ÉTUDE HISTORIQUE ET MORALE
SUR LE COMPAGNONNAGE EN FRANCE
Par M. C.-G. Simon
Extraits du chapitre
CATÉGORIES DIVERSES DU COMPAGNONNAGE. LEGENDES TRADITIONNELLES D’HIRAM, DE MAÎTRE JACQUES ET DU PÈRE SOUBISE.
*
ANNALES DE LA SOCIETE ACADEMIQUE DE NANTES ET DU DEPARTEMENT DE LA LOIRE-INFERIEURE
TOME XXIV
1853
Les associations diverses du Compagnonnage forment trois catégories distinctes, savoir : les Enfants de Salomon, les Enfants de maître Jacques, et les Enfants du père Soubise.
Les Enfants de Salomon dérivent plus directement que tous autres des anciennes corporations de constructeurs reconnues par l’autorité religieuse et séculière. Ils se donnent différents surnoms, particulièrement ceux de Compagnons étrangers, de Loups. de Compagnons de Liberté et de Gavots. Le premier de ces surnoms, qui appartient plus particulièrement aux tailleurs de pierre, initiateurs de tous les autres, leur fut appliqué, dit la tradition ; parce que, lorsqu'ils travaillèrent au temple de Jérusalem, ils venaient tous, ou presque tous, de Tyr et de ses environs, et se trouvaient, par conséquent, des étrangers pour la Judée. L'épithète de loups viendrait, suivant Perdiguier, des sons gutturaux ou hurlements qu'ils font entendre dans toutes leurs cérémonies. Clavel, en sa qualité de savant, prétend que cette qualification et celle de chiens donnée à d'autres compagnons, dérivent de la coutume des anciens initiés de Memphis, de se couvrir la tête d'un masque à figure de chacal, de loup ou de chien. Ces deux hypothèses nous conduisent à cette double supposition : dans le premier cas, les compagnons s'appelleraient chiens ou loups, parce qu'ils hurlent ; dans le second, ils hurleraient parce qu'ils se nomment loups ou chiens. Nous laissons au lecteur la liberté de choisir.
La dénomination de Gavots, dit une tradition sans doute bien déformée en chemin, fut donnée aux enfants de Salomon, parce que leurs ancêtres arrivant de Judée dans les Gaules, débarquèrent sur les côtes de Provence où l'on appelle gavots les habitants de Barcelonnette, localité voisine du lieu de débarquement.
Dans les mystères de cette secte, on racontait autrefois au récipiendaire la mort tragique et allégorique du respectable maître Hiram ou Adoniram, l'un des architectes principaux du temple de Salomon, traîtreusement assassiné par de mauvais compagnons jaloux de sa prééminence et qui voulaient obtenir de lui la parole sacrée.
Il y a plusieurs manières d'envisager la légende d'Hiram : les uns en prennent le récit au pied de la lettre et veulent que ce soit un fait réel; les autres y voient une image des révolutions solaires et un vieux mythe, commun à plusieurs peuples de l'antiquité; d'autres enfin, prétendent que c'est une allégorie prophétique annonçant l'avènement du Messie rédempteur, et sa mort suivie de sa glorieuse résurrection.
Si l'on veut voir dans Hiram l'image du soleil, il faudra interpréter ainsi sa légende:
Le temple étant presque achevé, c'est-à-dire le soleil étant parvenu aux trois-quarts de sa course annuelle, trois mauvais compagnons,— les trois mois d'automne,— conspirèrent contre les jours d'Hiram-Abi. Pour consommer leur attentat, ils se postèrent aux trois portes du temple, situées au midi, à l'occident et à l'orient, — les trois points du ciel où paraît le soleil. — Au moment où Hiram, ayant achevé sa prière, se présente pour sortir à la porte du midi. l'un des trois compagnons nommé Jubélas lui demande la parole sacrée. Mais comme Hiram est dans l'impuissance de donner la parole qui est la vie même, il refuse et est aussitôt frappé à la gorge d'une règle de vingt-quatre pouces, figurant les révolutions diurnes de vingt-quatre heures, dont la succession amène la mort du soleil ou l'hiver.
