent encore obligés de retourner après s'être fatigués en vain. Le roi, instruit de cela, soupçonna ce qu'il y avait et s'empressa de venir avec l’évêque et une multitude de chasseurs. Mais comme les chiens n'osaient pas s'approcher plus qu'auparavant, et qu'ils revenaient tous en hurlant, on entoura cet endroit que les ronces rendaient inaccessible. Or, un archer, pour débusquer la biche, décocha à la volée un trait qui fit une blessure grave à saint Gilles en prière pour la bête ; après quoi les soldats, s'étant ouvert un passage avec leurs épées, parvinrent à la caverne où ils aperçurent un vieillard en habits de moine, vénérable par ses cheveux blancs et par son âge, et à ses genoux la biche couchée. L'évêque seul et le roi ayant mis pied à terre, allèrent le trouver, après avoir fait rester leur suite en arrière. Ils lui demandèrent qui il était, d'où il était venu, pourquoi encore il s'était enfoncé dans la profondeur de ce vaste désert, et enfin quel était l’audacieux qui l’avait blessé d'une manière aussi grave. Gilles répondit à chacune de leurs questions .
Alors ils lui demandèrent humblement pardon, promirent de lui envoyer des médecins pour guérir sa plaie et lui offrirent beaucoup de présents. Mais il ne voulut pas employer les médecins, ne daigna pas même regarder les présents qu'on lui offrait; bien au contraire, convaincu que la vertu se perfectionne dans l’infirmité, il pria le Seigneur de ne pas lui rendre la santé tant qu'il vivrait. Mais comme le roi en lui faisant de fréquentes visites en recevait la nourriture du salut, il lui offrit d'immenses richesses, que le saint refusa d'accepter, donnant conseil au roi d'en fonder un monastère où la discipline de l’ordre monastique serait en vigueur. Et quand le roi l’eut fait, saint Gilles, vaincu par les larmes et les prières du roi, se chargea après bien des résistances, de la direction de ce monastère.
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Dès que le roi Charles eut été informé de la réputation du saint, il le sollicita de venir le trouver, et le reçut avec respect. Pendant qu'ils s'entretenaient des choses du salut, le roi lui demanda en grâce de vouloir bien prier pour lui, parce qu'il avait commis un crime énorme qu'il n'oserait confesser à personne, pas même au saint lui-même. Le dimanche suivant, pendant que saint Gilles, en célébrant la messe, priait pour le roi, un ange du Seigneur qui lui apparut mit sur l’autel une cédule sur laquelle était écrit à la suite d'abord le péché du roi, et enfin la rémission qu'en avait obtenue le saint par ses prières, à condition toutefois que le roi s'en repentirait, s'en confesserait et ne le commettrait plus. Il était ajouté à la fin que quiconque invoquerait saint Gilles pour n'importe quel péché, s'il cessait de le commettre, il aurait la certitude d'en recevoir la rémission par ses mérites. La cédule fut présentée au roi qui, ayant reconnu son péché, en demanda humblement pardon. Saint Gilles revint comblé d'honneurs, et en passant par la ville de Nîmes, il ressuscita le fils du prince qui venait de mourir. Très peu de temps après, saint Gilles annonça par avance que son monastère allait être bientôt détruit par les ennemis, puis il alla à Rome.
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Il obtint un privilège pour son église et à sa demande le pape lui accorda encore deux portes en bois de cyprès sur lesquelles étaient sculptées les figures des apôtres. Il les jeta dans le Tibre en les confiant à la conduite de Dieu. Comme il revenait, il rendit l’usage de ses jambes à un paralytique auprès de Tyberon. Arrivé à son monastère, il trouva, dans le port, les portes dont il vient d'être parlé, et après avoir rendu des actions de grâces à Dieu de ce qu'il les avait conservées entières au milieu des périls de la mer, il les plaça à l’entrée de son église pour en faire l’ornement et pour être un témoignage de son union avec le siège de Rome. Enfin le Seigneur lui révéla en esprit que le jour de sa mort approchait. Il en fit part à ses frères en réclamant leurs prières, et s'endormit heureusement dans le Seigneur. Beaucoup de personnes assurèrent avoir entendu les choeurs des anges qui portaient son âme au ciel. Il vécut vers l’an 700 du Seigneur.
(132) LA NATIVITÉ DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
La glorieuse Vierge Marie tire son origine de la tribu de Juda et de la race royale de David. Or, saint Mathieu et saint Luc ne donnent pas la généalogie de Marie, mais celle de saint Joseph, qui ;ne fut cependant pour rien dans la conception de J.-C. C'est, dit-on, la coutume de l’Écriture sainte de ne pas établir la suite de la génération des femmes, mais celle des hommes. Il est très vrai pourtant. que la sainte Vierge descendait de David; ce qui est évident parce que l’Ecriture atteste en beaucoup d'endroits que J.-C. est issu de la race de David.
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Mais comme J.-C. est né seulement de la Vierge, il est manifeste que la Vierge elle-même. descend de David par la lignée de Nathan. Car entre autres enfants, David eut deux fils, Nathan et Salomon. De la lignée de Nathan, fils de David, d'après le témoignage de saint Jean Damascène, Lévi engendra Melchi et Panthar, Panthar engendra Barpanthar, et Barpanthar engendra Joachim, et Joachim la Vierge Marie. Par la lignée de Salomon, Nathan eut une femme de laquelle il engendra Jacob. Nathan étant mort, Melchi de la tribu de Nathan, qui fut fils de Lévi, mais frère de Panthar, épousa la femme de Nathan, mère de Jacob, et engendra d'elle Héli. Jacob et Héli étaient donc frères utérins, mais Jacob était de la tribu de Salomon et Héli de celle de Nathan. Or, Héli, de la tribu de Nathan, vint à mourir, et Jacob, son frère, qui était de la tribu de Salomon, se maria avec sa femme, suscita un enfant à son frère et engendra Joseph. Joseph est donc par la nature fils de Jacob; en descendant de Salomon, et selon la loi; fils d'Héli qui descend de Nathan. Selon la nature, en effet, le fils qui venait alors au monde était fils de, celui qui l’engendrait, mais selon la loi, il était le fils du défunt. C'est ce que dit le Damascène. Mais, d'après l’Histoire ecclésiastique et le témoignage du vénérable Bède en sa Chronique, comme les généalogies tout entières des Hébreux ainsi que celles des étrangers étaient conservées dans les archives les plus se. crêtes du temple, Hérode les fit toutes briller, dans l’idée de pouvoir se faire passer pour noble, si, les preuves venant à manquer, sa race était crue appartenir à celle d'Israël.
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Cependant quelques-uns qu'on appelait seigneuriaux, ainsi nommés à cause de leur parenté avec
J.-C. et qui étaient des Nazaréens, donnaient des renseignements comme ils le pouvaient sur l’arbre généalogique de J.-C. et cela, en partie d'après la tradition reçue de leurs agents, et en partie d'après les livres qu'ils possédaient chez eux.
Or, Joachim épousa une femme, nommée Anne, qui eut une soeur appelée Hismérie. Cette Hismérie donna le jour à Elizabeth et à Eliud. Elizabeth donna le jour à Jean-Baptiste. D'Eliud naquit Eminen, d'Eminen naquit saint Servais, dont le corps est en la ville de Maestricht sur la Meuse, dans l’évêché de Liège. Or, Anne eut, dit-on, trois maris, savoir: Joachim, Cléophas et Salomé. De son premier mari, c'est-à-dire de Joachim, elle eut une fille qui était Marie, la mère de J.-C., qu'elle donna en mariage à Joseph, et Marie engendra et mit au monde Notre-Seigneur J.-C. A la mort de Joachim, elle épousa Cléophé, frère de Joseph, et elle en eut une autre fille qu'elle appela Marie comme la première et qu'elle maria dans la suite avec Alphée. Marie, cette seconde fille, engendra d'Alphée, son mari, quatre fils, qui sont Jacques le mineur, Joseph le juste qui est le même que Barsabas, Simon et Jude. Anne, après la mort de son second mari, en prit un troisième; c'était Salomé, de qui elle engendra une autre fille qu'elle appela encore Marie et qu'elle maria à Zébédée. Or, cette Marie engendra de ce Zébédée deux fils, savoir: Jacques le majeur et Jean l’évangéliste. C'est ce qui a donné lieu à ces vers :
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Anna solet dici tres concepisse Marias,
Quas genuere viri Joachim, Cleophas, Salomeque.
Has duxere viri Joseph, Alphoeus, Zebedoeus.
Prima parit Christum, Jacobum secunda minorera,
Et Joseph justum peperit cura Simone, Judam,
Tertia majorera Jacobum, volucremque Johannem *.
Mais ce qui paraît singulier, c'est que la sainte Vierge ait pu être la cousine d'Elizabeth, comme il a été dit ci-dessus. Il est constant qu'Elizabeth fut la femme de Zacharie, qui était de la tribu de Lévi, et cependant, d'après la loi, chacun devait prendre femme dans sa tribu et dans sa famille, et saint Luc assure qu'elle fut de la tribu d'Aaron. Anne, d'après saint Jérôme, était de Bethléem qui appartenait à là tribu de Juda : mais il faut savoir qu'Aaron lui-même et Joiada, son frère, grands prêtres, prirent femme tous les deux dans la tribu de Juda, ce qui prouve que la tribu sacerdotale et la royale furent toujours unies ensemble par des alliances. Bède dit que cette alliance a pu s'opérer dans des temps postérieurs, en faisant passer les femmes d'une tribu dans l’autre, afin qu'il devînt constant que la bienheureuse vierge Marie, qui descendait de la famille royale, fût alliée avec la tribu sacerdotale.
* Anne mit au monde trois Marie,
Leurs pères furent Joachim, Cléophas et Salomé.
Elles se marièrent avec Joseph, Alphée et Zébédée.
La première conçut J.-C., la seconde, Jacques le mineur,
Joseph le juste et Jude avec Simon. La troisième eut pour fils Jacques le majeur et le sublime Jean.
Gerson, dans un sermon sur la nativité de la sainte Vierge, cite des vers presque semblables à ceux-ci.
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Donc, la sainte Vierge était de l’une et de l’autre tribu tout à la fois : car le Seigneur voulut que ces tribus privilégiées se mêlassent ensemble en raison du mystère par lequel Notre-Seigneur qui devait sortir d'elles, pût s'offrir lui-même pour nous en qualité de roi et de prêtre, afin de gouverner ses fidèles qui combattent dans la milice de cette vie, et afin de les couronner après leur victoire: ce qui est donné à entendre par le nom de Christ, qui signifie oint, parce que, dans l’ancienne loi, il n'y avait que les prêtres, les rois et les prophètes qui fussent oints; et de là encore nous sommes nommés chrétiens et appelés la race choisie et le sacerdoce royal. Quand on disait que les femmes étaient mariées à des hommes de leur tribu, c'était évidemment afin que le partage des terres ne fût pas détruit. Mais parce que la tribu de Lévi n'avait pas eu de terres à partager comme les autres, les femmes de cette tribu pouvaient se marier avec qui elles voulaient.
Pour ce qui est de l’Histoire de la Nativité de la Vierge, saint Jérôme * dit, dans son prologue, l’avoir lue dans un opuscule, alors qu'il était assez jeune, mais que ce fut seulement de longues années après que sur la prière qui lui en fut faite il la coucha par écrit de la manière qu'il se rappelait l’avoir lue.
* Le récit de saint Jérôme est regardé comme apocryphe par ses éditeurs; mais il a toujours fait partie des oeuvres de ce père. Il n'est pas étonnant que le bienheureux Jacques ne l’ait pas signalé comme faussement attribué à Jérôme. Quel en est l’auteur? L'ouvrage était intitulé : Evangile de la Nativité de là bienheureuse Vierge Marie. Les traditions qu'il renferme ont été connues, d'après les critiques modernes (Thilo, Codex Apocriph., N. T., prolegom., § 4), . par Origène, saint Grégoire de Nysse, Eustache d'Antioche, saint Epiphane, André de Crète, saint Jean Damascène, Photius, et tous les autres auteurs qui viennent après eux. Leurs écrits en font foi. Cette histoire paraît avoir aussi été insinuée par Clément d'Alexandrie, saint Irénée et probablement saint Justin, martyr. (Voyez Ballerini, Monitum sur un sermon de Jean d'Eubée).
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Joachim donc, qui était de la Galilée et de la ville de Nazareth, épousa sainte Anne de Bethléem. Tous les deux justes et marchant avec droiture dans l’accomplissement des commandements du Seigneur, faisaient trois parts de leurs biens : l’une affectée au temple et aux personnes employées dans le service du temple; une seconde donnée aux pèlerins et aux pauvres, une troisième consacrée à leur usage particulier et à celui de leur famille. Pendant vingt ans de mariage, ils n'eurent point d'enfants, et ils firent voeu à Dieu, s'il leur accordait un rejeton, de le consacrer au service du Seigneur. Pour obtenir cette faveur, chaque année, ils allaient à Jérusalem aux trois fêtes principales. Or, à la fête de la Dédicace, Joachim alla à Jérusalem avec ceux de sa tribu, et quand il voulut présenter son offrande, il s'approcha de l’autel avec les, autres. Mais le prêtre, en le voyant, le repoussa avec une grande indignation ; il lui reprocha sa présomption de s'approcher de l’autel en ajoutant qu'il était inconvenant pour un homme, sous le coup de la malédiction de la loi, de faire des offrandes au Seigneur, qu'il ne devait pas, lui qui était stérile et qui n'avait pas augmenté le peuple de Dieu, se présenter en compagnie de ceux qui n'étaient pas infectés de cette souillure. Alors Joachim tout confus, fut honteux de revenir chez lui, de peur de s'entendre adresser les mêmes reproches par ceux de sa tribu qui avaient ouï les paroles du prêtre.
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Il se retira donc auprès de ses bergers, et après avoir passé quelque temps avec eux, un jour qu'il était seul, un ange tout resplendissant lui' apparut et l’avertit de ne pas craindre (il était troublé de cette vision)*: « Je suis, lui dit-il, un ange du Seigneur envoyé vers vous pour vous annoncer que vos prières ont été exaucées, et que vos aumônes sont montées jusqu'en la. présence de Dieu. J'ai vu votre honte, et j'ai entendu les reproches de stérilité qui vous ont été adressées à tort. Dieu est le vengeur du péché, mais non de la nature, et s'il a fermé le sein d'une femme c'est pour le rendre fécond plus tard d'une manière qui paraisse plus merveilleuse, et pour faire connaître que l’enfant qui naît alors, loin d'être le fruit de la passion, sera un don de Dieu. Sara, la première mère de votre race, n'a-t-elle pas enduré l’opprobre de la stérilité jusqu'à sa quatre-vingt-dixième année? et cependant elle mit au monde Isaac auquel avaient été promises les bénédictions de toutes les nations ? Rachel encore n'a-t-elle pas été longtemps stérile? toutefois elle enfanta Joseph qui fut à la tête de toute l’Egypte. Y eut-il quelqu'un plus fort que Samson et plus saint que Samuel ? tous les deux eurent pourtant des mères stériles. Croyez donc à ma parole et à ces exemples, que les conceptions tardives et les enfantements stériles sont d'ordinaire plus merveilleux.
* S. Epiphane, 79, Hérésie, n° 5, parle de cette apparition, ainsi que de celle d'Anne.
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Eh bien ! Anne, Votre femme, vous enfantera une fille et vous l’appellerez Marie. Dès son enfance, elle sera, comme vous en avez fait voeu, consacrée au Seigneur; dès le sein de sa mère, elle sera remplie du Saint-Esprit ; elle ne restera point avec le commun du peuple, mais elle demeurera toujours dans le temple du Seigneur, afin d'éviter le moindre mauvais soupçon. Or, de même qu'elle naîtra d'une mère stérile, de même elle deviendra, par un prodige merveilleux, la mère du Fils du Très-haut, qui se nommera Jésus, et qui sera le salut de toutes les nations. Maintenant voici le signe auquel vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles ; quand vous serez arrivé à Jérusalem à la porte Dorée, vous rencontrerez Anne, votre femme; et en vous voyant elle éprouvera une joie égale à l’inquiétude qu'elle a ressentie de votre absence prolongée. » Quand l'ange eut parlé ainsi il quitta Joachim. Or, Anne tout en pleurant dans l’ignorance de l’endroit où était allé son mari, vit lui apparaître le même ange qu'avait vu Joachim ; et il lui déclara les mêmes choses qu'il avait dites à celui-ci, en ajoutant que, pour marque de la vérité de sa parole, elle allât à Jérusalem, à la porte Dorée où elle rencontrerait son mari qui revenait. D'après l’ordre de l’ange, tous deux vont au-devant l’un de l’autre, enchantés de la vision qu'ils avaient eue, et assurés d'avoir l’enfant qui leur avait été promise. Après avoir adoré le Seigneur, ils revinrent chez eux, attendant joyeusement la réalisation de la promesse divine. Anne conçut donc, enfanta une fille et lui donna le nom de Marie.
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A l’âge de trois ans, la sainte Vierge fut sevrée, et amenée avec des offrandes au temple du Seigneur. Il y avait autour du temple quinze degrés selon les quinze Psaumes graduels ; car, le temple était bâti sur une montagne, on ne pouvait arriver à l’autel des holocaustes, qui se trouvait en dehors, qu'en montant ces degrés. Quand la sainte Vierge eut été placée sur le premier de tous, elle les gravit sans le secours de personne, comme si elle fût déjà parvenue à un âge mûr et après l’offrande achevée, ses parents laissèrent leur fille dans le temple avec les autres vierges et revinrent chez eux. La sainte Vierge faisait des progrès incessants dans la sainteté, était visitée chaque jour par les anges et jouissait du bonheur d'avoir tous les jours une vision de Dieu. Saint Jérôme, dans une épître à Chromace et à Héliodore, dit que la sainte Vierge s'était tracé pour règle de passer en prière le temps depuis le matin jusqu'à tierce; de tierce jusqu'à none elle s'occupait à tisser; et à partir de none elle ne cessait plus de prier jusqu'au moment, où l’ange, qui lui apparaissait, lui donnât à manger.
Quand elle eut atteint l’âge de quatorze ans, le pontife annonça publiquement que les vierges élevées dans le temple, qui avaient accompli leur temps, eussent à retourner chez elles, afin de se marier selon la loi. Toutes ayant obéi, seule la sainte Vierge Marie répondit qu'elle ne pouvait le faire, d'abord parce que ses parents l’avaient consacrée au service du Seigneur, ensuite parce qu'elle lui avait voué sa virginité. Alors le Pontife fut incertain de ce qu'il avait à faire ; d'une part, il n'osait aller contre l’Ecriture qui dit: « Accomplissez les vœux que vous avez faits » ; d'une autre part, il n'osait induire une nouvelle coutume dans les pratiques suivies par la nation.
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Une fête des Juifs étant sur le point d'arriver ; il convoqua alors tous les anciens ; leur avis unanime fut que dans une affaire si délicate, on devait consulter le Seigneur. Or, comme on était en prière et que le Pontife s'était approché pour connaître la volonté de Dieu, à l’instant du lieu de l’oratoire, tout le monde entendit une voix qui disait, que tous ceux de la maison de David qui étant disposés à se marier, ne l’étaient pas encore, apportassent chacun une verge à l’autel, et que celui dont la verge aurait donné des feuilles, et sur le sommet de laquelle, d'après la prophétie d'Isaïe, le Saint-Esprit se reposerait sous la forme d'une colombe, celui-là, sans aucun doute, devait se marier avec la Vierge. Parmi ceux de la maison de David, se trouvait Joseph, qui, jugeant hors de convenance qu'un homme d'un âge avancé comme lui* épousât une personne si jeune, cacha, lui tout seul, sa verge, quand chacun avait apporté la sienne. Il en résulta que rien ne parut de ce qu'avait annoncé la voix divine; alors le pontife pensa qu'il fallait derechef consulter le Seigneur, lequel répondit que celui-là seul qui n'avait pas apporté sa verge, était celui auquel la Vierge devait être mariée . Joseph ainsi découvert apporta sa verge qui fleurit aussitôt, et, sur le sommet se reposa une colombe venue du ciel. Il parut évident à tous que Joseph devait être uni avec la sainte Vierge.
* S. Epiphane, 51, Hérésie, X, donne 80 ans à saint Joseph, lors de son mariage.
** Idem, in Anchorato, LX ; — Hérésie, LXXVIII, n° 7.
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Joseph s'étant donc marié, retourna dans sa ville de Bethléem afin de disposer sa maison et de se procurer ce qui lui était nécessaire pour ses noces. Quant à la Vierge Marie, elle revint chez ses parents à Nazareth avec sept vierges de son âge, nourries du même lait et qu'elle avait reçues de la part du prêtre pour témoigner du miracle. Or, en ce temps-là, l’ange Gabriel lui apparut pendant qu'elle était en prière et lui annonça que le Fils de Dieu devait naître d'elle.
Le jour de la naissance de la sainte Vierge resta pendant un certain temps ignoré des fidèles. D'après le récit de Jean Beleth *, un saint homme, qui se livrait à une contemplation assidue, entendit, chaque année, le 6 des ides de septembre, au moment de ses prières, la société des anges qui célébraient avec des transports de joie une grande solennité. Et comme il demandait très dévotement qu'il lui fût révélé pourquoi chaque année, c'était seulement. en ce jour et non en un autre qu'il entendît cela, il reçut une réponse d'en haut que la glorieuse Vierge Marie était née au monde à pareil jour, et qu'en conséquence il fit connaître aux enfants de la Sainte Église qu'ils eussent à s'unir pour cette solennité à la cour céleste. Or, quand il eut instruit de cela le souverain pontife et les autres et qu'on se fût mis à prier et à jeûner, après avoir découvert la vérité par les écritures et par les témoignages antiques, il fut résolu que, par tout l’univers, on solenniserait en ce jour, la fête de la Nativité de la Vierge.
* Rationale divinorum officiorum, cap. CXLIX; — Honorius d'Autun.
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Autrefois on ne faisait pas l’octave de cette fête, mais le seigneur Innocent IV, Génois d'origine, en institua la solennité. Et en voici le motif : Après la mort de Grégoire IX, tous les cardinaux romains s'enfermèrent en conclave pour pourvoir au plus tôt aux besoins de l’Église : mais comme plusieurs jours s'étaient écoulés sans qu'on ait pu s'entendre, et qu'ils étaient en butte aux insultes nombreuses des Romains, ils firent voeu à la Reine du ciel, si, par son secours, ils parvenaient à s'accorder et à s'en aller librement, d'établir pour l’avenir les octaves de sa nativité qu'on avait négligé d'instituer depuis longtemps. Alors ils réunirent leurs suffrages sur le seigneur Célestin, et après avoir été rendus à la liberté, ils accomplirent leur vœu par le seigneur Innocent, car Célestin, ayant survécu peu de temps, ne put l’accomplir par lui-même. Remarquez que l’Église fait la fête de trois Nativités, savoir : de J.-C. de sainte Marie et de saint Jean, qui toutes trois marquent trois naissances spirituelles : avec saint Jean nous renaissons dans l’eau, avec Marie, dans la pénitence, et avec J.-C., dans la gloire. Et comme il faut que la naissance du baptême, comme aussi celle de la gloire, dans les adultes, soit précédée de la contrition, c'est pour cela que ces deux fêtes ont des vigiles : mais comme la pénitence est une vigile tout entière, elle ne doit pas en avoir. Toutes ont des octaves, parce que toutes aspirent à l’octave de la Résurrection.
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— Un chevalier très vaillant et fort dévot à la sainte Vierge Marie, en allant à un tournoi, rencontra en son chemin un monastère bâti en l’honneur de la Sainte Vierge. Il y entra tout d'abord pour entendre la messe. Mais comme à une messe en succédait une autre, et qu'il ne voulait en laisser échapper aucune, en l’honneur de la bienheureuse Vierge, il se hâta, quand il fut sorti du monastère, d'aller au lieu où se donnait le tournoi. Or, ceux qui en revenaient lui dirent qu'il a lui-même très vaillamment combattu. Comme tous ceux qui se trouvaient là confirmaient cette assertion et acclamaient à l’envi son courage dans la lutte, et qu'en outre, des chevaliers se présentaient à lui en se déclarant ses prisonniers; cet homme discret comprenant que la courtoise Reine l’avait honoré courtoisement, fit connaître ce qui était arrivé ; il revint au monastère et se voua désormais à la milice du Fils de la Vierge.
— Un évêque * qui avait la bienheureuse Vierge Marie en grande révérence et dévotion, allait par piété, au milieu de la nuit, à une église dédiée en son nom. Et voici que la Vierge des vierges, accompagnée du choeur entier des vierges, vint à la rencontre du prélat; après l’avoir accueilli avec honneur, elle le conduisit à l’église où il se rendait, en même temps que deux choeurs de jeunes filles chantaient ces paroles :
Cantemus Domino, sociae, cautemus honorera;
Dulcis amor Christi resonet ore pio **.
* C'était saint Dunstan de Cantorbéry. Voyez Eadmer : Vie de ce saint.
** Chantons, compagnes, chantons la gloire du Seigneur ; que nos pieux accords exaltent le tendre amour de J.-C.
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Ces vers sont repris et chantés par tout un autre choeur,de vierges; et les premières chantent deux à deux alternativement les deux vers qui suivent:
Primus ad ima ruit inalna de lace superbus,
Sic homo cum tumuit primus ad ima ruit*.
Ce fut ainsi que cet évêque fut conduit au milieu de cette procession, jusqu'à l’église ; en même temps deux vierges commençaient le cantique que toutes les autres répétaient.
— Une femme, privée de l’appui de son mari, avait un fils unique qu'elle chérissait avec la plus grande tendresse. Or, ce fils fut pris par les ennemis, qui le jetèrent chargé de chaînes dans un cachot. Quand cette mère apprit cela, rien ne put la consoler ni tarir ses pleurs; elle priait avec importunité la sainte Vierge à laquelle elle était fort dévote, pour la délivrance de son fils. Enfin comme elle voyait qu'elle n'obtenait rien, elle entra seule dans une église oit était une statue de la bienheureuse Vierge Marie, et là debout devant l’image, elle lui adressa- la parole
Bienheureuse Vierge, dit-elle, souvent je vous ai priée pour la délivrance de mon fils, et vous n'êtes point du tout venue au secours d'une mère misérable. J'implore votre protection pour mon fils, et je n'y gagne rien. Eh bien donc! comme mon fils m’a été enlevé, de même aussi je vous enlèverai votre Fils, et je le tiendrai en otage à sa place. »
* Le démon superbe tomba le premier au fond de l’abîme du haut de son trône lumineux; de même le premier homme, que l’orgueil a dompté, a été précipité dans l’abîme.
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Et en disant ces mots, elle s'approcha de plus près, et enlevant la statue de l’enfant que la Vierge portait sur son giron, elle s'en alla chez soi, enveloppa l’image du petit enfant d'un linge très blanc, et le cacha dans une armoire qu'elle ferma soigneusement à la clef, heureuse d'avoir un bon otage à la place de son fils. Or, elle le garda avec précaution. Et voilà que la nuit suivante, la sainte Vierge apparut au jeune homme, et après lui avoir ouvert la porte de la prison, elle lui commanda d'en sortir en disant: « Mon fils, tu diras à ta mère de me rendre mon Fils, puisque je lui ai rendu le sien. » Le jeune homme sortit et revint chez sa mère : il lui raconta comment la sainte Vierge l’avait délivré. Cette mère tressaillant de joie prit la statue de l’enfant Jésus, vint à l’église et rendit l’enfant à la bienheureuse Vierge Marie, en lui disant : « Je vous remercie, ma Dame, de m’avoir rendu mon fils unique, maintenant à mon tour je vous rends le vôtre, parce que je confesse avoir recouvré le mien. »
— Un voleur se livrait souvent à des actes de brigandage; mais il avait beaucoup de dévotion pour la sainte Vierge et souvent il la saluait. Une fois, il est pris en flagrant délit de vol et condamné à être pendu. Quand on le pendit, tout aussitôt vint la sainte Vierge, qui, à ce qu'il lui semblait, le soutint eu l’air pendant trois jours, en sorte qu'il ne ressentit aucune douleur.
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Or, ceux qui l’avaient attaché vinrent à passer par là et trouvant le pendu vivant et le visage gai, ils pensèrent que la corde n'avait pas été bien mise; ils se disposaient à lui couper la gorge avec une épée: mais la sainte Vierge opposait sa main aux coups de ceux qui frappaient ce malheureux sans pouvoir lui faire aucun mal. Mais quand ils eurent appris de la bouche du voleur que c'était la sainte Vierge qui le protégeait de la sorte, ils le descendirent et par amour pour la Vierge, ils le laissèrent s'en aller libre. Alors il entra dans un monastère, où tant qu'il vécut, il resta au service clé la mère de Dieu.
— Un clerc, plein d'amour pour la bienheureuse Vierge Marie, récitait ses heures sans y manquer. Ses parents étant morts, sans avoir d'autre héritier, lui laissèrent leurs biens. Alors ses amis le poussèrent à se marier et à se mettre à la tète de son héritage. En allant célébrer son mariage, il rencontra en chemin une église et se rappelant ce qu'il avait coutume de faire en l’honneur de la sainte Vierge il entra et se mit à réciter ses heures. Et voici que la sainte Vierge lui apparut et lui dit avec un ton plein de sévérité : « Insensé et infidèle, pourquoi m’abandonnes-tu, moi ton amie et ton épouse ? et pourquoi me préfères-tu une autre femme? » A ces mots, il fut tout contrit, revint trouver ses compagnons et ne fit rien connaître de ce qui lui était survenu. Mais quand son mariage eut été célébré, au milieu de la nuit, il quitta tout le monde, s'enfuit de la maison, après quoi entrant dans un monastère, il servit dévotement la bienheureuse Marie.
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— Le prêtre d'une paroisse, homme d'honnête vie, ne savait pas d'autre messe que celle de la sainte Vierge et il la récitait chaque jour. Il est dénoncé à l’évêque * qui le mande aussitôt. Arrivé devant le prélat, il dit qu'il ne sait pas d'autre messe; alors il est traité durement comme un séducteur, suspendu de son office, et on lui interdit de célébrer dorénavant cette messe.
La nuit suivante la bienheureuse Vierge Marie apparut à l’évêque qu'elle gourmanda beaucoup et auquel elle demanda pourquoi il avait ainsi maltraité son chancelier. Elle ajouta qu'il mourrait trente jours après, s'il ne rendait pas au prêtre ses pouvoirs ordinaires. L'évêque enrayé fit venir le prêtre, lui demanda pardon, et lui commanda de ne célébrer aucune autre messe que celle de la Bienheureuse Marie qu'il savait.
— Un clerc, adonné à la vanité et à la débauche, avait cependant un grand amour pour la mère de Dieu, dont il récitait les saintes heures avec dévotion et joie. Or, il arriva qu'une nuit il se vit traduit au tribunal de Dieu. Alors le Seigneur dit à ceux qui l’entouraient : « Quant à celui qui a les yeux sur vous, décidez vous-mêmes quelle peine il mérite : depuis si longtemps que je le souffre, je n'ai encore trouvé en lui aucun signe d'amendement. » Le Seigneur porta, de l’avis de tous, une sentence de damnation contre lui mais voici que la sainte Vierge se lève et dit à son Fils : « Mon bon Fils, je réclame pour celui-là votre clémence; mitigez la sentence de damnation que vous venez de porter contre lui : qu'il vive donc par amour pour moi, lui que ses propres pauvres ont conduit à la mort. » Le Seigneur lui répondit : « C'est, bien à votre demande que je l’accorde, mais ce ne sera qu'autant que, dès à présent, je verrai qu'il se corrige. »
* C'était saint Thomas de Cantorbéry. Voyez la légende de ce saint.
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Alors la Vierge se tournant vers lui : « Va, lui dit-elle, et ne pêche plus, de peur, qu'il ne t'arrive pis.» Le clerc, à son réveil, changea de conduite, entra en religion, et finit sa vie dans les bonnes pauvres.
— L'an du Seigneur 537, un homme nommé Théophile, dit Fulbert de Chartres *, administrait en cilice, sous l’évêque, dont il était le vidame, les biens de l’Eglise avec tant de prudence, que tout le peuple le proclama digne de l’épiscopat à la mort de son maître. Mais comme il se contentait de son vidame, il aima mieux qu'un autre fût ordonné à sa place. Cependant il fut déposé malgré lui de sa charge par le successeur, et tomba dans un si grand désespoir que, pour recouvrer sa dignité, il demanda conseil à un juif qui était magicien.
Celui-ci appela donc le diable qui vint aussitôt. Alors Théophile, par l’ordre du démon, renia le Christ et sa mère, renonça à faire profession de la religion chrétienne, écrivit, de son propre sang, l’acte de sa renonciation et de son abnégation, le scella ensuite de son sceau, le donna tout scellé au démon, et se lia ainsi à son service. Or, le lendemain, par l’artifice du démon, Théophile recouvre les bonnes grâces de l’évêque et est rétabli dans sa dignité. Rentré enfin en lui-même, il gémit beaucoup de son crime et eut recours de tout coeur à la glorieuse Vierge, afin qu'elle vînt à son aide.
* Sermon IV; — saint Pierre Damien, Sermon I.
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Une fois donc la Bienheureuse Marie, dans une vision, lui reprocha son impiété, et lui commanda
de renoncer au diable. Ensuite elle lui fit confesser J.-C., Fils de Dieu, ainsi que tout ce qui est proposé à croire en chrétienté. De cette manière il recouvra les bonnes grâces de son Fils et les siennes. Pour preuve que son pardon lui avait été octroyé, elle lui apparut une seconde fois, et lui rendit l’acte qu'il avait souscrit au diable, en le posant sur sa poitrine, afin qu'il n'eût plus à craindre d'être l’esclave de Satan, mais qu'il eût la joie d'avoir été libéré par la Vierge.
