LE SOUFRE, LE MERCURE ET LE SEL
(Chapitre XII de La Grande Triade)
René Guénon
La considération du ternaire de l’esprit, de l’âme et du corps nous conduit assez naturellement à celle du ternaire alchimique du Soufre, du Mercure et du Sel (1), car celui-ci lui est comparable à bien des égards, quoique procédant cependant d’un point de vue quelque peu différent, ce qui apparaît notamment dans le fait que le complémentarisme des deux premiers termes y est beaucoup plus accentué, d’où une symétrie qui, comme nous l’avons vu, n’existe pas véritablement dans le cas de l’esprit et de l’âme. Ce qui fait une des grandes difficultés de la compréhension des écrits alchimiques ou hermétiques en général, c’est que les mêmes termes y sont souvent pris dans de multiples acceptions, qui correspondent à des points de vue divers ; mais, s’il en est ainsi en particulier pour le Soufre et le Mercure, il n’en est pas moins vrai que le premier est constamment envisagé comme un principe actif ou masculin, et le second comme un principe passif ou féminin ; quant au Sel, il est neutre en quelque sorte, ainsi qu’il convient au produit des deux complémentaires, en lequel s’équilibrent les tendances inverses inhérentes à leurs natures respectives.
Sans entrer dans des détails qui seraient ici hors de propos, on peut dire que le Soufre, que son caractère actif fait assimiler à un principe igné, est essentiellement un principe d’activité intérieure, considéré comme s’irradiant à partir du centre même de l’être. Dans l’homme, ou par similitude avec celui-ci, cette force interne est souvent identifiée d’une certaine façon à la puissance de la volonté ; ceci n’est d’ailleurs exact qu’à la condition d’entendre la volonté en un sens beaucoup plus profond que son sens psychologique ordinaire, et d’une manière analogue à celle où l’on peut par exemple parler de la « Volonté divine (2) » ou, suivant la terminologie extrême-orientale, de la « Volonté du Ciel », puisque son origine est proprement « centrale », tandis que tout ce qu’envisage la psychologie est simplement « périphérique » et ne se rapporte en somme qu’à des modifications superficielles de l’être. C’est d’ailleurs à dessein que nous mentionnons ici la « Volonté du Ciel », car, sans pouvoir être assimilé au Ciel lui-même, le Soufre, par son « intériorité », appartient du moins évidemment à la catégorie des influences célestes ; et, en ce qui concerne son identification à la volonté, on peut dire que, si elle n’est pas vraiment applicable au cas de l’homme ordinaire (que la psychologie prend exclusivement comme objet de son étude), elle est, par contre, pleinement justifiée dans celui de l’« homme véritable », qui se situe lui-même au centre de toutes choses, et dont la volonté, par suite, est nécessairement unie à la « Volonté du Ciel (3) ». Quant au Mercure, sa passivité, corrélativement à l’activité du Soufre, le fait regarder comme un principe humide (4) ; et il est considéré comme réagissant de l’extérieur, de sorte qu’il joue à cet égard le rôle d’une force centripète et compressive, s’opposant à l’action centrifuge et expansive du Soufre et la limitant en quelque façon. Par tous ces caractères respectivement complémentaires, activité et passivité, « intériorité » et « extériorité », expansion et compression, on voit que, pour revenir au langage extrême-oriental, le Soufre est yang et le Mercure yin, et que, si le premier est rapporté à l’ordre des influences célestes, le second doit l’être à celui des influences terrestres. Cependant, il faut bien prendre garde que le Mercure ne se situe pas dans le domaine corporel, mais bien dans le domaine subtil ou « animique » : on peut, en raison de son caractère d’« extériorité », le considérer comme représentant l’« ambiance », celle-ci devant être conçue alors comme constituée par l’ensemble des courants de la double force cosmique dont nous avons parlé précédemment (5). C’est d’ailleurs en raison de la double nature ou du double aspect que présente cette force, et qui est comme un caractère inhérent à tout ce qui appartient au « monde intermédiaire », que le Mercure, tout en étant considéré principalement comme un principe humide ainsi que nous venons de le dire, est cependant décrit parfois comme une « eau ignée » (et même alternativement comme un « feu liquide » (6), et cela surtout en tant qu’il subit l’action du Soufre, qui « évertue » cette double nature et la fait passer de la puissance à l’acte (7).