Hiram croit pouvoir fuir par la porte de l'occident; mais la il rencontre Jubélos, le deuxième compagnon qui, sur son refus de livrer la parole, le frappe au cœur d'une équerre de fer représentant l'angle de quatre-vingt-dix degrés que forme chaque section du cercle partagé par deux lignes droites perpendiculaires l'une à l'autre et passant par le centre. Ce second coup porté au Maître fait donc allusion à la division de l'année en quatre saisons égales.
Enfin, Hiram-Abi espérant échapper par la porte d'orient, s'y présente et est frappé au front d'un coup mortel, porté par Jubelum avec un maillet de forme cylindrique, pour représenter le cercle entier de l'année.
A peine les assassins ont-ils consommé le meurtre d'Hiram, qu'ils songent à faire disparaître les traces de leur crime. D'abord ils cachent le cadavre sous des décombres, image des frimas et du désordre qu'amène l'hiver; puis ils vont l'enterrer sur le mont Liban.
Hiram ne paraissant plus, Salomon envoie à sa recherche neuf maîtres, — figure des neuf bons mois de l'année. — Arrivés sur le mont Liban, ils découvrent le corps inanimé d'Hiram que les trois mauvais compagnons y avaient enseveli. Ils plantent sur la fosse, qu'ils ont recouverte, une branche d'acacia, arbre que les anciens Arabes avaient, sous le nom de huzza, consacré au soleil.
Faites quelques légers changements à cette légende, et Hiram sera l'Osiris dos Egyptiens, le Mithra des Perses, le Bacchus des Grecs ou l'Atvs des Phéniciens, desquels ces peuples célébraient la passion, la mort et la résurrection. C'est le type presque universel des religions; aussi y peut-on voir encore l'image de la passion et de la mort de Jésus-Christ. Dans ce cas, les trois mauvais compagnons seront: ou Judas-Iscariote avec Caïphe et Pilate; ou bien les trois jours passés dans le tombeau par le Sauveur. La branche d'acacia fera place à un rameau d'aubépine, dont la floraison, aux premiers jours du printemps, marquera la glorieuse résurrection du jour de Pâques.
Enfin, rien n'empêche, si l'on en a la fantaisie, de voir dans Hiram-Abi le génie aux prises avec l'ignorance, persécuté par ses trois éternels ennemis, la Médiocrité, l'Egoïsme et l'Envie, et finalement victime d'une supériorité inaccessible au vulgaire. On veut arracher au génie le secret de ses œuvres; mais le génie ne se transmet ni comme un objet matériel, ni comme une formule de science exacte; on lui demande donc l'impossible, et on le frappe parce qu'il semble refuser ce qui ne peut être communiqué à personne.
Quoi qu'il en soit, pour le fond ou pour la forme, de la légende d'Hiram, il est certain que les francs-maçons modernes la citent respectueusement encore à leurs récipiendaires, et en ont conservé l'allégorie dans leur cérémonial d'initiation. Il n'en est pas de même chez les compagnons du Devoir de Liberté : influencés sans doute par le nom du grand roi inscrit sur leur bannière, ils en sont venus peu à peu à négliger la légende de l'architecte de Salomon, pour ne plus reconnaître d'autre patronage que celui du glorieux fils de David, dont le nom si constamment populaire, surtout au moyen-âge, est resté profondément gravé dans la mémoire des populations orientales, où il est toujours le héros mystérieux d'un grand nombre de fables et de récits légendaires.