Quand Théophile eut reçu cet acte, il fut rempli de joie, et en présence de l’évêque et de tout le peuple, il rapporta ce qui lui était arrivé. Tous en furent dans l’admiration et adressèrent des louanges à la glorieuse Vierge. Trois jours après Théophile reposa en paix.
— Auprès de Laon *, vers l’an du Seigneur 1100, un homme et une femme avaient une fille unique qu'ils donnèrent en mariage à un jeune homme. Par amour pour leur fille, ils gardaient avec eux leur gendre à la maison. Or, la mère de la. jeune personne avait, par amour pour sa fille, tant d'égards envers le jeune homme, que l’amour de la jeune femme pour son jeune époux n'était pas plus grand que celui de la belle-mère pour son gendre. Alors les gens malicieux se mirent à dire que la mère ne se comportait pas ainsi à cause de sa fille, mais que c'était pour se mettre à sa place. Cette imposture affreuse ébranla l’esprit de cette femme, et dans la crainte d'être le sujet des moqueries du public, elle s'adresse à deux paysans à chacun desquels elle promet 20 sols s'ils veulent étrangler son gendre secrètement.
* Pierre Canis, De Deipara Virg., l. V, c. XX ; — Sigebert, Chronique; — Guibert de Nogent.
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Un jour donc elle les enferme dans son cellier, elle a l’adresse de faire aller son mari ailleurs, et envoie sa fille dehors. Alors le jeune homme, par l’ordre de sa dame, entre dans le cellier pour aller chercher du vin; aussitôt il est étranglé par les larrons. A l’instant la belle-mère le porte dans le lit de sa fille et le couvre de ses habits comme une personne qui dort. Le mari et sa fille étant rentrés, et s'étant assis à table, la mère dit à sa fille qu'elle aille éveiller son mari et lui dire de venir se mettre à table. L'ayant trouvé mort, elle l’annonça à l’instant; toute la famille se lamente ; cette femme homicide paraît affligée et se lamente avec les autres. Enfin, elle gémit singulièrement du crime qu'elle avait commis, et déclara tout exactement à un prêtre. Quelque temps après, un différend s'étant élevé entre la femme et le prêtre, celui-ci accuse l’autre de l’homicide du gendre. Ceci vint à la connaissance des parents du jeune homme. La femme est traduite devant le juge qui la condamne à être brûlée. Quand elle vit que sa fin approchait, elle se tourna vers la sainte Vierge, entra dans une de ses églises, et se prosterna toute en pleurs pour faire sa prière. Un instant après, on. la force de sortir; elle est jetée dans un grand feu, et tout le monde la voit debout, au milieu des flammes qui la respectent et la laissent saine et sauve. Mais les parents du jeune homme pensant que le feu était maigre, courent chercher du bois et le jettent dans le foyer.
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Quand ils virent qu'elle n'en souffrait pas plus, ils se mirent à la harceler avec des lances et des haches. Alors le juge, qui était présent, fut tout stupéfait, et les empêcha de tourmenter ainsi cette femme, qu'il considéra de près et sur laquelle il ne remarqua aucune trace de brûlure, et ne trouva que les blessures produites par les lances. Ses parents l’ayant ramenée à la maison, la ranimèrent avec des l’avant et des bains; mais Dieu, qui ne voulait plus lui laisser endurer les soupçons des hommes, lui reprit la vie trois jours après, sans qu'elle cessât de louer la Vierge. (Guibert de Nogent.)
(133) SAINT ADRIEN ET SES COMPAGNONS *
Adrien souffrit le martyre sous le règne de Maximien. En effet, comme cet empereur offrait des sacrifices aux idoles dans la ville de Nicomédie, par son ordre, ou se livra à la recherche de tous les chrétiens les uns par la crainte d'être punis, les autres par amour de l’argent qui leur était promis, tous enfin trairaient aux supplices les chrétiens ; les voisins traînaient leurs voisins, les proches, ceux de leur maison. Il y en eut trente-trois pris et amenés devant le prince par ceux qui se livraient à cette perquisition; et Maximien leur dit : « Est-ce que vous n'avez pas appris quelle peine attend les chrétiens? » Ils lui répondirent « Oui, et nous nous sommes moqués de ton décret ridicule. »
* Tiré des actes reconnus authentiques parles Bollandistes; — Honorius d'Autun.
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Alors l’empereur, irrité, ordonna de les fouetter avec des nerfs tout frais et commanda qu'on leur broyât la bouche avec des pierres; ensuite, qu'après avoir pris note de leurs aveux, ou les garrottât pour enfin les enfermer en prison. Adrien, un des premiers officiers de l’armée, qui avait été témoin de leur constance, lui dit : « Je vous conjure par votre Dieu de me dire quelle récompense vous attendez pour ces tourments? » Les saints lui répondirent: « L'oeil n'a point vu, l’oreille n'a point entendu et le coeur de l’homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment dans la perfection. » Alors Adrien courut se joindre aux martyrs, en disant aux bourreaux : « Prenez note que je veux être des leurs, car, et moi aussi, je suis chrétien. »
Quand l’empereur eut appris cela, il fit charger de chaînes et emprisonner Adrien qui refusait de sacrifier. Or, Natalie, son épouse, entendant dire que son mari était en prison, déchira ses vêtements en poussant des cris et des sanglots. Mais quand elle eut appris qu'Adrien était incarcéré pour la foi de J.-C., elle accourut remplie de joie à la prison et baisa les chaînes de son mari et des autres; car elle était chrétienne, mais elle n'avait pas rendu cela public à cause de la persécution. Et elle dit à son mari : « Bienheureux es-tu, mon seigneur Adrien, d'avoir trouvé des richesses que ne t'ont pas laissées tes parents, et dont seront privés ceux qui possèdent beaucoup de biens quand il ne sera plus temps de prêter à usure, ni d'emprunter, quand personne ne délivrera aucun autre de la peine, ni le père son fils, ni la mère sa fille, ni l’esclave son maître, ni l’ami son ami, ni les richesses celui qui les possède. »
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Et après lui avoir conseillé de ne faire aucun cas de toute gloire terrestre, de repousser ses parents et ses amis et d'avoir toujours à coeur les biens célestes, Adrien lui dit
« Va, ma soeur, quand arrivera le temps de la souffrance, je te ferai venir afin que tu sois témoin de. notre fin. » Et après avoir recommandé aux autres saints d'encourager son mari, elle revint à sa maison.
Peu de temps après, Adrien apprenant que le jour de son martyre était arrivé, distribua des présents aux gardes et donna pour ses cautions les autres saints qui étaient avec lui, puis il alla à sa maison appeler Natalie, comme il le lui avait promis, afin qu'elle fût présente à leur martyre. Or, quelqu'un qui le vit, courut en avant dire à martyre. : « Adrien est absous, le voici venir. » En entendant cela, elle ne le croyait pas : « Et quel est celui qui a pu le délivrer de ses chaînes, dit-elle ? A Dieu ne plaise que je le voie libre de ses fers et séparé des saints ! »
Pendant qu'elle parlait ainsi, un jeune valet de la maison vint dire : « Voici que mon maître est relâché. » Alors Natalie, croyant qu'Adrien fuyait le martyre, versait des larmes amères, et quand elle le vit, elle se leva avec précipitation et ferma sur lui la porte de la maison en. disant: « Loin de moi celui qui s'est retiré de Dieu ; ah ! je me garderais bien de parler à un homme qui a souillé ses lèvres pour renier son Seigneur. »
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Et se tournant vers lui : « Oh ! dit-elle, que tu es misérable sans Dieu ! Qui t'a forcé d'entreprendre ce que tu n'as pu terminer ? Qui t'a séparé des saints ? Ou bien qui t'a séduit pour quitter l’assemblée où règne la paix ? Dis-moi, pourquoi as-tu fui avant. que le combat ne fût engagé, avant d'avoir vu ton adversaire? Comment as-tu été blessé sans qu'aucune flèche n'eût été lancée? J'aurais été vraiment bien étonnée si d'une nation sans Dieu, d'une race d'impies, il y en eût eu un qui fût offert Dieu. Ah ! que je suis malheureuse ! Que je suis misérable! Que ferai-je moi qui suis unie à un membre de cette race d’impies ? Soit, il ne m'a pas été donné d'être appelée, seulement pendant une heure, l’épouse d'un martyr ; mais je serai nommée la femme du renégat. Pour un instant j'ai vraiment été dans des transports de joie, et cet instant sera mon opprobre pour toujours. » Or, le bienheureux Adrien, qui entendait cela, ressentit une grande joie; il admirait comment une femme jeune, de toute beauté, noble et mariée depuis quatorze mois, pouvait parler ainsi. Son ardeur pour le martyre s'en accroissait d'autant et il écoutait de tout coeur ses paroles ; cependant comme il la voyait affligée à l’excès, il lui dit: « Ouvre-moi, ma chère Natalie ; non, je n'ai pas fui le martyre, connue tu le crois ; mais je suis venu t'appeler comme je l’avais promis. » Et comme elle n'en croyait rien, elle lui dit : « Voyez comme ce renégat me,trompe, comme ment cet autre Judas. Fuis de moi, misérable; je vais me tuer pour que tu sois content. »
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Et comme elle tardait d'ouvrir, Adrien lui dit : « Ouvre vite, car je m’en irai et tu ne me verras plus; ensuite tu pleureras de ne m’avoir pas vu avant mon trépas : les, cautions que j'ai données, ce sont les saints martyrs, et si les bourreaux qui me chercheront ne me trouvent pas, ces saints devront souffrir leurs tourments et les miens tout à la fois. » Alors Natalie ouvrit, et après s'être prosternés l’un devant l’autre, ils allèrent ensemble à la prison, où, pendant sept jours, Natalie essuyait avec des linges précieux les plaies des saints.
L'empereur fixa un jour où il ordonna qu'ils fussent amenés en sa présence. Affaiblis qu'ils étaient par les souffrances, ils ne pouvaient marcher; on les portait donc comme des animaux. Adrien les suivait les mains liées derrière le dos *, et chargé du chevalet qui lui était destiné, il fut présenté à César. Natalie vint alors auprès d'Adrien et lui dit : « Prenez garde, mon seigneur, de vous laisser surprendre par la peur, lorsque vous verrez les tourments : vous n'aurez à souffrir qu'un instant, mais aussitôt après vous serez dans l’allégresse avec les anges. » Et comme Adrien ne voulut pas sacrifier, il fut battu de la manière la plus violente. Toute joyeuse, Natalie courut alors trouver les saints qui étaient dans la prison, pour leur dire « Voici que mon seigneur vient de commencer son martyre. »
* L'édition princeps porte ces mots portatus super equuleum, les éditions subséquentes ont portans sibi equuleum. Alors ou bien on attacha Adrien sur un chevalet pour le porter devant l’empereur, ou bien on le chargea du chevalet qui devait être l’instrument de son supplice : Les deux textes peuvent s'expliquer. Mais quel est le véritable ?
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Comme l’empereur exhortait Adrien à ne pas blasphémer ses dieux, ce dernier lui dit : « Si j'endure des tourments parce que je blasphème ceux qui ne sont pas dieux, comment ne seras-tu pas tourmenté, toi qui blasphèmes le vrai Dieu ? » Maximien répliqua : « Ce sont là les paroles que t'ont apprises ces séducteurs. » Adrien lui dit: « Pourquoi appelles-tu séducteurs ceux qui sont les docteurs de la vie éternelle ? » Et Natalie courait rapporter avec joie aux autres les réponses de son mari. Alors l’empereur le fit fouetter rudement par quatre hommes très vigoureux. Et Natalie s'empressait de raconter aux autres martyrs qui étaient eu prison toutes ces peines, et ces interrogations et ces réponses.
Or, Adrien fut fouetté avec tant de fureur que ses entrailles sortaient de son corps : ensuite on le chargea de chaires de fer et il fut enfermé avec les autres dans la prison. Adrien était un jeune homme délicat, fort brun, et âgé de 28 ans. Quand Natalie vit son mari étendu sur le dos et tout lacéré, elle lui dit en lui mettant la main sous la tête : « Vous êtes bienheureux, mon seigneur, d'avoir été rendu digne d'être au nombre des saints vous êtes bienheureux, ma vie, de souffrir pour celui qui a souffert pour vous. Allez donc, mon doux ami, allez contempler sa gloire. » Mais l’empereur ayant appris qu'un grand nombre de matrones servaient les saints dans la prison, défendit de les y laisser entrer à l’avenir. Quand Natalie le sut, elle se coupa les cheveux en rond *, et prenant des habits d'homme, elle servait les saints dans la prison. Son exemple en porta d'autres à l’imiter, et elle pria son mari que, quand il serait dans la gloire, il obtint pour elle que Dieu la conservât intacte et qu'il l’ôtât bientôt de ce monde.
* Tonsuravit.
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Quand le roi apprit la conduite des matrones, il commanda d'apporter une enclume, sur laquelle on couperait les cuisses des martyrs pour les faire périr. Or, Natalie craignant que son mari ne se laissât effrayer par les supplices des autres, pria les bourreaux de commencer par lui. On lui coupa donc les pieds et les jambes, et Natalie le pria ensuite de se laisser couper la main afin qu'il ne fût pas moins que les autres saints qui avaient souffert davantage.; Après cette boucherie, Adrien rendit l’esprit ; ensuite les autres étendirent les pieds de leur plein gré et ils moururent dans le Seigneur. Or, le roi manda qu'on brûlât leurs corps ; mais Natalie cacha dans son sein une main d'Adrien.
Quand on jeta les corps des saints dans le feu, Natalie voulut s'y précipiter avec eux ; mais tout à coup une pluie très forte vint à tomber, et en éteignant le .brasier, elle préserva les corps des martyrs. Alors les chrétiens, ayant tenu conseil entre eux, firent transporter ces restes à Constantinople jusqu'à ce que, la paix ayant été rendue à l’Eglise, on put les rapporter avec honneur. Ils pâtirent vers l’an du Seigneur 280. Quant à Natalie, elle rentra chez elle et conserva la main de saint Adrien qu'elle plaçait toujours au chevet de son lit pour consoler sa vie. Après quoi, un tribun qui vit Natalie si belle, si riche et de plus noble, envoya par ordre de l’empereur d'honnêtes matrones pour la faire consentir à l’épouser. Natalie leur adressa cette réponse: « Quel est celui qui me procure l’avantage de pouvoir me marier avec un homme de cette qualité ? Toutefois je demande un délai de trois jours pour me préparer. »
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Or, elle disait cela, afin de pouvoir s'enfuir. Et comme elle priait Dieu de la conserver intacte, tout d'un coup elle s'endormit ; et voici que lui apparut un des martyrs; il la consola avec douceur et lui commanda d'aller à l’endroit où reposaient les corps des martyrs. Quand donc elle se réveilla, elle prit secrètement la main d'Adrien et monta un vaisseau avec un grand nombre de chrétiens. Le tribun, qui en fut informé, la poursuivit sur un navire avec une troupe de soldats; mais il s'éleva un vent qui contraria leur course; plusieurs même d’entre eux périrent dans les flots, et ils furent donc forcés de rentrer dans le port.
Or, au milieu de la nuit, le diable, sous la forme d'un pilote monté sur un vaisseau fantastique, apparut à ceux qui étaient avec Natalie, et leur dit comme ferait un pilote : « D'où venez-vous, et où allez-vous ? » Les chrétiens répondirent: « Nous venons de Nicomédie et nous allons à Constantinople. » Et le diable reprit : « Vous faites fausse route, allez à gauche, et vous naviguerez plus directement. » Or, il parlait ainsi pour les mettre en pleine mer et les faire périr. Et comme ils faisaient voile en conséquence, tout à coup Adrien leur apparut assis sur une nacelle; il les avertit de naviguer comme auparavant, ajoutant que c'était le malin esprit qui leur avait parlé; puis se plaçant en avant, il les précédait et leur montrait le chemin.
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Or, Natalie qui voyait Adrien aller en avant fut remplie d'une immense joie. Le jour allait luire quand ils arrivèrent à Constantinople. Et quand Natalie fut entrée dans la maison où se trouvaient les corps des martyrs, et qu'elle eut placé la main d'Adrien auprès de son corps, elle s'endormit ; alors Adrien lui apparut, et en la saluant, il lui commanda de venir avec lui dans la paix éternelle. A son réveil, elle raconta son songe à ceux qui se trouvaient là, et après avoir dit adieu à tous, elle rendit l’esprit. Les fidèles prirent son corps qu'ils placèrent à côté de ceux des martyrs.
(134) SAINT GORGON ET SAINT DOROTHÉE *
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Gorgon et Dorothée, qui étaient les premiers dans le palais de Dioclétien à Nicomédie, renoncèrent aux. dignités dont ils jouissaient depuis longtemps, afin de suivre leur Roi avec plus de liberté et se déclarèrent ouvertement chrétiens. Quand le César apprit cela, il en fut très chagrin; car il regrettait de perdre des hommes de ce rang, nourris dans son palais et autant distingués par leur conduite que par la noblesse de leur naissance. Mais comme ils ne se laissaient ébranler ni par les menaces, ni par les promesses, on les fit étendre sur le chevalet, où après avoir été déchirés avec des fouets et des ongles de fer par tout le corps, ils furent couverts de vinaigre et de sel; leurs entrailles étaient presque à nu. Et comme ils supportaient ces tourments avec grande joie, on les fit rôtir sur un gril, où il semblait qu'ils étaient couchés comme sur un lit de fleurs, sans éprouver la moindre souffrance, Enfin par l’ordre du César, on les pendit avec un lacet; leurs corps furent jetés aux loups et aux chiens; mais ils furent recueillis intacts par les fidèles. Ils souffrirent vers l’an du Seigneur 280.
Longues années après, le corps de saint Colon fut. transféré à Rome. L'an du Seigneur 763, un évêque de Metz, neveu du roi Pépin, en fit la translation dans les Gaules et le déposa dans le monastère de Gorze.
* Bréviaire ; — Abrégé de leurs actes dans les Bollandistes.
(135) SAINT PROTE ET SAINT HYACINTHE *
Prote et Hyacinthe furent, eu raison de leur illustre noblesse chez les Romains, attachés à la maison ** de la fille de Philippe, nommée Eugénie, et ses émules dans l’étude de la philosophie. Le sénat avait, confié à ce Philippe la préfecture d'Alexandrie où il conduisit avec lui Claudia, sa femme, Avitus et Sergius,ses fils, et Eugénie, sa fille. Or, Eugénie avait atteint la perfection dans la science des lettres et des arts libéraux ; Prote et Hyacinthe, qui avaient étudié avec elle, possédaient aussi toutes les sciences dans le plus haut degré. Parvenue à l’âge de quinze ans Eugénie fut demandée en mariage par Aquilin, fils du consul Aquilin. Eugénie lui dit: « Quand on doit faire choix d'un mari, il faut moins s'attacher à la naissance qu'à la bonne conduite. » Les livres qui renferment la doctrine de saint Paul lui étant tombés entre les mains, elle commença à devenir chrétienne au fond du coeur.
* Bréviaire ; — Vies des Pères, 1. I.
** Domicelli, jeunes gens de famille noble, attachés à une maison où ils étaient, ce qu'on appelait au moyen âge des damoiseaux.
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II était à cette époque permis aux chrétiens d'habiter dans les environs d'Alexandrie, et il arriva que Eugénie, allant à une maison de campagne comme pour se délasser, entendit les chrétiens qui chantaient : « Omnes du gentium daemonia, Dominas autem caelos fecit (Ps. XCV). Tous les dieux des nations sont des démons ; mais le Seigneur est le créateur des cieux. » Alors elle dit aux jeunes Prote et Hyacinthe qui avaient étudié avec elle « Nous nous sommes livrés à une étude scrupuleuse des syllogismes des philosophes, mais les arguments d'Aristote, les idées de Platon, les avis de Socrate, en un mot, les chants des poètes, les maximes des orateurs et des philosophes sont effacés par cette sentence ; je ne dois qu'à une puissance usurpée le titre de votre maîtresse, mais la science m’a faite votre sœur, soyons donc frères et suivons J.-C. »
Cette résolution leur plaît; elle prend alors des habits d'homme, et vient au monastère dont le chef Hélénus ne permettait l’entrée à aucune femme *. Cet Igélénus, dans une discussion avec un hérétique, n'ayant pu détruire la force des arguments qu'on lui opposait, fit allumer un grand feu afin que celui qui ne serait pas brûlé fût reconnu comme ayant la croyance véritable. Ce qui fut fait ; Hélénus entra le premier dans le feu d'où il sortit sain et entier; mais l’hérétique ne voulant pas y entrer fut chassé par tous. Or, Eugénie s'étant présentée à Hélénus et ayant dit qu'elle était un homme : « Tu as raison, lui répondit Hélénus, de te dire homme, car bien que tu sois une femme, tu te comportes comme un homme. »
* Vies des Pères, l. I.
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Dieu en effet lui avait révélé son sexe. Elle reçut donc de ses mains, avec Prote et Hyacinthe, l’habit monastique et se fit appeler frère Eugène. Quand le père et la mère d'Eugénie virent son char revenir vide à la maison, ils en furent contristés et firent partout chercher leur fille, sans pouvoir la trouver. Ils interrogent des devins pour savoir ce qu'elle était devenue ; ceux-ci leur répondent qu'elle est transportée par les dieux parmi les astres. En conséquence son père fit élever une statue à sa fille qu'il commanda à tous d'adorer. Quant à Eugénie, elle persévéra avec ses compagnons dans la crainte de Dieu, et fut choisie pour gouverner la communauté après la mort du supérieur.
Il se trouvait alors à Alexandrie une matrone riche et noble du nom de. Mélancie *que sainte Eugénie avait délivrée de la fièvre quarte en lui faisant des onctions avec de l’huile au nom de J.-C. Pour cette raison, Mélanie envoya beaucoup de présents à Eugénie qui ne les accepta point. Or, cette matrone, dans la conviction que frère Eugène était un homme, lui faisait de trop fréquentes visites. En voyant sa bonne grâce, sa jeunesse et la beauté de son extérieur, elle brûla d'amour pour lui et se tourmenta l’esprit pour trouver le moyen d'avoir commerce ensemble. Alors feignant une maladie, elle envoya le prier de venir chez elle pour la voir. Quand il fut arrivé, elle lui déclara comment elle était éprise d'amour pour lui, elle lui exposa ses désirs et le pria d'avoir commerce avec elle.
* Vies des Pères, l. I.
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Aussitôt elle le saisit, l’embrasse, le baise et l’exhorte à commettre le crime. Frère Eugène, rempli d'horreur de ces avances, lui dit: « C'est à juste titre que tu portes le nom de Mélancie *: tu es remplie de noirceur et de perfidie ; tu es une noire et obscure fille des ténèbres, une amie du diable, un foyer de débauche, une soeur d'angoisses sans fin et une fille de mort éternelle ». Mélancie se voyant déçue, dans la crainte qu'Eugène ne publiât le crime, voulut le découvrir la première et se mit à crier qu'Eugène a voulu la violer. Elle alla trouver le préfet Philippe et elle porta plainte en ces termes : « Un jeune homme perfide qui se dit chrétien est venu chez moi pour me guérir ; il entre, se jette sur moi et veut me faire violence : si je n'avais été délivrée par le moyen d'une servante qui était dans l’intérieur de ma chambre, il m’eût fait partager sa débauche. » Le préfet, à ce récit, fut enflammé de colère, et avait envoyé une multitude d'appariteurs, il fit prendre Eugène et les autres serviteurs de J.-C., qu'on avait chargés de chaînes : il fixa un jour où ils devaient tous être livrés aux morsures des bêtes. Puis les ayant fait venir devant lui, il dit à Eugènie : « Dis-moi, infâme scélérat, si votre Christ vous a enseigné, pour doctrine, de vous livrer à la corruption et d'oser attenter avec une impudente rage à la vertu des matrones? » Eugénie, qui conservait la tète baissée pour ne pas être reconnue, répondit : « Notre-Seigneur a enseigné la chasteté et a promis la vie éternelle à ceux qui gardent la virginité.
* Mélas, veut dire noir.
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Nous pouvons montrer que cette Mélancie commet un faux témoignage ; mais il vaut mieux que nous souffrions, plutôt qu'elle soit punie après avoir été convaincue ; nous perdrions alors le fruit de notre patience. Toutefois qu'elle amène la servante qu'elle dit avoir été témoin de notre crime afin que par ses aveux les mensonges puissent être réfutés. » Cette femme fut amenée, et comme elle avait été endoctrinée par sa maîtresse, elle ne cessait de prétendre contre Eugène qu'il avait voulu violer sa dame. Tous les gens de la maison, qui avaient été également corrompus, attestaient qu'il en était ainsi; alors Eugénie dit : « Le temps de se taire est passé et le temps de parler est arrivé : je ne veux pas qu'une impudique charge d'un crime les serviteurs de J.-C. et que la fausseté soit glorifiée. Or, afin que la vérité l’emporte et que la sagesse triomphe de la malice, je démontrerai la vérité sans être mue par la vanité mais par la gloire de Dieu. » En disant ces mots, elle déchira sa tunique depuis sa tète jusqu'à la ceinture, et alors on vit qu'elle était une femme, puis elle dit au préfet : « Tu es mon père, Claudia est ma mère; ces deux jeunes gens qui sont assis avec toi, Avitus et Sergius, ce sont mes frères; je suis Eugènie ta fille ; ces deux-ci, c'est Prote et Hyacinthe. » A ces mots, le père qui commençait à reconnaître sa fille se jeta dans ses bras pour l’embrasser ainsi que la mère, en versant un torrent de larmes.
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Eugènie est aussitôt revêtue de ses habits couverts d'or et portée aux nues. Le feu du ciel tomba sur Mélancie et la consuma avec les siens. Ce fut ainsi qu'Eugénie convertit à la foi de J.-C. son père, sa mère, ses frères et toute sa famille; de telle sorte que le père, ayant été cassé de sa dignité, fut. ordonné évêque par les chrétiens, et fut tué par les infidèles après avoir persévéré dans le bien.
Claudia retourna à Rome avec ses deux fils et Eugénie et ils y convertirent beaucoup de personnes à J.-C. Or, Eugénie, par l’ordre de l’empereur, fut attachée à une grosse pierre et précipitée dans le Tibre ; mais la pierre s'étant brisée, Eugénie marchait saine et sauve sur les eaux. Alors elle est jetée dans une fournaise ardente; mais la fournaise s'éteignit et devenait pour la martyre un lieu de rafraîchissement. Ensuite elle est renfermée dans un cachot obscur, mais une lumière toute resplendissante rayonnait pour elle; et après avoir été laissée dix jours sans nourriture, le Sauveur lui apparut et lui dit eu lui présentant un pain très blanc : « Reçois cette nourriture de ma main; je suis ton Sauveur, que tu as aimé de toute l’étendue de ton esprit; le jour que je suis descendu sur la terre, je te prendrai moi-même. »
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En effet, au jour de la naissance du Seigneur, un bourreau est envoyé lui couper la tête. Elle apparut ensuite à sa, mère et lui prédit qu'elle la suivrait. le dimanche après. Quand arriva le dimanche, Claudia s'étant mise en prières, rendit l’esprit. Prote et Hyacinthe ayant été traînés au temple des idoles, brisèrent la statue en faisant une prière, et comme ils ne voulaient pas sacrifier, ils accomplirent dans la suite leur martyre en ayant la tête coupée. Or, ils pâtirent sous Valérien et Gallien, vers l’an du Seigneur 256.
(136) L'EXALTATION DE LA SAINTE CROIX *
L'Exaltation de la Sainte Croix est ainsi appelée parce que à pareil jour la foi et la sainte Croix furent singulièrement exaltées. Il faut observer qu'avant la passion de J.-C., le bois de la croix fut un bois méprisé, parce que ces croix étaient faites avec du bois de bas prix ; il ne portait point de fruit tout autant de fois qu'il était planté sur le mont du Calvaire ; c'était un bois ignoble, parce que c'était l’instrument du supplice des larrons; c'était un bois de ténèbres et sans aucune beauté ; c'était un bois de mort, puisque les hommes y étaient attachés pour mourir; c'était un bois infect, parce qu'il était planté au milieu des cadavres. Mais après la passion, il fut exalté de bien des manières, parce que au lieu d'être vil, il devint précieux ; ce qui a fait dire à saint André : « Salut, croix précieuse., etc. » Sa stérilité fut convertie en fertilité c'est pour cela qu'il est dit au ch. VII des Cantiques : « Je monterai sur le palmier, et j'en cueillerai les fruits. » Son ignominie devint excellence. « La croix, dit saint Augustin, qui était l’instrument de supplice des larrons, a passé sur le front des empereurs. » Ses ténèbres ont été converties en clarté. « La croix et les cicatrices de J.-C., dit saint Chrysostome, seront au jugement plus brillantes que les rayons du soleil. » La mort est devenue une vie sans fin : Ce qui fait dire à l’Eglise : « La source de la mort devint la source de la vie. » Son infection fut changée en odeur suave : « Pendant que le roi se reposait, est-il dit au Cantique, le nard dont j'étais parfumé, c'est-à-dire, la Sainte Croix, a répandu son odeur. »
* Bréviaire.
** Préface de la Croix.
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L'Exaltation de la Sainte Croix est célébrée solennellement dans l’Eglise, parce que la foi en reçut une admirable gloire. En effet, l’an du Seigneur 615, Dieu permit que son peuple fût affligé par les mauvais traitements des païens, quand Chosroës, roi des Perses, soumit à sa domination tous les royaumes de la terre. Lorsqu'il vint à Jérusalem, il sortit effrayé du sépulcre du Seigneur, mais pourtant il emporta la partie de la Sainte Croix que sainte Hélène y avait laissée. Or, sa volonté étant de se faire adorer par tous ses sujets comme un dieu,: il fit construire une tour d'or et d'argent entremêlés de pierres précieuses, dans laquelle il plaça les images du soleil, de la lune et des étoiles. A l’aide de conduits minces et cachés, il faisait tomber la pluie d'en haut comme Dieu, et dans un souterrain, il plaça des chevaux qui traînaient des, chariots en tournant, comme pour ébranler la tour et simuler le tonnerre. Il remit donc le soin de son royaume à son fils, et le profane réside dans un temple de cette nature, où après avoir placé auprès de soi la Croix du Seigneur, il ordonne que tous l’appellent Dieu. D'après ce qu'on lit dans le livre Mitral * lui-même, Chosroës, résidant sur un trône comme le Père, plaça à sa droite le bois de la Croix au lieu du Fils, et à sa gauche, un coq, au lieu du Saint-Esprit, et il se fit nommer le Père. Alors l’empereur Héraclius rassembla une armée nombreuse et vint pour livrer bataille au fils de Chosroës auprès du Danube. Les deux princes convinrent de se mesurer seul à seul sur le pont, à la condition que celui qui resterait vainqueur aurait l’empire sans que ni l’une ni l’autre armée n'eût à en souffrir.
* Sicardus, c. XLIV.
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Il fut encore convenu que celui qui aurait la présomption de quitter les rangs pour porter aide à son prince, aurait les jambes et les bras brisés aussitôt et serait noyé dans le fleuve. Or, Héraclius s'offrit tout entier à Dieu et se recommanda à la Sainte Croix avec toute la dévotion possible. Les deux princes en étant venus aux mains, le Seigneur accorda la victoire à Héraclius, qui soumit l’armée ennemie à son commandement, de telle sorte que tout le peuple de Chosroës embrassa la foi chrétienne et reçut le saint baptême. Or, Chosroës ignorait l’issue de la guerre, car étant généralement haï, personne ne lui en donna connaissance. Mais Héraclius parvint jusqu'à lui et le trouvant assis sur son trône d'or, il lui dit : « Puisque tu as honoré à ta façon le bois de la Sainte Croix, si tu veux recevoir le baptême et la foi de J.-C., tu conserveras la vie et ton royaume, en me donnant quelques otages ; mais si tu rejettes ma proposition, je te frapperai de mon épée et te trancherai la tète. » Chosroës ne voulut pas acquiescer à ces conditions. Héraclius dégaina alors son épée et le décapita sans merci : et comme il avait été roi, il commanda de l’ensevelir. Pour son fils, âgé de dix ans, qu'il trouva avec lui, il le fit baptiser, et le levant * lui-même des fonts sacrés, il lui laissa le royaume de son père.
* Le parrain retirait lui-même de l’eau la personne qui y avait été plongée par le prêtre quand le baptême se donnait par trois immersions successives.
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Il détruisit ensuite la. tour, dont il donna l’argent à son armée pour sa part du butin : mais l’or et les pierreries, il les réserva afin de réparer les églises que le tyran avait détruites. Après quoi il prit la Sainte Croix qu'il reporta à Jérusalem.
Quand en descendant du Mont des Oliviers, il voulut entrer, sur son cheval et revêtu de ses ornements impériaux, par la porte sous laquelle J.-C. avait passé en allant au supplice, tout à coup les pierres de la porte descendirent et se fermèrent comme un mur ou comme une paroi. Tout le monde en était dans la stupeur, quand un ange du Seigneur, tenant une croix dans ses mains, apparut au-dessus de la porte et dit : « Lorsque le roi des cieux entrait par cette porte en allant au lieu de sa passion, ce n'était pas avec un appareil royal ; mais il est entré monté sur un pauvre ane, pour laisser à ses adorateurs un exemple d'humilité. »
Après avoir dit ces mots, l’ange disparut. Alors l’empereur, tout couvert de larmes, ôta lui-même sa chaussure, et se dépouilla de ses vêtements jusqu'à sa chemise, et prenant la croix du Seigneur, il la porta avec humilité jusqu'à la porte. Aussitôt la dureté de la pierre fut sensible à l’ordre du ciel, et à l’instant la porte se releva et laissa l’entrée libre. Or, l’odeur extraordinairement suave avait cessé d'émaner de la Sainte Croix à partir du jour et de l’instant où elle avait été enlevée de Jérusalem pour être transportée à travers toute l’étendue de la terre, dans la Perse, à la cour de Chosroës; elle se fit sentir de nouveau, et enivra tout le monde d'une admirable suavité.