De l’action intérieure du Soufre et de la réaction extérieure du Mercure, il résulte une sorte de « cristallisation » déterminant, pourrait-on dire, une limite commune à l’intérieur et à l’extérieur, ou une zone neutre où se rencontrent et se stabilisent les influences opposées procédant respectivement de l’un et de l’autre ; le produit de cette « cristallisation » est le Sel (8), qui est représenté par le cube, en tant que celui-ci est à la fois le type de la forme cristalline et le symbole de la stabilité (9). Par là même qu’il marque, quant à la manifestation individuelle d’un être, la séparation de l’intérieur et de l’extérieur, ce troisième terme constitue pour cet être comme une « enveloppe » par laquelle il est à la fois en contact avec l’« ambiance » sous un certain rapport et isolé de celle-ci sous un autre rapport ; en cela, il correspond au corps, qui joue effectivement ce rôle « terminant » dans un cas comme celui de l’individualité humaine (10). D’autre part, on a vu par ce qui précède le rapport évident du Soufre avec l’esprit et du Mercure avec l’âme ; mais, ici encore, il faut faire la plus grande attention, en comparant entre eux différents ternaires, à ce que la correspondance de leurs termes peut varier suivant le point de vue où on les envisage. En effet, le Mercure, en tant que principe « animique », correspond au « monde intermédiaire » ou au terme médian du Tribhuvana, et le Sel, en tant qu’il est, nous ne dirons pas identique, mais tout au moins comparable au corps, occupe la même position extrême que le domaine de la manifestation grossière ; mais, sous un autre rapport, la situation respective de ces deux termes apparaît comme inverse de celle-là, c’est-à-dire que c’est le Sel qui devient alors le terme médian. Ce dernier point de vue est le plus caractéristique de la conception spécifiquement hermétique du ternaire dont il s’agit, en raison du rôle symétrique qu’elle donne au Soufre et au Mercure : le Sel est alors intermédiaire entre eux, d’abord parce qu’il est comme leur résultante, et ensuite parce qu’il se place à la limite même des deux domaines « intérieur » et « extérieur » auxquels ils correspondent respectivement ; il est « terminant » en ce sens, pourrait-on dire, plus encore que quant au processus de la manifestation, bien que, en réalité, il le soit à la fois de l’une et de l’autre façon.
Ceci doit permettre de comprendre pourquoi nous ne pouvons pas identifier sans réserves le Sel au corps ; on peut seulement dire, pour être exact, que le corps correspond au Sel sous un certain aspect ou dans une application particulière du ternaire alchimique. Dans une autre application moins restreinte, c’est l’individualité tout entière qui correspond au Sel (11) : le Soufre, alors, est toujours le principe interne de l’être, et le Mercure est l’« ambiance » subtile d’un certain monde ou état d’existence ; l’individualité (en supposant naturellement qu’il s’agit d’un état de manifestation formelle, tel que l’état humain) est la résultante de la rencontre du principe interne avec l’« ambiance » ; et l’on peut dire que l’être, en tant que manifesté dans cet état, est comme « enveloppé » dans l’individualité, d’une façon analogue à celle dont, à un autre niveau, l’individualité elle-même est « enveloppée » dans le corps. Pour reprendre un symbolisme que nous avons déjà employé précédemment, le Soufre est comparable au rayon lumineux et le Mercure à son plan de réflexion, et le Sel est le produit de la rencontre du premier avec le second ; mais ceci, qui implique toute la question des rapports de l’être avec le milieu où il se manifeste, mérite d’être envisagé avec de plus amples développements.
Notes de bas de page
1. Il est à peine besoin de dire qu’il ne s’agit aucunement ici des corps qui portent les mêmes noms dans la chimie vulgaire, ni d’ailleurs de corps quelconques, mais bien de principes.
2. Signalons à ce propos que le mot grec theion, qui est la désignation du Soufre, signifie aussi en même temps « divin ».
3. Nous retrouverons plus loin cette considération de la volonté à propos du ternaire « Providence, Volonté, Destin ». - L’« homme transcendant », c’est-à-dire celui qui a réalisé en lui-même l’« Homme Universel » (el-insânulkâmil), est, dans le langage de l’hermétisme islamique, désigné lui-même comme le « Soufre rouge » (el-kebrîtulahmar), qui est aussi représenté symboliquement par le Phénix ; entre lui et l’« homme véritable » ou « homme primordial » (el-insânul-qadîm), la différence est celle qui existe entre l’« œuvre au rouge » et l’« œuvre au blanc », correspondant à la perfection respective des « grands mystères » et des « petits mystères ».