Les tailleurs de pierre, compagnons étrangers ou Loups, et peu après les menuisiers et les serruriers , compagnons du Devoir de Liberté ou Garnis, furent les premiers réunis sous les couleurs de Salomon. De nos jours, quelques aspirants charpentiers, rebutés par les vexations qu'ils avaient à souffrir de la part des compagnons du père Soubise, se sont joints à eux et forment actuellement un quatrième corps d'état reconnaissant Salomon pour son père. On les a nommés d'abord Renards de Liberté; mais renonçant à cette dénomination qui leur rappelait leur servitude passée, ils se disent aujourd'hui compagnons de Liberté.
TAILLEURS DE PIERRE. — Les ouvriers de cette profession passent avec raison pour les plus anciens initiés du Compagnonnage. Sans remonter au-delà du moyen-âge, il est à peu près prouvé que déjà, au XIIe siècle, après la seconde croisade, au moment où les confréries de constructeurs tendaient à se séculariser peu à peu par le mariage de leurs membres, quelques associations d'ouvriers tailleurs de pierre s'étaient organisées en France sous le titre d'Enfants de Salomon, lesquelles s'agrégèrent ensuite les menuisiers et les serruriers. Aujourd'hui, ils sont divisés en deux classes : les Compagnons et les Jeunes-Hommes. Les premiers portent la canne et des rubans diaprés d'une infinité de couleurs qui, passés derrière le cou, reviennent par devant flotter sur la poitrine. Les seconds s'attachent à droite, à la boutonnière de l'habit, des rubans blancs et verts.
L'ouvrier qui se présente pour faire partie de l'une de ces associations, subit un noviciat durant lequel il loge et mange chez la mère, sans participer aux frais de la société. Au bout de quelque temps, et sitôt qu'on a pu se convaincre de sa moralité, on le reçoit Jeune-Homme.
Les compagnons et les jeunes-hommes tailleurs de pierre portent des surnoms composés d'un sobriquet et du nom du lieu de leur naissance, tels que ceux-ci : La Rose de Morlaix, La Sagesse de Poitiers. Dans la plupart des autres sociétés, c'est l'inverse qui a lieu, et l'on dit: Avignonnais-la-Vertu, Rennais-l'Espérance, Périgord-le-Bien-Venu, etc.
Les candidats de l'une ou de l'autre de ces deux sociétés de tailleurs de pierre sont autorisés à se parer des couleurs avant leur admission en titre.
Après avoir longtemps vécu dans un parfait accord, des divisions ont éclaté entre les membres des deux sociétés, et il en est résulté, vers 1840, la formation d'un troisième parti s'intitulant les compagnons de l'Union, mais qui n'a pas déserté pour cela la bannière de Salomon.
MENUISIERS. — Dans l'association des menuisiers de Salomon, dits compagnons du Devoir de Liberté ou Gavots, existent trois degrés ou ordres distincts et successifs, ainsi appelés :
Premier ordre, Compagnons reçus ;
Deuxième ordre, Compagnons finis ;
Troisième ordre, Compagnons initiés. Les aspirants au titre de compagnon reçu , premier degré de l'initiation du Devoir de Liberté, prennent le nom d'affiliés pendant le temps de leur noviciat.
Lorsqu'un jeune menuisier désire se faire Gavot, il est introduit dans l'assemblée générale des compagnons et affiliés, et lorsqu'il a répondu de sa ferme résolution d'adopter les Enfants de Salomon pour frères, on lui donne lecture du règlement auquel il doit promettre obéissance. S'il refuse, on le fait sortir immédiatement ; si, au contraire, il répond affirmativement, il est déclaré affilié et placé à son rang de salle, et si, par la suite, il fait preuve d'intelligence et de probité, il peut aspirer à tous les ordres et à toutes les fonctions et dignités de son Compagnonnage.
Les gavots portent la petite canne et se parent de rubans bleus et blancs qu'ils attachent, du côté gauche, à la boutonnière de l'habit.
Dans chaque ville du tour de France, le chef de la société prend le titre de Premier Compagnon, s'il appartient au deuxième ordre; s'il fait partie du troisième, on le nomme dignitaire. Le Premier Compagnon porte des rubans terminés par des franges d'or, et les jours de grandes cérémonies un bouquet de deux épis de blé du même métal est attaché à son côté. Le Dignitaire se passe, de droite à gauche en sautoir, une écharpe bleue à frange d'or, sur le devant de laquelle sont brodés une équerre et un compas entrelacés.