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Alors le roi, dans la ferveur de sa dévotion, adressa les hommages suivants à la Croix : « O croix plus brillante que chacun des astres, célèbre au monde, digne de l’amour des hommes, plus sainte que tout, qui seule avez été digne de porter la rançon de l’univers; bois aimable, clous précieux, doux glaive, douce lance, qui portez un doux fardeau, sauvez cette assemblée réunie aujourd'hui pour chanter vos louanges, et marquée du signe de votre étendard *. »
C'est ainsi que cette précieuse Croix est remise en son lieu, et les anciens miracles se renouvellent. Plusieurs morts sont rendus à la vie, quatre paralytiques sont guéris, dix lépreux sont purifiés, quinze aveugles reçoivent la vue, les démons sont mis en fuite, et plusieurs sont délivrés de diverses maladies. Alors l’empereur fit réparer les églises qu'il combla en outre de présents dignes d'un monarque; après quoi, il revint dans ses propres états. Ces faits sont rapportés autrement dans les chroniques. On y dit que Chosroës dominait sur toute la terre, et qu'ayant pris Jérusalem avec le patriarche Zacharie et le bois de la Croix, Héraclius voulait faire la paix avec lui. Chosroës jura qu'il ne conclurait la paix avec les Romains que s'ils reniaient le crucifix et s'ils adoraient le soleil. Mais Héraclius enflammé de zèle leva une armée contre lui, défit les Perses dans plusieurs batailles et força Chosroës de fuir jusqu'à Clésyphonte. Enfin, Chosroës, malade de la dyssenterie, voulut faire couronner roi son fils Médasas.
* C'est l’Antienne de Magnificat des premières vêpres de la fête.
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A cette nouvelle, Syroïs, son aîné, fit alliance avec Héraclius, et s'étant mis avec les nobles à la poursuite de son père, il le jeta dans les chaînes, où après l’avoir sustenté de pain de douleur et d'eau d'affliction, il le fit enfin périr à coups de flèches. Dans la suite, il fit rendre à Héraclius tous les prisonniers avec le patriarche et le bois de la croix. Héraclius porta d'abord à Jérusalem le précieux bois de la croix qu'il transporta dans la suite à Constantinople. C'est ce qu'on lit dans une quantité de chroniques.
— Voici d'après l’Histoire tripartite* comment s'exprime la Sybille des païens au sujet du bois de la croix : « O bois trois fois heureux sur lequel Dieu a été étendu! » Ce qui peut s'entendre peut-être de la vie de la nature, de la grâce et de la gloire qui vient de la croix.
Un juif étant entré dans l’église de Sainte-Sophie à Constantinople, y aperçut une image de J.-C. Voyant qu'il était seul, il saisit une épée, s'approche et frappe l’image à la gorge. Tout aussitôt il en jaillit du sang et la figure ainsi que la tête du juif en furent couvertes. Celui-ci effrayé saisit l’image, la jeta dans un puits et prit la fuite. Un chrétien le rencontra et lui dit : « D'où viens-tu, juif? tu as tué un homme. » Le juif répondit : « C'est faux. » « Tu as certainement commis un homicide, reprit le chrétien, puisque tu portes des taches de sang. » Le juif répondit : « Véritablement le Dieu des chrétiens est grand, et sa foi se trouve confirmée par tous les moyens : car ce n'est pas un homme que j'ai tué, mais l’image du Christ; et aussitôt le sang a jailli de sa gorge. »
* Lib. II, ch. XVII.
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Alors le juif conduisit cet homme au puits d'où ils retirèrent la sainte image. On rapporte que la blessure faite au gosier de J.-C. est encore visible aujourd'hui. Le juif se convertit de suite à la foi *.
— Dans la ville de Bérith, en Syrie, un chrétien était logé dans une maison, moyennant une pension annuelle : il avait attaché pieusement une image de N.-S. en croix à la tête de son lit et ne manquait pas d'y faire ses prières. L'année étant expirée, il loua une autre maison, et oublia d'emporter son image. Or, un juif loua la maison quittée par le chrétien et un jour il invita à dîner un homme de sa tribu. Pendant le repas, celui qui avait été invité vint à examiner l’appartement et aperçut l’image attachée à la muraille; alors frémissant de colère contre son hôte, il lui adresse des menaces parce qu'il ose garder une image de J.-C. de Nazareth. Or, l’autre juif, qui n'avait pas vu cette image, affirmait par tous les serments possibles qu'il ne savait pas de quelle image il voulait parler. Le juif faisant alors comme s'il était apaisé dit adieu à son hôte et alla trouver le chef de sa nation et accusa l’autre de ce qu'il avait vu. Les juifs, s'étant donc réunis, vont à la maison et après avoir vu l’image, ils accablent le locataire des plus durs outrages, le jettent à demi mort hors de la synagogue, et foulant aux pieds l’image, ils renouvelèrent sur elle tous les opprobres de la passion du Seigneur. Mais quand ils eurent percé le côté avec une lance, le sang et l’eau en sortirent en abondance et un vase qu'on mit pour les recevoir en fut rempli.
* Denys le Chartr., Sermon I de l’Exaltation de la Sainte Croix.
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Les juifs stupéfaits portèrent ce sang dans les synagogues et tous les malades qui en furent oints étaient aussitôt guéris. Alors les juifs racontèrent toutes les circonstances de ces faits à l’évêque du pays et reçurent tous ensemble le baptême et la foi de J.-C. Or, l’évêque conserva ce sang dans des ampoules de cristal et de verre. Il fit venir ensuite le chrétien et lui: demanda quel était l’artiste qui avait exécuté une si belle image. Le chrétien répondit : « C'est Nicodème qui l’a faite, et en mourant, il la laissa à Gamaliel, Gamaliel à Zachée, Zachée à Jacques et Jacques à Simon. Elle est restée à Jérusalem jusqu'à la destruction de la ville ; elle fut transportée dans la suite par les fidèles au royaume d'Agrippa ; de là dans ma patrie par mes parents, et elle m’est échue par droit d'héritage.»
Cela arriva l’an du Seigneur 750 *. Alors tous les juifs changèrent leurs synagogues en églises ; et à partir de cette époque, ce fut la coutume de consacrer les églises, car auparavant on ne consacrait que les autels. C'est à cause de ce miracle que l’Église ordonna de faire au 5 des calendes de décembre, d'autres disent, au 5 des ides de novembre, la mémoire de la,Passion du Seigneur. De là encore, à Rome; on consacra en l’honneur du Sauveur une église où se conserve une ampoule de ce sang, et la fête en est solennelle.
* Saint Athanase, De imag. Salv. D. N. J. C., 7e Conc. oecum., act. IV; — Vincent de B., l. XXIV, c. CVII. - Sigebert, Chron. an 764; — Hélinand, an 764.
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Chez les infidèles, la vertu extraordinaire de la croix fut aussi attestée en toutes sortes de circonstances. En effet, saint Grégoire raconte au IIIe livre de ses Dialogues (ch. III) que, André, évêque de Fondi, ayant permis qu'une religieuse demeurât avec lui, l’antique ennemi commença à imprimer dans les yeux de son âme la beauté de cette femme, en sorte qu'il pensait dans le lit à des choses affreuses.
Or, un jour, un juif venu à Rome, voyant qu'il se faisait tard, et n'ayant pas trouvé où loger, entra pour y rester dans un temple d'Apollon. Comme il craignait de passer la nuit dans ce lieu sacrilège, bien qu'il n'eut pas du tout confiance dans la croix, il eut soin cependant de se signer. Or, au milieu de la nuit, il s'éveilla et vit une foule d'esprits malins qui semblaient s'avancer sous la direction de quelque autorité; alors le chef qui commandait aux autres s'assit au milieu d'eux, et se mit à discuter les affaires et les actes de chacun des esprits placés sous son obéissance, afin de s'assurer de tout ce que chacun d'eux avait commis d'iniquités.
Saint Grégoire a passé sous silence, pour abréger, le mode de cette discussion : mais on peut s'en rendre compte par un exemple semblable qu'on lit dans la Vie des Pères *. En effet quelqu'un étant entré dans un temple d'idoles, vit Satan assis et toute sa milice présente devant lui. Alors entra un des malins esprits qui l’adora. Satan lui dit : « D'où viens-tu ? » Et il répondit : «J'ai été dans telle province et j'y ai suscité quantité de guerres; j'y ai soulevé beaucoup de troubles, J'y ai versé du sang en abondance, et je suis venu te l’annoncer. »
* Honorius d'Autun.
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Et Satan reprit : « En combien de temps as-tu fait cela? » L'autre dit : « En trente jours. » « Pourquoi, dit le prince des ténèbres, si peu en tant de temps? » et s'adressant aux assistants : « Allez, dit-il, fouettez-le et frappez dur. » Un second vint et l’adora en disant : « J'étais dans la mer, maître, et j'ai excité d'épouvantables tempêtes, j'ai englouti beaucoup de navires, j'ai fait périr grand nombre d'hommes. » Et Satan dit : « En combien de temps as-tu fait cela? » « En vingt jours, répondit l’autre. » Et Satan le fit fouetter comme le premier en disant : « C'est en tant de temps que tu as fait si peu ! » Alors vint un troisième qui dit : « Je suis allé dans une ville, et j'ai excité des querelles pendant certaine noce, j'y ai fait répandre beaucoup de sang, j'ai tué l’époux lui-même, et je suis venu te l’annoncer. » Satan dit : « En combien de temps as-tu fait cela ! » « En dix jours, répondit-il. » Et Satan lui dit : « Et tu n'as pas fait plus en tant de jours ? » Et il le fit frapper par ceux qui étaient autour de lui. Ensuite vint un quatrième : « Je suis resté, dit-il, dans le désert, et pendant quarante ans, j'ai travaillé autour d'un moine, et c'est. à peine si enfin je l’ai fait tomber dans le péché de la chair. » Quand Satan entendit cela, il se leva de son trône, et embrassant ce démon, il ôta la couronne de dessus son front, et la lui mit sur la tête, puis il le fit asseoir avec lui en disant : « C'est une grande chose que tu as eu le courage de faire là, et tu as travaillé plus que tous les autres. » C'est là ou à peu près le mode de la discussion que saint Grégoire a passée sous silence.
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Quand chacun des esprits eut exposé ce,qu'il avait fait, il y en eut un, qui s'élança au milieu de l’assemblée, et qui fit connaître de quelle tentation charnelle il avait agité l’esprit d'André par rapport à cette religieuse, ajoutant que la veille, à l’heure des vêpres, il en était venu jusqu'à amener son esprit à donner un coup sur le dos de cette femme en signe de caresse. Alors le malin esprit l’engagea à accomplir ce qu'il avait commencé afin que ce fût lui qui eût la palme la plus remarquable pour avoir fait succomber André : il commanda ensuite qu'on cherchât à savoir quel était celui qui avait été si présomptueux pour se coucher dans ce temple. Et comme cet homme tremblait de plus en plus fort, et que les esprits envoyés pour le reconnaître voyaient qu'il était signé du mystère de la croix, aussitôt ils se mirent à crier avec effroi : « Le vase est vide, il est vrai, mais il est scellé. » A ce cri, la troupe de malins esprits disparut aussitôt. Mais le juif se hâta de venir trouver l’évêque et lui raconta tout de point en point. L'évêque, en entendant cela, se mit .à gémir grandement; et il renvoya de suite toutes les femmes hors de sa maison, puis il baptisa le Juif.
— Saint Grégoire rapporte encore au livre des Dialogues (ch. IV), qu'une religieuse en entrant dans un jardin, et y apercevant une laitue, en conçut un violent désir, et, oubliant de la bénir avec le signe de la croix; elle la mordit avec avidité, mais elle fut saisie par le démon et tomba à l’instant. Saint Equitius étant venu auprès d'elle, le diable se mit à crier en disant: « Qu'ai-je fait, moi, qu'ai-je fait? J'étais assis sur la laitue; celle-ci est venue et elle m’a mordu. » Mais sur l’ordre du saint homme, le démon sortit de suite.
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— On lit au livre XIe de l’Histoire ecclésiastique que les Gentils avaient peint sur les murs d'Alexandrie les armes de Sérapis ; mais Théodose les fit effacer et y substitua le signe de la croix. Alors, les gentils et les prêtres des idoles se firent baptiser, en disant que c'était une tradition des anciens, que ce qu'ils vénéraient subsisterait jusqu'à ce que soit venu ce signe dans lequel est la vie. Ils avaient dans leur alphabet une lettre, à laquelle ils donnaient le nom de sacrée : elle avait la forme d'une croix qu'ils disaient signifier la vie future*.
* Eusèbe de Césarée, 1. II, c. XX; — Rufin, l. II, c. XXIX.
(137) SAINT JEAN CHRYSOSTOME **
Jean, surnommé Chrysostome, naquit à Antioche, de parents nobles. Son père se nommait Second, et sa mère Anthura. Sa vie, son genre, ses actions et sa persécution, sont décrits au long dans l’Histoire tripartite (l. X). Quand il eut étudié la philosophie, il la délaissa pour s'adonner à la lecture des choses de Dieu. Après sa promotion à la prêtrise, le zèle qu'il avait pour la chasteté le faisait passer pour trop sévère, et il penchait plus vers l’emportement que vers la mansuétude; la raideur de sa conduite ne lui laissait pas la ressource de prendre des précautions pour l’avenir. Dans ses conversations il était regardé comme arrogant par les ignorants.
** Tiré de la vie du saint.
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Ses leçons étaient solides, ses explications exquises. Il était fort habile pour diriger les âmes. Ce fut sous le règne d'Arcade et d'Honorius et du temps que Damase occupait le siège de Rome qu'il fut ordonné évêque. En voulant corriger tout d'un coup la vie des clercs, il s'attira la haine de tous. Ils l’évitaient comme un furieux et ils le calomniaient auprès de tout le monde : sous prétexte qu'il n'invitait jamais personne à sa table et qu'il ne voulait recevoir aucune invitation, ils avançaient qu'il en agissait ainsi parce qu'il mangeait d'une manière sale. D'autres disaient tout haut que c'était parce qu'il usait seulement de mets choisis et délicats ; et en réalité c'était pour faire abstinence; et comme il souffrait souvent de l’estomac et de la tête, il évitait les repas somptueux. Le peuple, à cause des sermons qu'il prêchait à l’église, l’aimait beaucoup et ne tenait aucun cas de ce que les envieux pouvaient répandre contre lui. Jean s'appliqua encore à reprendre quelques-uns des grands, et il en résulta que l’envie redoubla. de violence contre lui.
Un autre fait souleva extraordinairement tout le monde. Eutrope, ministre de l’empereur, et jouissant de la dignité consulaire, voulant instrumenter contre ceux qui cherchaient un asile dans les églises, prit tous les moyens de faire porter par l’empereur, une loi par laquelle personne ne pourrait s'y réfugier à l’avenir, et de plus que ceux qui s'y étaient réfugiés depuis longtemps, en seraient arrachés.
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Or, peu de jours après, Eutrope ayant offensé l’empereur, s'empressa de se réfugier dans l’église ; et l’évêque qui le sut vint trouver cet homme qui se cachait sous l’autel, et dans une homélie qu'il fit contre lui, il lui adressa les reproches les plus durs ; ceci offensa bien des gens parce que loin d'user de miséricorde à l’égard d'un malheureux, il ne s'abstint pas de lui adresser des réprimandes. L'empereur fit enlever Eutrope qui eut la tète tranchée. Pour différents motifs, il se laissait aller à attaquer une certaine quantité de personnes, ce qui le rendit généralement odieux. Or, Théophile, évêque d'Alexandrie, voulait déposer Jean et prenait tous les moyens pour mettre à sa place par intrusion un prêtre nommé Isidore : c'est pourquoi il cherchait avec soin des motifs de déposition. Cependant le peuple prenait la défense de Jean dont il écoutait avec une admirable avidité toutes les instructions. Jean forçait aussi les prêtres à vivre selon la discipline ecclésiastique, et il disait que celui-là ne devait pas jouir de l’honneur attaché au sacerdoce qui ne daignerait pas en pratiquer les lois.
Ce n'était pas seulement la ville de Constantinople que le saint gouvernait avec courage, mais il établissait encore des lois sages dans plusieurs provinces circonvoisines, en s'aidant de l’autorité impériale. Quand il eut appris que l’on offrait encore des sacrifices aux démons dans la Phénicie, il y envoya des clercs et des moines, et fit détruire tous les temples des idoles.
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En ce temps-là, existait un certain Gaymas, Celte d'origine, barbare dans ses projets, extrêmement emporté par des goûts tyranniques, infecté de l’hérésie arienne, et cependant il avait été créé officier dans l’armée., Il pria l’empereur de lui donner pour soi et pour les siens une église dans l’intérieur de la ville. L'empereur le permit, et pria Jean de céder une église à Gaymas, espérant ainsi mettre un frein à sa tyrannie. Mais Jean, rempli d'un courage extraordinaire et enflammé de zèle, dit à l’empereur : « Prince, veuillez ne pas permettre cela, et ne donnez pas les choses saintes aux chiens; N'appréhendez rien de ce barbare : commandez qu'on nous fasse venir tous les deux, et écoutez, sans parler, ce qui se dira entre nous : je mettrai un tel frein à sa langue qu'il n'aura pas la présomption de vous renouveler sa demande. » L'empereur, en entendant cela, fut réjoui, et il les manda l’un et l’autre pour le lendemain.
Gaymas ayant réclamé pour lui un oratoire, Jean lui dit : « Partout la maison de Dieu vous est ouverte, en sorte que personne ne vous empêche de prier.» Gaymas reprit : « Je suis d'une autre secte, et je demande à avoir un temple pour les miens et pour moi. J'ai entrepris bien des choses pour l’empire romain, c'est, pour cela que je ne dois pas éprouver l’affront d'un refus. » Jean lui dit : « Vous avez reçu des récompenses plus que n'en méritent vos combats : vous avez été fait commandant des armées, en outre vous avez été orné de la toge consulaire ; et il vous faut considérer ce que vous avez été autrefois et ce que vous êtes aujourd'hui, quelle fut jadis votre pauvreté et quelles sont à présent vos richesses, quels étaient auparavant vos habits, et ceux dont vous vous ornez maintenant. Donc puisque des services de peu de valeur vous ont procuré de si hautes récompenses, ne soyez pas ingrat envers celui qui vous honore. »
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Par ces paroles, Jean lui ferma la bouche et le força à se taire. Or, pendant que Chrysostome gouvernait avec vigueur la ville de Constantinople, Gaymas qui visait à l’empire, ne pouvant rien faire de jour, envoya pendant la nuit des barbares pour brûler le palais. On acquit alors la preuve évidente que saint Jean était le gardien de la ville, car une nombreuse troupe d'anges armés et qui avaient pris un corps, apparut aux Barbares qui furent à l’instant mis en fuite. Quand ils rapportèrent cela à leur maître, celui-ci en fut dans une grande admiration; car il savait que les troupes étaient en garnison dans d'autres villes. La nuit suivante, il leur donna donc encore le même ordre, et ils furent comme la première fois mis en fuite par des anges qu'ils aperçurent. Enfin il y vint lui-même, vit le miracle, et s'enfuit, dans la pensée que des soldats se cachaient pendant le jour et gardaient la cité pendant la nuit. Il quitta Constantinople et vint dans la Thrace où il portait partout le ravage avec une armée nombreuse qu'il avait ramassée. Tout le monde redoutait la férocité de ces barbares. Alors l’empereur chargea saint Jean de l’office de légat auprès de Gaymas. Le saint oublia toutes les causes d'inimitié et partit avec joie. Gayrnas, tenant compte de la confiance du saint, revint à de meilleurs sentiments, et s'avança fort loin au-devant de lui; alors il lui prit la main qu'il porta à ses yeux, et commanda à ses enfants de lui baiser les genoux avec respect. Telle était en effet la vertu de Jean qu'il forçait les hommes les plus terribles à s'humilier et à craindre.
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Dans le même temps encore, il s'émut une question : c'était de savoir si Dieu a un corps. Cela donna lieu à des contestations et à des luttes; les uns soutenant une opinion, les autres une autre. Ce fut surtout la classe des simples moines, qui se laissa entraîner à dire que Dieu avait une forme corporelle. Or, Théophile, évêque d'Alexandrie, pensait le contraire; en sorte que, dans l’église, il soutenait l’opinion contraire à ceux qui avançaient que Dieu avait une forme humaine, et il prêchait que Dieu est incorporel. Les moines d'Egypte, ayant eu connaissance de cela, quittèrent leurs retraites et vinrent à Alexandrie où ils excitèrent une sédition contre Théophile, en sorte qu'ils prenaient des mesures pour le tuer. Quand il le sut, il eut peur et leur dit : « Comme je vous vois, comme je vois le visage de Dieu. » « Si vous dites vrai, répondirent-ils, que le visage de Dieu soit comme le nôtre, anathématisez donc les livres d'Origène, contraires à notre opinion. Que si vous ne le faites pas, comme vous êtes rebelle envers l’empereur et envers Dieu, vous aurez à endurer des opprobres de notre part. » Et Théophile dit : « Ne commettez aucune violence contre ma personne, et je ferai tout ce qui vous plaît. » Ce fut ainsi qu'il détourna les moines de l’attaquer. Mais ceux-ci, expérimentés et arrivés à la perfection, ne se laissèrent pas séduire, tandis que les simples, entraînés par l’ardeur de leur foi, s'insurgèrent contre ceux de leurs frères qui croyaient le contraire, et en firent tuer un grand nombre. Pendant que ces faits se passaient en Egypte, saint Jean brillait à Constantinople par sa doctrine, et passait auprès de tous pour un homme admirable.
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Or, les ariens, dont le nombre se multipliait beaucoup, et qui avaient une église hors de la ville, s'assemblaient le samedi et le dimanche entre les portes et les portiques, où ils chantaient, pendant la nuit, des hymnes et des antiennes. Quand venait le point du jour, ils traversaient la ville en répétant ces mêmes antiennes et, sortant hors des portes, ils venaient en foule à leur église. Ils ne cessaient d'agir ainsi pour vexer les orthodoxes, car ils répétaient souvent ces paroles : « Où sont ceux qui disent qu'en trois il n'y a qu'une puissance? » Alors saint Jean, dans la crainte que les simples ne se laissassent entraîner par ces chants, institua que tous les fidèles passeraient la nuit à chanter des Hymnes, afin que l’oeuvre des hérétiques fût étouffée et que les fidèles fussent affermis dans leurs pratiques; de plus, il fit faire des croix d'argent que l’on portait avec des cierges argentés.
Les ariens, excités par la jalousie, s'emportèrent jusqu'à vouloir sa mort: et une nuit Brison, eunuque de l’impératrice, fut frappé d'une pierre. Jean l’avait chargé d'exercer à chanter les hymnes; il y eut même quelques gens du peuple qui furent tués de part et d'autre. Alors l’empereur ému défendit aux ariens de chanter publiquement leurs hymnes.
En ce temps-là, Sévérien, évêque de Gabales, qui était en honneur auprès d'un certain nombre de grands, et chéri par l’empereur lui-même et par l’impératrice, vint à Constantinople, où saint Jean le reçut avec des félicitations; pendant son voyage en Asie, il lui confia le soin de son église.
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Mais Sévérien ne se comportait pas avec fidélité et tâchait de s'attirer l’estime du peuple. Sérapion, qui était clerc de Jean, s'empressa d'en informer le saint. Or, une fois que Sévérien passait, Séraphin ne se leva pas : alors l’évêque indigné s'écria : « Si le clerc Sérapion ne meurt pas, J.-C. n'est pas né de nature humaine. » Saint Jean, apprenant ces excès, revint et chassa Sévérien de la ville comme un blasphémateur. Cela déplut beaucoup à l’impératrice qui fit rentrer l’évêque en priant saint Jean de se réconcilier avec lui : mais le saint n'y consentit en aucune manière : jusqu'au moment où l’impératrice mit son fils Théodose sur les genoux de Jean, en le suppliant, en le conjurant de faire la paix avec Sévérien.
Dans le même temps encore, Théophile, évêque d'Alexandrie, chassa injustement Dyoscore, un très saint homme, et Isidore qui était auparavant un de ses grands amis. Ceux-ci vinrent à Constantinople pour raconter au prince et à Jean ce qui s'était passé. Or, Jean les traita honorablement, mais il ne voulut pas les recevoir en sa communion avant de connaître l’état des choses. Cependant un faux bruit parvint à Théophile, que Jean était en communion avec eux, et qu'il leur donnait aide. Alors Théophile indigné ne se contenta pas d'exercer sa vengeance contre eux, mais il s'arma de toutes pièces pour déposer Jean. Il dissimula donc son intention et il envoya des messages aux évêques de chaque ville pour annoncer qu'il voulait condamner les livres d'Origène. Epiphane, évêque de Chypre, très saint et très illustre personnage, se laissa circonvenir par Théophile qui s'en fit un ami, et qu'il pria de condamner aussi lui-même les livres d'Origène.
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Epiphane, dont la sainteté ne découvrait pas ces ruses, convoqua ses évêques à Chypre et interdit, la lecture d'Origène ; il adressa des lettres à saint Jean par lesquelles il le priait de s'abstenir à l’avenir de lire ces ouvrages, et de confirmer les décisions qui avaient été prises. Mais Jean, qui fit peu de cas de cette démarche, s'appliquait aux soins du ministère ecclésiastique où il excellait, et ne s'inquiétait aucunement de ce qu'on pouvait machiner contre lui. Enfin Théophile dévoila cette haine qu'il avait longtemps cachée, et fit connaître qu'il voulait déposer Jean. Aussitôt les ennemis du saint, un grand nombre de clercs, et les seigneurs du palais, trouvant l’occasion favorable, usaient de toutes sortes de moyens pour faire assembler contre Jean un concile à Constantinople. Après quoi, Epiphane vint en cette ville portant avec soi le décret de condamnation d'Origène; mais il ne voulut pas accepter l’invitation de Jean, en considération de Théophile. Or, quelques-uns, par respect pour Epiphane, souscrivirent à la condamnation des livres d'Origène; beaucoup cependant refusaient de le faire. L'un de ces derniers fut Théotin, évêque de Sicée, homme très recommandable par la droiture de sa conduite, qui répondit ainsi : « Pour moi, Epiphane, je ne veux pas faire injure à qui est mort depuis longtemps dans la justice, et je n'ai pas la présomption de m’exposer à commettre un sacrilège en condamnant ce que nos devanciers n'ont pas voulu flétrir; car je ne vois pas qu'il se trouve une mauvaise doctrine dans ses livres. Ceux qui s'attachent à les mépriser ne se connaissent pas eux-mêmes.
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Athanase le défenseur du concile de Nicée, invoque le témoignage de ce grand homme en faveur de la foi ; il met ses livres avec les siens quand il dit : «L’admirable et infatigable Origène nous apporte ce témoignage du Fils de Dieu, alors qu'il affirme qu'il est coéternel au Père. » Jean conçut de l’indignation de ce que, contre tous les règlements, Epiphane fit une ordination dans son église ; cependant il le priait de demeurer avec lui parmi les évêques. Mais Epiphane répondit qu'il ne voulait ni rester, ni prier avec lui, à moins qu'il ne chassât Dyoscore et qu'il ne souscrivît à la condamnation des livres d'Origène. Jean refusant de le faire, Epiphane fut excité contre lui par ceux qui lui portaient envie. Epiphane alors condamna les livres d'Origène et porta un jugement contre Dyoscore ; ensuite il commença à détracter Jean comme leur adversaire. Alors Jean lui manda ce qui suit : «Vous avez agi, Epiphane, en beaucoup de cas contre les règles; d'abord vous avez fait une ordination dans une église placée sous ma juridiction; ensuite de votre autorité, privée, vous y avez célébré les saints mystères ; en outre quand je vous ai invité, vous vous êtes excusé; et en dernier lieu maintenant, vous ne vous en rapportez qu'à vous-même. Or, prenez garde qu'une sédition ne s'élève parmi le peuple, et que le péril n'en retombe sur vous. » Epiphane informé de cela partit, et avant de se mettre en route pour Chypre, il fit dire à Jean : « J'espère que vous ne mourrez pas évêque. » Et Jean lui fit tenir cette réponse, : « J'espère que vous ne rentrerez pas dans votre patrie. »
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C'est ce qui eut lieu, car Epiphane mourut en route, et peu après Jean, déposé de l’épiscopat, finit sa vie dans l’exil. Au tombeau de cet Epiphane, personnage d'une haute sainteté, les démons sont mis en fuite. Sa générosité envers les pauvres fut prodigieuse. Un jour qu'il avait, donné tout l’argent de l’église sans qu'il lui restât rien, quelqu'un vint tout à coup lui offrir un sac avec beaucoup d'argent et disparut sans qu'on ait su ni d'où il venait, ni où il allait. Quelques pauvres voulurent tromper Epiphane afin qu'il leur donnât l’aumône. L'un d'eux se coucha sur le dos par terre, et debout auprès de lui un autre le pleurait comme s'il était mort, et criait piteusement qu'il n'avait pas de quoi le pouvoir ensevelir. Alors Epiphane survint ; il pria pour que le mort dormît en paix ; ensuite, il donna ce qui était nécessaire pour la sépulture, puis après avoir consolé l’autre, il s'en alla. Alors celui-ci disait à son compagnon en le poussant : « Lève-toi, allons manger ce que tu as gagné. » Mais après l’avoir remué plusieurs fois, il reconnut qu'il était mort ; il courut alors à Epiphane lui dire ce qui était arrivé, et le pria de ressusciter cet homme. Epiphane le consola avec bonté, mais ne ressuscita pas le mendiant afin qu'on ne se jouât pas facilement des ministres de Dieu.
Or, quand Epiphane fut parti, on rapporta à Jean que l’impératrice Eudoxie avait excité Epiphane contre lui. Jean, toujours enflammé de zèle, fit au peuple un discours renfermant toutes sortes de critiques contre les femmes sans exception. Ce sermon fut pris par tout le monde comme une attaque directe contre l’impératrice. Celle-ci, qui en fut instruite, se plaignit à l’empereur en disant que le blâme infligé à sa femme retombait principalement sur lui.
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L'empereur ému fit célébrer un synode contre Jean. Alors Théophile se hâta de convoquer les évêques; et tous les ennemis de Pan vinrent en foule avec grande joie, en le traitant d'orgueilleux et d'impie. Tous les évêques donc réunis à Constantinople ne s'occupaient plus des livres d'Origène, mais se déclaraient ouvertement contre Jean. Ils le firent citer, mais le saint jugea prudent de ne pas se livrer à ses ennemis et déclara qu'il fallait assembler un concile universel. Ils le firent citer encore jusqu'à quatre fois. Or, comme il refusait de comparaître et qu'il réclamait un concile, ils le condamnèrent, sans articuler contre lui d'autre fait qu'ayant été appelé il n'avait pas voulu obéir. Le peuple, qui en fut informé, se livra à une violente sédition ; il ne laissa pas enlever Jean de l’église, mais il demanda hautement que l’affaire fût portée à un concile plus nombreux. Cependant l’ordre du prince exigeait qu'il fût enlevé par force et qu'il fût déporté en exil. Alors Jean, qui craignait les suites de la sédition, se livra lui-même, à l’insu du peuple, pour être mené en exil. Quand le peuple le sut, il s'éleva une émeute tellement grave que beaucoup de ceux qui étaient les ennemis de Jean, et un instant auparavant désiraient sa déposition, se laissèrent aller à la pitié en proclamant qu'il était victime de la calomnie.
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Alors Sévérien, dont il a été question plus haut, se mit à détracter Jean dans les instructions qu'il faisait à l’église : il disait que quand bien même il n'y aurait pas d'autre crime à lui imputer, c'était assez de son orgueil pour le déposer. La sédition contre l’empereur et contre les évêques ayant pris d'énormes proportions, Eudoxie pria l’empereur de faire ramener Jean de l’exil. Il se fit encore un violent tremblement de terre dans la ville, et tout le monde disait que cela arrivait parce que Jean avait été injustement chassé. On envoya donc des ambassadeurs à l’évêque pour le prier de revenir au plus tôt secourir la ville ruinée et calmer la sédition excitée parmi le peuple. Après les premiers on en fit partir d'autres, et après ceux-ci d'autres encore pour le forcer à hâter son retour. Jean s'y refusait ; cependant ils le ramenèrent le plus vite qu'ils purent. Le peuple tout entier alla à sa rencontre avec des cierges et des lampes. Cependant il ne voulait pas se placer sur son siège épiscopal, en disant que cela ne pouvait se faire sans un jugement synodal et que c'était à ceux qui l’avaient condamné à révoquer leur sentence. Cependant le peuple était soulevé pour le voir assis sur son siège et pour entendre parler ce saint docteur. Il l’emporta enfin, Jean fut donc forcé d'adresser un discours et de s'asseoir sur son trône épiscopal.
Théophile alors prit la fuite. Arrivé à Hiérapolis, l’évêque de cette ville vint à mourir, et on élut Lamon, qui était un moine d'une haute sainteté. Il refusa à plusieurs reprises, mais Théophile lui conseillant d'accepter, Lamon le promit en disant: « Demain, il en sera ce qu'il plaît au Seigneur. » Le lendemain, on vint à sa cellule le conjurer de recevoir l’épiscopat: « Prions auparavant le Seigneur, dit-il. » Et pendant. qu'il priait, il rendit le dernier soupir. Jean cependant instruisait son peuplé avec assiduité. Or, dans le même temps, on avait élevé, sur la place qui se trouvait vis-à-vis de l’église de Sainte-Sophie, une statue d'argent revêtue d'une chlamyde, en l’honneur de l’impératrice Eudoxie; les soldats et les grands y célébraient des jeux publics: ce qui déplaisait fort à Jean parce qu'il voyait en cela un outrage à l’église.
