Jacques Coeur
Gravure sur acier originale dessinée par Boilly,
gravée par Goutière - 1835
J A C Q U E S C O E U R
Eugène Canseliet
Article paru dans le n° 8 de la revue La Tour Saint Jacques (janvier-février 1957)
Il y aura bientôt cinq cents ans, le 25 novembre, l'obituaire de la cathédrale de Bourges notait : « Le jour de Catherine vierge et martyre, obit d'une âme noble, le seigneur Jacques Cœur, soldat de l'Eglise et capitaine général contre les infidèles, qui donna, construisit et embellit d'ornements notre sacristie et d'autre part prit soin des biens importants de notre église; In die Catherinæ virginis et martiris, obiit generosi animi dominus Jacobus Cordis, miles, Ecclesiæ capitaneus generalis contra infideles, qui sacristiam nostram fundit, extruxit et ornamentis decoravit, aliaque plurima ecclesiæ nostræ procuravit bona (Bibliothèque Nationale, nouvelle acquisition latine n° 1415. Beau manuscrit sur vélin, calligraphié en gothique, aux encres noire, bleue et rouge, et orné de lettrines) ». Décès officiel qui est confirmé l'année suivante, en 1457, par le don du roi Charles VII « a Ravaut et Geoffroy Cueur enfans de feu Jaques Cueur et a Guillaume Varie de certains heritages avec plusieurs debtes et biens de Jaques Cueur ». Cette lettre de rémission poursuit « ...et nous aient faict remonstrer que ledict feu Jaques Cueur qui s'estoit durant son arrest eschappé de nos prisons est, depuis naguères, allé de vie à trepassement exposant sa personne a l'encontre des ennemis de la foy catholique (Bibliothèque Nationale, manuscrit français n° 3868, fol. 99 recto et verso) ».
Ainsi, Charles VII, le bien servi, réparait-il faiblement son injustice envers son meilleur ministre et les compagnons de ce dernier : Jehan de Village et Guillaume de Varie, de qui la conduite, toute de désintéressement, de sacrifice et d'abnégation pour leur maître tombé dans la plus sombre infortune, contraste vigoureusement avec l'ignominieuse et criminelle avidité de l'entourage royal. Cette pureté, cette noblesse de cœur et d'esprit ne devraient-elles pas surprendre, s'il ne s'était agi que d'une vaste entreprise commerciale, de laquelle historiens et biographes veulent unanimement que Jacques Cœur ait été le fondateur et l'âme ? C'était là, en vérité, une très singulière société de marchands, qui offrait bien plutôt tous les caractères de solidarité absolue, régnant au sein des fraternités initiatiques tant en honneur au moyen âge. Négoce assez peu banal, en tout cas, dans lequel, faute de marchandises suffisantes à échanger contre les importations, on réglait celles-ci avec de la vaisselle d'or ou d'argent, des perles, des gemmes ou des diamants, quand ce n'était pas, ordinairement, avec des lingots d'argent fin. Dans cette France du XVème siècle presque dépourvue de mines, au sortir de la guerre de Cent Ans et de ses indicibles misères, s'il nous apparaît très difficile de déterminer la provenance normale du métal précieux, nous ne pouvons nous défendre de penser qu'il n'était pas indifférent à Jacques Cœur d'écarter tout soupçon que son argent fût, pour une grande part, le produit de procédés archimiques d'enrichissement du sujet brut, voire de l'élaboration philosophale. C'est pourquoi le prudent alchimiste fit « mult besoigner » en sa mine de galène argentifère de Pampalieu, aujourd'hui Pampailly, commune de Brussieu, département du Rhône, laquelle était ouverte aux flancs des hauteurs formant la vallée de la Brévenne (Ces mines du Lyonnais, même du Beaujolais, n'expliquent-elles pas secrètement la décision de Charles VII de transporter les foires de Troyes à Lyon où Jacques Cœur, tout aussitôt, installe de luxueuses maisons ? Voilà bien ce qui nous fait remarquer que le substantif latin feria, foire, conservé par l'espagnol, est phonétiquement très près de féerie, l'art des fées. A ce propos, signalons la petite étude de René Alleau, Les Voiles féeriques de la Voie, dans les Cahiers du Sud, n° 324, consacré au Domaine féerique où voisinent, en des dissertations originales, judicieuses ou piquantes, Michel Carrouges, Louis-Paul Guigues, Michel Butor, Aimé Patri et Pierre Gordon). Selon Pierre Borel, beaucoup avaient ce sentiment, qui estimèrent que Jacques Cœur « avoit la Pierre philosophale, et que tous ces commerces qu'il avoit sur mer, ses galeres et les monnoyes qu'il gouvernoit, n'estoient que des pretextes pour se cacher, afin de n'estre point soupçonné (Tresor de Recherches et Antiquitez Gauloises et Françaises, Paris, 1655, p. 127) ».