La société élit ses chefs deux fois par an, au scrutin secret. Les affiliés sont admis à voter aussi bien que les compagnons. Celui qui a réuni la majorité des suffrages est proclamé premier compagnon ou dignitaire, suivant l'ordre auquel il appartient, et on le revêt des insignes de sa charge.
Le chef des gavots accueille les arrivants dans sa ville et dispose du rouleur. Il fait embaucher, lever les acquits et convoque les assemblées. Un secrétaire est placé sous ses ordres, mais s'il ne s'acquitte pas ponctuellement des devoirs de sa charge, il tombe sous le contrôle des anciens, chargés de surveiller toutes les affaires de l'association, et peut être déposé.
Affiliés et compagnons marchent ensemble sur le pied de l'égalité dans leurs relations ordinaires. Ils exercent les uns sur les autres une mutuelle surveillance; et si le chef est pris en défaut, la peine qu'il subit est double de celle qu'en pareil cas on infligerait à un simple membre, parce qu'il doit le bon exemple plus que qui que ce soit. Les statuts de cette société ont sagement interdit la pratique brutale du topage. Dans les assemblées générales des gavots le tutoiement est interdit d'une manière absolue, et chacun doit y donner l'exemple de la propreté et de la retenue. Les compagnons gavots ne hurlent pas dans leurs cérémonies. Ils portent des surnoms tels que ceux-ci : Languedoc-la-Prudence, Rouennais-l'Ami-des-Arts, etc.
SERRURIERS. — Les serruriers du Devoir de Liberté suivent la même règle que les menuisiers, avec lesquels ils se confondent administrativement, toutes les fois que, dans une même ville, ils sont en trop petit nombre pour former un groupe distinct. Les Enfants de Salomon s'agrégent indifféremment des membres de toutes les croyances religieuses.
Enfants de Maître Jacques.
Les Enfants de maître Jacques sont d'une origine moins ancienne que ceux de Salomon. On croit généralement, et avec un certain degré de probabilité, qu'au début, les compagnons constructeurs ne suivaient qu'une seule et même bannière; mais des jalousies, des querelles ayant surgi entre deux ateliers rivaux, et aucun des deux partis ne voulant céder à l'autre, il en résulta une scission qui dure encore de nos jours, après avoir donné naissance à un double Compagnonnage.
Cette explication peut n'être pas la véritable , mais elle a du moins tous les caractères de la vraisemblance ; car de nos jours encore nous voyons de nouvelles querelles , de nouvelles prétentions, de nouvelles jalousies provoquer sans cesse de nouveaux séismes dans le sein du Compagnonnage. On doit naturellement supposer les mêmes causes là où l'on remarque les mêmes effets.
La légende invoquée par les enfants de maître Jacques, —car il leur fallait bien aussi leur légende, — rapporte que ce personnage, un des principaux maîtres ou architectes du roi Salomon et le collègue d'Hiram , était fils d'un nommé Jakin, célèbre architecte , et qu'il était né dans une ville de la Gaule méridionale qu'on croit être aujourd'hui Saint-Romily. Encore enfant, il voyage afin de se former dans la pratique de son art et de se livrer à l'étude de la philosophie. De la Grèce où il s'était rendu d'abord, il passa en Egypte, et d'Egypte en Judée.
Là, ayant exécuté, à l'âge de 26 ans, plusieurs travaux difficiles, notamment deux belles colonnes destinées au temple de Salomon, il fut admis au grade de maître. Le temple achevé, il revint dans sa patrie et débarqua en Provence avec plusieurs architectes de son grade , parmi lesquels se trouvait maître Soubise, homme orgueilleux et jaloux , qui ne pouvait lui pardonner la supériorité de son talent. Cette jalousie, mauvaise conseillère, porta Soubise à commettre un crime horrible sur la personne de son rival.