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Il compta assez sur ses forces pour s'élever, dans ses discours, avec vigueur contre cet abus. Et quand il fallait employer des paroles de supplication pour détourner les seigneurs de se livrer à ces jeux, il ne le fit pas, mais il usa de toute l’impétuosité de son éloquence pour maudire ceux qui commandaient de pareils excès. L'impératrice. qui regardait tout cela comme une injure personnelle, travaillait de nouveau à faire célébrer encore un concile contre lui. Jean qui le pressentit prononça dans l’église cette fameuse homélie commençant par ces mots: « Hérodiade est encore en délire, elle est encore agitée, elle danse encore, elle demande encore une fois qu'on lui donne 1a tête de Jean dans un plat. » Ce fait excita bien davantage la colère de l’impératrice. Alors un homme voulut tuer Jean; or, le peuple surprit l’assassin et le traîna devant le juge; mais le préfet se saisit de lui afin qu'il ne fût pas massacré. Le serviteur d'un prêtre voulut aussi se jeter sur lui et tenter de le tuer, mais il en fut empêché par un particulier qui fut égorgé par l’assassin, ainsi qu'un autre qui se trouvait là. On se mit alors à crier, et comme la foule accourait, il en massacra encore plusieurs. Dès ce moment, Jean fut protégé par le peuple qui montait la garde jour et nuit dans sa maison. Par les conseils de l’impératrice, les évêques s'assemblèrent à Constantinople et les accusateurs de Jean s'opiniâtrèrent de plus en plus.
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La fête de la naissance du Seigneur étant survenue, l’empereur fit dire à Jean que, s'il ne se justifiait pas des crimes dont on l’accusait, il ne communiquerait pas avec lui. Cependant les évêques ne trouvèrent rien à lui reprocher, si ce n'est qu'après sa déposition, il avait osé siéger dans sa chaire sans le décret d'un concile. Et ainsi, ils le condamnèrent. Enfin, à l’approche de la fête de Pâques, l’empereur lui manda qu'il ne pouvait rester dans l’église avec un homme condamné par deux conciles. Jean se tint donc à l’écart et il ne descendait plus du tout dans l’église. Ceux qui tenaient pour lui étaient appelés Johannites. Cependant l’empereur le fit ensuite chasser de la ville et conduire en exil dans une petite ville sur les limites du Pont et de l’empire romain, pays voisin de cruels barbares. Mais dans sa clémence, le Seigneur ne permit pas longtemps que l’un de ses plus fidèles athlètes restât dans de pareils lieux.
Le pape Innocent, qui apprit cela, en fut contrasté , et voulant célébrer un concile, il écrivit au clergé de Constantinople de ne pas donner un successeur à Jean. Mais le saint, fatigué par la longueur de la route et tourmenté très violemment de douleurs de tête, souffrait encore de l’insupportable chaleur du soleil. Cette sainte âme fut déliée de son corps à Comanes, le lie jour du mois de septembre. A sa mort, une grêle violente tomba sur Constantinople et sur tous ses faubourgs; chacun disait que c'était le fait de la colère de Dieu parce que Jean avait été condamné injustement.
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La mort de l’impératrice, arrivée aussitôt après, confirma ces dires: car elle mourut quatre jours après la grêle. Quand le docteur de l’univers fut mort, les évêques d'Occident ne voulurent plus rester en communion avec ceux d'Orient, jusqu'à ce que son très saint nom eût été rétabli sur les dyptiques avec ceux des évêques, ses prédécesseurs. Cependant Théodose, fils très chrétien de l’empereur Arcade, qui avait hérité de la piété et du nom de son aïeul, fit transporter dans la cité impériale les saintes reliques de ce docteur, dans le mois de janvier. Le peuple, toujours resté fidèle à son évêque, alla au-devant avec des lampes et des cierges.
Alors Théodose se prosterna devant les reliques du saint, en le suppliant de pardonner à Arcade, son père, et à Eudoxie, sa mère, comme ayant péché par ignorance; ils étaient morts depuis longtemps. Ce Théodose porta si loin la clémence; qu'il ne laissa mourir aucun criminel de lèse-majesté, et il disait : « Plût à Dieu qu'il me fût possible plutôt de rappeler les morts à la vie. » Sa cour paraissait être un Monastère, car on célébrait les matines et on lisait les livres saints. Sa femme, nommée Eudoxie, composa beaucoup de poèmes en vers héroïques. Il eut une, fille, nommée aussi Eudoxie : il la donna en mariage à Valentinien qu'il avait fait empereur. Tous ces détails sont extraits de l’Histoire tripartite. Saint Jean mourut vers l’an du Seigneur 407.
(138) SAINT CORNEILLE ET SAINT CYPRIEN *
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Corneille signifie qui comprend la circoncision. En effet, il comprit et conserva un grand détachement pour les choses superflues, les licites et même les nécessaires. Corneille peut venir aussi de corne, et de léos, peuple, comme si on disait la corne ou la force du peuple. Cyprien vient de cypro, mélange et ano, en haut; ou bien de cypro, qui signifie tristesse ou héritage. Car il allia la grâce à la vertu, la tristesse pour le péché à l’héritage des joies célestes.
Corneille, pape, succéda à saint Fabien. Décius, césar, le relégua en exil avec ses clercs: ce fut là que saint Cyprien, évêque de Carthage, lui adressa des lettres d'encouragement. Enfin, il fut ramené de l’exil et présenté à Décius, et comme il restait inébranlable, l’empereur le lit meurtrir avec des fouets garnis de plomb, puis il ordonna de le conduire au temple de Mars, pour y sacrifier ou pour y subir la peine capitale. Or, pendant qu'on l’y conduisait, un soldat le sollicita de se détourner pour aller à sa maison prier en faveur de sa femme Sallustia, paralysée depuis cinq ans. Cette femme ayant été guérie par sa prière, vingt soldats avec elle et son mari se convertirent. Ils furent tous conduits, par l’ordre de Décius, au. temple de Mars, sur la statue duquel ils crachèrent; et ils reçurent le martyre avec saint Corneille. Il pâtit vers l’an du Seigneur 256.
* Bréviaire et actes authentiques.
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Cyprien, évêque de Carthage, fut amené à Paternus, proconsul en cette ville. Comme on ne pouvait le faire varier dans la foi, il fut envoyé en exil. Il en fut rappelé par le proconsul Galérius, successeur de Paternus, et condamné à avoir la tête tranchée; quand on porta la sentence, il répondit: « Deo gratias. Je rends grâces à Dieu. » Parvenu au lieu du supplice avec le bourreau, il commanda aux siens de donner vingt-cinq pièces d'or à cet homme pour son salaire. Alors il prit un linge, se couvrit les yeux de sa main et reçut ainsi la couronne vers l’an du Seigneur 256.
(139) SAINT LAMBERT *
Lambert était noble de naissance, mais plus noble encore par la pureté de sa vie. Dès ses premières années, il fut instruit dans les lettres ; sa sainteté le fit tellement aimer de tous qu'après la mort de Théodard, son maître, il mérita d'être promu à l’évêché de l’église de Maestricht. Le roi Childéric l’aimait beaucoup et le préféra toujours aux autres évêques. Mais la malice des envieux prenant le dessus, ces impies, après l’avoir chassé, le privèrent de l’honneur qui lui était dû et mirent Féramond sur son siège. Alors Lambert se retira dans un monastère où il passa sept ans dans l’exercice des bonnes oeuvres.
* Etienne, évêque de Liège, a écrit la Vie de saint Lambert; ses Actes.
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Une nuit qu'il s'était levé pour prier, il fit involontairement du bruit sur le pavé. L'abbé dit en l’entendant: « Que celui qui a fait ce bruit aille à l’instant à la croix. » Tout aussitôt Lambert courut à la croix, nu-pieds et en cilice ; il y resta debout malgré la neige, la gelée et la glace, jusqu'à ce que l’abbé s'aperçut que le saint ne se trouvait pas avec les frères qui se chauffaient après matines. Un frère lui dit que c'était Lambert qui était allé à la croix; alors il le fit venir et lui demanda pardon avec les moines. Lambert ne se contenta pas d'avoir de l’indulgence, mais il leur parla d'une manière sublime sur le mérite de la patience *.
Après sept ans, Féramond fut expulsé et saint Lambert, par l’ordre de Pépin, fut réintégré dans son propre siège. Or, comme il était puissant en paroles et en exemples, de même que par le passé, deux méchants s'élevant contre lui, se mirent à le tourmenter gravement: mais ils furent tués, ainsi qu'ils l’avaient mérité, par les amis du pontife. Dans. ce temps-là, Lambert adressa de vifs reproches à Pépin au sujet d'une femme de mauvaise vie qu'il gardait. Dodon, parent de ceux qui avaient été tués, et frère de cette femme, officier employé à la cour du roi, rassembla des soldats et entoura de toutes parts la maison de l’évêque, dans l’intention de se venger sur le saint de la mort de ceux qui avaient été tués. Un valet en ayant informé Lambert, qui était en oraison, celui-ci, plein de confiance dans le Seigneur, saisit une épée pour se défendre ; mais rentré en lui-même, il jeta le glaive, jugeant qu'il valait mieux vaincre en restant tranquille et en mourant que souiller ses mains sacrées dans le sang de ces impies.
* Eteienne, c. II.
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Alors l’homme de Dieu recommanda à ses gens de confesser leurs péchés et de souffrir la mort avec patience. Aussitôt les impies se ruèrent sur saint Lambert qui était prosterné en prière et le tuèrent vers l’an du Seigneur 620. Quand les assassins furent retirés, quelques-uns des serviteurs du saint s'échappèrent et conduisirent secrètement, dans une nacelle, le corps de Lambert à l’église cathédrale où ils l’ensevelirent, accompagnes de tous les citoyens plongés dans la tristesse.
(140) SAINTE EUPHÉMIE *
Euphémie est ainsi nommée de eu, qui est le bon, et femme, bonne femme, c'est-à-dire honnête, utile et agréable, car le bon a ces trois qualités. Elle fut utile par sa manière de vivre, honnête par l’excellence de ses mœurs, et agréable à Dieu par la contemplation des choses du ciel. Ou bien Euphémie vient de euphonie, qui veut dire son agréable. Or, on obtient un son agréable en trois manières : avec la voix, comme dans le chant; en pinçant, comme dans la cithare; avec le vent, comme dans l’orgue. De même sainte Euphémie rendit des sons doux à Dieu, avec la voix de ses bonnes oeuvres, avec ses bonnes actions, et avec le souffle de la dévotion intérieure.
Euphémie, fille d'un sénateur, voyant les tortures subies par les chrétiens au temps de Dioclétien, courut chez le juge Priscus, et se confessant chrétienne, animait, par l’exemple de sa constance, les cœurs des hommes eux-mêmes.
* Bréviaire.
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Or, quand le juge faisait massacrer les chrétiens successivement, il ordonnait que les autres y assistassent, afin, que la terreur les forçât à immoler aux dieux, en voyant leurs frères déchirés si cruellement. Comme il faisait décapiter avec cruauté les Saints en présence d'Euphémie, celle-ci, qui ne cessait d'encourager les martyrs à souffrir avec constance, se mit à crier que le juge. lui faisait affront. Alors Priscus fut réjoui, dans la pensée qu'Euphémie voulait consentir à sacrifier. Lui ayant donc demandé quel affront il lui faisait, elle dit: « Puisque je suis de noble race, pourquoi donnes-tu la préférence à des inconnus et à des étrangers, et les fais-tu aller les premiers à J.-C., pour qu'ils parviennent plus tôt à la gloire qui leur a été promise ? » Le juge lui répondit : « Je pensais que tu avais repris ton bon sens et je me réjouissais de ce que tu t'étais rappelé et ta noblesse et ton sexe. » Elle fut donc renfermée en prison et le lendemain elle fut amenée sans être attachée, avec ceux qui étaient garrottés. Elle se plaignit de nouveau très amèrement, de ce que, malgré les lois des empereurs, on lui eût fait grâce des liens à elle seule. Alors elle fut broyée de soufflets et renfermée en prison. Le juge l’y suivit et voulut lui faire violence, mais elle lutta contre lui comme un homme, en sorte que, par la permission de Dieu, une des mains de Priscus se contracta. Il se crut sous le pouvoir d'un charme, et il envoya le prévôt de sa maison à Euphémie afin de voir si, à force de promesses, il ne lui ferait pas donner son consentement.
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Mais cet homme trouva la prison close ; il ne put l’ouvrir avec les clefs, ni la briser à coups de hache; enfin, saisi par le démon, il put à peine s'échapper, en poussant toutefois des clameurs et en se déchirant lui-même. Plus tard on fit sortir Euphémie et on la plaça sur une roue dont les rais étaient remplis de charbon, et le maître des tourments, qui était au milieu de la roue, avait donné à ceux qui la tiraient tel signal pour que, au bruit qu'il ferait, tous ensemble se missent à tirer et qu'ainsi à l’aide du feu qui jaillirait, les rais missent en lambeaux le corps d'Euphémie. Mais, par une permission de Dieu, le ferrement qui retenait la roue tomba de ses mains., et fit du bruit; aussitôt les aides se mettant à tirer, la roue broya le maître des tourments et fit qu'Euphémie, debout sur la roue, fut conservée sauve et intacte. Alors les parents de cet homme, tout désolés, voulurent, en mettant du feu sous la roue, brûler Euphémie et la roue tout à la fois ; la roue brûla en effet; mais Euphémie, déliée par un ange, fut aperçue debout sur un lieu élevé. Appellien dit au juge : « Le courage des chrétiens n'est vaincu que par le glaive; aussi je te conseille de la faire décoller. » On dressa donc des échelles, et comme quelqu'un voulait lever la main pour saisir la sainte, à l’instant, il fut tout à fait paralysé et on put à peine le descendre à demi mort.
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Un autre cependant, nommé Sosthène, monta mais il fut converti aussitôt par Euphémie à laquelle il demanda pardon : il dégaina donc son épée et cria au juge qu'il aimait mieux se donner la mort à lui-même que de toucher une personne défendue par les anges. Enfin elle fut descendue et le juge dit à son chancelier de rassembler tous les jeunes libertins afin qu'ils fissent d'elle à leur volonté jusqu'à ce qu'elle défaillît d'épuisement. Mais celui qui entra où elle était, voyant beaucoup de vierges de grand éclat et priant autour d'elle, se fit aussitôt chrétien. Alors le président fit suspendre la vierge par les cheveux, mais comme elle n'en restait pas moins inébranlable, il la fit renfermer en prison, défendant de lui donner de la nourriture, afin que, au bout de trois jours, elle fût écrasée comme une olive entré quatre grandes pierres. Mais Euphémie fut nourrie par un ange, et le septième jour ayant été placée entre des pierres fort dures, à sa prière ces pierres-là même furent réduites en une cendre menue. En conséquence le président, honteux d'être vaincu par une jeune fille, la fit jeter dans une fosse, où se trouvaient trois bêtes assez féroces pour dévorer un homme entier. Mais elles accoururent auprès de la vierge pour la caresser, et, disposèrent ensemble leur queue de manière à lui servir de siège, et confondirent mieux encore le juge témoin de ce fait. Le président faillit en mourir d'angoisse; mais le bourreau étant entré pour venger l’affront de son maître, enfonça une épée dans le côté d'Euphémie et en fit une martyre de J.-C. Pour récompenser le bourreau, le juge le revêtit d'un habit de soie, lui mit au cou un collier d'or, mais en sortant, il fut saisi par un lion qui le dévora tout entier. Ce fut à peine si on retrouva de lui quelques ossements et des lambeaux de vêtement ainsi que le collier d'or. Le juge Priscus se dévora lui-même et fut trouvé mort.
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Or, sainte Euphémie fut enterrée avec honneur à Chalcédoine ; et l’on dut à ses mérites la conversion de tous les Juifs et des Gentils de cette ville. Elle souffrit vers l’an du Seigneur 280. Saint Ambroise parle ainsi de cette vierge dans sa préface : « Cette illustre vierge, cette glorieuse Euphémie, conserva la gloire de la virginité et mérita de recevoir la couronne du martyre. Priscus son adversaire est vaincu. Cette vierge sort intacte d'une fournaise ardente, les pierres les plus dures reviennent à l’état de cendre ; les bêtes féroces s'adoucissent, et se baissent devant elle : sa prière lui fait surmonter toute espèce de supplice. Percée en dernier lieu par la pointe du glaive, elle quitte sa chair qui était sa prison pour se joindre avec liesse aux choeurs célestes. Que cette vierge sacrée, Seigneur, protège votre Église; qu'elle prie pour nous qui sommes pécheurs : puisse cette Vierge pure nourrie dans votre maison vous présenter nos voeux. »
(141) SAINT MATHIEU, APOTRE
Saint Mathieu eut deux noms, Mathieu et Lévi. Mathieu veut dire don hâtif, ou bien donneur de conseil. Ou Mathieu vient de magnus, grand, et Theos, Dieu, comme si on disait grand à Dieu, ou bien de main et de Theos, main de Dieu. En effet il fut un don hâtif puisque sa conversion fut prompte. Il donna des conseils par ses prédications salutaires. II fut grand devant Dieu par la perfection de sa vie, et il fut la main dont Dieu se servit pour écrire son Evangile. Lévi veut dire, enlevé, mis, ajouté, apposé. Il fut enlevé à son bureau d'impôts, mis au nombre des apôtres, ajouté à la société des Evangélistes, et apposé au catalogue des martyrs.
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Saint Mathieu, apôtre, prêchait. en Ethiopie * dans une ville nommée Nadaber, où il trouva deux mages Zaroïs et Arphaxus qui ensorcelaient les hommes par de tels artifices que tous ceux qu'ils voulaient paraissaient avoir perdu la santé avec l’usage de leurs membres. Ce qui enfla tellement leur orgueil qu'ils se faisaient adorer comme des dieux par les hommes. L'apôtre Mathieu étant entré dans cette ville où il reçut l’hospitalité de l’eunuque de la reine de Candace baptisé par Philippe (Actes, vin), découvrait si adroitement les prestiges de ces mages qu'il changeait en bien le mal qu'ils faisaient aux hommes. Or, l’eunuque, ayant demandé à saint Mathieu comment il se faisait qu'il parlât et comprit tant de langages différents, Mathieu lui exposa qu'après la descente du Saint-Esprit, il s'était trouvé posséder la science de toutes les langues, afin que, comme ceux qui avaient essayé par orgueil d'élever une tour jusqu'au ciel, s'étaient vus forces d'interrompre leurs travaux par la confusion des langues, de même les apôtres, par la connaissance de tous les idiomes, construisissent, non plus avec des pierres, mais avec des vertus, une tour au moyen de laquelle tous ceux qui croiraient pussent monter au ciel. Alors quelqu'un vint annoncer l’arrivée des deux mages accompagnés de dragons qui, en vomissant un feu de soufre par la gueule et par les naseaux, tuaient, tous les hommes. L'apôtre, se munissant du signe de la croix, alla avec assurance vers eux. Les dragons ne l’eurent pas plutôt aperçu qu'ils vinrent à l’instant s'endormir à ses pieds.
* Honorius d'Autun.
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Alors saint Mathieu dit aux mages : « Où donc est votre art ? Eveillez-les, si vous pouvez : quant à moi, si je n'avais prié le Seigneur,j'aurais de suite tourné contre vous ce que vous aviez la pensée de me faire. » Or, comme le peuple s'était rassemblé, Mathieu commanda de par le nom de J.-C. aux dragons de s'éloigner, et ils s'en allèrent de suite sans nuire à personne. Ensuite saint Mathieu commença à adresser un grand discours au peuple sur la gloire du paradis terrestre, avançant qu'il était plus élevé que toutes les montagnes et voisin du ciel, qu'il n'y avait là ni épines ni ronces, que les lys ni les roses ne s'y flétrissaient, que la vieillesse n'y existait pas, mais que les hommes y restaient constamment jeunes, que les concerts des anges s'y faisaient entendre, et que quand on appelait les oiseaux, ils obéissaient tout de suite. Il ajouta que l’homme avait été chassé de ce paradis terrestre, mais que par la naissance de J.-C. il avait été rappelé au Paradis du ciel. Pendant qu'il parlait au peuple, tout à coup s'éleva un grand tumulte ; car l’on pleurait la mort du fils du roi. Comme les magiciens ne pouvaient le ressusciter, ils persuadaient au roi qu'il avait été enlevé en la compagnie des dieux et qu'il fallait en conséquence lui élever une statue et un temple. Mais l’eunuque, dont il a été parlé plus haut, fit garder les magiciens et manda l’apôtre qui, après avoir fait une prière, ressuscita à l’instant le jeune homme *. Alors le roi, qui se nommait Egippus, ayant vu cela, envoya publier dans toutes ses provinces : « Venez voir un Dieu caché sous les traits d'un homme. »
*Bréviaire.
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On vint donc avec des couronnes d'or et différentes victimes dans l’intention d'offrir des sacrifices à Mathieu, mais celui-ci les en empêcha en disant : « O hommes, que faites-vous? Je ne suis pas un Dieu, je suis seulement le serviteur de N.-S. J.-C. » Alors avec l’argent et l’or qu'ils avaient apportés avec eux, ces gens bâtirent, par l’ordre de l’apôtre, une grande église qu'ils terminèrent en trente jours; et dans laquelle saint Mathieu siégea trente-trois ans; il convertit l’Egypte toute entière; le roi Egippus, avec sa femme et tout le peuple, se fit baptiser. Iphigénie, la fille du roi, qui avait été consacrée à Dieu, fut mise à la tête de plus de deux cents vierges.
Après quoi Hirtacus succéda au roi ; il s'éprit d'Iphigénie et promit à l’apôtre la moitié de son royaume s'il la faisait consentir à accepter sa main. L'apôtre lui dit de venir le dimanche à l’église comme son prédécesseur, pour entendre, en présence d'Iphigénie et des autres vierges, quels avantages procurent les mariages légitimes. Le roi s'empressa de venir avec joie, dans la pensée que l’apôtre voudrait conseiller le mariage à Iphigénie. Quand les vierges et tout le peuple furent assemblés, saint Mathieu parla longtemps des avantages du mariage et mérita les éloges du roi, qui croyait que l’apôtre parlait ainsi afin d'engager la vierge à se marier.
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Ensuite, ayant demandé qu'on fit silence, il reprit son discours en disant « Puisque le mariage est une bonne chose, quand on en conserve inviolablement les promesses, sachez-le bien, vous qui êtes ici présents, que si un esclave avait la présomption d'enlever l’épouse du roi, non seulement il encourrait la colère du prince, mais, il mériterait encore la mort, non parce qu'il serait convaincu de s'être marié, mais parce qu'en prenant l’épouse de son seigneur, il aurait outragé son prince dans sa femme. Il en serait de même de vous, ô roi; vous savez qu'Iphigénie est devenue l’épouse du roi éternel, et qu'elle est consacrée par le voile sacré; comment donc pourrez-vous prendre l’épouse de plus puissant que vous et vous unir à elle par le mariage ? »
Quand le roi eut entendu cela, il se retira furieux de colère *. Mais l’apôtre intrépide et constant exhorta tout le monde à la patience et à la constance; ensuite il bénit Iphigénie, qui, tremblante de peur, s'était jetée à genoux devant lui avec les autres vierges. Or, quand la messe solennelle fut achevée, le roi envoya. un bourreau qui tua Mathieu en prières debout devant l’autel et les bras étendus vers le ciel. Le bourreau le frappa par derrière et en fit ainsi un martyr. A cette nouvelle, le peuple courut, au palais du roi pour y mettre le feu, et ce fut à peine si les prêtres et les diacres purent le contenir; puis on célébra avec joie le martyre de l’apôtre. Or, comme le roi ne pouvait par aucun moyen faire changer Iphigénie de résolution, malgré les instances des dames qui lui furent envoyées, et celles des magiciens, il fit entourer sa demeure tout entière d'un feu immense afin de la brûler avec les autres vierges. Mais l’apôtre leur apparut, et il repoussa l’incendie de leur maison.
* Bréviaire.
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Ce feu en jaillissant se jeta sur le palais du roi qu'il consuma en entier; le roi seul parvint avec peine à s'échapper avec son fils unique. Aussitôt après ce fils fut saisi par le démon, et courut au tombeau de l’apôtre en confessant les crimes de son père, qui lui-même fut attaqué d'une lèpre affreuse ; et comme il ne put être guéri, il se tua de sa propre main en se perçant avec une épée. Alors le peuple établit roi le frère d'Iphigénie qui avait été baptisé par l’apôtre. Il régna soixante-dix ans, et après s'être substitué son fils, il procura de l’accroissement au culte chrétien, et remplit toute la province de l’Ethiopie d'églises en l’honneur de J.-C. Pour Zaroës et Arphaxat, dès le jour ou l’apôtre ressuscita le fils du roi, ils s'enfuirent en Perse; mais saint Simon et saint Jude les y vainquirent.
Dans saint Mathieu, il faut considérer quatre vertus : 1° La promptitude de son obéissance : car à l’instant où J.-C. l’appela, il quitta immédiatement son bureau, et sans craindre ses maîtres, il laissa les états d'impôts inachevés pour s'attacher entièrement à J.-C. Cette promptitude dans son obéissance a donné à quelques-uns l’occasion de tomber en erreur, selon que le rapporte saint Jérôme dans son commentaire sur cet endroit de l’Evangile : « Porphyre, dit-il, et l’empereur Julien accusent l’historien de mensonge et de maladresse, comme aussi il taxe de folie la conduite de ceux qui se mirent aussitôt à la suite du Sauveur, comme ils auraient fait à l’égard de n'importe quel homme qu'ils auraient suivi sans motifs. J.-C. opéra auparavant de si grands prodiges et de si grands miracles qu'il n'y a pas de doute que les apôtres ne les aient vus avant de croire.
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Certainement l’éclat même et la majesté de la puissance divine qui était cachée, et qui brillait sur sa face humaine, pouvait au premier aspect attirer à soi ceux qui le voyaient. Car si on attribue à l’aimant la force d'attirer des anneaux et de la paille, à combien plus forte raison le maître de toutes les créatures pouvait-il attirer à soi ceux qu'il voulait. » 2° Considérons ses largesses et sa libéralité, puisqu'il donna de suite au Sauveur un grand repas dans sa maison. Or, ce repas ne fut pas grand par cela seul qu'il fut splendide, mais il le fut : a) par la résolution qui lui fit recevoir J.-C. avec grande affection et désir; b) par le mystère dont il fut la signification; mystère que la glose sur saint Luc explique en disant : « Celui qui reçoit J.-C. dans l’intérieur de sa maison est rempli d'un torrent de délices et de volupté » ; c) par les instructions que J.-C. ne cessa d'y adresser comme, par exemple : « Je veux la miséricorde et non le sacrifice » et encore : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont . besoin de médecins; » d) par la qualité des invités, qui furent de grands personnages, comme J.-C. et ses disciples. 3° Son humilité qui parut en deux circonstances : la première en ce qu'il avoua être un publicain. Les autres évangélistes, dit là glose, par un sentiment de pudeur, et par respect pour saint Matthieu, ne lui donnent pas son nom ordinaire. Mais, d'après ce qui est écrit du Juste, qu'il est son propre accusateur, il se nomme lui-même Mathieu et publicain, pour montrer à celui qui se convertit qu'il ne doit jamais désespérer de son salut, car de publicain il fut fait de suite apôtre et évangéliste.
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La seconde, en ce qu'il supporta avec patience les injures qui lui furent adressées. En effet quand les pharisiens murmuraient de ce que J.-C. eût été loger chez un pécheur, il aurait pu à bon droit leur répondre et leur dire : « C'est vous plutôt: qui êtes des misérables et des pécheurs puisque vous refusez les secours du médecin en vous croyant justes : mais moi je ne puis plus être désormais appelé pécheur, quand j'ai recours au médecin du salut et que je lui découvre mes plaies. »
4° L'honneur que reçoit dans l’église son évangile qui se lit plus souvent que celui des autres évangélistes comme les psaumes de David et les épîtres de saint Paul, qu'on lit plus fréquemment que les autres livres de la sainte Ecriture. En voici la raison : Selon saint Jacques, il y a trois sortes de péchés, savoir: l’orgueil, la luxure et l’avarice. Saul, ainsi appelé de Saül le plus orgueilleux des rois, commit le péché d'orgueil quand il persécuta l’église au delà de toute mesure. David se livra au péché de luxure en commettant un adultère et en faisant tuer par suite de ce premier crime Urie le plus fidèle de ses soldats. Mathieu commit le péché, d'avarice, eu se livrant à des gains honteux, car il était douanier. La douane, dit Isidore, est un lieu sur un port de mer où sont reçues les marchandises des vaisseaux et les gages des matelots. Telos, en grec, dit Bède, veut dire impôt. Or, bien que Saul, David et Mathieu eussent été pécheurs, cependant leur pénitence fut si agréable que non seulement le Seigneur leur pardonna leurs fautes, mais qu'il les combla de toutes sortes de bienfaits : car du plus cruel persécuteur, il fit le plus fidèle prédicateur; d'un adultère et d'un homicide il fit un prophète et un psalmiste; d'un homme avide de richesses et d'un avare, il fit un apôtre et un évangéliste.
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C'est pour cela que les paroles de ces trois personnages se lisent si fréquemment : afin que personne ne désespère de son pardon, s'il veut se convertir, eu considérant la grandeur de la race dans ceux qui ont été de si grands coupables. D'après saint Ambroise, dans la conversion de saint Mathieu il y a certaines particularités à considérer du côté du médecin, du côté de l’infirme qui est guéri, et du côté de la manière de guérir. Dans le médecin il y a eu trois qualités, savoir : la sagesse qui connut, le mal dans sa racine, la bonté qui employa les remèdes, et la puissance qui changea saint. Mathieu si subitement. Saint Ambroise parle ainsi de ces trois qualités dans la personne de saint Mathieu lui-même : « Celui-là peut enlever la douleur de mon cœur et la pâleur de mon âme qui connaît ce qui est caché. » Voici ce qui a rapport à la sagesse. « J'ai trouvé le médecin qui habite les cieux et qui sème les remèdes, sur la terre. » Ceci se rapporte à la bonté. « Celui-là seul peut guérir mes blessures qui ne s'en connaît pas. » Ceci s'applique à la puissance. Or, dans cet infirme qui est guéri, c'est-à-dire dans saint Mathieu, il y a trois circonstances à considérer; toujours d'après saint Ambroise. Il se dépouilla parfaitement de la maladie, il resta agréable à celui qui le guérissait, et quand il eut reçu la santé, toujours il se conserva intact.
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C'est ce qui lui fait dire : « Déjà je ne suis plus ce publicain, je ne suis plus Lévi, je me suis dépouillé de Lévi, quand j'ai eu revêtu J.-C. », ce qui se rapporte à la première considération. « Je hais ma race, je change de vie, je marche seulement à votre suite, mon Seigneur Jésus, vous qui guérissez mes plaies. » Ceci, a trait à la deuxième considération. «Quel est celui qui me séparera de la charité de Dieu, laquelle réside en moi? Sera-ce la tribulation, la détresse, la faim? » C'est ce qui s'applique à la troisième. D'après saint Ambroise le mode de guérison fut triple : 1° J.-C. le lia avec des chaînes ; 2° il le cautérisa; 3° il le débarrassa de toutes ses pourritures. Ce qui fait dire à saint Ambroise dans la personne de saint Mathieu : « J'ai été lié avec les clous de la croix et dans les douces entraves de la charité ; enlevez, ô Jésus! la pourriture de mes péchés tandis que vous me tenez enchaîné dans les liens de la charité ; tranchez tout ce que vous trouverez de vicieux. » Premier mode. « Votre commandement, sera pour moi un caustique que je tiendrai sur moi, et si le caustique de votre commandement brûle, toutefois il ne brûle que les pourritures de la chair; de peur, que la contagion ne se glisse comme un virus ; et quand bien même le médicament tourmenterait, il ne laisse pas d'enlever l’ulcère. » Deuxième mode. « Venez de. suite, Seigneur, tranchez les passions cachées et profondes. Ouvrez vite la blessure, de peur que le mal ne s'aggrave; purifiez tout ce qui est fétide dans un bain salutaire. » Troisième mode.
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— L'évangile de, saint Mathieu fut trouvé écrit de sa main l’an du Seigneur 500, avec les os de saint Barnabé. Cet apôtre portait cet évangile avec lui et le posait sur les infirmes qui tous étaient guéris, tant par la foi de Barnabé que par les mérites de Mathieu
(142) SAINT MAURICE ET SES COMPAGNONS
Maurice rient de mare, mer, et de cis; qui veut dire vomissant ou bien dur ; et de cis, signifiant conseilleur ou qui se hâte. Ou bien il vient de Mauron,qui, d'après Isidore, signifie noir, en grec. En effet, il eut amertume dans l’habitation de misère et dans l’éloignement de sa patrie. Il fut vomissant en rejetant le superflu; dur et ferme en souffrant les tourments; conseilleur, par les exhortations qu'il adressa à ses compagnons d'armes. Il se hâta par la ferveur et la multiplicité de ses bonnes oeuvres; il fut noir, parce qu'il se méprisa lui-même. Le bienheureux Eucher, archevêque de Lyon, écrivit et compila leur martyre.
Maurice passe pour avoir été le chef de la. légion qu'on appelle Thébaine. On les nomma ainsi de Thèbes , qui fut leur ville. C'est un pays situé dans l’Orient, au delà des confins de l’Arabie. II est riche, fertile en fruits, et délicieux par les arbres dont il est planté. Ses habitants passent pour avoir une grande taille. Ils sont adroits à manier les armes, intrépides dans les combats, d'un caractère éclairé et très riches en sagesse. Cette ville eut cent portes ; elle était située sur le Nil qui sort du paradis et qui se nomme Gyon. C'est d'elle qu'on a dit : Ecce vetus Thebea centum jacet obruta portis**.