Nous ajouterons à ce propos, que cette « compaignie » devint déficitaire aussitôt que le grand argentier eut été décrété, et que, dès ce moment encore, ses comptes et ses inventaires, qu'il dressait lui-même, en dehors de tout concours, et qu'il conservait jalousement secrets, disparurent et demeurèrent introuvables.
Au cours du procès, Jehan Mailhet déposa « qu'il vit en la monnoye de Montpellier grande quantité d'argent blanc pour Guillaume Guymard et autres lequel comme il a ouy dire fut transporté es galées (dans les galères) dudict Argentier et pour l'auctorité dudict Argentier ne l'osa arresté en la dicte monnoye, grande quantité argent blanc tasses esguieres (aiguières) et autres especes et manieres d'argent que Jehan de Village y faisoit poiser (peser). » Ms. cit. supra, fol. 6.
Concernant Jehan de Village, que Jacques Cœur avait marié à sa nièce Perrette, une lettre de rémission énonce le même grief pardonné, dans le passage que voici : « ...avoit porté en pays estranges par plusieurs fois de l'argent blanc tant monnayé que en vaisselle, en grande quantité qu'il ne saurait déclarer et entre les autres en un voyage qu'il fist en Levant quand il fut a Rhodes il bailla a Bernard de Vaux et Lazarin d'Andrea de Montpellier certaine somme en quantité d'argent qu'il avoit en sa dicte gallée et ne luy souvient bonnement de la somme pour la faire fondre, lequel argent fut fondu audict lieu de Rhodes par lesdicts de Vaux et Lazarin d'Andrea a neuf ou dix deniers d'aloy ou environ et par eux marqué de la marque d'un orphesvre en l'hostel duquel ledit argent fut fondu, laquelle marque a son avis estoit un trefle (Archives nationales : An JJ.191, n° 234) ».
Afin que son alliage ne devînt pas du billon, très certainement Jacques Cœur le maintenait-il à la limite exigée par les monnayeurs, c'est-à-dire à 10 deniers de fin, de loi ou d'aloi (ad legem), soit, selon notre système décimal, au titre 833,333.
Quand on sait combien, à cette époque surtout, les peuples orientaux recherchaient l'argent jusqu'à le préférer à l'or, on comprend que l'Adepte ait trouvé, dans le Levant, le large et fructueux débouché nécessaire à l'écoulement de sa production métallique. Argentier, il l'était doublement, car il semble bien qu'il avait reçu le Don de la Pierre au blanc. C'est ce que laisse entendre David de Planis-Campy, chirurgien du roi Louis XIII, qui ne craignit pas de déclarer :
« Je ne puis icy passer la mort de Jacques Cœur lequel, en consideration de ce secret qu'il possedoit, obtint de Charles VII pouvoir de forger monnoye d'Argent pur, qui estoient des Gros vallant trois sols, surnommez de Iacques Cœur : au revers desquels y avoit trois cœurs qui estoient ses armoiries et desquels on en voit quelques-fois (L'Ouverture de l'Escolle de Philosophie transmutatoire metallique. A Paris chez Charles Sevestre, rue des Amandiers, au Pellican, 1633, p. 4) ».
Borel parle de ces pièces de monnaie, après La Croix du Maine dans son Livre des Vies des Tresoriers de France; il signale aussi des textes que le grand argentier aurait rédigés sur le Grand Œuvre, sans oublier les scènes symboliques, sculptées ou peintes, et réparties, à l'exemple de Nicolas Flamel, sur des logis divers, dans la nécessité d'obéissance à la transmission charitable et prudente du savoir. Ces trois raisons, l'érudit médecin de Castres les donne successivement à l'appui de sa ferme conviction que Jacques Cœur possédait une grande partie des arcanes de l'art philosophal :
« ...en ce qu'il fit battre des monnoyes dites des Jacques Cueur (comme Lulle autresfois les Nobles a la Rose)...