Un jour, inopinément assailli par dix assassins envoyés par le père Soubise, et voulant échapper à leurs coups, maître Jacques tomba dans un marais où il eût péri, si des joncs ne l'avaient soutenu sur l'eau. Pendant ce temps, on était venu à son secours, et les meurtriers avaient pris la fuite. Un autre jour que retiré à la Sainte-Baume, maître Jacques s'était mis en prière avant le lever du soleil, maître Soubise vint à lui, le salua cordialement et lui donna le baiser de paix. Mais ces démonstrations amicales n'étaient qu'un signal de mort : au même instant, cinq misérables assassins se jettent sur maître Jacques et le frappent lâchement de cinq coups de poignards. Lorsque ses disciples arrivèrent près de lui, ils le trouvèrent expirant, mais ayant encore assez de force pour leur faire ses derniers adieux.
— « Je meurs, dit-il, Dieu l'a voulu ainsi. Je pardonne à mes assassins, car ils se repentiront un jour ; et je vous défends de jamais chercher à venger ma mort sur aucun d'eux. Je laisse mon âme à Dieu, mon créateur; et vous, amis, recevez mon dernier baiser. Qu'il soit le baiser de paix, le baiser qui sera transmis à perpétuité à tous ceux que vous recevrez compagnons. Je veillerai sur eux comme sur vous. Dites-leur bien que je les accompagnerai en tous lieux , tant qu'ils se montreront fidèles à leur Dieu et au saint devoir que je vous ai donné. Maître Jacques prononça encore quelques paroles, mais d'une voix mourante et inintelligible; puis, croisant les bras sur sa poitrine, il expira dans la quarante-septième année de son âge ; quatre ans et neuf jours après avoir quitté Jérusalem, et neuf cent quatre-vingt-neuf ans avant la venue de Jésus-Christ.
Dès que maître Jacques eut cessé de vivre, ses disciples le dépouillèrent de sa robe qu'ils voulaient conserver comme une relique précieuse. Sous cette robe ils trouvèrent un brin de jonc qu'il portait en mémoire de ceux qui lui avaient une première fois sauvé la vie. C'est depuis cet instant que les compagnons ont gardé la canne de jonc comme symbole de leur initiation.
Le corps de maître Jacques, placé sur un brancard , fut porté dans le désert de Cabra. On l'embauma, puis on lui fit de magnifiques funérailles qui durèrent trois jours. Après diverses stations dans les montagnes, on arriva enfin au lieu de sa sépulture, et il fut descendu dans la tombe après avoir reçu un baiser de chacun de ses disciples réunis pour lui rendre les derniers devoirs. Le premier des compagnons présents descendit dans la fosse qui fut recouverte d'un voile funéraire. Il s'étendit le long du mort, se fit donner du pain, du vin et de la viande qu'il déposa sur le cercueil, pendant qu'au dehors on faisait la Guillebrette, et puis enfin sortit de la triste couche.
Les compagnons couvrirent de grosses pierres scellées de barres de fer la tombe de leur maître ; ils allumèrent ensuite un grand feu dans lequel ils jetèrent leurs torches et tout ce qui avait servi à ses obsèques. Ses vêtements, soigneusement recueillis, furent enfermés dans un coffre ; mais à la destruction du Temple, ses disciples obligés de se disperser, se partagèrent ainsi ces dépouilles : aux chapeliers fut donné son chapeau, aux tailleurs de pierre sa tunique ; ses sandales échurent aux serruriers ; aux charrons fut remis son bourdon, et, ce qui ne s'explique guère, sa ceinture lut délivrée aux charpentiers, auteurs ou complices de sa mort.
Quant à maître Soubise, on dit que, poursuivi par les remords, il prit la vie en aversion et s'alla précipiter dans un puits que les compagnons comblèrent de pierres.