* D'après ses actes écrits par S. Eucher de Lyon.
** Contemplez les débris de Thèbes aux cent portes.
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Saint Jacques, frère du Seigneur, prêcha la parole du salut et en perfectionna les habitants dans la foi de J.-C. Or, Dioclétien et Maximien, qui régnèrent l’an du Seigneur 277, voulant détruire absolument la foi, envoyèrent des lettres ainsi conçues dans toutes les provinces habitées par les chrétiens : « S'il était besoin de déterminer et de savoir n'importe quoi, et que le monde entier fût assemblé d'un côté et que Rome seule se trouvât de l’autre, le monde entier vaincu s'enfuirait et Rome resterait seule au faîte de la science. Pourquoi donc vous, chétive populace, résistez-vous à ses ordres et vous enorgueillissez-vous si ridiculement contre ses prescriptions? Ou bien donc recevez la foi des dieux immortels, ou bien une sentence irrévocable de condamnation sera lancée contre vous.»
Or, les chrétiens qui reçurent ces lettres renvoyèrent tous les messagers sans réponse. Alors Dioclétien et Maximien, poussés par la colère, envoyèrent dans toutes les provinces des ordres par lesquels tous ceux qui étaient en état de porter les armes devaient se rendre à Rome, afin de soumettre tous les rebelles à l’empire romain. Les lettres des empereurs furent portées au peuple de Thèbes, qui rendait, suivant le commandement divin, à Dieu ce qui était dû à Dieu, et à César ce qui appartenait à César.
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On leva donc une légion d'élite composée de 6,666 soldats qu'on envoya aux empereurs, afin de leur venir en aide dans les guerres justes, mais non pour porter les armes contre les chrétiens, qu'ils devaient défendre de préférence. A la tête de cette très sainte légion se trouvait l’illustre Maurice : les porte-étendards étaient Candide; Innocent, Exupère, Victor et Constantin. Dioclétien envoya contre les Gaules Maximien , qu'il s'était donné pour collègue à l’empire, avec une armée innombrable à laquelle il joignit la légion Thébaine. Ils avaient été exhortés par le pape Marcellin à se laisser égorger avant que de violer la foi de J.-C. qu'ils avaient reçue.
Quand toute l’armée eut franchi les Alpes et fut arrivée à Octodunum, l’empereur ordonna que tous ceux qui étaient avec lui offrissent un sacrifice aux idoles e, et s'unissent par un serment unanime contre les rebelles à l’empire et principalement contre les chrétiens. Quand les saints soldats apprirent cela, ils se retirèrent de l’armée à une distance de huit milles, et se placèrent dans un endroit agréable nommé Agaune, sur le Rhône. Aussitôt informé, Maximien leur envoya, par des soldats, l’ordre de venir de suite pour sacrifier aux dieux. lis répondirent qu'ils ne pouvaient le faire, attendu qu'ils suivaient la foi de J.-C. Alors l’empereur, enflammé de colère; dit : « Au mépris qu'on fait de moi se joint une injure adressée au ciel, et avec moi la religion des Romains est méprisée. Que le soldat rebelle apprenne que je puis non seulement me venger, mais venger encore mes dieux.»
* Ce fut à Martigny-le-Bourg, où se conservent encore de remarquables fragments d'un temple de Jupiter, que fut imposé le sacrifice. Cf. Histoire de l’Architecture sacrée, par Blavignac, p. 38.
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Le César envoya alors de ses soldats, avec ordre de les forcer à sacrifier aux dieux ou de les décimer sur-le-champ. Les saints présentèrent donc la tête avec joie ; chacun disputait le pas à l’autre et se hâtait de parvenir à la mort. Alors saint Maurice se leva et les harangua en disant entre autres choses : « Je vous félicite de ce que vous êtes tous prêts à mourir pour la foi de J.-C. J'ai laissé tuer vos camarades, parce que je vous ai vus disposés à souffrir pour J.-C., et j'ai gardé le précepte du Seigneur qui dit à saint Pierre : « Mettez votre épée dans le fourreau. » Donc puisque les cadavres de nos camarades sont déjà comme un rempart autour de nous, et que nos vêtements sont rougis du sang de nos compagnons, nous aussi, suivons-les au martyre. Or, voici, si vous le trouvez bon, ce que nous répondrons à César : « Nous sommes vos soldats, Empereur, et nous avons pris les armes pour la défense de la république ; chez nous il n'y a point de trahison, point de peur, mais jamais nous n'abandonnerons la foi de J.-C. »
Quand l’empereur apprit cela, il ordonna une seconde fois qu'on en décapitât un sur dix. Cette exécution achevée, Exupère, enseigne, prit le drapeau, et, debout au milieu de ses compagnons d'armes, il parla ainsi : « Notre glorieux commandant Maurice a dit la gloire de nos camarades, Exupère, votre enseigne, n'a pas non plus pris ces armes pour résister; Que nos mains droites jettent ces armes de la chair et qu'elles s'arment de vertus et si vous le trouvez bon, adressons cette réponse à César : «Nous sommes tes soldats, Empereur, mais nous sommes aussi les serviteurs de J.-C. ; nous le professons librement : nous te devons le service militaire, mais à lui notre innocence; de toi nous recevons la solde de notre labeur, et de lui nous avons reçu la vie dès le commencement: nous sommes disposés à souffrir pour lui tous les tourments, et jamais nous ne déserterons sa foi. »
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Alors l’impie César ordonna que son armée entourât la légion tout entière, en sorte que pas un ne pût échapper. Les soldats du Christ furent investis par les soldats du diable, et massacrés par leurs mains infâmes ; foulés aux pieds des chevaux, ils reçoivent la consécration du martyre. Or, ils souffrirent vers l’an du Seigneur 280 *. Dieu permit qu'il s'en échappât plusieurs; ils vinrent en d'autres pays prêcher le nom de J.-C., et obtinrent aussi les honneurs du triomphe dans des lieux , différents: Parmi eux, on dit que se trouvèrent Solutor, Adventor et Octavius qui vinrent à Turin, Alexandre à Pergame, Second à Vintimille, ainsi que saint Constant, Victor, Ursus et plusieurs autres. Or, pendant que ces bourreaux se partageaient le butin et qu'ils mangeaient ensemble; passa un vieillard nommé Victor, qu'ils invitent à manger avec eux. Victor leur demanda comment ils pouvaient manger avec joie au milieu de tant de milliers de cadavres. Et quelqu'un lui ayant appris qu'ils étaient morts pour la foi de J.-C., il se mit à soupirer et à gémir amèrement, en disant tout haut qu'il eût été bienheureux s'il eût partagé leur martyre. Les soldats ayant découvert qu'il était chrétien, se ruèrent sur lui et l’égorgèrent à l’instant *.
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Plus tard, Maximien à Milan et Dioclétien à Nicomédie déposèrent la pourpre le même jour pour vivre en simples particuliers et pour que de plus jeunes qu'eux, savoir : Constance, Maxime et Galère qu'ils avaient faits césars, gouvernassent l’empire. Mais comme Maximien voulait encore gouverner tyranniquement, il fut poursuivi par Constance, son gendre, et étranglé. Toutefois, le corps de saint Innocent, de la même légion, qui avait été jeté dans le Rhône, fut enseveli avec d'autres dans une église par Domitien, évêque de Genève, Gratus, évêque d'Aoste, et Protaise, évêque du même pays. Quand on construisit cette église, il s'y trouva nu ouvrier païen qui, pendant la solennité des offices d’un dimanche auxquels les autres assistaient, travaillait seul de son métier. Alors paraît l’armée des saints ; cet ouvrier est saisi, battu et accusé de ce qu'il s'est mis à son oeuvre servile et que pendant le jour de dimanche, quand les autres assistaient au service divin, il travaillait. Quand il eut été corrigé, il courut à l’église et demanda à se faire chrétien. Saint Ambroise parle ainsi de ces martyrs dans sa préface : « Cette troupe de fidèles, éclairée de la lumière divine, vint des extrémités du monde pour vous adresser, Seigneur, ses supplications ; cette légion de guerriers, protégée par ses armes matérielles, était aussi bien défendue par les armes spirituelles, quand elle courut au martyre avec la plus généreuse constance.
*Eucher, ibid.
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Le cruel tyran, pour les effrayer par la crainte, les fait mourir en les décimant; mais comme tous persistaient imperturbablement à confesser la foi, il les fait égorger tous de la même manière. La ferveur, au reste, les animait, au point qu'ils se dépouillent de leurs armes, fléchissent le genou et reçoivent les coups de la main des bourreaux avec la joie au coeur. Parmi eux saint Maurice, embrasé d'amour pour votre foi, a gagné en ce combat la couronne du martyre. »
Une femme avait confié son fils pour l’instruire, à l’abbé du monastère, où reposent les corps des saints martyrs; cet enfant mourut et elle le pleurait sans pouvoir se consoler. Saint Maurice lui apparut et lui demanda pourquoi elle pleurait ainsi son fils. Elle lui répondit que tant qu'elle vivrait, elle ne cesserait de verser des larmes. Il lui dit: « Ne le pleure pas comme mort, mais sache qu'il habite avec nous : si tu désires en être certaine, demain et chaque jour de ta vie, si tu te lèves pour assister aux matines, tu pourras entendre sa voix parmi celles: des moines qui psalmodient. » Ce qu'elle fit toujours et toujours elle put distinguer la voix de son fils qui chantait avec les moines.
— Après que le roi Gontran eut renoncé aux pompes du siècle et distribué ses trésors aux pauvres et aux églises, il envoya un prêtre pour lui apporter des reliques de ces saints., Comme ce prêtre revenait avec les reliques qu'il avait obtenues, une tempête qui s'éleva sur le lac de Lausanne allait engloutir le vaisseau ; il opposa la châsse avec les reliques contre les flots, et à l’instant il se fit un calme complet.
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— L'an du Seigneur 963, par l’entremise de Charles, des moines obtinrent du pape Nicolas les corps de saint Urbain, pape, et de saint Tiburce, martyr. A leur retour, ils visitèrent l’église des Saints-Martyrs, et demandèrent à l’abbé et aux moines de transporter le corps de saint Maurice et le chef de saint Innocent à Auxerre, dans l’église que saint Germain avait dédiée depuis longtemps à ces saints martyrs.
— Pierre Damien rapporte qu'il y avait en Bourgogne un clerc orgueilleux et cupide qui s'était emparé d'une église dédiée à saint Maurice, malgré la résistance d'un puissant chevalier. Or, comme on chantait un jour la messe et que l’on disait à la fin de l’évangile : « Celui qui s'élève sera humilié et celui qui s'humilie sera élevé », ce misérable se mit à rire en disant : « C'est faux ; car si je m’étais humilié devant mes adversaires, je ne jouirais pas aujourd'hui des abondantes richesses de l’Eglise. » Et voici que la foudre entra comme un glaive dans la bouche de celui qui avait vomi ces paroles blasphématoires et le tua tout d'un coup.
(143) SAINTE JUSTINE, VIERGE
Justine est ainsi nommée de justice; car par sa justice, elle a rendu à chacun ce qui lui appartient à Dieu l’obéissance, à son supérieur le respect, à son égal la concorde, à son inférieur la discipline, à ses ennemis la patience, aux misérables et aux affligés la compassion, à elle-même de saintes oeuvres et au prochain la charité.
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Justine, vierge de la ville d'Antioche, était la fille d'un prêtre des idoles *. Tous les jours étant assise à sa fenêtre, elle entendait lire l’évangile par le diacre Proctus, qui enfin la convertit. La mère en informa son père au lit, puis s'étant endormis tous deux, J.-C. leur apparut avec des anges et leur dit : « Venez à moi, et je vous donnerai le royaume des cieux. » Aussitôt éveillés, ils se firent baptiser avec leur fille. C'est cette vierge Justine tant tourmentée par Cyprien qu'elle finit par convertir à la foi. Cyprien s'était adonné à la magie dès son enfance ; car il n'avait que sept ans quand il fut consacré au diable par ses parents. Comme donc il exerçait l’art magique, il paraissait changer les matrones en bête de somme, et faisait une infinité d'autres prestiges. Il s'éprit d'un amour brûlant pour la vierge Justine, et il eut recours à la magie afin de la posséder soit pour lui, soit pour un homme nommé Acladius, qui s'était également épris d'amour pour elle. Il évoque donc le démon afin qu'il vienne à lui et qu'il puisse par son entremise jouir de Justine. Le diable vient et lui dit :
« Pourquoi m’as-tu appelé? » Cyprien lui répondit : « J'aime une vierge du nombre des Galiléens ; peux-tu faire que je l’aie et accomplisse avec elle ma volonté? » Le démon lui dit : « Moi: qui ai pu chasser l’homme du paradis, qui ai amené 'Caïn à tuer son frère, qui ai fait crucifier J.-C. parles Juifs, et qui ai jeté le trouble parmi les hommes; je ne pourrais donc pas faire que tu aies une jeune fille, et que tu obtiennes d'elle ce qu'il te plait ? Prends cet onguent et épars-le autour de sa maison en dehors; puis je surviendrai, j'embraserai son coeur de ton amour, et je la pousserai à se rendre à toi. »
* Saint Grégoire de Nazianze et l’impératrice Eudoxie ont écrit les actes de saint Cyprien et de sainte Justine, sur lesquels a été compilée cette légende.
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La nuit suivante le démon vient auprès de Justine et s'efforce de porter son coeur à un amour illicite. Quand elle s'en aperçut, elle se recommanda dévotement au Seigneur et elle protégea tout son corps. du signe de la croix. Mais au signe de la sainte Croix, le diable effrayé s'enfuit, vint trouver Cyprien et resta debout devant lui. Cyprien lui dit : « Pourquoi ne m’as-tu pas amené cette vierge ? » Le démon lui répondit : « J'ai vu sur elle un certain signe ; j'ai été pétrifié, et toutes les forces, m’ont manqué. »
Alors Cyprien le congédiai et en appela un plus fort. Celui-ci lui dit : « J'ai entendu ton ordre, et j'en ai saisi l’impossibilité : mais je le rectifierai, et je remplirai ta volonté : je l’attaquerai, et je blesserai son coeur d'un amour de débauche et tu feras d'elle ce que tu désires. » Le diable vint et s'efforça de persuader Justine en enflammant son esprit d'un amour coupable. Mais elle se recommanda dévotement à Dieu et par un signe de croix, elle éloigna entièrement la tentation ; ensuite elle souffla sur 1e démon qui fut chassé aussitôt. Alors le démon confus s'en alla, s'enfuit se tenir debout devant Cyprien. Cyprien lui dit : « Et où est la vierge à laquelle je t'ai envoyé?
« Je m’avoue vaincu, répondit le démon, et je tremble de dire de quelle manière : car j'ai vu un certain signe terrible sur elle, et, aussitôt j'ai perdu toute force. » Alors Cyprien se moqua de lui et le renvoya.
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Il évoqua ensuite le prince des démons. Quand celui-ci fut arrivé, Cyprien lui dit : « Quelle est donc votre puissance? elle est bien chétive pour qu'elle soit annihilée par une jeune fille ? » Le démon lui dit : «J'y vais aller et je la tourmenterai par différentes fièvres, ensuite j'enflammerai son esprit avec plus de force; je répandrai dans tout son corps une ardeur violente, je la rendrai frénétique, je lui présenterai divers fantômes, et à minuit je te l’amènerai. » Alors le diable prit la figure d'une vierge et il vint dire à Justine
« Je viens vous prouver, parce que je désire vivre avec vous dans la chasteté : néanmoins, dites-moi, je vous prie, quelle sera la récompense de notre combat ? » Cette sainte vierge lui répondit: « La récompense sera grande et le labeur bien petit. » Le démon lui dit : « Qu'est-ce donc que ce commandement de Dieu « Croissez et multipliez et remplissez la terre »? Je crains donc, bonne compagne, que si nous restons dans la virginité, nous ne rendions vaine la parole de Dieu et que nous ne soyons exposées à la rigueur d'un jugement sévère comme désobéissantes et comme contemptrices : et ensuite que nous ne soyons pressées gravement, par le moyen sur lequel nous comptons pour obtenir une récompense. » Alors le coeur de Justine commença à être agité de pensées étranges, par les suggestions du démon, et à être enflammé plus fortement de l’ardeur de la concupiscence; en sorte qu'elle voulait se lever et s'en aller. Mais cette sainte vierge revenue à elle, et connaissant celui qui lui parlait, se munit aussitôt du signe de la croix, puis soufflant sur le diable, elle le fit fondre comme cire : or, elle se sentit délivrée à l’instant de toute tentation.
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Peu après, le diable prit la figure d'un très beau jeune homme; il entra dans la chambre où Justine reposait sur un lit; il sauta avec impudence sur son lit et voulut se jeter sur elle pour l’embrasser. Justine voyant cela et reconnaissant que c'était l’esprit malin fit de suite 1e signe de la croix et fit fondre le diable comme de la cire. Alors le diable, par la permission de Dieu, l’abattit par la fièvre, causa la mort de plusieurs personnes, et, en même temps, des troupeaux et des bêtes de trait, et fit annoncer par les démoniaques qu'il régnerait une grande mortalité dans tout Antioche, si Justine ne consentait pas à se marier. C'est pourquoi tous les citoyens malades se rassemblèrent à la porte des parents de Justine, en leur criant qu'il fallait la marier et qu'ils délivreraient par là toute la ville d'un si grand péril. Mais comme Justine refusait absolument de consentir et que pour ce prétexte tout le monde la menaçait de mort, la septième année de l’épidémie, Justine pria pour ses concitoyens et elle éloigna toute pestilence.
Le diable voyant qu'il ne gagnait rien, prit la figure de Justine elle-même afin de salir sa réputation; puis se moquant de Cyprien il se vantait de lui avoir amené Justine. Le diable courut donc trouver Cyprien sous l’apparence de Justine et il voulut l’embrasser comme si elle eût langui d'amour pour lui. Cyprien en le voyant crut que c'était Justine, et s'écria, rempli de joie : « Soyez la bienvenue, Justine, vous qui êtes belle entre toutes les femmes. » A l’instant que Cyprien eut prononcé le nom de Justine, le diable ne le put endurer, mais dès que ce mot fut proféré, il s'évanouit aussitôt comme de la fumée.
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C'est pourquoi Cyprien, qui se voyait joué, resta tout triste. Il en résulta que Cyprien fut encore plus enflammé d'amour pour Justine ; il veilla longtemps à sa porte, et comme à l’aide de la magie il se changeait tantôt en femme, tantôt en oiseau, selon qu'il le voulait, dès qu'il était arrivé à la porte de Justine, ce n'était pas une femme, ni un oiseau, mais bien Cyprien qui paraissait aussitôt. Acladius se changea aussi par art diabolique en passereau et vint voltiger à la fenêtre de Justine. Aussitôt que la vierge l’aperçut, ce ne fut plus un passereau qui parut, mais Acladius lui-même qui fut rempli alors d'angoisses extrêmes et de terreur, parce qu'il ne pouvait ni fuir, ni sauter. Mais Justine, dans la crainte qu'il ne tombât et qu'il ne crevât, le fit descendre avec une échelle en lui conseillant de cesser ses folies, pour qu'il ne fût pas puni par les lois comme magicien. Tout cela se faisait avec une certaine apparence au moyen dès illusions du diable.
Le diable, vaincu en toutes circonstances, revint trouver Cyprien et resta plein de confusion devant lui. Cyprien lui dit : « N'es-tu pas vaincu aussi, toi? Quelle est donc votre force, misérable, que vous ne puissiez vaincre une jeune fille, ni l’avoir sous votre puissance; tandis qu'au contraire elle vous vaine elle-même et vous écrase si pitoyablement? Dis-moi cependant, je te prie, en quoi consiste la grande force qu'elle possède? » Le démon lui répondit : « Si tu me jures que tu ne m’abandonneras jamais, je te découvrirai la vertu qui la fait vaincre. » « Par quoi jurerai-je, dit Cyprien? » « Jure-moi par mes grandes puissances, dit le démon, que tu ne m’abandonneras en aucune façon. » Cyprien lui dit : « Par tes grandes puissances, je te jure de ne jamais t'abandonner. »
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Alors comme s'il eût été rassuré, le diable lui dit : « Cette fille a fait le signe du crucifié, et à l’instant j'ai été pétrifié; j'ai perdu toute force, et j'ai fondu comme la cire devant le feu. » Cyprien lui dit : « Donc le crucifié est plus grand que toi?» « Oui, reprit le démon, il est plus grand que tous, et il nous livrera au tourment d'un feu qui ne s'éteindra pas, nous et tous ceux que nous trompons ici. » Et Cyprien reprit : « Donc et moi aussi, je dois me faire l’ami du crucifié afin que je ne m’expose pas à un pareil châtiment. » Le diable répartit : « Tu m’as juré, par les puissances . de mon armée, que nul ne peut parjurer, de ne jamais me quitter. » Cyprien lui dit : « Je te méprise toi et toutes tes puissances qui se tournent en fumée : je renonce à toi et à tous tes diables, et je me munis du signe salutaire du crucifié. » Et à l’instant le diable se retira tout confus.
Cyprien alla alors trouver l’évêque. En le voyant, celui-ci crut qu'il venait pour induire les chrétiens en erreur et lui dit : « Contente-toi de ceux qui sont au dehors, car tu ne pourras rien contre l’église de Dieu; la vertu de J.-C,, est en effet invincible. » Cyprien reprit : « Je suis certain -que la vertu de J.-C. est invincible. » Et il raconta ce qui lui était arrivé et se fit baptiser par, l’évêque. Dans la suite il fit de grands progrès tant dans la science que dans sa conduite, et quand l’évêque fut mort, il fut Ordonné lui-même pour le remplacer.
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Quant à sainte Justine il la mit dans un monastère et l’y fit abbesse d'un grand nombre de vierges sacrées. Or, saint Cyprien envoyait fréquemment des lettres aux martyrs qu'il fortifiait dans leurs combats. Le comte de ce pays aux oreilles duquel la réputation de Cyprien et de Justine arriva, les fit amener par devant lui, et leur demanda s'ils voulaient sacrifier. Comme ils restaient fermes dans la foi, il les fit jeter dans une chaudière pleine de cire, de poix et de graisse; elle ne fut pour eux qu'un admirable rafraîchissement et ne leur fit éprouver aucune douleur. Alors le prêtre des idoles dit au préfet : « Commandez que je me tienne vis-à-vis de la chaudière et aussitôt je vaincrai toute leur puissance. » Et quand il fut venu auprès de la chaudière, il dit : « Vous êtes un grand Dieu, Hercule, et vous, Jupiter, le père des dieux ! » Et voilà que tout à coup du feu sorti de la chaudière le consuma entièrement: Alors Cyprien et Justine sont retirés de la chaudière, et une sentence ayant été portée contre eux, ils furent décapités. Leurs corps, étant restés l’espace de sept jours exposés aux chiens, furent dans la suite transférés à Rome; on dit qu'ils sont maintenant à Plaisance. Ils souffrirent le 6 des calendes d'octobre, vers l’an du Seigneur 280, sous Dioclétien.
(144) SAINT COME ET SAINT DAMIEN *
Côme vient de cosmos, modèle, on orné. D'après Isidore, cosmos, en grec, signifie pur. En effet, il fut un modèle pour les autres par ses exemples; il fut orné de vertus, et pur de tout vice. Damien vient de dama, daim, bête timide et douce. Damien peut se tirer encore de dogme, doctrine, et d'ana, en haut, ou de damum, sacrifice. Ou bien encore : Damien voudrait dire main du Seigneur. En effet Damien eut des habitudes de douceur, il posséda la doctrine du ciel dans ses prédications et il fit de soi un sacrifice en macérant sa chair; il fut la main du Seigneur en guérissant à l’aide de la médecine.
* Bréviaire. — Leurs actes édités par les Bollandistes.
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Côme et Damien étaient jumeaux ils naquirent dans la ville d'Egée, d'une sainte. mère nommée Théodote. Instruits dans l’art de la médecine, ils reçurent une telle abondance de grâces du Saint-Esprit qu'ils guérissaient toutes les maladies non seulement des hommes, mais encore des animaux ; et ils donnaient leurs soins sans exiger de salaire. Une dame appelée Palladie, qui avait dépensé tout son bien en frais de médecins, s'adressa à eux et ils lui rendirent une parfaite santé. Alors elle offrit un petit présent à saint Damien, et comme celui-ci ne voulait pas l’accepter, elle le conjura, avec les serments les plus terribles, de le recevoir. Ce à quoi il acquiesça, non que la cupidité le poussât à se procurer cette récompense, mais bien par complaisance pour cette dame qui lui offrait ce témoignage de sa reconnaissance, et pour ne paraître pas mépriser le nom du Seigneur par lequel elle l’avait conjuré. Dès que saint Côme sut cela, il commanda de ne pas mettre son corps avec celui de son frère. Mais la nuit suivante, le Seigneur apparut à Côme et disculpa Damien au sujet du don qu'il avait accepté.
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Le proconsul Lysias, instruit de leur renommée; les fit appeler devant lui et commença par de
mander leur nom, leur patrie et quelle fortune ils possédaient. Les saints martyrs répondirent : « Nos noms sont Côme et Damien, nous avons trois autres frères qui s'appellent Antime, Léonce et Euprépius notre patrie, c'est l’Arabie : quant à la fortune, les chrétiens n'en connaissent point. » Le proconsul leur ordonna d'amener leurs frères pour immoler ensemble aux idoles : mais comme ils refusaient absolument d'immoler, il donna l’ordre qu'ils fussent, tourmentés aux mains et aux pieds. Et comme ils tournaient ces tourments en dérision, Lysias les fit lier avec des chaînes et précipiter dans la mer, mais aussitôt un ange les sauva des flots et il les amena devant le président. Ayant vu cela : « Par la grandeur des dieux! dit-il, c'est à l’aide des maléfices que vous l’emportez, puisque vous méprisez les tourments et que vous calmez la mer. Enseignez-moi donc ces maléfices dont vous faites usage, et au nom du dieu d'Adrien, je vous suivrai. » A peine eut-il parlé ainsi que parurent deux démons qui le frappèrent très rudement au visage. Alors, il se mit à crier : « Je vous en conjure, ô hommes de bien, priez pour moi votre Seigneur. » Les saints se mirent en prières et de suite les démons se retirèrent. Alors le président leur dit : « Vous voyez comme les dieux sont indignés contre moi pour avoir pensé à les abandonner, aussi, ne souffrirai-je plus que vous blasphémiez mes divinités. »
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Aussitôt il les fit jeter dans un grand feu, ont ils n'eurent toutefois rien à souffrir. Bien au contraire, la flamme jaillit au loin et fit mourir une foule de ceux qui se trouvaient là. On les suspendit ensuite à un chevalet, mais ils furent protégés par un ange qui les amena devant le juge, sans qu'ils eussent été blessés, bien que les bourreaux se fussent épuisés à les battre. Alors Lysias fit emprisonner les trois frères et ordonna que Côme et Damien fussent crucifiés et lapidés par le peuple : mais les pierres retournaient sur ceux qui les lançaient et en blessaient un grand nombre. Le président rempli de fureur, après avoir fait venir les trois frères et les avoir fait placer vis-à-vis de la croix, ordonna de crucifier Côme et Damien, ensuite de les faire percer à coups de flèches par quatre soldats : mais les flèches revenant en arrière, blessaient beaucoup de personnes, sans faire aucun mal aux saints martyrs. Or, le président se voyant confus de toutes manières, en fut troublé comme s'il souffrait la mort, et le matin il fit décapiter les cinq frères ensemble. Alors les chrétiens, se rappelant ce qu'avait dit saint Côme qu'il ne voulait pas être enseveli dans le même lieu, pensaient à la manière dont les martyrs voulaient être ensevelis, quand tout à coup arriva un chameau qui, avec une voix humaine, commanda que les saints fussent ensevelis en un même endroit. Ils souffrirent sous Dioclétien qui commença à régner vers l’an du Seigneur 287.
— Un paysan, après avoir travaillé à la moisson, dormait la bouche ouverte et un serpent pénétra jusque dans ses entrailles. En se réveillant il ne sentit rien, et revint chez lui, mais le soir il éprouva d'atroces souffrances : il poussait des cris lamentables et invoquait à son secours les saints de Dieu Côme et Damien La douleur s'aggravant toujours, il se réfugia dans l’église des saints martyrs, et s'y endormit subitement ; alors le serpent sortit par sa bouche comme il y était entré.
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— Un homme qui devait faire un voyage lointain, recommanda sa femme aux saints martyrs Côme et Damien, et lui donna un signe au moyen duquel elle connaîtrait qu'elle devait aussitôt se rendre auprès de lui, s'il lui arrivait de la mander. Après quoi le diable, qui sut quel signe le mari lui avait donné, prit la figure d'un homme et lui dit eu lui présentant le signe convenu : « Ton mari m’a envoyé de telle ville pour te conduire vers lui. » Et comme cette femme craignait encore de partir, elle dit : « Je reconnais bien le signe, mais parce que j'ai été mise sous la protection des saints martyrs Côme et Damien, jure-moi, sur leur autel, que tu me mèneras en toute sécurité, et aussitôt je partirai. » Le diable fit le serment qu'elle demandait. Elle le suivit donc, et quand ils furent arrivés dans un lieu écarté, le diable voulut la jeter en bas de son cheval pour la tuer. La femme s'en aperçut et cria : « Dieu des saints Côme et Damien, aidez-moi. Je me suis fiée à vous et je l’ai suivi. » Aussitôt apparurent là, accompagnés d'une multitude de personnages revêtus de robes blanches, les saints qui la délivrèrent. Or, le diable avait disparu ; et ils dirent à la femme : « Nous sommes Côme et Damien au serment desquels tu t'es confiée ; et c'est pour cela que nous nous sommes hâtés de venir à ton secours. »
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— Le pape Félix, aïeul de saint Grégoire, fit construire à Rome une magnifique église en l’honneur des saints Côme et Damien. En cette église se trouvait un serviteur des saints martyrs auquel un chancre avait dévoré toute une jambe. Or, voilà que, pendant son sommeil, lui apparurent les saints Côme et Damien qui portaient avec eux des onguents et des instruments. L'un dit à l’autre : « Où aurons-nous de quoi remplir la place où nous couperons la chair gâtée ? » Alors l’autre répondit : « Dans le cimetière de saint Pierre-aux-Liens, se trouve un Ethiopien nouvellement enseveli; apporte de sa chair pour remplacer celle-ci. » Il s'en alla donc en toute hâte au cimetière et apporta la jambe du maure. Ils coupèrent ensuite celle du malade, lui mirent à la place la jambe du maure, oignirent la plaie avec soin; après quoi ils portèrent la jambe du malade au corps du maure. Comme cet homme en s'éveillant ne ressentait plus de douleur, il porta la main à sa jambe, et n'y trouva rien d'endommagé. Il prit donc une chandelle, et ne voyant aucune plaie sur la jambe, il pensait que ce n'était plus lui, mais que c'était un autre qui était à sa place. Enfin revenu à soi, il sauta tout joyeux hors du lit, et raconta à tout le monde ce qu'il avait vu en dormant et comment il avait été guéri. On envoya de suite au cimetière, et on trouva la jambe du maure coupée et celle de l’autre mise dans le tombeau.
(145) SAINT FURSY, ÉVÊQUE
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Saint Fursy était évêque et Bède * passe pour avoir écrit sa vie. Il était parvenu à un haut degré de vertus et de bonté lorsque sa fin approcha et qu'il rendit l’esprit. Il vit alors deux anges venir à lui pour emporter son âme; il en distingua un troisième qui marchait en avant, armé d'un bouclier éclatant de blancheur et d'un glaive flamboyant; ensuite il entendit les démons crier :
« Allons en avant et suscitons des combats en sa présence. » Ils s'avancèrent donc, et en se retournant, ils lancèrent contre Fursy des traits enflammés ; mais l’ange, qui allait en avant, les recevait sur son bouclier et en éteignait la flamme aussitôt.
– Alors les démons qui s'opposaient aux anges parlèrent ainsi : « Souvent il disait des paroles oiseuses, en conséquence, il ne doit pas, sans avoir été puni, jouir de la vie éternelle. »
– L'ange leur dit : « Si vous ne faites valoir contre lui des vices de premier ordre, il ne périra pas pour ceux qui sont de minime importance. »
– Alors le démon reprit: « Si Dieu est juste, cet homme ne sera pas sauvé : car il est écrit (Math., XVIII) « Si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme de petits enfants; vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. »
– L'ange dit pour l’excuser « Il savait cela au fond du coeur; mais les pratiques des hommes lui firent garder le silence.. »
– Le démon lui répondit: « Puisqu'il fit le mal en cédant à l’usage, qu'il subisse donc les effets de la vengeance du souverain juge. »
– Le saint ange dit : « Eh bien ! portons l’affaire au jugement de Dieu. »
Quand la lutte fut engagée, les adversaires des anges furent écrasés.
– Alors le démon dit : « Le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et qui n'aura point exécuté ses ordres, sera battu de plusieurs coups » (Luc, XII).
* Histoire d'Angleterre, l. III, c. XIX. — La vision est rapportée dans la Chronique d'Hélinand, an 645.
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– L'ange lui répliqua: « En quoi donc cet homme a-t-il manqué à accomplir la volonté de son
maître ? »
– « Il a reçu des dons de la main des méchants », dit le démon.
– L'ange lui répondit : « Il a cru que chacun d'eux avait fait pénitence. »
Le démon reprit : « Il devait auparavant s'assurer qu'ils avaient persévéré dans leur pénitence, et alors recevoir les fruits qu'elle produisait. »
– L'ange répondit : « Portons l’affaire au tribunal de Dieu. »
Mais le démon succomba.