« ...par les escrits qui se trouvent de luy touchant cet œuvre, dont j'ay une petite pratique. Mais il y en a un Livre, entier Ms, à Montpellier, entre les mains de M. de Rudavel, Conseiller.
« ...les figures hieroglyphiques... celles que j'ay veuës sur la Loge de Montpellier, qu'il a bastie,... (Tresor des Recherches, op. cit.) ».
Aussi bien la Médecine au blanc, devenue pierre transmutatoire par sa projection sur l'argent, change en ce métal noble les métaux imparfaits, sans compter les résultats qu'on peut obtenir, avec ce merveilleux agent que beaucoup d'auteurs ont encore dénommé Elixir, « sur tous sujets, comme sur l'emery, l'acier, le corail, le jaspe, le porphire, le marbre, et quantité d'autres choses... ; car qui croiroit qu'il fût capable de changer les pierres soit naturelles, soit artificielles, en pierres précieuses, d'ôter toutes les taches de celles qui en ont... Cet elixir reduit le cristal en diamant,... ôte les taches des Perles et les blanchit d'un blanc plus eclatant que leur naturel,... (Le Filet d'Ariadne, pour entrer avec seureté dans le Labirinthe de la Philosophie Hermetique, Paris, 1695, p. 140) ».
Cela expliquerait, évidemment, la prestigieuse ascension de Jacques Cœur aux plus élevés sommets de la fortune, du sujet de Bourges, d'origine plébéienne, – civis Bituricensis, ex plebeio genere (Thomæ Basini Historiarum Caroli VII, liber quartus, capit. XXVI). Dès lors aussi, ne surprendra personne, le dicton qui avait cours dans le royaume, au temps même où y florissait l'association colossale du grand argentier :
Jacques Cœur fait ce qu'il veut, le Roi fait ce qu'il peut.
Orgueilleuse proclamation en vérité, fort peu en accord avec l'humilité et la sagesse philosophiques, dont nous avons peine à croire qu'elle ait eu sa source dans le même distique que l'Adepte aurait fait graver au-dessus de la porte du château de Boisy, par lui acquis avec la terre, selon que l'avance un auteur, par ailleurs quelque peu tendancieux, voulant sans doute justifier l'épithète d'arrogant qu'il décoche au trop puissant ministre (A. Bernard, Histoire du Forez, Montbrison, 1835, vol. 2).
Dans le palais que Jacques Cœur fit bâtir à Bourges se trouvait, au premier étage du donjon, son cabinet familier, appelé aussi chambre de l'argent. Elle a conservé, par miracle, sa cheminée d'origine, comme la chambre, dite du Trésor, à l'étage au-dessus, son extraordinaire serrure et ses corbeaux étrangement historiés. Le manteau de cette cheminée est orné d'une ogive abritant, sculptée en haut-relief, une femme vêtue et ailée qui présente un phylactère et qui se dresse dans une sorte de claie où l'entourent, alternant à ses pieds, une rose, un chardon, une rose, un chardon, etc... Quoi de plus hermétique que cette image ? Quoi de plus alchimique surtout ?
La devise offerte, « A vaillans cuers riens impossible », est ici accompagnée des sigles énigmatiques R. G. qu'on pense signifier Réal Guerdon, royal salaire, mais qui pourraient aussi bien s'interpréter Recipe G, prends G, la consonne fameuse, symbolisant la matière brute et constituant la base des travaux hermétiques de l'ancienne Franc-Maçonnerie.
Ayant longuement et récemment parlé de la sublimation, il est superflu d'y revenir dans le cadre exigu de la présente étude (Les Douze Clefs de la Philosophie de Frère Basile Valentin, Editions de Minuit, 1956). Pourtant, nous ne saurions manquer d'attirer l'attention du lecteur sur les deux végétaux faisant la ronde autour de la Dame du lieu. Le chardon souligne l'influence céleste à laquelle est soumis le mercure des sages, tandis que la rose évoque le phénomène physique qui rendra compte de la canonicité de ce même mercure. Quant au chardon qui est sensible aux changements de la température et dont la fleur, selon qu'elle s'ouvre ou se ferme, annonce le beau temps ou la pluie, faut-il rappeler que ses capitules ornent certaines faces du singulier cadran solaire, en icosaèdre, du palais Holyrood à Edimbourg, faisant l'objet du dernier chapitre des Demeures Philosophales de Fulcanelli ?