Telle est la légende de maître Jacques. Clavel y trouve des rapports frappants avec la fable égyptienne d'Osiris mis à mort par Typhon. Nous le voulons bien ; toutefois, nous répéterons ce que nous avons dit plus haut, qu'avec de l'imagination et de la bonne volonté on peut tout démontrer, tout rattacher à un systéme préconçu.
Une autre tradition beaucoup plus vraisemblable , mais qui ne repose sur aucun monument écrit , veut que des Enfants de Salomon en dissidence avec la Société-mère, se soient refugiés sous la bannière des Templiers, et aient reçu du dernier grand maître de l'ordre, Jacques de Molay, un devoir nouveau ; tandis qu'un moine bénédictin, nommé le père Soubise, fondait pour les charpentiers de haute futaie une troisième association avec des statuts spéciaux. De cette façon , ce serait à peu près depuis la fin du XIIIe siècle ou le commencement du XIV', que, Philippele-Bel régnant, les confraternités de constructeurs se seraient partagées en trois divisions, savoir : les Enfants de Salomon , les Enfants de maître Jacques et les Enfants du père Soubise.
En réfléchissant à cette tradition d'une vague origine , rapportée sans preuves par Perdiguier, et reproduite sans commentaires par divers auteurs , nous croyons en avoir en partie trouvé la clé ; et voici nos conjectures à cet égard.
Plusieurs écrivains racontent que les chevaliers du Temple avaient, d'assez bonne heure , contracté une union intime avec les confraternités architectoniques ; de sorte qu'entre les Templiers et les frères maçons il aurait existé des liaisons anciennes et permanentes, autorisant naturellement les maçons dissidents à demander une règle particulière au grand maître de l'ordre.
D'un autre côté , il est aisé de remarquer des rapports sensibles entre la pseudo-légende de maître Jacques et quelques traits principaux de l'histoire parfaitement authentique de Jacques Molay.
D'abord les deux noms sont semblables, et nous n'avons pas à en faire ressortir l'identité ; nous rapprocherons seulement certains détails les uns des autres, afin d'en rendre le rapport plus frappant.
Maître Jacques est né dans la Gaule, méridionale : — Jacques de Molay est bourguignon.
Le premier revient dans son pays, après avoir séjourné à Jérusalem et travaillé à la construction du temple de Salomon : — C'est de la Palestine que vient le second, pour prendre en France le gouvernement de son ordre, celui des Chevaliers du Temple.
C'est en embrassant maître Jacques que son ennemi donne le signal de sa mort : — L'ennemi de Jacques Molay, Philippe-le-Bel, l'appelle à Paris, le flatte, le comble, l'endort de caresses. Il le prie d'être le parrain d'un de ses enfants, lui fait tenir le poêle à l'enterrement de sa belle-sœur, et le lendemain de ce jour d'honneurs publics, il le fait indignement arrêter pour le plonger dans ses cachots avec cent-quarante autres Chevaliers du Temple.
Maître Jacques est précipité dans un marais et, après sa mort, ses disciples jettent dans les flammes d'un bûcher tout ce qui a servi à ses funérailles : — le grand maître expire sur un bûcher, dans une petite île de la Seine.
Le père Soubise, accablé du remords de son crime, ne tarde pas à se tuer de désespoir : — Philippe-le-Bel assombri, dit la tradition populaire, par le martyre des Chevaliers du Temple, qui l'auraient, en mourant, ajourné au tribunal de Dieu, meurt prématurément six mois après ses victimes.
Enfin, la longue canne ferrée des enfants de maître Jacques, si redoutable aux gavots, ne peut-elle être considérée comme un souvenir de la terrible lance des Templiers, si fatale aux sectateurs de Mahomet.
Combinez dans l'imagination naïve et dans la mémoire si fugitive des classes ouvrières, cette lugubre histoire du dernier des Templiers avec la légende révérée d’Hiram, et vous en conclurez que rien n'a été plus aisé pour Jacques Molay, le grand maître, que de devenir, avec l'aide du temps, le maître Jacques, fils de Jakin , des compagnons du Devoir.