– Celui-ci suscita une nouvelle lutte et dit : « Jusqu'alors je redoutais la véracité de Dieu qui a promis de punir pour l’éternité tout péché qui n'est point expié sur la terre. Or, cet homme a reçu un vêtement d'un usurier, et il n'en a point été puni ; où donc est la justice de Dieu? »
– L'ange répliqua : « Taisez-vous, car vous ne connaissez point les secrets jugements de Dieu. Tant que la miséricorde divine espère des actes de pénitence de la part d'un homme, elle ne l’abandonne pas. »
– Le démon répondit : « Mais ici il n'y a aucun vestige de pénitence. »
– « Vous ignorez, reprit l’ange, la profondeur des jugements de Dieu. »
Alors le diable frappa Fursy avec une telle force que par la suite, quand il fut revenu à la vie, il porta toujours la marque du coup : car les démons avaient saisi un de ceux qu'ils tourmentaient dans les flammes et le jetèrent sur Fursy, dont l’épaule et la joue furent brûlées. Or, le saint reconnut que c'était l’homme dont il avait reçu le vêtement.
– Alors l’ange dit : « Ce que tu as embrasé te brûle : car si tu n'avais pas accepté un présent de cet homme qu'il n'a pas fait pénitence, tu n'aurais pas eu à endurer cette brûlure. »
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Et il reçut ce coup, par la permission de Dieu, pour avoir accepté ce vêtement.
– Mais alors un autre démon dit : « Il lui reste encore une porte étroite où nous pourrons le. vaincre:
« Vous aimerez le prochain comme vous-même. »
– L'ange répondit : « Cet homme a fait du bien à son prochain. »
– L'adversaire reprit : « Cela ne suffit pas, s'il ne l’a encore aimé comme soi-même. »
– L'ange lui dit : « Le fruit de la charité, c'est de bien faire ; car Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres. »
– Et le démon reprit: « Mais pour n'avoir pas accompli le commandement de l’amour, il sera damné.»
Dans ce combat avec l’infernale troupe, les saints anges furent vainqueurs.
– Le démon dit encore : « Si Dieu n'est pas injuste, et si la violation de sa loi lui déplaît, cet homme ne manquera pas d'être puni : car il a promis de renoncer au monde, et, au contraire, il a aimé le monde, malgré ce qui a été dit (Jean, I, 2) «N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde.»
– Le saint ange répondit : « Il n'aima pas les biens du monde, mais il aima à les distribuer aux indigents. »
– Le diable répliqua: « De quelque manière qu'on l’aime, c'est contraire au précepte divin. »
– Les adversaires ayant été confondus, le diable revint à là charge avec des accusations astucieuses : « Il est écrit, dit-il : « Si vous ne faites pas connaître au méchant son iniquité, je vous redemanderai son sang.» (Ezéch., II). Or, cet homme n'a pas annoncé, comme il le devait, aux pécheurs, de faire pénitence. »
– Le saint ange répondit: « Quand les auditeurs méprisent la parole de Dieu, la langue du prédicateur est liée, puisqu'il voit que les paroles qu'il a fait entendre sont méprisées. C'est donc l’oeuvre de l’homme prudent de savoir se taire, quand il n'est pas temps de parler. »
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Dans toutes les circonstances de ce débat, la lutte fut excessivement vive, jusqu'à ce qu'enfin, d'après le jugement du Seigneur, les anges ayant triomphé et les ennemis ayant été vaincus, le saint homme fut environné d'une immense clarté. Bède ajoute encore qu'un des anges dit à saint Fursy: « Regardez le monde. » Et il regarda, et il vit une vallée ténébreuse et en l’air quatre feux placés à une certaine distance l’un de l’autre. Alors l’ange lui dit : « Ce sont les quatre feux qui embrasent le monde. Le premier, c'est le feu du mensonge. Par là les hommes n'accomplissent en aucune manière la promesse qu'ils ont faite de renoncer au diable et à . toutes ses pompes. Le second, c'est le feu de la cupidité, qui fait préférer les richesses du monde à l’amour des choses du ciel. Le troisième, c'est le feu de la dissension, qui engage à ne craindre pas de blesser l’esprit du prochain par des vanités. Le quatrième, c'est le feu de la cruauté, on compte alors pour rien de dépouiller les faibles et de leur faire tort. » Bientôt ces feux qui se rapprochaient n'en firent plus qu'un et s'avancèrent sur lui. Il en fut effrayé et dit à l’ange : « Seigneur, ce feu s'approche de moi. » L'ange lui répondit « Ce que tu n'as pas allumé ne brûlera pas en toi; car ce feu traite chaque homme selon ses mérites. En effet,, si le corps brûle de voluptés illicites, il brûlera aussi dans les châtiments.» Enfin, saint Fursy fut ramené dans son propre corps en présence de ses proches qui le pleuraient, en le croyant mort. Or, il survécut encore quelque temps et finit sa vie dans la pratique des bonnes oeuvres.
(146) SAINT MICHEL, ARCHANGE
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Michel veut dire : qui est semblable à Dieu ? et toutes les fois, ainsi le dit saint Grégoire, qu'il s'agit de choses merveilleuses, c'est Michel qui est envoyé, afin de laisser comprendre par ses actions comme par son nom que nul ne saurait faire ce que Dieu se réserve d'accomplir. De là vient qu'on attribue à saint Michel beaucoup d'actions extraordinaires. D'après Daniel, c'est lui qui, au temps de l’antéchrist, doit se lever pour défendre les élus en sa qualité de protecteur et de défenseur. C'est lui qui combattit contre le dragon et ses anges, et qui, en les chassant du ciel, remporta une grande victoire. C'est lui qui se disputa avec le diable au sujet du corps de Moïse, que le diable voulait produire au grand jour, afin que le peuple juif l’adorât à la place de Dieu. C'est lui qui reçoit les âmes des saints et qui les conduit jusqu'à la joie du paradis. C'était lui qui était autrefois le prince de la synagogue, mais qui est maintenant établi comme prince de l’Eglise. C'est lui, dit-on, qui frappa l’Égypte des sept plaies, qui partagea les eaux de la mer rouge, qui dirigea le peuple hébreu dans le désert, et qui l’introduisit dans la terre promise. C'est lui qui porte l’étendard de J.-C. au milieu des bataillons angéliques. C'est lui qui, par l’ordre du Seigneur, foudroiera l’Antéchrist résidant sur le mont des Olives. C'est encore à la voix de l’archange Michel que les morts ressusciteront. C'est lui enfin qui, au jour du jugement, présentera la croix, les clous, la lance et la couronne d'épines de Notre-Seigneur.
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La sainte solennité de la fête de saint Michel, archange, se nomme Apparition, Dédicace, Victoire et Mémoire.
Les apparitions de cet ange sont nombreuses.
— La première eut lieu sur le mont Gargan. C'est une montagne de la Pouille située auprès de la ville de Siponto *. L'an du Seigneur 390, il y avait, dans Siponto, un homme, qui, d'après quelques auteurs, se nommait Gargan, du nom de cette montagne, ou bien cette montagne avait pris le nom de cet homme. Il possédait un troupeau immense de brebis et de boeufs; et un jour que ces animaux paissaient sur les flancs du mont, un taureau s'éloigna des autres pour monter au sommet, et ne rentra pas avec le troupeau. Le propriétaire prit un grand nombre de serviteurs afin de le chercher ; le trouva enfin au haut de la montagne, vis-à-vis l’entrée d'une caverne. Irrité de ce que ce taureau errait ainsi seul à l’aventure; il lança aussitôt contre lui une flèche empoisonnée; mais à l’instant la flèche, comme si elle eût été poussée par le vent, revint sur celui qui l’avait lancée et le frappa. Les habitants effrayés vont trouver l’évêque et demandent son avis sur une chose si étrange. Il ordonna trois jours de jeune et leur dit qu'on devait en demander l’explication à Dieu. Après quoi saint Michel apparut à l’évêque, en lui disant : a Vous saurez que cet homme a été frappé de son dard par ma volonté : car je suis l’archange Michel, qui, dans le dessein d'habiter ce lieu sur la terre et de le garder en sûreté, ai voulu donner à connaître par ce signe que je suis l’inspecteur et le gardien de cet endroit. » Alors l’évêque et tous. les citoyens allèrent en procession a la montagne : comme ils n'osaient entrer dans la caverne, ils restèrent en prières devant l’entrée.
* Aujourd'hui Manfredonia, au royaume de Naples.
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— La seconde apparition * eut lieu ainsi qu'il suit, vers l’an du Seigneur 710. Dans un lieu appelé Tumba, près de la, mer, et éloigné de six milles de la ville d'Avranches, saint Michel apparut à l’évêque de cette cité : il lui ordonna de construire une église sur cet endroit, et d'y célébrer la mémoire de saint Michel, archange, ainsi que cela se pratiquait sur le mont Gargan. Or, comme l’évêque était incertain de la place sur laquelle il devait bâtir l’église, l’archange lui dit de la faire élever dans l’endroit ou il trouverait un taureau que des voleurs avaient caché. L'évêque étant encore embarrassé sur les dimensions qu'il devait donner à cette construction, reçut l’ordre de lui donner les proportions que les vestiges des pieds du taureau auraient tracées sur le sol. Or, il se trouvait là deux rochers qu'aucune puissance humaine ne pouvait remuer. Saint Michel apparut alors à un homme et lui donna l’ordre de se transporter là et d'enlever ces deux rochers. Quand l’homme y fut arrivé, il remua le roc avec une telle facilité qu'il semblait n'avoir pas la moindre pesanteur. Lors donc que l’église fut bâtie, on y apporta du mont Gargan une partie du parement que saint Michel y plaça sur l’autel, ainsi qu'un morceau de marbre sur lequel il se posa. Mais comme on était gêné de n'avoir point d'eau dans ce lieu, de l’avis de l’ange, on perça un trou dans une roche très dure et il en sortit une si grande quantité d'eau qu'aujourd'hui encore, elle suffit à tous les besoins. Cette apparition en ce lieu se célèbre solennellement le 17 des calendes de novembre.
* Cf. Mabillon, Actes des saints; — Robert de Torigny, Chronique de saint Michel, année 708; — Aubert, évêque d'Avranches
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On raconte qu'il se fit encore là un miracle digne d'être rapporté: Cette montagne est entourée de tous les côtés par les eaux de l’Océan ; mais cieux fois, le jour de saint Michel, la mer se retire et laisse le passage libre: Or, comme une grande multitude de peuple se rendait à l’église, une femme enceinte et prête d'accoucher se trouvait sur le chemin avec les autres, quand tout à coup, les eaux reviennent ; la foule saisie de frayeur s'enfuit au rivage, mais la femme grosse ne put fuir, et même fut prise par les flots de la mer. Alors saint Michel préserva cette femme, de telle sorte qu'elle mit au monde un fils au milieu de la mer; elle prit son enfant entre ses bras et lui donna le sein, et la mer lui laissant de nouveau un passage, elle sortit pleine de joie avec son fils.
— La troisième apparition est celle qu'on rapporte avoir eu lieu du temps de saint Grégoire. Ce pape avait institué les litanies majeures, à cause de la peste inguinale ; et comme il adressait de ferventes prières pour le salut du peuple, il vit sur un château qui s'appelait autrefois la Mémoire d'Adrien, l’ange du Seigneur essuyant un glaive ensanglanté et le remettant dans le fourreau. Saint Grégoire comprit par là que ses prières avaient été exaucées du Seigneur. Il fit donc construire en ce lieu une église en l’honneur des Anges : de là vient le nom de Château-Saint-Ange que porte aujourd'hui ce fort. Or, cette apparition se célèbre le 8 des ides de mai, en même temps que celle du Mont-Gargan, qui eut lieu lors d'une victoire que l’archange fit remporter par les Sypontins.
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— La quatrième apparition est celle des Hiérarchies des Anges eux-mêmes. La première se nomme Epiphanie, c'est-à-dire l’apparition supérieure ; la moyenne se nomme Hyperphanie, c'est-à-dire moyenne apparition ; la dernière s'appelle Hypophanie, c'est-à-dire apparition inférieure. Le mot hiérarchie vient de hierar, qui signifie sacré, et de archos, prince, équivalant à principauté sacrée. Chaque hiérarchie renferme trois ordres ; la première contient les Séraphins, les Chérubins et les Trônes; la moyenne renferme, d'après la distribution de saint Denys, les Dominations, les Vertus et les Puissances ; la dernière, suivant le même auteur, renferme les Principautés, les Anges et les Archanges. Cet ordre et cette distribution offrent une certaine analogie avec ce qui se voit chez les puissances de la terre. Car, parmi les ministres d'un monarque, il y en a dont les fonctions se rapportent immédiatement à la personne royale; comme sont les chambellans, les conseillers et les assesseurs, qui représentent la première hiérarchie. D'autres ont des charges pour gouverner le royaume, sans être attachés spécialement à telle ou telle province, comme les généraux d'armée et les juges de la cour. Ils représentent les ordres de la seconde hiérarchie.. D'autres enfin sont placés à la tête d'une partie du royaume, comme les prévôts, les baillis et les fonctionnaires inférieurs. Ils représentent les ordres de la troisième hiérarchie.
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Les trois premiers ordres de la première hiérarchie sont ceux qui se tiennent auprès de Dieu et qui le contemplent. Pour cela, trois qualités leur sont nécessaires :
1° un amour éminent; ce qui appartient au chœur des Séraphins, dont le nom veut dire enflammés;
2° une connaissance parfaite : elle est la part des Chérubins, dont le nom signifie plénitude de science;
3° une compréhension perpétuelle ou jouissance : ce qui convient aux Trônes, dont la signification est siège, parce que ce sont les sièges de Dieu et le lieu de son repos, tandis qu'il les fait se reposer en lui.
Les trois ordres de la hiérarchie moyenne sont à la tête de la communauté humaine en général et la gouvernent. Cette action de gouverner consiste en trois choses:
1° à présider ou à Ordonner: cela regarde le choeur des Dominations, qui ont la prééminence sur les inférieurs; les dirigent dans l’accomplissement du service de Dieu, et leur transmettent tous les ordres, ce que semble indiquer ce passage du prophète Zacharie (II) où un ange dit à un autre ange : « Courez, parlez à ce jeune homme et lui dites... » ;
2° à agir : c'est le propre des Vertus, pour lesquelles il n'y a rien d'impossible à exécuter de ce qu'on leur commande, parce que à eux fut donné le pouvoir d'accomplir toutes choses, telles difficiles qu'elles soient, de ce qui regarde le service de Dieu, et c'est la raison pour laquelle on leur attribue les miracles ;
3° à lever tous les obstacles et les empêchements : ce qui est du ressort des Puissances, qui doivent tenir à l’écart des puissances ennemies : qualité signalée au livre de Tobie (ch. VIII). Où il est dit que Raphaël alla lier le démon dans le désert de la Haute-Egypte.
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Les trois ordres de la dernière hiérarchie ont des fonctions déterminées et limitées. Quelques-uns, en effet, parmi eux, sont à la tête d'une province. Ce sont ceux de l’ordre des Principautés : tel le prince qui était à la tête des Perses. Il en est question dans Daniel (ch. X). D'autres sont préposés pour gouverner une communauté, comme une ville, par exemple : et ce sont les Archanges ; quelques autres dirigent une personne en particulier, et ceux-là ont reçu le nom d'anges. C'est pour cela qu'on les dit chargés d'annoncer des choses minimes, parce que leur ministère est limité à un seul homme. On dit que les Archanges annoncent les grandes choses, parce que le bien général l’emporte sur celui d'un particulier. Dans le partage des fonctions des ordres de la première hiérarchie, saint Grégoire et saint Bernard sont d'accord avec saint Denys, parce qu'ils reconnaissent dans ces chœurs la jouissance qui consiste dans l’amour, quant aux Séraphins; dans la connaissance plénière, quant aux Chérubins, - et dans la possession continue, quant aux Trônes. Mais dans les fonctions qu'ils assignent aux deux ordres de la seconde et de la troisième hiérarchie, savoir aux Principautés et aux Vertus, ils semblent partagés d'opinion. En effet, saint Grégoire et saint Bernard considèrent la chose à un autre point de vue, en ce sens que la seconde hiérarchie possède la prééminence, et la dernière le ministère.
La prééminence dans les Anges est de trois sortes : car les Anges ont la prééminence sur les esprits angéliques, et ce sont ceux qu'on appelle les Dominations : ils ont la prééminence sur les hommes de bien, ce sont les Principautés : ils ont la prééminence sur les démons, et on les appelle alors les Puissances. Leur rang et le degré de leur dignité sont ici évidents. Leur ministère est de trois genres : il consiste dans les oeuvres, dans l’instruction, soit des grandes soit des petites choses. Le premier est rempli par les Vertus, le second par les Archanges, le troisième par les Anges.
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— La cinquième apparition est celle qu'on lit dans l’Histoire tripartite *. Auprès de Constantinople se trouve un endroit où autrefois était adorée la déesse Vesta, et sur l’emplacement duquel a été érigée, depuis, une église en l’honneur de saint Michel. Ce lieu a reçu le nom de Michaelium. Un homme, nommé Aquilin, était atteint d'une fièvre très forte, causée par des éruptions cholériques sanguinolentes **. Dans un accès les médecins lui donnèrent une potion qu'il vomit, et à la suite il rejetait le manger et le boire. Réduit à la dernière extrémité, il se fit conduire à l’église de saint Michel, dans la pensée qu'il y mourrait ou qu'il y serait guéri. Saint Michel lui apparut et lui dit de faire une potion composée de miel, de vin et de poivre, dans laquelle il devait tremper tout ce qu'il mangerait, et qu'il serait délivré de sa maladie. Il le fit et fut entièrement guéri, quoique, d'après les règles de la médecine, il semble que l’on ne doit pas donner des remèdes échauffants aux cholériques.
* Livre II, c. XIX.
** Les textes ne s'accordent pas ici. Une version porte rubris choleris mota, et les ms. disent rubris coloribus nota, ce qui voudrait dire connu sous le nom de couleurs rouges, ou bien qui se manifestait par des taches rouges. On voit plus bas reparaître le mot cholericis, qui indiquerait la première version comme la meilleure.
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Secondement. La solennité de saint Michel a le nom de Victoire. On trouve un grand nombre de victoires remportées par saint Michel archange et par les anges.
La première est celle que l’archange Michel fit remporter aux Sipontins; de la manière suivante, quelque temps après la découverte rapportée plus haut. Les Napolitains, encore païens, guerroyèrent avec une armée en bon ordre contré les Sipontins et les Bénéventins (Naples est cependant éloignée de cinquante milles de Siponto). Ces derniers, de l’avis de l’évêque, demandèrent une trêve de trois jours, afin de pouvoir vaquer au jeûne et invoquer à leur secours leur patron saint Michel. Or, la troisième nuit, l’archange apparaît à l’évêque, lui dit que les prières ont été exaucées, promet la victoire, et ordonne d'attaquer l’ennemi à la quatrième heure du jour. Lorsqu'on en vint aux mains, le mont Gargan est ébranlé d'un immense tremblement; la foudre ne cesse de sillonner les airs, et un brouillard épais couvre le sommet entier de la montagne, de sorte que 600 ennemis tombent percés sous le fer des chrétiens et par la foudre. Le reste reconnut la puissance de l’archange, abandonna l’idolâtrie et se soumit à la foi chrétienne aussitôt après.
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La seconde victoire est celle que l’archange Michel remporta quand il chassa du ciel le dragon, c'est-à-dire Lucifer avec tous ceux de sa suite. Le fait est raconté dans l’Apocalypse : « Il se livra un grand combat dans le ciel, Michel y combattit avec ses anges; etc.,» Lucifer voulait s'égaler à Dieu, l’archange Michel, le porte-étendard de l’armée céleste, vint et chassa du ciel ce Lucifer avec sa suite entière, et le repoussa dans l’air caligineux pour qu'il y restât jusqu'au jour du jugement. Il ne leur fut pas permis d'habiter le ciel, ni la partie supérieure de l’air, parce que c’est un endroit clair et agréable, ni de rester sur la terre avec nous, parce qu'ils nous incommoderaient trop ; mais ils résident dans l’air, entre le ciel et la terre, afin qu'en regardant au-dessus d'eux et en voyant la gloire qu'ils ont perdue, ils en ressentent de la douleur, et qu'en regardant en bas et en voyant l’humanité au ciel d'où ils sont tombés, ils en soient souvent tourmentés d'envie. Cependant Dieu permet souvent qu'ils descendent auprès de nous pour nous éprouver, et il a été montré à quelques saints personnages qu'ils voltigent souvent autour de nous comme des mouches. Ils sont innombrables, et l’air en est rempli comme -par ces insectes. C'est ce qui fait dire à Haymon : « Ainsi que l’ont avancé les philosophes et nos docteurs, l’air qui nous environne est rempli de démons et d'esprits malins, comme le rayon de soleil l’est des plus minces atomes. » Quoiqu'ils soient en aussi grand nombre, cependant, d'après le sentiment d'Origène, leurs bataillons diminuent quand nous les avons vaincus ; en sorte que celui d'entre eux qui a été vaincu par un saint ne peut plus le tenter pour le vice à l’égard duquel il a été vaincu.
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La troisième victoire est celle que les anges remportent tous les jours contre les démons, quand ils nous délivrent des mauvaises tentations en combattant pour nous contre nos ennemis. Or, ils nous délivrent de la tentation en trois manières :
1° en maîtrisant la puissance du démon (Apocalypse)
2° l’ange qui lie le démon et le jette dans l’abîme (Tobie (VIII), le diable lié dans le désert), ce qui n'est autre chose que la puissance du démon enchaînée;
3° en refroidissant la concupiscence, effet signalé dans la Genèse (c. XXXII) où il est dit que l’ange toucha le nerf de Jacob et il se sécha aussitôt;
4° en rappelant à notre souvenir la passion de Notre-Seigneur. L'Apocalypse l’indique en disant (VII) : « Ne frappez ni la terre, ni la mer, ni les arbres avant que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu. » Et dans Ezéchiel (IX) : « Marquez un Thau sur le front des hommes qui gémissent. » La lettre Thau a la forme d'une croix, et ceux qui en ont été marqués n'ont plus à craindre les coups de l’ange. Il est encore écrit au même livre : « Celui sur lequel vous verrez le Thau, ne le tuez point. »
La quatrième victoire est celle que l’archange Michel doit remporter sur l’antéchrist quand il le tuera. « Alors est-il dit dans Daniel (XII), Michel, le grand prince s'élèvera , lui qui est le protecteur et le soutien des êtres, il se posera vigoureusement contre l’antéchrist. Après quoi l’antéchrist (d'après la glose sur ce passage de l’Apocalypse (XIII) : « Je vis une des têtes de la bête, blessée à mort ») simulera qu'il est mort, et pendant trois jours il se cachera; puis il apparaîtra en disant qu'il est ressuscité. Par des procédés magiques, les démons le prendront et le transporteront dans les airs, et tout le monde, dans l’admiration, l’adorera. Enfin il gravira le mont dés Olives, ainsi que le dit la glose sur ce passage de la IIe épître aux Thessaloniciens (II) : « Le Seigneur Jésus le détruira par le souffle de sa bouche », et tandis qu'il sera dans son pavillon, et sur le trône qui lui aura été préparé en ce lieu, d'où le Seigneur est monté au ciel, Michel viendra et le tuera.
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C'est de ce combât et de cette victoire qu'il est question, d'après saint Grégoire, dans ces paroles de l’Apocalypse (XII): « alors il se donna une grande. bataille dans le ciel. » Paroles qui ont rapport aux trois batailles de saint Michel : à celle qu'il livra contre Lucifer quand il le chassa du paradis ; à celle qu'il livre aux démons qui nous incommodent, et à celle enfin dont il est ici question, et qui sera livrée à la fin du monde contre l’antéchrist.
Troisièmement, cette solennité se nomme Dédicacé parce que l’archange Michel révéla que cet endroit; sur le mont Gargan, avait été dédié par lui-même à pareil jour *. Quand les Sipontains furent revenus après le carnage de leurs ennemis sur lesquels ils avaient remporté une victoire si éclatante, ils conçurent des doutes s'ils devaient entrer dans cet endroit ou en faire la dédicace. Alors l’évêque envoya consulter à cet égard le pape Pélage, lequel répondit : « Si c'était un homme qui dût faire la dédicace de cette église, il le faudrait faire certainement au jour où la victoire a été accordée. Si au contraire saint. Michel est d'un avis opposé, il faut là-dessus s'enquérir de sa volonté.» Quand le pape, l’évêque et les citoyens de Siponto, eurent passé trois jours dans la prière et le jeûne, saint. Michel apparut à l’évêque en ce jour et lui dit : « Vous n'avez pas besoin de dédier l’église que j'ai édifiée. Je l’ai dédiée comme je l’ai bâtie moi-même. »
* Siméon Métaphraste; — Bréviaire romain.
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Il lui ordonna de s'y rendre le lendemain avec le peuple, d'y faire leur prière et qu'on ressentirait alors qu'il était leur patron spécial. Ensuite il lui donna un signe auquel il reconnaîtrait que l’église avait été consacrée : c'était d'y monter du côté de l’orient par un sentier de traverse : ils y devaient trouver les pas d'un homme empreints sur le marbre. Le lendemain matin l’évêque et tout le peuple vinrent, à cet endroit et étant entrés dans une grande crypte, ils trouvèrent trois autels, dont deux étaient placés, au midi et le troisième qui se trouvait du côté de l’orient était magnifique et enveloppé d'une couverture rouge. La messe y fut célébrée solennellement et tous ayant. reçu la. sainte communion, revinrent chez eux remplis d'une joie extraordinaire. L'évêque y établit des prêtres et des clercs pour célébrer continuellement l’office divin. Il coule dans cette caverne une source d'eau limpide et fort agréable au goût. Le peuple en boit après la communion et divers malades en sont guéris. Alors le souverain pontife, ayant appris ces merveilles, établit qu’en ce jour on célébrerait par tout l’univers la fête de saint Michel et de tous les esprits bienheureux.
Quatrièmement cette solennité a reçu le nom de Mémoire : Nous y faisons en effet la mémoire de tous les saints anges en général. Ils ont droit à nos. louanges et à nos honneurs pour plusieurs motifs.
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Ils sont nos gardiens, nos directeurs, nos frères et nos concitoyens : ce sont eux qui portent nos âmes au ciel; ils présentent nos prières à Dieu, ce sont les plus nobles soldats du roi éternel, et les consolateurs des affligés. 1° Nous devons les honorer, parce qu'ils sont nos gardiens. A chaque homme sont donnés deux anges, un mauvais pour l’exercer, et un bon pour le garder. L'homme est gardé par un bon ange dès le sein de sa mère, dès sa naissance, et aussitôt qu'il voit le jour, et il l’est encore quand il est devenu grand. Or, dans ces trois états, l’homme a besoin de la garde de l’ange : car quand il est tout petit dans le sein de sa mère, il peut être tué et être damné; hors du sein de sa mère, avant l’âge adulte il peut être empêché de recevoir le baptême; parvenu à l’âge adulte, il peut être entraîné à commettre différents péchés; le diable séduit la raison de l’adulte par ses artifices; il allèche sa volonté par des caresses, il opprime sa vertu par la violence. Il était donc nécessaire qu'il y eût un bon ange chargé de garder l’homme pour l’instruire, le protéger contre les tromperies, l’exhorter, et le pousser au bien malgré les caresses et enfin le défendre de toute pression contre la violence. On peut assigner quatre résultats que l’homme obtient de la protection de son ange gardien.
Le premier, c'est de faire avancer l’homme dans l’acquisition de la grâce l’ange le fait en trois manières : 1° en écartant tout ce qui empêche d'opérer le bien. Ceci est indiqué dans l’Exode (XII) où il est dit que l’ange frappa les premiers-nés de l’Egypte. 2° En chassant la paresse, comme il est dit dans le livre du Prophète Zacharie (IV): « L'ange du Seigneur me réveilla comme un homme qu'on réveille de son sommeil. » 3° En le conduisant dans la voie de la pénitence et en le ramenant: ce qui est signifié par l’ange qui conduisit et ramena Tobie (V).
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Le second, c'est de l’empêcher de tomber en faute : ce que l’ange fait de trois manières : 1° En empêchant par avance que le péché ne soit commis, cè qui est indiqué au livre des Nombres (XXII) où il est dit que Balaam qui allait pour maudire Israël en fut empêché par un auge. 2° En reprenant du péché passé afin de s'en corriger : comme au livre des Juges (II) où l’on voit que quand l’ange reprit les enfants d'Israël de leur prévarication, ils élevèrent leurs voix et se mirent à pleurer. 3° En faisant pour ainsi dire violence afin de quitter le péché actuel : ainsi que cela est signifié dans la violence apportée par l’ange pour chasser Loth et sa femme de Sodome, c'est-à-dire, de l’habitude du péché.
Le troisième, c'est de s'élever après la chute: l’ange l’obtient en trois manières : 1° En excitant à la contrition : fait signalé dans le livre de Tobie (XI) où d'après les ordres de l’ange ; le jeune Tobie enduisit du fiel du poisson (ce qui signifiait la contrition) les yeux de son père, c'est-à-dire, les yeux du coeur. 2° En purifiant les lèvres pour se confesser dignement, comme Isaïe (VI) eut les lèvres purifiées par un ange. 3° En faisant accepter avec joie la satisfaction : d'après ce passage de saint Luc (XV) qu'il y aura une plus grande joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes restant dans la persévérance.
Le quatrième résultat, c'est que l’homme ne succombe ni si souvent, ni en tant de maux, chaque fois que le diable l’y porte et l’y entraîne. Ce que l’ange fait, de trois manières : «En mettant un frein à la puissance du démon. 2 ° En affaiblissant la concupiscence. 3° Et en gravant dans nos coeurs le souvenir de la passion de Notre-Seigneur. Ce qui a été dit ci-dessus suffit pour le prouver.
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Secondement, nous devons les honorer parce qu'ils sont nos directeurs. Car tous les anges, dit l’épître aux, Hébreux (I), sont des esprits qui tiennent lieu de serviteurs et de ministres. Tous ont une mission par rapport à nous ; les supérieurs sont envoyés à ceux du second rang, ceux-ci aux derniers, et ces derniers à nous.
Or, cette mission est bien en rapport :
1° Avec la bonté de Dieu. Car cette divine bonté est manifeste en tant qu'elle veut et aime notre salut quand elle envoie et nous transmet les plus nobles esprits qui lui sont intimement unis, pour nous donner les moyens d'être sauvés.
2° Avec la charité des anges; parce que c'est la fin d'une charité parfaite de désirer ardemment le salut des autres. C'est pourquoi Isaïe dit « Me voici, Seigneur, envoyez-moi. » Or, les anges peuvent nous aider parce qu'ils nous voient privés de leurs secours et attaqués par les mauvais anges. S'ils sont envoyés vers nous, c'est que la loi de la charité angélique l’exige.
3° Avec l’indigence de l’homme: car les bons anges sont envoyés : 1° Pour enflammer notre coeur d'amour. Le char de feu qui les porte en est la figure. 2° Pour éclairer l’intelligence dans la connaissance de ses devoirs. Ceci est figuré dans l’ange de l’Apocalypse (X) qui avait un livré à la main. 3° Pour fortifier notre faiblesse jusqu'à la fin. Ce qui est indiqué dans le IIIe livre des Rois (XIX) où on lit qu'un ange porta à Elie un pain cuit sous la cendre et un vase d'eau. Alors ce prophète mangea et marcha, après s'être fortifié par cette nourriture, jusqu'à Oreb, la montagne de Dieu.
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Troisièmement, nous devons les honorer parce qu'ils sont nos frères et nos concitoyens. Tous les élus, en effet, sont appelés à faire partie des chœurs des anges ; quelques-uns des supérieurs, quelques autres des inférieurs un certain nombre sont choisis pour rester avec ceux qui occupent une place intermédiaire, selon leurs mérites ; mais la bienheureuse Vierge est au-dessus de tous. Saint Grégoire paraît n'être pas de ce sentiment dans une de ses homélies. : Il y en a, dit-il, qui ne conçoivent que peu de choses, mais qui cependant ne laissent pas d'en faire part à leurs frères : ceux-ci sont mis au rang des Anges. Il y en a qui parviennent à comprendre et à manifester a ce qu'il y a de plus sublime dans les secrets du ciel ; ils sont au rang des Archanges. Il y en a qui opèrent des miracles prodigieux et dont les oeuvres sont marquées au coin de la puissance ; ils sont avec les Vertus. Il y en a qui, par la force de leurs prières. et par l’effet de la puissance qu'ils ont reçue, mettent en fuite les esprits malins ; ils sont avec les Puissances. Il y en a qui, par les vertus qu'ils ont reçues, surpassent les élus en mérite, et sont à la tète de ceux qui sont élus comme eux ; ils partagent alors les prérogatives des Principautés. Il y en a encore qui exercent un tel empire en eux-mêmes sur tous les vices, qu'en raison de cette pureté, ils reçoivent des hommes le nom de Dieux; ainsi qu'il est dit à Moïse: « Voici que je t'ai établi le Dieu de Pharaon » (Exode, VII) : ceux-là sont avec les Dominations.