4. C’est pourquoi on trouve aussi, parmi ses différentes désignations, celle d’« humide radical ».
5. On se rappellera ici ce que nous avons indiqué plus haut au sujet de la double spirale regardée comme « schéma de l’ambiance » ; le Mercure des hermétistes est en somme la même chose que la « lumière astrale » de Paracelse, ou ce que certains auteurs plus récents, comme Éliphas Lévi, ont appelé plus ou moins justement le « grand agent magique », quoique, en réalité, sa mise en œuvre dans le domaine des sciences traditionnelles soit fort loin de se limiter à cette application d’ordre inférieur qui constitue la magie au sens propre de ce mot, ainsi que le montrent d’ailleurs suffisamment les considérations que nous avons exposées à propos de la « solution » et de la « coagulation » hermétiques. - Cf. aussi, sur la différence de l’hermétisme et de la magie, Aperçus sur l’Initiation, ch. XLI.
6. Les courants de force subtile peuvent d’ailleurs donner effectivement une impression de ce genre à ceux qui les perçoivent, et ce peut même être là une des causes de l’illusion « fluidique » si commune à leur sujet, sans préjudice des raisons d’un autre ordre qui ont aussi contribué à donner naissance à cette illusion ou à l’entretenir (cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XVIII).
7. C’est alors ce que les hermétistes appellent le Mercure « animé » ou « double », pour le distinguer du Mercure ordinaire, c’est-à-dire pris purement et simplement tel qu’il est en lui-même.
8. Il y a analogie avec la formation d’un sel au sens chimique de ce mot, en ce que celui-ci est produit par la combinaison d’un acide, élément actif, et d’un alcali, élément passif, qui jouent respectivement, dans ce cas spécial, des rôles comparables à ceux du Soufre et du Mercure, mais qui, bien entendu, diffèrent essentiellement de ceux-ci en ce qu’ils sont des corps et non des principes ; le sel est neutre et se présente généralement sous la forme cristalline, ce qui peut achever de justifier la transposition hermétique de cette désignation.
9. C’est la « pierre cubique » du symbolisme maçonnique ; il faut d’ailleurs préciser qu’il s’agit en cela de la « pierre cubique » ordinaire, et non de la « pierre cubique à pointe » qui symbolise proprement la Pierre philosophale, la pyramide qui surmonte le cube représentant un principe spirituel qui vient se fixer sur la base constituée par le Sel. On peut remarquer que le schéma plan de cette « pierre cubique à pointe », c’est-à-dire le carré surmonté du triangle, ne diffère du signe alchimique du Soufre que par la substitution du carré à la croix ; les deux symboles ont la même correspondance numérique, 7 = 3 + 4, où le septénaire apparaît comme composé d’un ternaire supérieur et d’un quaternaire inférieur, relativement « céleste » et « terrestre » l’un par rapport à l’autre ; mais le changement de la croix en carré exprime la « fixation » ou la « stabilisation », en une « entité » permanente, de ce que le Soufre ordinaire ne manifestait encore qu’à l’état de virtualité, et qu’il n’a pu réaliser effectivement qu’en prenant un point d’appui dans la résistance même que lui oppose le Mercure en tant que « matière de l’œuvre ».
10. Par ce que nous avons indiqué dans la note précédente, on peut dès lors comprendre l’importance du corps (ou d’un élément « terminant » correspondant à celui-ci dans les conditions d’un autre état d’existence) comme « support » de la réalisation initiatique. - Ajoutons à ce propos que, si c’est le Mercure qui est tout d’abord la « matière de l’œuvre » comme nous venons de le dire, le Sel le devient aussi ensuite et sous un autre rapport, ainsi que le montre la formation du symbole de la « pierre cubique à pointe » ; c’est à quoi se réfère la distinction que font les hermétistes entre leur « première matière » et leur « matière prochaine ».
11. À ce point de vue, la transformation de la « pierre brute » en « pierre cubique » représente l’élaboration que doit subir l’individualité ordinaire pour devenir apte à servir de « support » ou de « base » à la réalisation initiatique ; la « pierre cubique à pointe » représente l’adjonction effective à cette individualité d’un principe d’ordre supra-individuel, constituant la réalisation initiatique elle-même, qui peut d’ailleurs être envisagée d’une façon analogue et par conséquent être représentée par le même symbole à ses différents degrés, ceux-ci étant toujours obtenus par des opérations correspondantes entre elles, bien qu’à des niveaux différents, comme l’« œuvre au blanc » et l’« œuvre au rouge » des alchimistes.