Quant au patron des charpentiers, nous n'avons découvert aucune trace historique qui pùt nous mettre sur la voie d'une interprétation raisonnable. Croyons donc , faute de mieux , qu'un père bénédictin du nom de Soubise a donné, en effet, l'institution aux charpentiers de haute futaie, qui n'ont joui qu'assez tard de quelque considération comme ouvriers habiles dans l'architecture. Il est certain qu'à l'origine, les charpentiers de haute futaie, simples bûcherons chargés dans les forêts d'abattre et d'équarrir les arbres, virent longtemps tout l'honneur du corps reposer sur les charpentiers en menu, aujourd'hui dits simplement menuisiers, depuis que le corps d'état s'est partagé en deux branches parfaitement distinctes et dont l'une n'a rien à envier à l'autre sous le rapport de la science et de l'adresse.
Si cependant on voulait à toute force rattacher l'histoire du père Soubise à celle de maître Jacques, on pourrait supposer que les charpentiers ayant été chargés de dresser le bûcher de Jacques Molay, furent mis au ban des autres corps d'états, comme s'étant ainsi rendus complices de l'exécution du grand maître. De la sorte ils se seraient trouvés réduits à former une société à part, sous le patronage de quelque religieux d'un ordre hostile aux Chevaliers du Temple.
Rien de plus difficile au fond à démêler que tous ces vieux écheveaux de récits traditionnels, embrouillés par les âges et par l'imagination capricieuse de la muse populaire.
De même que celle de Salomon, la famille de maître Jacques se partage en sections diverses que nous allons indiquer successivement.
TAILLEURS DE PIERRKS.— Les tailleurs de pierres prennent, comme en général tous les enfants de maître Jacques, le titre de compagnons du Devoir; ils s'appellent aussi compagnons passants, et sont surnommés loups-garoux.
L'origine du mot compagnon passant est la même que celle de compagnon étranger chez les enfants de Salomon; c'est-à-dire que parmi les ouvriers employés à la construction du temple de Jérusalem , les uns étaient israélites et avaient naturellement leur résidence habituelle en Judée; les autres étaient étrangers ou de passage. Il n'y a d'ailleurs rien que de fort naturel à supposer que ces épithètes ont été données à des ouvriers nomades, occupés à une construction quelconque, cathédrale ou monument public, au temps des confréries maçonniques rarement sédentaires. Plus tard et d'après les lois de l'unité, cette expression aura été rattachée aux légendes par les successeurs des confréries.
Les tailleurs de pierres de maître Jacques forment deux classes : les compagnons et ceux qui demandent à l'être, ou aspirants. Les premiers portent la longue canne à tête d'ivoire et des rubans bariolés de couleurs variées, attachés autour du chapeau et tombant à l'épaule. Ils se traitent de coterie, portent des surnoms semblables à ceux des compagnons étrangers, pratiquent le topage et ne hurlent pas quoique loups-garoux. Ils ont, ainsi que les maréchaux ferrants, les plâtriers et les charpentiers, la détestable habitude de traiter leurs aspirants avec hauteur et dureté.
Les loups et les loups-garoux étant de sectes différentes, se détestent souverainement et laissent difficilement passer une occasion d'en venir aux prises. Les chantiers de Paris ont seuls le privilége d'être, pour les deux sociétés ennemies, un terrain neutre et commun, où une sorte de bonne intelligence est conservée. Pourquoi, hélas ! cette trève de Dieu possible à Paris , ne l'est-elle plus hors de son enceinte? Et pourquoi ceux qui peuvent vivre en paix dans la capitale, sont-ils obligés de s'entredéchirer dans les départements ? Explique qui pourra cette étrange et triste anomalie.