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Il y en a d'autres dans la personne desquels le Seigneur, comme sur son trône, juge les actes des autres, et qui, en gouvernant la sainte Eglise, jugent devoir être admis au nombre des élus la plupart de ceux qui la composent et dont les actions pourraient être attribuées à la faiblesse ; ce sont ceux qui se trouvent avec les Trônes. Il y en a qui sont remplis plus que d'autres de l’amour de Dieu et du prochain et qui ont mérité de partager le rang des Chérubins, parce que chérubin veut dire plénitude de science et que, d'après saint Paul, la plénitude de la loi c'est l’amour. Il s'en trouve encore qui, enflammés par l’amour de la contemplation des choses du ciel, tendent de tous leurs efforts vers leur créateur, ne désirent plus rien de ce qui est ici-bas, se rassasient de l’amour seul de l’éternité, méprisent tout ce qui est de la terre, s'élèvent en esprit au-dessus de ce qui appartient au temps, aiment et brûlent, en même temps qu'ils trouvent le repos dans leur amour, qui brûlent en aimant, qui embrasent par le feu de leurs paroles, et dont le langage a la vertu d'embraser de suite de l’amour de Dieu ceux auxquels ils s'adressent, et alors ils n'ont pu être appelés ailleurs que dans le chœur des Séraphins. »
Quatrièmement, on doit honorer les anges parce qu'ils portent nos âmes au ciel ; ce qu'ils font en trois manières : 1° En leur préparant la voie (Malach., III). « Je vais vous envoyer mon ange qui préparera ma voie devant ma face.» 2° En les portant au ciel sur la voie qui a été préparée (Exod., XXIII) : « Je vais envoyer mois ange qui te gardera en route et qui t'introduira dans la terre que j'ai promise à tes pères. » 3° En les plaçant dans le ciel (Luc, XVI) : « Il arriva que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham. »
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Cinquièmement, nous devons honorer les Anges; parce qu'ils présentent eux-mêmes nos prières à Dieu : 1° Ils offrent eux-mêmes nos prières à Dieu, comme il est dit au livre de Tobie (XII) : « Lorsque vous priiez avec larmes et que vous ensevelissiez les morts, j'ai présenté moi-même vos prières au Seigneur. » 2° Ils s'interposent en notre faveur, ainsi qu'on le voit au livre de Job (XXXIII) : « Si l’ange choisi entre mille parle pour l’homme et qu'il annonce au Seigneur l’équité de cet homme, Dieu aura compassion de lui. » Le prophète Zacharie dit encore (I) : « L'ange du Seigneur parla ensuite et dit : Seigneur des armées, jusqu'à quand différerez-vous de faire miséricorde à Jérusalem et aux villes de Juda contre lesquelles votre colère est émue ? Voici déjà la soixante et dixième année de leur ruine. » 3° Ils nous apportent les ordres de Dieu. Daniel (IX) rapporte que Gabriel vola vers lui pour lui dire: « Dès le commencement de votre prière, j'ai reçu cet ordre de Dieu (la Glose), et je suis venu pour vous découvrir les choses dont le Seigneur m’a chargé de vous instruire, parce que vous êtes un homme de désirs. » Saint Bernard parle ainsi sur ces trois fonctions des anges dans son livre sur le Cantique des Cantiques: « L'ange court du bien-aimé à la bien-aimée, offrant les voeux, rapportant les présents. Il émeut celle-ci et apaise celui-là. »
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Sixièmement, il faut les honorer parce qu'ils sont les nobles soldats du roi éternel, d'après ce qu'il est dit dans Job (XXV) : « Peut-on compter le nombre de ses soldats? » Parmi les soldats du roi, nous en voyons qui demeurent à sa cour, l’accompagnent et se livrent à des chants en son honneur pour le distraire; quelques-uns gardent les villes et les places fortes du royaume ; d'autres combattent ses ennemis; il en est de même des soldats de J.-C. dont nous venons de parler ; toujours à la cour céleste, c'est-à-dire au ciel empirée, ils accompagnent le Roi des rois, et. en son honneur ils chantent constamment des cantiques de liesse et de gloire en disant: « Saint, saint, saint : Bénédiction, gloire, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu dans les siècles des siècles. » (Apoc., VII.) D'autres sont préposés à la garde des villes, des banlieues, des campagnes et des camps. Ce sont ceux qui sont établis pour nous garder, qui sont les gardiens des vierges, des continents, des mariés et des communautés religieuses : « Jérusalem, est-il dit au ch. XIII d'Isaïe, j'ai établi des gardiens sur tes murs. » D'autres enfin combattent les ennemis de Dieu, c'est-à-dire les démons. « Il y eut, dit l’Apocalypse, un grand combat dans le ciel, c'est-à-dire d'après une explication, dans l’église militante. Michel et ses anges combattaient avec le dragon. »
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Septièmement enfin, on doit honorer les anges, parce qu'ils sont les consolateurs des affligés. « L'ange, dit Zacharie (I), m’adressait de bonnes et consolantes paroles.» L'ange dit à Tobie (V) : « Ayez bon courage. » Ils exécutent cette fonction de trois manières : 1° en donnant de la vigueur et de la force. Daniel était tombé de frayeur, quand l’ange le toucha et lui dit (X) : « Ne craignez pas; la paix soit avec vous : reprenez vigueur et soyez ferme. » 2° En préservant de l’impatience. « Le Seigneur, dit le Psaume XC a ordonné à ses anges de vous garder dans toutes vos voies ; ils vous porteront sur leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre la pierre. » 3° En calmant et affaiblissant la tribulation elle-même : Daniel l’indique (III) quand il rapporte que l’ange du Seigneur descendit avec les trois enfants dans la fournaise et excita au milieu d'elle un vent frais et une douce rosée.
(147) SAINT JÉRÔME *
Jérôme tire son étymologie de gerar, saint, et de nemus, bois, comme on dirait bois saint, ou bien de norna, qui veut dire loi. C'est pour cela que sa légende dit que Jérôme signifie loi sainte. En effet il fut saint, c'est-à-dire, ferme, ou pur, ou couvert de sang, ou destiné aux fonctions sacrées, comme l’on dit des vases sacrés du temple, qu'ils sont destinés à des usages saints. Il fut saint, c'est-à-dire, ferme en bonnes oeuvres, à cause de la longanimité de sa persévérance, et pur en son esprit : et couvert de sang, par la méditation de la passion du Seigneur : il fut consacré à de saints usages, en interprétant et en expliquant l’Écriture sainte. Il signifie bois; parce qu'il habita quelque temps dans un bois; il veut dire loi, par rapport à la discipline régulière qu'il enseigna, à ses moines, ou bien encore parce qu'il expliqua et interpréta la loi sainte. Jérôme signifie encore, vision de beauté, ou juge des discours. La beauté est multiple; la première est la spirituelle, qui réside dans l’âme; la seconde est la morale, qui consiste dans l’honnêteté des mœurs ; la troisième est l’intellectuelle, qui est la beauté des anges : la quatrième est la supersubstantielle, qui appartient à Dieu; 1a cinquième est la céleste, qui réside dans la patrie des saints.
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Jérôme vit en lui et posséda cette quintuple beauté. Il posséda la spirituelle, dans ses différentes vertus; la morale, par l’honnêteté de sa vie ; l’intellectuelle, dans sa pureté éminente ; la supersubstantielle, dans son ardente charité ; la céleste, dans sa charité éternelle ou excellente. Il fut juge, des discours, des siens et de ceux des autres ; des siens, en ne parlant qu'avec poids ; de ceux des autres, en approuvant ce qu'ils contenaient de vrai, en réfutant ce qui s'y rencontrait de faux, et en exposant les choses douteuses.
* Cette légende parait compilée sur une prétendue vie du saint par Eusèbe de Crémone et rapportée en tête des couvres de saint Jérôme.
Jérôme fut le fils d'un homme noble nommé Eusèbc, et originaire de la ville de Stridonie, sur les confins de la Dalmatie et de la Pannonie. Jeune encore, il alla à Rome où il étudia à fond les lettres grecques, latines et hébraïques. Son maître de grammaire fut Donat, et celui de rhétorique, l’orateur Victorin. Il s'adonnait nuit et jour à l’étude des saintes Ecritures. Il y puisa avec avidité ces connaissances qu'il répandit dans la suite avec abondance. A une époque, il le dit dans une lettre à Eustachius, comme il passait le jour à lire Cicéron et la nuit à lire Platon, parce que le style négligé des livres des Prophètes ne lui plaisait pas, vers le milieu du carême, il fut saisi d'une fièvre tellement subite et violente, que son corps se refroidit, et la, chaleur vitale s'était retirée dans sa poitrine. Déjà qu’on préparait ses funérailles, quand tout à coup, il est traîné au tribunal du souverain juge qui lui demanda quelle était sa qualité, il répondit ouvertement qu'il était chrétien. « Tu mens, lui dit le juge; tu es cicéronien, tu n'es pas chrétien car où est ton trésor, là est ton coeur. »
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Jérôme se tut alors et aussitôt le juge le fit fouetter fort rudement Jérôme se mit à crier : « Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi. » Ceux qui étaient présents se mirent en même temps à prier le juge de pardonner à ce jeune homme. Celui-ci proféra ce serment : « Seigneur, si jamais je possède des livres profanes, si j'en lis, c'est que je vous renierai. »
Sur ce serment, il fut renvoyé et soudain il revint à la vie. Alors il se trouva tout baigné de larmes, et il remarqua que ses épaules étaient affreusement livides des coups reçus devant le tribunal de Dieu. Depuis, il lut les livres divins avec le même zèle qu'il avait lu auparavant les livres païens. Il avait vingt-neuf ans quand il fut ordonné cardinal prêtre dans l’église romaine. A la mort du pape Libère, Jérôme fut acclamé par tous digne du souverain pontificat. Mais ayant repris la conduite lascive de quelques clercs et des moines, ceux-ci, indignés à l’excès, lui tendirent des pièges. D'après Jean Beleth, ce fut au moyen d'un vêtement de femme qu'ils se moquèrent de lui d'une façon honteuse. En effet Jérôme s'étant levé comme de coutume pour les matines trouva un habit de femme que ses envieux avaient mis auprès de son lit, et croyant que c'était le sien, il s'en revêtit et s'en alla ainsi à l’église. Or, ses ennemis avaient agi de la sorte afin qu'on crût à la présence d'une femme dans la chambre du saint. Celui-ci, voyant jusqu'où ils allaient, céda à leur fureur et se retira chez saint Grégoire de Nazianze, évêque de la ville de Constantinople
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Après avoir appris de lui les saintes lettres, il courut au désert et il y souffrit pour J.-C. tout ce qu'il raconte lui-même à Eustochium en ces termes : « Tout le temps que je suis resté au désert et dans ces vastes solitudes qui, brûlées par les ardeurs du soleil, sont pour les moines une habitation horrible, je me croyais être au milieu des délices de Rome. Mes membres déformés étaient recouverts d'un cilice qui les rendait hideux; ma peau, devenue sale, avait pris la couleur de la chair des Ethiopiens. Tous les jours se passaient dans les larmes ; tous les jours des gémissements, et si quelquefois un sommeil importun venait m’accabler, la terre nue servait de lit à mes os desséchés. Je ne parle point du boire ni du manger, quand les malades eux-mêmes usent d'eau froide, et quand manger quelque chose de cuit est un péché de luxure : et tandis que je n'avais pour compagnons que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je me trouvais en esprit dans les assemblées des jeunes filles ; et dans un corps froid, dans une chair déjà morte, le feu de la débauche m’embrasait. De là des pleurs continuels. Je soumettais ma chair rebelle à des jeûnes pendant des semaines entières. Les jours et les nuits étaient tout un le plus souvent, et je ne cessais de me frapper la poitrine que quand le Seigneur m’avait rendu à la tranquillité. Ma cellule elle-même me faisait peur, comme si elle eût été le témoin de mes pensées. Je m’irritais contre moi, et seul je m’enfonçais dans les déserts les plus affreux. Alors, Dieu m’en est témoin, après ces larmes abondantes il me semblait quelquefois être parmi les chœurs des anges. »
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Il fit ainsi pénitence pendant quatre ans, après quoi il revint à Bethléem, où il s'offrit à rester comme un animal domestique auprès de la crèche du Seigneur. Il relisait les ouvrages de sa bibliothèque qu'il avait rassemblée avec le plus grand soin, ainsi que d'autres livres; et jeûnait jusqu'à la fin du jour. Il réunit autour de lui un grand nombre de disciples, et consacra quarante-cinq ans et six mois à traduire les Ecritures ; il demeura vierge jusqu'à la fin de sa vie. Bien que dans cette légende, il soit dit qu'il fut toujours vierge, il s'exprime cependant ainsi dans une lettre à Pammachius : « Je porte la virginité dans le ciel, non pas que je l’aie. » Enfin sa faiblesse l’abattit au point que couché en son lit, il était réduit, pour se lever, à se tenir par les mains à une corde attachée à une poutre, afin de suivre comme il le pouvait, les offices du monastère.
Une fois, vers le soir, alors que saint Jérôme était assis avec ses frères pour écouter une lecture de piété, tout à coup un lion entra tout boitant dans le monastère. A sa vue, les frères prirent tous la fuite; mais Jérôme s'avança au-devant de lui comme il l’eût fait pour un hôte. Le lion montra alors qu'il était blessé au pied, et Jérôme appela les frères en leur ordonnant de laver les pieds du lion et de chercher avec soin la place de la blessure. On découvrit que des ronces lui avaient déchiré la plante des pieds. Toute sorte de soins furent employés et le lion guéri, s'apprivoisa et resta avec la communauté comme un animal domestique. Mais Jérôme voyant que ce n'était pas tant pour guérir le pied du lion que pour l’utilité qu'on en pourrait retirer que le Seigneur le leur avait envoyé, de l’avis des frères, il lui confia le soin de mener lui-même au pâturage et d'y garder l’âne qu'on emploie à apporter du bois de la forêt.
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Ce qui se fit : car l’âne ayant été confié au lion, celui-ci, comme un pasteur habile, servait de compagnon à l’âne qui allait tous les jours aux champs, et il était son défenseur le plus vigilant durant qu'il paissait çà et là. Néanmoins, afin de prendre lui-même sa nourriture et pour que l’âne pût se livrer à son travail d'habitude, tous les jours, à des heures fixes, il revenait avec lui à la maison. Or, il arriva que comme l’âne était à paître, le lion s'étant endormi d'un profond sommeil, passèrent des marchands avec des chameaux : ils virent l’âne seul et l’emmenèrent au plus vite. A son réveil, le lion ne trouvant plus son compagnon, se mit à courir çà et là en rugissant. Enfin, ne le rencontrant pas, il s'en vint tout triste aux portes du monastère, et n'eut pas la hardiesse d'entrer comme il le faisait d'habitude, tant il était honteux. Les frères le voyant rentrer plus tard que de coutume et sans l’âne, crurent que, poussé par la faim, il avait mangé cette bête; et ils ne voulurent pas lui donner sa pitance accoutumée, en lui disant : « Va manger ce qui t'est resté de l’ânon, va assouvir ta gloutonnerie. » Cependant comme ils n'étaient pas certains qu'il eût commis cette mauvaise action, ils allèrent aux pâtures voir si, par hasard, ils ne rencontreraient pas un indice prouvant que l’âne était mort, et comme ils ne trouvèrent rien, ils vinrent raconter le tout à saint Jérôme. D'après les avis du saint, on chargea le lion de remplir la fonction de l’âne ; on alla couper du bois et on le lui mit sur le dos.
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Le lion supporta cela avec patience: mais un jour qu'il avait rempli sa tâche, il alla dans la campagne et se mit à courir çà et là, dans le désir de savoir ce qui était advenu de son compagnon, quand il vit venir au loin des marchands conduisant des chameaux chargés et un âne en avant. Car l’usage de ce pays est que quand on va au loin avec des chameaux, ceux-ci afin de pouvoir suivre une route plus directe, soient précédés par un âne qui les conduit au moyen d'une corde attachée à son cou. Le lion ayant reconnu l’âne, se précipita sur ces gens avec d'affreux rugissements et les mit tous en fuite. En proie à la colère, frappant avec force la terre de sa queue, il força les chameaux épouvantés d'aller par devant lui à l’étable du monastère, chargés comme ils l’étaient. Quand les frères virent cela, ils en informèrent saint Jérôme : « Lavez, très chers frères, dit le saint, lavez les pieds de nos hôtes ; donnez-leur à manger et attendez là-dessus la volonté du Seigneur. » Alors le lion se mit à courir plein de joie dans le monastère comme il le faisait jadis, se prosternant aux pieds de chaque frère. Il paraissait, en folâtrant avec sa queue, demander grâce pour une faute qu'il n'avait pas commise. Saint Jérôme, qui savait ce qui allait arriver, dit aux frères : « Allez, mes frères, préparer ce qu'il faut aux hôtes qui viennent ici. » Il parlait encore quand un messager annonça qu'à la porte se trouvaient des hôtes qui voulaient voir l’abbé. Celui-ci alla les trouver; les marchands se jetèrent de suite à ses pieds, lui demandant pardon pour la faute dont ils s'étaient rendus coupables. L'abbé les fit relever avec bonté et leur commanda de reprendre leur bien et de ne pas voler celui des autres. Ils se mirent alors à prier saint Jérôme d'accepter la moitié de leur huile et de les bénir. Après bien des instances, ils contraignirent le saint à accepter leur offrande. Or, ils promirent de donner aux frères, chaque année, une pareille quantité, d'huile et d'imposer la même obligation à leurs héritiers *.
* On prétend que toute cette histoire du lion est attribuée à la légende de saint Jérôme, par l’erreur d'un copiste qui aurait lu dans le Pré spirituel (ch. CVII) Hyéronime au lieu de Gérasime.
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Autrefois chacun chantait à l’église ce qu'il voulait mais l’empereur Théodose, d'après Jean Beleth (ch. XIX), pria le pape Damase de confier à quelque savant le soin de régler l’office ecclésiastique. Le pape qui savait saint Jérôme instruit à fond dans les langues grecque et hébraïque et dans toutes les sciences, le chargea de cette rédaction. Alors saint Jérôme partagea le psautier entre les féries et assigna à chacune d'elles un nocturne particulier ; il institua de chanter à la fin de chaque psaume le Gloria Patri, selon que le rapporte Sigebert. Ensuite il mit dans un ordre convenable les épîtres et les évangiles qu'on devait chanter dans tout le cours de l’année, enfin tout ce qui concerne l’office, excepté le chant. De Bethléem il envoya son travail au souverain Pontife qui en fit de grands éloges ainsi que les cardinaux et qui en confirma l’usage pour la suite. Après quoi saint Jérôme se fit construire un tombeau à l’entrée de la grotte où Notre-Seigneur fut enseveli; et ce fut là, après avoir accompli quatre-vingt-dix ans et six mois, qu'il reçut la sépulture. On voit quel profond respect eut pour lui saint Augustin par les lettres qu'il lui adressa. Dans l’une, d'elles, il lui écrit en ces termes : «
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Au, seigneur très cher, et très honoré, et honorable ami Jérôme, Augustin, salut, etc. » Autre part, il écrit ainsi de lui : « Le prêtre Jérôme, très versé dans le grec, le latin et l’hébreu, vécut jusqu'à une extrême vieillesse dans les saints lieux, se livrant à l’étude des saintes lettres. La sublimité de ses discours brille de l’Orient à l’Occident comme la lumière du soleil. » Saint Prosper en ses chroniques en parle ainsi: « Jérôme, prêtre illustre dans le monde entier, habitait Bethléem, il rendit des services à l’église par son génie éminent et ses travaux. » Le saint parle aussi de soi-même en ces termes à Albigensis : « Il n'y a rien que je n'aie évité avec soin dès mon enfance comme l’esprit d'orgueil et la fierté de caractère qui attirent la colère de Dieu.». Il dit autre part : « J'ai de l’appréhension dans les choses qui paraissent certaines. » Plus loin: « Dans le monastère, nous exerçons l’hospitalité de tout tueur; tous ceux qui viennent à nous, excepté les hérétiques, nous les recevons avec un visage gai et nous leur lavons les pieds à leur arrivée. Isidore s'exprime ainsi dans son livre des Etymologies * : « Jérôme possédait trois langues; son interprétation est préférée à celle des autres, parce qu'il saisit mieux la valeur des termes, et que ses expressions sont claires et nettes ; en outre, parce qu'il est chrétien, il est plus sûr. » Sévère Sulpice, disciple de saint Martin, dans un de ses dialogues, parle, en ces termes, de saint Jérôme, son contemporain : « Saint Jérôme, indépendamment du mérite de sa foi et de ses vertus, était instruit dans le
* Liv. VI.
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latin, le grec et même l’hébreu, à tel point que personne n'oserait se comparer à lui pour telle science que ce fût : ses combats et ses luttes contre les méchants étaient de tous les jours et de tous les instants : les hérétiques le haïrent parce que toujours il les attaqua; les clercs le haïrent parce qu'il reprit leurs crimes et leur manière de vivre : mais les gens de bien, sans exception, ne cessent de l’admirer et de l’aimer. En effet, tous ceux qui le pensent hérétique sont des extravagants. Toujours occupé à lire, toujours au milieu des livres, il ne se repose ni le jour, ni, la nuit. Toujours ou bien il lit ou bien il écrit. » Ainsi qu'on peut s'en assurer par ce qu'il en dit lui-même, il eut à souffrir d'un grand nombre de persécuteurs et de détracteurs. Mais il supporta de bon coeur ces persécutions. C'est ce qu'il écrit à Asella : « Je rends grâce à Dieu d'être digne de la haine du monde. On se moque de moi comme d'un malfaiteur; mais je sais que, pour arriver au ciel, il faut supporter la bonne comme la mauvaise renommée. Plût à Dieu que, pour le nom de mon Seigneur et pour la justice, la foule entière des infidèles me poursuivît. Que le monde ne peut-il s'élever encore avec plus de fureur pour m’avilir ! Je n'espère qu'une récompense: c'est de mériter les éloges de J.-C. et la réalisation de ses promesses. Il est doux, il est bon d'être éprouvé, quand on peut en attendre la rémunération de J. -C. dans le ciel. Les malédictions ont beau être grandes, si elles sont compensées par les encouragements de Dieu. » Il mourut vers l’an du Seigneur 398.
(148) SAINT REMI
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Remi vient de rameur, qui conduit et dirige le navire. Ou de rames, instruments à l’aide desquels on mène le vaisseau. Il vient de plus de gyon, lutte. En effet saint Remi gouverna l’église et la préserva du naufrage ; il la conduisit à la porte du paradis, et il combattit pour elle contre les embûches du diable.
Saint Remi convertit à J.-C. le roi et la nation des Francs. En effet ce roi avait épousé une femme très chrétienne nommée Clotilde qui employait inutilement tous les moyens pour convertir son mari à la foi: Ayant mis au monde un fils, elle voulut qu'il fût baptisé; le roi s'y opposa formellement : or, comme elle n'avait pas de plus pressant désir, elle finit par obtenir le consentement de Clovis; et l’enfant fut baptisé; mais peu de temps après, il mourut subitement. Le roi dit à Clotilde : « On voit maintenant que le Christ est un dieu de maigre valeur, puisqu'il n'a pu conserver à la vie celui par lequel sa croyance pouvait être accrue. » Clotilde lui dit : « Bien au contraire, c'est en cela que je me sens singulièrement aimée de mon Dieu, puisque je sais qu'il a repris le premier fruit de mon sein ; il a donné à mon fils. un royaume infiniment meilleur que le tien. » Or, elle conçut de nouveau et mit au monde un second fils qu'elle fit baptiser au plus tôt ainsi que le premier; quand tout à coup, il tomba si gravement malade qu'on désespéra de sa vie.
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Alors le roi dit à son épouse : « Vraiment ton dieu est bien faible pour ne pouvoir conserver à la vie quelqu'un baptisé en son nom : quand tu en engendrerais un mille et que tu les ferais baptiser, tous ils périront de même. Cependant l’enfant entra en convalescence et recouvra la santé ; il régna même après son père. Or, cette femme fidèle s'efforçait d'amener son mari à 1a foi, mais celui-ci résistait d'une manière absolue. (Dans une autre fête de saint Remi qui se trouve après l’Epiphanie, on a dit comment il fut converti,) Et quand le roi Clovis eut été fait chrétien, il voulut doter l’église de Reims, et dit à saint Remi : « Je vous veux donner tout le terrain dont vous pourrez faire le, tour pendant ma méridienne *. »Ainsi fut fait. Mais sur un point du terrain que Remi parcourait, se trouvait un moulin, et le meunier repoussa le saint avec indignation. Saint Remi lui dit : « Mon ami, souffre sans te plaindre que nous partagions ce moulin. » Cet homme le repoussa encore, mais aussitôt la roue du moulin se mit à tourner à rebours ; il appela alors saint Remi en lui disant : « Serviteur de Dieu, venez, et possédons le moulin en commun. » Le saint lui répondit : « Ce ne sera ni à toi, ni à moi. » Et à l’instant la terre s'entr'ouvrit et engloutit entièrement le moulin. Saint Remi, prévoyant qu'il y aurait une famine, amassa beaucoup de blé ; des paysans ivres, pour se moquer de la prudence du vieillard mirent le feu au magasin. Quand saint Remi apprit cela, à raison des glaces de l’âge et du soir qui était arrivé il se mit à se chauffer et dit tranquillement : « Le feu est bon en tout temps, cependant les hommes qui ont agi ainsi, et leurs descendants auront les membres virils rompus et leurs femmes seront goitreuses. »
* Flodoard, c. XIV.
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Il en fut ainsi jusqu'au temps où ils furent dispersés par Charlemagne *. Or, il faut noter que la fête de saint Remi qui se célèbre au mois de janvier est le jour de son bienheureux trépas tandis que ce jour est la fête de sa translation. Après son décès, son corps était porté dans un cercueil en l’église des saints Timothée et Apollinaire ; mais arrivé à l’église de saint Christophe, il devint tellement pesant qu'il n'y eut plus possibilité de le mouvoir. On fut donc forcé de prier le Seigneur de daigner indiquer si, par hasard, il ne voulait pas que Remi fût inhumé dans cette église où il n'y avait encore aucune autre relique de saint : et à l’instant, on souleva le corps avec grande facilité, tant il était devenu léger! et on l'y déposa avec beaucoup de pompe. Or, comme il s'y opérait une infinité de miracles, on agrandit l’église et on construisit une crypte derrière l’autel; mais quand il fallut lever le corps pour l’y placer, on ne put le remuer. On passa la nuit en prières et à minuit, tout le monde s'étant endormi, le lendemain, c'est-à-dire, le jour des calendes (1er) d'octobre, on trouva que le cercueil avait été porté, dans cette crypte par les anges avec le corps, de saint Remi.
* Flodoard (c. XVII) rapporte cette malédiction du saint ; les hommes auraient eu une affliction qui n'aurait été autre qu'une hernie. Il se sert du mot ponderosi.
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Ce fut longtemps après qu'on en fit, à pareil jour, la translation, avec une châsse d'argent, dans la crypte qui avait reçu de riches décorations *.
Saint Remi vécut vers l’an du Seigneur 490.
* Cf. Flodoard, passim..
(149) SAINT LÉGER **
Saint Léger était orné de toutes les vertus, quand il fut promu à l’évêché d'Autun. A la mort du roi Clotaire, il fut étrangement accablé par le soin des affaires du royaume; mais, par la volonté de Dieu et de l’avis des seigneurs, il établît roi Childéric, frère de Clotaire, jeune homme d'une haute capacité. Ebroïn, de son côté, faisait tous ses efforts pour élever sur le trône Thierry, frère de. ce Childéric ; ce n'était pas l’intérêt de l’Etat qui l’animait, mais c'est qu'ayant perdu le pouvoir et s'étant attiré la haine de tous, il avait à redouter la colère du prince et des seigneurs. Ebroïn effrayé entra dans un monastère, après en avoir demandé l’autorisation au roi. Quand elle lui eut été accordée, Childéric mit son frère Thierry sous bonne garde, de peur qu'il ne machinât quelque complot contre le royaume, et, grâce à la sainteté et à la prévoyance de l’évêque, on jouit généralement d'une paix merveilleuse. Peu après cependant, le roi, entraîné au mal par de mauvais conseillers, conçut une haine tellement profonde
** Tiré de ses actes écrits par des auteurs contemporains.
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l’homme de Dieu, qu'il s'attacha à chercher l’occasion et les moyens de le faire mourir. Or, l’évêque, qui supportait tout avec douceur et qui accueillait ses ennemis comme s'ils eussent été ses amis, s'arrangea avec le roi pour qu'il célébrât la fête du jour de Pâques dans la ville dont il était le prélat. Et, cette nuit-là même, on lui dit que le roi avait décidé de mettre à exécution, précisément dans la nuit de Pâques, ses projets de mort contre sa personne. Mais le saint, qui ne craignait rien, dans ce même jour avec le roi, et échappa à son persécuteur en allant servir le Seigneur dans le monastère de Luxeuil, où il rendit les services de la charité la plus attentive à Ebroïn, qui y vivait caché sous l’habit monacal. Peu de temps après, le roi mourut, et Thierry fut élevé sur le trône. Ce fut à cette occasion que Léger, touché des larmes. et des prières de son peuple et forcé par les ordres de l’abbé, retourna à son siège., Aussitôt encore, Ebroïn jeta le froc et fut établi sénéchal du roi. S'il avait été méchant auparavant, il devint bien pire après; aussi employait-il tous les moyens pour parvenir à faire occire saint Léger. Des soldats furent envoyés pour le prendre, et quand Léger le sut, il céda à leur fureur, et au moment qu'il sortait de la ville, revêtu de ses habits pontificaux, les soldats se saisirent de sa personne et lui arrachèrent aussitôt les yeux. Deux ans après, saint Léger fut amené au palais du roi avec son frère Garin, que Ebroïn avait exilé.
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Comme il répondait avec calme et sagesse aux insultes d'Ebroïn, cet impie ordonna que Garin fût écrasé à coups de pierres, et que le saint évêque fût mené une journée entière, nu-pieds, dans le lit d'un fleuve qui roulait sur des pierres très aiguës. Mais apprenant qu'au milieu de ces tourments, saint Léger louait Dieu, il lui fit couper la langue; après quoi, il le confia à un gardien vigilant, dans l’intention de le réserver à de nouveaux supplices. Cependant, le saint évêque né perdit pas l’usage de la parole, matis il prêchait et exhortait comme il le pouvait ; il prédit encore à quelle époque et de quelle manière Ebroïn et lui mourraient. Alors, une lumière immense en forme de couronne entoura sa tête ; beaucoup de ceux qui en furent les témoins lui demandèrent ce que c'était. Mais le saint, après s'être prosterné en prières, rendit grâces à Dieu et avertit tous les assistants d'améliorer leur conduite. Quand Ebroïn fut instruit de cela, il envoya de colère quatre bourreaux auxquels il donna l’ordre de couper la tète à saint Léger. Or, pendant que ceux-ci le conduisaient, il leur dit : « Vous n'avez pas besoin de vous fatiguer plus longtemps : accomplissez ici' les voeux de celui qui vous a envoyés. » A ces mots, trois d'entre eux furent tellement touchés qu'ils se jetèrent à ses pieds, en lui demandant pardon; mais le quatrième, après l’avoir décapité, fut aussitôt saisi par le démon, et termina misérablement sa vie en se précipitant dans le feu. Deux ans après, Ebroïn apprit que le corps du saint homme opérait de nombreux et éclatants miracles; toujours rempli d'une misérable jalousie, il envoya un soldat afin de savoir par lui ce qu'il y avait de vrai en ce bruit.
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Or, ce soldat orgueilleux et insolent, ne fut pas plus tôt arrivé, qu'il frappa du pied la tombe du saint, en s'écriant « Meure celui qui pense qu'un mort puisse faire des miracles ! » Mais il fut bientôt saisi par le démon et mourut subitement. Cette mort rendit encore le saint plus célèbre. A ces nouvelles, Ebroïn, de plus en plus outré d'envie, prit tous les moyens d'étouffer la renommée de saint Léger; mais, selon que celui-ci l’avait prédit, cet impie périt traîtreusement par le glaive.
Or, saint Léger souffrit vers l’an du Seigneur 680, du temps de Constantin IV.
(150) SAINT FRANÇOIS *
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François s'appela, d'abord Jean, mais, dans la suite; il changea de nom et s'appela François. Il paraît que ce fut pour plusieurs motifs que ce changement eut lieu. 1° Comme souvenir d'une chose merveilleuse; savoir: qu'il reçut de Dieu d'une manière miraculeuse le don de la langue française ; ce qui fait dire dans sa légende que, toujours, quand il était embrasé du feu de l’Esprit Saint, il exprimait en français ses émotions brûlantes. 2° Afin que son ministère fût manifesté; c'est pour cela qu'il est dit dans sa légende que ce fut par un effet de la sagesse divine qu'il, fut ainsi appelé, afin que par ce nom singulier, que personne n'avait encore porté, le but de son ministère fût plus vite connu dans tout l’univers. 3° Pour indiquer les résultats qu'il devait obtenir; car, ainsi, on donnait à comprendre que, par lui et par ses enfants, il devait rendre francs et libres une quantité d'esclaves du péché et du démon. 4° A raison de sa magnanimité de cœur, car franc vient de férocité; il y a, en effet., dans le caractère français; un instinct de férocité joint à la magnanimité. 5° En raison de la vertu de sa parole, qui tranchait dans le vice comme une francisque. 6° Pour la terreur que le démon ressentait quand François le mettait en fuite. 7° Pour sa sécurité dans la vertu, la perfection de ses oeuvres et l’honnêteté de sa manière de vivre. On dit, en effet, que les francisques étaient des insignes ayant la forme de haches, portées au-devant des consuls, comme marque .de terreur, de sécurité et d'honneur tout à la fois.
François, le serviteur et l’ami du Très-Haut, né dans la ville d'Assise, et négociant, vécut dans la vanité jusqu'à l’âge de près de vingt ans. Notre-Seigneur se servit du fouet de l’infirmité pour le corriger et le changea subitement en un autre homme, en sorte que, dès cet instant, l’esprit de prophétie commença à se faire remarquer en lui. Une fois, en effet, que pris avec beaucoup d'autres par des Pérousins, il avait été mis en une dure prison, quand tous ses compagnons étaient dans la tristesse, seul il entra dans des transports de joie ; et comme ils l’en reprenaient, il leur dit : « Vous saurez que si je me réjouis, c'est que je. serai honoré, comme un saint, du monde entier. »
* Cette légende est compilée d'après les Vies du Saint et les Chroniques de l’Ordre de Saint-François.
