RENÉ GUÉNON
Correspondance avec Camille Florence
Paris, 10 novembre 1928
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
C’est moi qui aurais dû vous remercier de m’avoir confié votre brochure sur le gui, que j’ai lue avec beaucoup d’intérêt, ainsi qu’un de mes amis qui désirait la connaître depuis longtemps.
Je suis heureux que la brochure de M. Charbonneau vous ai fait plaisir ; bien entendu, vous pouvez la garder, car j’en ai encore un assez grand nombre d’exemplaires.
J’ai vu en effet, dans le dernier numéro d’Atlantis qu’on m’a communiqué ces jours-ci, ce qui concerne la figure des trois enceintes, dont l’origine druidique me paraît aussi très vraisemblable. J’ai écrit hier à M. Charbonneau, et je lui ai demandé ce qu’il pense de cette question ; s’il a quelque idée intéressante à ce sujet, je ne manquerai pas de vous en faire part.Pour moi, je pense que les trois enceintes représentent tout simplement trois degrés d’initiation. Ce qui m’a donné cette idée, c’est que j’ai eu autrefois sous les yeux des documents provenant de certaines organisations initiatiques et dans lesquels les différents degrés hiérarchiques étaient décrits comme autant d’enceintes concentriques. Naturellement, ces documents étaient fort récents en comparaison de ce dont il s’agit, mais il y a là, probablement, l’écho d’une tradition dont l’origine peut remonter très loin, encore que la façon dont elle a pu se conserver et se transmettre soit assez difficilement saisissable pour bien des raisons. Je vous donne mon idée pour ce qu’elle vaut ; il faut ajouter, d’ailleurs, que les degrés initiatiques sont toujours regardés comme correspondant à autant de « mondes », c’est-à-dire d’états d’existence hiérarchisés, et aussi que presque tous les symboles ont une pluralité de significations qui, loin de s’exclure, se complètent au contraire les unes les autres. Il ne faudrait donc pas voir dans ce que je vous dis une interprétation exclusive, mais il me semble bien que c’est là que se trouve le point de départ dont il faut tenir compte pour rechercher, par analogie, les autres interprétations possibles. Vous serez bien aimable de me dire, à l’occasion, si cette explication vous paraît satisfaisante.J’ajoute encore que les lignes qui joignent les trois enceintes s’expliquent aussi très bien : ce seraient les canaux par lesquels l’enseignement de la doctrine se répand du degré suprême jusqu’au plus inférieur. Cette figuration me fait penser à la « fontaine d’enseignement » des « Fideli d’Amore », depuis Dante jusqu’à Pétrarque ; et des images plus ou moins semblables se rencontrent dans les traditions de presque tous les peuples, en Orient aussi bien qu’en Occident. Cette fontaine a même été prise comme un des symboles du Christ ; M. Charbonneau a là-dessus des documents très intéressants.
Veuillez recevoir, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
René Guénon
P. S. : Je vous demanderai, jusqu’à nouvel ordre, de ne pas communiquer ce que je vous dis ici à M. Le Cour ; quand son imagination travaille sur certains renseignements, on ne sait jamais ce que cela peut devenir ; et c’est pourquoi j’aime mieux prendre le temps de préciser moi-même divers points, surtout en ce qui concerne les rapprochements à établir avec d’autres symboles.