MENUISIERS. — Les menuisiers du Devoir, appelés dévorants par les Gavots, se disent entre eux devoirants, par dérivation naturelle de devoir, et portent le surnom de Chiens. De même que les tailleurs de pierres, ils se classent en compagnons et aspirants, et sont régis par une règle partiale qui subordonne les seconds aux premiers, en les faisant vivre à part et se former en réunions séparées ; avec cette différence cependant qu'un compagnon a le droit d'entrer à l'assemblée des aspirants, et qu'un aspirant ne peut pénétrer dans l'assemblée des compagnons. Chez la mère, ils ont leurs dortoirs séparés et mangent à des tables distinctes. Les jours de fête, au banquet ou au bal, point de trêve à cette humiliante séparation : partout et toujours le compagnon affecte vis-à-vis de l'aspirant des airs de supériorité. A la fin, celui-ci s'est indigné de ces prétentions choquantes, et de cette indignation trop légitime est résulté dans le sein du Compagnonnage une scission nouvelle dont les conséquences immenses et favorables au progrès, seront bientôt appréciées et expliquées avec toute l'étendue qu'elles comportent.
Entre eux, les menuisiers du Devoir se désignent par le nom de baptême et l'indication du pays natal, dans la forme suivante : Alathieu-le-Parisien, PauI-le-Dijonnais, etc. Ils portent des cannes de grandeur ordinaire et ont, pour couleurs, des rubans verts, rouges et blancs, attachés à la boutonnière, comme les gavots. Ils portent, eu outre, des gants blancs pour prouver, disent-ils, qu'ils ont les mains pures du sang du célèbre Hiram.
Le compagnon récemment reçu n'entre dans la jouissance de tous ses droits qu'après un court noviciat, pendant la durée duquel ii porte le titre de Pigeonneau.
Dans les villes du tour de France, le compagnon qui y réside depuis le plus de temps se nomme le Premier en ville. Il est le chef officiel des aspirants qui ne reconnaissent pas l'autorité du chef électif désigné parles compagnons en titre.
Les compagnons du Devoir, menuisiers, ne s'affilient que des ouvriers catholiques, et il en est de même dans plusieurs autres corps de métiers placés sous le patronage de maître Jacques.
SERRURIERS. — Les serruriers devoirants sont peu nombreux aujourd'hui, la plupart des aspirants de cette profession étant passés à la Société de l'Union. Leurs règlements sont identiques à ceux des menuisiers avec lesquels ils vivaient naguère dans un parfait accord ; depuis quelques années, cette bonne harmonie est rompue pour des causes dont Agricol Perdiguier a dit avoir connaissance sans vouloir les divulguer.
Enfants du père Soubise.
Les enfants du père Soubise, dans l'origine, étaient uniquement charpentiers ; ceux-ci se disent devoirants et compagnons passants, et portent les surnoms de Drilles ou Bons Drilles. Leurs aspirants s'appellent des Renards.
Les compagnons drilles portent de très-grandes cannes à tête noire. Leurs rubans, de couleurs vives, s'attachent autour du chapeau et viennent flotter devant l'épaule.
Orgueilleuse, comme toute aristocratie, la classe des compagnons moleste le plus qu'elle peut la classe des Renards. Il n'est pas rare de voir, parmi les premiers, des hommes inspirés par des sentiments barbares, se déshonorer par l'adoption de surnoms tels que ceux-ci : Bordelais-le-fléau-des-Renards, Dijonnais-la-terreur ou l'effroi-des-Renards. Toujours les plus forts ont fait la loi. Le compagnon peut donc commander, le renard doit obéir. Le compagnon dira : « Renard, cire mes bottes; renard, brosse ma veste; renard, remplis mon verre. » — Et le pauvre renard, serrant la queue, tenant bas l'oreille, doit humblement subir la loi de son tyran.
En province, un renard travaille rarement dans les villes. On l'en chasse violemment pour l'envoyer dans les broussailles ; c'est l'expression consacrée. A Paris, le compagnon charpentier se montre moins intolérant et le renard y peut vivre.
(…..)