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Un jour, dans un voyage qu'il faisait à Rome par dévotion, il se dépouilla de ses habits et prenant ceux d'un pauvre, il s'assit au milieu des mendiants devant l’église de Saint-Pierre; il mangea avidement avec eux, comme l’un d'entre eux; ce qu'il eût fait plus souvent s'il n'eût été retenu par respect pour lés personnes de sa connaissance. L'antique ennemi s'efforçait de le détourner de son bon propos, et lui rappela le souvenir d'une femme de son pays monstrueusement bossue, en le menaçant de le rendre comme elle, s'il ne se désistait de son entreprise ; mais le Seigneur qui le fortifia lui fit entendre ces paroles : « François, les choses amères, prends-les pour douces, et méprise-toi toi-même, si tu désires me connaître. » Il rencontra lors un lépreux, et quoique tous ceux qui sont affligés de cette maladie soient un sujet d'horreur, il se rappela l’oracle divin et courut embrasser ce lépreux, qui disparut aussitôt après. A l’instant il se hâte d'aller dans les asiles des lépreux, leur embrasse les mains avec dévotion et leur donne de l’argent. II entre pour faire sa prière dans l’église de Saint-Damien, et une image du Christ lui adresse miraculeusement ces paroles :
« François, va réparer ma maison, qui, comme tu le vois, s'écroule de toutes parts. » A dater de ce moment, son âme s'était comme fondue et la compassion pour J.-C. crucifié fut merveilleusement empreinte en son cœur. Il mit tous ses soins à réparer l’église, et après avoir vendu ce qu'il avait, il voulait en donner l’argent à un prêtre; comme celui-ci refusait de le recevoir par crainte des parents de François, le saint jeta cet argent, en sa présence, comme une poussière méprisable.
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Ce fut alors que son père le fit saisir et lier, mais François lui rendit le prix de la vente de ses biens, et se défit pareillement de son habit; dans cet état de nudité il se jeta dans les bras du Seigneur, et se revêtit d'un cilice. Le serviteur de Dieu appelle alors un simple particulier qu'il regarde comme son père en sollicitant ses bénédictions à la place de celui qui l’accablait de malédictions. Son frère le rencontra, un jour d'hiver, couvert de haillons, et en. prières. En le voyant tout grelottant, il dit à quelqu'un : « Demande à François de te vendre une once de sueur. » Ce qu'entendant François, il répondit : « Vraiment j'en vendrai à mon Seigneur*.» Un jour qu'il avait entendu ces paroles adressées par Notre-Seigneur à ses disciples, quand il les envoya prêcher, à l’instant il se mit en devoir de les pratiquer toutes à la lettre : il ôte ses souliers, se couvre d'une seule tunique, encore est-elle grossière et à la place d'une ceinture de cuir, il emprunte une corde. Par un temps de neige, et passant dans une forêt, il fut pris par des larrons; ils lui demandèrent qui il était, il répondit qu'il est le héraut de Dieu. Alors ils le prirent et le jetèrent dans la neige, en disant: « Dors, rustique héraut de Dieu. »
Beaucoup de nobles et de roturiers, tant clercs que laïques, quittèrent les pompes du monde pour s'attacher à lui. Ce père en sainteté leur enseigna à pratiquer la perfection évangélique, à embrasser la pauvreté et à marcher dans: la voie de la sainte simplicité.
* Chronique de l’Ordre de Saint-François, Ire p. l. I, c. v.
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Il écrivit en outre une règle évangélique pour lui et les frères qu'il avait et qu'il aurait, règle qui fut confirmée par le pape Innocent III. Depuis lors, il commença à répandre avec plus de ferveur que jamais la semence de la parole de Dieu, et à parcourir les villes et les bourgs, animé d'un zèle admirable.
— Il y avait un frère qui, extérieurement, paraissait d'une éminente sainteté, toutefois il était fort original; il observait la règle du silence avec une telle rigueur qu'il ne se confessait que par signes et non de vive voix. Tout le monde le louait comme un saint, mais l’homme de Dieu vint dire :
« Cessez, mes frères, de louer en lui des illusions diaboliques : Qu'on l’avertisse de se confesser une fois ou deux par semaine; que s'il ne le fait pas, il y a tentation du diable et supercherie. » Quand les frères donnèrent cet. avis à cet homme, il mit un doigt sur sa bouche et secouant la tête, il fit signe qu'il ne se confesserait pas. Peu de jours après; il retourna à son vomissement et mourut après avoir passé sa vie dans des actions criminelles.
— Dans un voyage, le serviteur de Dieu fatigué allait monté sur un âne; son compagnon frère Léonard d'Assises, qui . était aussi fatigué, se mit à penser et à dire en lui-même : « Ses parents et les miens ne jouaient pas de pair ensemble. » A l’instant l’homme de Dieu descendit de son âne et dit à son frère : « Il n'est pas convenable que j'aille sur un âne et que vous alliez à pied, car vous avez été plus noble que moi. » Le frère, stupéfait, se jeta aux pieds du père et lui demanda pardon.
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— Il rencontra, un jour sur son passage, une femme noble qui marchait à pas précipités. Le saint eut pitié de sa fatigue et de l’état d'oppression qui en était la suite; il lui demanda ce qu'elle cherchait
« Priez pour moi, mon père, lui dit-elle, parce que mon mari m’empêche de mettre à exécution un salutaire propos que j'ai résolu de suivre; et il me gêne fort de servir J.-C. » Saint François lui dit :
« Allez, ma fille, dans peu, vous en recevrez de la consolation, et vous lui annoncerez, de la part de Dieu tout-puissant et de la mienne, que c'est maintenant pour lui le temps du salut, plus tard, ce sera celui de la justice. » Cette femme rapporta ces paroles à son mari qui se trouva changé tout d'un coup et promit de garder la continence.
— Un paysan mourait de soif dans un lieu désert; le saint lui obtint au même endroit une fontaine par ses prières.
— Par l’inspiration du Saint-Esprit, il révéla le secret suivant à un des frères qui était de ses intimes : « Il existe aujourd'hui sur la terre un serviteur de Dieu, en faveur duquel, tant qu'il sera en vie, le Seigneur ne permettra pas que la famine sévisse sur les hommes. » Or, on raconte que la prédiction se réalisa effectivement : mais quand il fut mort, il en arriva tout autrement; car, après son heureux trépas, il apparut au même frère et lui dit : « Voici la famine, que, tout le temps de ma vie, le Seigneur ne laissa pas venir sur la terre.»
— A la fête de Pâques, les frères grecs du désert avaient préparé la table d'une manière plus recherchée qu'à l’ordinaire, avec des nappes et des verres ; quand l’homme de Dieu eut vu cela, il se retira à l’instant; il se mit sur la tête le chapeau d'un pauvre qui se trouvait là pour lors, et un bâton à la main, il sort dehors et va attendre à la porte. Pendant que les frères étaient à table, il criait à la porte que, pour l’amour de Dieu, ils donnassent l’aumône à un pèlerin pauvre et infirme.
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On appelle le pauvre, on le fait entrer : il s'assied par terre à l’écart et pose son plat sur la cendre. Les frères, voyant cela, furent tout stupéfaits, et il leur dit «J'ai vu la table parée et ornée, je me suis aperçu que ce n'est pas là l’ordinaire de pauvres qui vont mendier de porte en porte. »
Il aimait à tel point la pauvreté en lui et chez les autres qu'il appelait toujours la pauvreté sa dame mais quand il voyait quelqu'un plus pauvre que lui, il en était jaloux et craignait d'être dépassé en cela par autrui. En effet; un jour qu'il avait rencontré une pauvre femme, il dit à son compagnon :
« Le dénument de cette personne nous a fait honte; c'est une critique achevée de notre pauvreté, car à la place de mes richesses, j'ai fait choix de la pauvreté pour ma dame et voici qu'elle reluit plus en cette femme qu'en moi *. »
— Un pauvre vint à passer devant lui, et l’homme de Dieu en fut touché d'une vive compassion; alors son compagnon lui dit : « Bien que cet homme soit pauvre, peut-être aussi n'y en a-t-il pas dans tout le pays qui soit plus riche en désir. » L'homme de Dieu répliqua: « Dépouillez-vous vite de votre tunique, donnez-la à ce pauvre, jetez-vous à ses pieds et reconnaissez hautement la faute dont vous venez de vous rendre coupable. » Le compagnon obéit tout aussitôt.
— Une fois il rencontra trois femmes semblables en tout pour la figure et pour la manière d'être, et elles le saluèrent en ces termes : « Que dame pauvreté soit la bienvenue », et elles disparurent de suite, sans qu'on les ait plus jamais vues.
* Hist. ord. Min., Ire p., I. VI, c. CVII.
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— En venant à Arezzo où une guerre intestine s'était émue, l’homme de Dieu vit du faubourg des démons qui se réjouissaient au-dessus de ce pays; et appelant son compagnon nommé Silvestre, il lui dit : « Allez à la porte de la ville, et, de la part de Dieu tout-puissant, commandez aux démons d'en sortir. » Silvestre se hâta d'aller à la porte, où il cria avec force : « De la part de Dieu et par l’ordre de notre père François, démons, sortez, tous. » Peu de temps après, la concorde se rétablit parmi les citoyens.
— Ce même Silvestre, n'étant encore que prêtre séculier, vit en songe sortir de la bouche de saint François une croix d'or dont le sommet touchait le ciel, et les bras étendus au large embrassaient l’une et l’autre partie du monde. Touché de componction, le prêtre quitta aussitôt le monde et devint un parfait imitateur de l’homme de Dieu.
L'homme de Dieu était en oraison et le diable l’appela trois fois par son nom. Le saint lui répondit, et le diable ajouta : « Il n'est dans ce monde aucun homme, tel pécheur qu'il soit, auquel le Seigneur ne fasse miséricorde, s'il se convertit ; mais celui qui se tuera par une dure pénitence, ne trouvera jamais miséricorde. » Aussitôt le serviteur de Dieu connut par révélation la malice de l’ennemi qui s'était efforcé de le faire tomber dans la tiédeur.
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Mais l’antique ennemi voyant qu'il n'avait pas eu le dessus de cette manière, lui inspira une forte tentation de la chair ; en la ressentant, l’homme de Dieu se dépouilla de son habit et se frappa avec une corde très mince, très serrée, en disant Allons, frère l’âne, garde-toi bien de remuer, voilà comment il faut subir le fouet. » Mais comme la tentation tardait à s'éloigner, saint François alla se précipiter tout nu dans une neige épaisse, puis prenant de cette neige, il en fit sept blocs en forme de boule, et se les mettant sous les yeux, il parla à son corps « Vois, lui dit-il : celle-ci qui est plus grosse, c'est ta femme ; de ces quatre, deux sont tes fils et deux sont tes filles, les deux qui restent sont ton domestique et ta servante. » Hâte-toi de les revêtir toutes, car elles meurent de froid; mais si ces soins multipliés t'importunent, ne sers que le Seigneur avec sollicitude. » Aussitôt le diable confus se retira et le saint revint à sa cellule en glorifiant Dieu.
— Il logeait depuis quelque temps chez Léon, cardinal de Sainte-Croix, qui l’avait invité. Une nuit les démons vinrent le battre avec la plus grande violence. Il appela alors son compagnon et lui dit :
« Les démons sont des hommes d'affaires destinés par Notre-Seigneur pour punir nos excès : or, je ne me rappelle pas avoir commis une faute que je n'aie expiée avec la miséricorde de Dieu et par la satisfaction; mais peut-être que le majordome a permis que ses gens se ruent sur moi, parce que je demeure à la cour des grands; ce qui a pu fournir à mes pauvres petits frères l’occasion de concevoir de mauvais soupçons, quand ils me voient vivre dans les délices et, l’abondance. » Il se leva de grand matin et s'en alla.
* Castaldus. Sic appellabant Longobardi locorum, praediorum ac villarum praefectos, rerum dominicarum actores, procuratores, administratores, villicos. Ducange,V° Castaldus.
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— Il était en oraison, un jour qu'il entendit sur le toit de la maison, des troupes de démons qui couraient avec grand bruit : aussitôt il sortit et faisant sur lui le signe de la croix, il dit : « De la part du Dieu tout-puissant, je vous dis, démons, de faire sur mon corps tout ce qui vous est permis : je suis disposé à tout supporter, parce que n'ayant pas de plus grand ennemi que mon corps, vous me vengerez de mon adversaire, pendant qu'à ma place, vous exercerez vengeance contre lui. » Alors les démons confus s'évanouirent.
— Un frère, le compagnon de l’homme de Dieu, vit, en extase, parmi les trônes du ciel, un de ces trônes très remarquable et brillant d'une gloire extraordinaire. Plein d'admiration il se demandait à qui ce siège éclatant était réservé, et il entendit qu'on lui disait : « Ce siège a appartenu à un des princes chassés du ciel et maintenant il est préparé à l’humble François. » Après sa prière, il demanda à l’homme de Dieu : « Que pensez-vous de vous-même, père? » « Je me considère, répondit le saint, comme un très grand pécheur. » Et aussitôt l’Esprit dit dans le coeur du frère
« Sache que ce que tu as vu est véritable; parce que l’humilité élèvera le plus humble de tous au trône qui a été perdu par l’orgueil. »
Dans une vision, le serviteur de Dieu aperçut au-dessus de lui un séraphin crucifié qui imprima les marques de sa crucifixion d'une manière si évidente sur François que le saint paraissait avoir été lui-même crucifié. Ses mains, ses pieds et son côté, furent marqués du caractère de la croix; mais il cacha ces stigmates à tous les yeux avec grand soin.
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Quelques-uns cependant les virent de son vivant; mais à sa mort, il y en eut beaucoup qui les considérèrent. L'existence réelle de ces stigmates fut confirmée par de nombreux miracles, dont il suffira d'en rapporter deux qui eurent lieu après son décès. Dans la Pouille, un homme appelé Roger, qui avait sous les yeux l’image de saint François, se mit à penser ceci en lui-même: «Serait-il vrai qu'il eût été honoré d'un pareil miracle; ou bien serait-ce une pieuse illusion, ou même une fourberie inventée par ses frères ? » Tandis qu'il roulait cela dans son esprit, tout à coup il entendit, un bruit semblable à celui d'un javelot lancé, par une baliste, et se sentit grièvement blessé à la main gauche; mais comme il n'y avait aucune déchirure à son gant, il l’ôta et trouva sur la paume de sa main une blessure profonde faite comme par une flèche. Il en résultait une chaleur si vive qu'il semblait devoir entièrement défaillir de douleur et de chaleur. Alors il se repentit et témoigna croire à la réalité des stigmates de saint François ; deux jours après, ayant prié le saint par ses stigmates, il fut aussitôt guéri.
— Au royaume de Castille, un homme dévot, à saint François allait à complies, et fut la victime innocente d'embûches dressées pour faire mourir un autre que lui ; il fut mortellement blessé et laissé pour mort. Après quoi, sort cruel meurtrier lui enfonça une épée dans la gorge et ne pouvant la retirer, il s'enfuit. On accourt, de toutes parts, on s'écrie et on le pleure comme un homme mort.
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Or, à minuit, comme la cloche des frères sonnait les matines, sa femme se mit à lui crier: «Mon maître, lève-toi et va aux matines ; voici la cloche qui t'appelle. » Aussitôt le blessé lève la main et semble faire signe à quelqu'un d'extraire l’épée, quand, aux yeux de tous, voici l’épée qui saute en l’air comme si elle eût été lancée par un poignet très vigoureux : à l’instant cet homme se leva parfaitement guéri en disant: « Le bienheureux François est venu à moi, et apposant ses stigmates sur mes blessures, il en a rempli chacune d'elles . d'une onction suave et les a guéries miraculeusement par ce contact: comme il voulait se retirer, je lui faisais signe d'ôter l’épée, parce que je ne pouvais parler autrement. Il la saisit et la jeta avec force et aussitôt il guérit entièrement ma gorge, en passant doucement ses stigmates dessus. »
— Saint François et saint Dominique, ces deux lumières du monde, se trouvaient à Rome en compagnie du cardinal d'Ostie qui fut dans la suite souverain pontife. Cet. évêque leur dit : « Pourquoi ne faisons-nous pas de vos frères des évêques et des prélats qui l’emporteraient sur les autres par leur enseignement et leurs exemples ? » Ce fut à qui répondrait le premier. L'humilité de saint François lui donna la victoire en ne s'avançant pas : saint Dominique remporta aussi la victoire en répondant le premier par obéissance. Saint Dominique répondit donc : « Seigneur, s'ils veulent le reconnaître, mes frères ont été élevés à une position convenable; et tant que cela sera en mon pouvoir, je ne souffrirai pas qu'ils obtiennent d'autre marque de dignité. » Après quoi saint François prit la parole et répondit : « Seigneur, mes frères ont été appelés mineurs, afin qu'ils n'eussent pas la présomption de devenir majeurs. »
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Saint François, qui avait la simplicité d'une colombe, invitait toutes les créatures à l’amour du Créateur; il prêchait les oiseaux qui l’écoutaient, qui se laissaient toucher par lui et qui ne se retiraient qu'après en avoir reçu la permission. Des hirondelles babillaient tandis qu'il prêchait, elles se turent immédiatement après qu'il leur eut donné ordre de le faire.
A la Portioncule, une cigale qui restait sur un figuier, vis-à-vis de sa cellule, chantait souvent. L'homme de Dieu étendit la main et l’appela en disant : « Ma soeur la cigale, viens à moi. » L'insecte obéissant monta aussitôt sur la main de saint François qui lui dit : « Chante, ma soeur la cigale, et loue ton. Seigneur. Elle se mit aussitôt à chanter et ne se retira qu'après avoir été congédiée. Il ne touchait ni aux lanternes, ni aux lampes, ni aux chandelles, car il ne voulait pas en ternir l’éclat avec sa main. Il marchait sur les pierres avec révérence par considération, pour celui qui s'appelle Pierre. Il ôtait les vers de dessus le chemin de crainte qu'ils ne fussent écrasés sous les pieds des passants. Afin que les abeilles ne mourussent pas au milieu du froid de l’hiver, il leur faisait donner du miel et ce qu'il y a de meilleur en vin. Tous les animaux il les appelait ses frères. Rempli d'une joie merveilleuse et ineffable dans son amour pour le Créateur, il contemplait le soleil, la lune et les étoiles et les invitait à aimer le Créateur. Il empêchait qu'on ne lui fît une grande couronne en disant: « Je veux que mes frères simples aient part en mon chef. »
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— Un homme fort mondain, ayant rencontré le serviteur de Dieu François qui prêchait à Saint-Séverin, vit, par une révélation divine, deux épées très brillantes placées en travers sur le saint en forme de croix; l’une allait de la tête aux pieds et la seconde s'étendait d'une main à l’autre en passant transversalement par sa poitrine. Or, il n'avait jamais vu François, mais il le reconnut à cette marque: alors il fut touché, entra dans l’ordre des frères Mineurs où il mourut heureusement.
— Les larmes qu'il versait constamment. lui firent contracter une maladie aux yeux; on lui conseilla alors de cesser de pleurer; mais il répondit : « Ce n'est pas par amour pour cette lumière qui nous est commune avec les mouches qu'il faut renoncer à voir la lumière éternelle. »
— Ses frères le pressaient de se laisser faire une opération à cause de son mal d'yeux, et le chirurgien avait en main un instrument de fer rougi au feu; alors l’homme de Dieu dit : « Mon frère, le feu, sois doux et courtois pour moi. Je prie le Seigneur qui t'a créé de tempérer pour moi ta chaleur. » Et en disant cela il fit le signe de la croix sur l’instrument qui fut enfoncé dans la chair vive depuis l’oreille jusqu'au sourcil, sans qu'il en ressentît aucune douleur; il le témoigna lui-même.
— Le serviteur de Dieu était attaque d'une très grave maladie à l’ermitage de Saint-Urbain. Sentant lui-même que la nature était en défaillance, il demanda à boire du vin, mais il n'y en avait point: on lui apporta de l’eau qu'il bénit en faisant le signe de la croix ; et à l’instant elle fut changée en un vin excellent. La pureté du saint homme lui fit obtenir ce que la pauvreté d'un lieu désert n'avait pu lui procurer : il n'en eut pas plutôt goûté qu'il entra de suite en convalescence.
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Il préférait les mépris aux louanges : et lorsque les peuples exaltaient les mérites de sa sainteté, il commandait à quelque frère de lui lancer aux oreilles des paroles de nature à l’avilir. Et quand le frère, bien malgré lui, l’appelait rustique, mercenaire, maladroit et inutile, saint François tout égayé lui disait : « Que le Seigneur vous bénisse, parce que vous dites les choses les plus vraies : elles sont telles que je dois en entendre. » Le serviteur de Dieu ne voulut pas tant être supérieur qu'inférieur, ni tant commander qu'obéir. Aussi il se démit du généralat et demanda nu gardien à la volonté duquel il serait soumis en tout. Il promit et pratiqua toujours l’obéissance à l’égard du frère avec lequel il avait coutume d'aller.
Un frère ayant commis un acte de désobéissance, en témoignait du repentir ; cependant l’homme de Dieu, pour inspirer de la crainte aux autres, fit jeter le capuce de ce frère dans le feu. Après que le capuce fut resté quelque temps, en plein foyer, il ordonna, de l’ôter et de le rendre au frère. On ôte donc le capuce du milieu des flammes, saris qu'il y eût la moindre trace de brûlure.
— Un jour qu'il se promenait dans les marais de Venise, il trouva une énorme multitude d'oiseaux qui chantaient, et il dit à son compagnon : « Mes frères les oiseaux louent leur Créateur, allons au milieu d'eux chanter les heures canoniales. » Quand il pénétra dans cette volée, les oiseaux ne furent pas effrayés, mais le saint et son compagnon ne pouvant s'entendre l’un l’autre à cause du gazouillement excessif de ces animaux, François dit : « Mes frères les oiseaux, cessez de chanter jusqu'à ce que nous ayons terminé notre office de Laudes. » Les oiseaux se turent aussitôt, et quand les Laudes furent achevées, il leur donna la permission de chanter et à l’instant ils continuèrent leur ramage comme à l’ordinaire.
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— Il avait été invité par un chevalier auquel il dit : « Frère hôte, suivez mes avis, et confessez vos péchés, car bientôt vous mangerez ailleurs. » Le chevalier consentit; il régla ses affaires domestiques, et reçut une pénitence salutaire. Or, comme ils entraient pour se mettre à table, l’hôte mourut subitement.
— Il avait rencontré une multitude d'oiseaux et il les avait salués comme des créatures douées de raison. « Mes frères les oiseaux, leur dit-il, vous devez beaucoup de louanges à votre Créateur qui vous a revêtus de plumes; il vous a donné des ailes pour voler, il vous a départi les régions de l’air et il vous gouverne sans aucune sollicitude de votre part. » Les oiseaux se mirent alors à allonger le cou, à battre de l’aile, à ouvrir le bec et à regarder le saint attentivement. En passant au milieu d'eux, il les touchait avec sa robe et cependant aucun ne changea de place jusqu'à ce que leur en ayant donné la permission, ils s'envolèrent tous à la fois.
— Au château d'Alviane, pendant une prédication, on ne pouvait l’entendre à cause: du gazouillement des hirondelles dont le nid était proche. Et il leur dit : « Mes soeurs les hirondelles, c'est à moi de parler maintenant ; vous avez assez dit ; gardez le silence jusqu'à ce que la parole du Seigneur soit achevée. » Aussitôt elles lui obéirent et Se turent.
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Un jour que l’homme de Dieu voyageait dans la Pouille, il trouva sur le chemin une grande bourse toute grosse d'argent. En la voyant, son compagnon voulut la prendre, pour en faire largesse aux pauvres ; mais le saint s'y opposa formellement. « Il n'est pas permis, dit-il, mon fils, de prendre le bien d'autrui. » Mais comme le frère insistait fortement, François, après une courte oraison, lui commanda de ramasser la bourse qui au lieu d'argent ne renfermait plus qu'une couleuvre. A cette vue le frère eut peur, mais comme il voulait obéir et exécuter l’ordre qu'il avait reçu, il prit la bourse avec les mains, et il en sortit un grand serpent. Alors le saint dit : « L'argent, pour les serviteurs de Dieu, n'est rien autre chose que diable et serpent venimeux. »
— Un frère, fortement tenté, se mit dans l’esprit que s'il avait sur lui quelque papier avec l’écriture du saint, la tentation cesserait aussitôt. Mais comme il n'osait pas lui manifester son désir, il arriva que l’homme de Dieu l’appela : « Apportez-moi, lui dit-il, mon fils, du papier et de l’encre, car je veux écrire quelque chose à la louange de. Dieu. » Et après avoir écrit, il dit: « Prenez ce papier et gardez-le soigneusement jusqu'au jour de votre mort. » Et aussitôt toute tentation s'éloigna de lui.
— Ce même frère, lorsque le saint était malade, se mit à penser : « Voilà que le Père est près de mourir, et ce serait pour moi grande consolation, si; après sa mort, j'avais la tunique de mon Père. » Peu après, saint François l’appelle et lui dit : «Je vous donne cette tunique et après ma mort, elle vous appartiendra de plein droit. »
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— Il avait reçu l’hospitalité à Alexandrie, en Lombardie, chez. un honnête homme, qui le pria, pour observer l’évangile, de manger de tout ce qu'on servirait. Le saint ayant consenti au pieux désir de son hôte, celui-ci courut lui préparer un chapon de sept ans pour le repas. Pendant qu'ils étaient à table, un infidèle demanda l’aumône pour l’amour de Dieu. Aussitôt le saint homme, entendant bénir le nom de Dieu, fit passer au mendiant un morceau de chapon. Le malheureux infidèle conserve. ce, qui vient de lui être donné, et le lendemain, tandis que le saint prêchait, il le montre en disant : « Voici, quelle sorte de viande mange ce frère que vous honorez comme un saint : c'est ce qu'il m’a donné hier soir. » Mais. le morceau de chapon parut à tout le monde être du poisson. Alors l’infidèle, traité d'insensé par toute l’assemblée, ayant appris ce qu'il en était, resta confus et demanda pardon. Le morceau reparut être de la chair quand le prévaricateur fut rentré en lui-même *.
— Une fois que le saint était à table et qu'il y avait conférence sur la pauvreté de la Bienheureuse Vierge et de son Fils, aussitôt l’homme de Dieu quitta 1a table en poussant des sanglots de douleur et couvert de larmes il mange sur la terre nue le morceau de pain qui lui reste. — Il voulait qu'on témoignât une grande révérence pour les mains des prêtres à qui a été confié le pouvoir de faire le sacrement du corps de N.-S. Aussi disait-il souvent : « Si je rencontrais un saint venant du ciel et un pauvre prêtre, j'irais au plus tôt embrasser les mains du prêtre, et je dirais au saint « Attendez-moi, saint Laurent, parce que les mains que voici touchent le verbe de vie, et elles possèdent quelque chose de surhumain. »
* Saint Antonin, tit. XXIV, ch. II, § 2. — Wading.
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Sa vie fut illustrée par de nombreux miracles. En effet, des pains qu'on lui présenta à bénir guérirent beaucoup de malades; il changea de l’eau en vin, et un malade qui en goûta récupéra aussitôt la santé;, il fit encore beaucoup d'autres miracles. Quand il approcha de sa fin, bien que réduit par une longue maladie, il se fit mettre sur la terre nue et appela auprès de lui tous les frères qui se trouvaient dans la maison. Imposant alors les mains sur eux tous, il les bénit, et, comme à la Cène du Seigneur, il donna à chacun une petite bouchée de pain. Il invitait, suivant la coutume, toutes les créatures à louer Dieu ; la mort elle-même, qui est si terrible pour tous et si odieuse, il l’invitait aussi; il l’accueillit avec joie, et la priait de venir en son hôtellerie, en disant : « Qu'elle soit la bienvenue, ma sueur la mort.» Quand , fut arrivée sa dernière heure, il s'endormit dans le Seigneur. Un frère vit son âme, sous la forme d'une étoile semblable à la lune en grandeur et brillante, comme le soleil. Le supérieur des frères dans la terre de Labour, appelé Augustin, qui était à l’extrémité, et qui avait déjà perdu depuis longtemps l’usage de la parole, s'écria subitement : « Attendez-moi, père, attendez ; je vais avec vous. » Comme les frères lui demandaient ce qu'il voulait dire, il répondit : « Ne voyez-vous pas notre père François qui va au ciel? » Et, au même instant, il s'endormit en paix et suivit le père.
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— Une dame qui avait été fort dévouée à saint François vint à mourir. Les clercs et les prêtres étaient autour de sa bière pour ses funérailles, quand tout à coup cette femme se lève sur le lit funèbre, et appelant un des prêtres qui étaient là, elle lui dit : « Mon frère, je veux me confesser. J'étais morte et j'étais destinée à rester dans une dure prison, parce que je n'avais pas encore confessé un péché que je vous découvrirai; mais saint François ayant prié pour moi, il m’a été accordé de revenir à mon corps, afin qu'après avoir déclaré ce péché, je pusse en obtenir le pardon. Et je ne vous l’aurai pas plus tôt dit, que sous vos yeux je reposerai en paix. » Elle se confessa donc, reçut l’absolution ; après quoi, elle s'endormit dans le Seigneur.
— Les frères de Vicéra demandèrent à un homme de leur prêter son chariot; il répondit, tout indigné : « J'aimerais mieux écorcher, deux d'entre vous et saint François en même temps, que de vous prêter mon chariot. » Mais, rentré en lui-même, il se reprocha sa conduite et se repentit de son blasphème, par la peur de la colère de Dieu. Peu après, son fils devint malade et, fut réduit à l’extrémité. Quand il vit son fils mort, il se roulait par terre, pleurait, et évoquait saint François, en disant : « C'est moi qui ai péché, c'est moi que vous auriez dû frapper. Rendez, ô saint, à celui qui vous supplie dévotement, ce que vous avez ravi à celui qui a blasphémé indignement. » Bientôt, son fils ressuscita, et fit cesser ses pleurs, en disant : « Quand je fus mort, saint François m’a mené par un chemin long et obscur, jusqu'à ce, qu'il m’eût placé dans un verger des plus beaux, et ensuite il m’a dit : « Retourne vers « ton père je ne veux pas te retenir davantage. »
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— Un pauvre devait une certaine somme d'argent à un riche, qu'il pria, pour l’amour de saint François, de proroger son terme. Ce riche lui répondit avec orgueil : «Je t'enfermerai dans un endroit où ni saint François, ni personne ne pourra t'aider. » Et aussitôt il fit enfermer cet homme dans une prison obscure, après l’avoir enchaîné. Peu après, saint François vint, brisa la prison, rompit les chaînes de cet homme et le ramena sain et sauf à la maison.
— Un soldat, qui se moquait des oeuvres de saint François et de ses miracles, jouait un jour aux dés, et, rempli de folie et d'incrédulité, il dit aux assistants : « Si François est saint, qu'il vienne un coup de dix-huit. » Et aussitôt les trois des apportèrent le nombre six, et jusqu'à neuf fois de suite; à chaque coup, il amena sur les trois dés le nombre six. Mais ce soldat, ajoutant folie sur folie, dit encore : « S'il est vrai que ce François soit saint, que mon corps aujourd'hui tombe percé d'un coup d'épée; mais, s'il n'est pas saint, que je m’en retire sain et sauf. » Quand la partie fut finie,: afin que sa prière aggravât son iniquité, il insulta son neveu qui, saisissant une épée, la plongea dans les entrailles de son oncle et le tua incontinent*.
— Un homme avait une jambe perdue, au point qu'il, ne pouvait faire aucun mouvement. Il invoqua saint François, en disant : « Saint François, venez à mon aide ; souvenez-vous de mon dévouement et des services que je vous ai rendus, car je vous ai porté sur mon âne; j'ai baisé vos saints pieds et vos mains, et voici que je meurs dans les tourments les plus affreux. » Aussitôt le saint lui apparut avec un petit bâton qui avait la forme d'un thau ; il toucha l’endroit malade, et un abcès creva; alors, il fut guéri, mais la marque du thau resta toujours en cet endroit. C'était avec ce caractère que saint François avait coutume de signer ses lettres.
* Saint Bonaventure.
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— A Castro-Pomérélo, dans les montagnes de la Pouille, une jeune fille unique vint à mourir. Sa mère, qui avait de la dévotion à saint François, était abîmée dans une tristesse profonde. Or, le saint lui apparut: «Ne pleurez pas, lui dit-il; car la lumière de votre, lampe, que vous pleurez comme éteinte, vous sera rendue à mon intercession. » La mère reprit donc confiance et ne laissa pas emporter le cadavre de sa fille, mais elle invoqua le nom de saint François, et prenant sa fille toute morte, elle la leva rendue à la vie.
— Dans la ville de Rome, un petit enfant, tombé d'une fenêtre d'un palais, avait été tué sur le coup. On invoque saint François, et l’enfant est aussitôt rendu à la vie.
— Dans la ville de Sezza, une maison en s'écroulant écrasa un jeune homme, et déjà son cadavre était posé sur un lit pour être enseveli. La mère invoquait saint François, avec toute la dévotion dont elle pouvait être capable, quand, vers minuit, l’enfant bâilla, puis il se leva guéri et il s'épancha en paroles de louanges.
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— Frère Jacques de Riéti avait passé un fleuve dans une nacelle avec des frères, et déjà ses compagnons étaient descendus sur la rive; il se disposait lui-même à sortir du bateau, quand, la barque venant à chavirer, il tomba au fond du fleuve. Les frères se mirent à invoquer saint François pour la délivrance du noyé qui, lui-même, implorait, selon son pouvoir et de tout coeur, le secours du bienheureux. Alors ce noyé, marchant au fond de l’eau comme sur la terre ferme, prit la nacelle submergée et vint avec elle au rivage. Ses vêtements ne furent même pas mouillés, et pas une goutte d'eau n'atteignit sa tunique.