GUENON Correspondance avec Gaston Georgel




RENÉ GUÉNON


Correspondance avec Gaston Georgel



Le Caire, 29 décembre 1937


[…] J’avoue que j’avais perdu de vue ce que vous citez dans votre livre au sujet des tempéraments, m’étant surtout attaché à ce qui concerne directement la question des cycles. Il s’agit bien réellement des quatre tempéraments traditionnels ; il y aurait sans doute des réserves à faire sur certains points de la description, mais, pour le moment du moins, je ne veux pas m’arrêter aux détails, et je me bornerai à la question des correspondances dont vous me parlez plus spécialement. Ce qui est vraiment curieux, c’est que, partout où j’ai vu de telles correspondances indiquées, je les ai toujours trouvées « brouillées » d’une façon ou d’une autre ; on ne voit d’ailleurs pas bien quelle raison il pourrait y avoir eu de les brouiller à dessein… En réalité, ces correspondances s’établissent ainsi :

Nord :  hiver - enfance - lymphatique - race blanche - eau

Orient :  printemps - jeunesse - nerveux - race jaune - air

Sud :  été - âge mûr - sanguin - race noire - feu

Occident :  automne - vieillesse - bilieux - race rouge - terre

[…] Je doute qu’on puisse établir une correspondance stricte avec les facultés. D’autre part, je laisse de côté la relation des éléments avec les « états physiques », qui n’a pas grand intérêt, et derrière laquelle il y a souvent, sur la nature des éléments, une de ces méprises qu’amènent trop facilement les essais de rapprochements avec les sciences modernes ; en tout cas le feu et l’éther sont deux éléments différents ; l’éther ne paraît pas ici parce qu’il se place au centre, correspondant à un état d’équilibre indifférencié. Enfin il n’y a aucune conséquence à tirer de là quant à une supériorité prétendue de telle ou telle race ; elles sont simplement différentes et ont leurs possibilités propres ; et chacune a ou a eu sa période de suprématie ou de prédominance, conformément aux lois cycliques… 

[…]

René Guénon

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Le Caire, 4 octobre 1945


[…] Je ne comprends pas bien comment vous envisagez le Kalpa : celui-ci est la durée totale d’un monde, et il ne peut donc être compris dans aucun cycle plus étendu ; il se divise en 14 Manvantaras, chacun de ceux-ci étant le cycle complet d’une humanité ; la considération des quatre âges s’applique à chaque Manvantara, mais je n’ai jamais vu nulle part qu’on puisse l’appliquer à l’ensemble du Kalpa. Quant à la tradition chrétienne, elle n’envisage rien au-delà du présent Manvantara ; ce qu’elle considère comme la « fin du monde », et qu’il vaudrait mieux appeler la fin d’un monde, n’est donc pas autre chose que celle de l’humanité actuelle ; je pense d’ailleurs que vous pourrez trouver dans mon nouveau livre quelques éclaircissements sur ce sujet. Il va de soi que, dans ces conditions, le Paradis terrestre correspond au Krita-Yuga ou « âge d’or » de notre Manvantara ; les hommes des premières époques ayant vécu sur des continents disparus depuis lors, il est fort peu vraisemblable que les restes « préhistoriques » qu’on découvre remontent aussi loin, et, en fait, on ne semble guère leur attribuer ordinairement que 15 ou 20000 ans, ce qui est encore relativement récent ; il en faudrait à peu près le triple, pour qu’ils datent de l’« âge d’or ».

[…] J’ai lu dernièrement « L’Évolution régressive » dont vous me parlez, et j’ai en effet l’intention d’en faire un compte rendu ; il y a là des vues très intéressantes, surtout contre le transformisme, mais aussi d’autres qui sont bien contestables ; en tout cas la somme des Manvantaras écoulés est extrêmement loin de donner les millions d’années qu’on assigne à tort ou à raison aux époques géologiques, car elle ne s’élève même pas tout à fait à un demi-million ! […]

[…] Selon la doctrine traditionnelle, l’âge de notre monde est inférieur à un demi-million d’années, d’où il s’ensuit que les chiffres fabuleux avancés par la science moderne pour la durée des périodes géologiques sont purement hypothétiques, sinon mêmes fantaisistes. Mais alors, que peut valoir cette science ? Nous pensons qu’elle a surtout un caractère utilitaire : la considération des périodes géologiques a permis de classer les terrains et de faciliter ainsi la prospection minière. Pourquoi en chercher davantage ? Ce qui intéresse la science actuelle, ce n’est pas tant la Vérité, que la « Puissance » et le « Succès matériel » ! […]

René Guénon

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Le Caire, 23 septembre 1946


[…] La compétence du Dr Carton me paraît ne s’étendre qu’à un domaine bien limité ; je ne le connais d’ailleurs pas personnellement.

[…] Vous avez sans doute raison d’envisager, au début du Manvantara, une période en quelque sorte indifférenciée, en ce sens tout au moins que la tradition primordiale n’a bien qu’un berceau unique, la région hyperboréenne. C’est moins net pour les races, et je ne crois pas qu’on trouve nulle part d’indications bien précises à cet égard ; peut-être est-il possible cependant d’envisager une certaine correspondance entre la différenciation des races et celle des principales traditions dérivées de la tradition primordiale. Seulement une autre question se pose : l’origine des différentes races doit-elle être regardée comme simultanée ou comme successive ? En tout cas, elles apparaissent comme liées aux différents continents qui ont disparu dans les cataclysmes survenus successivement au cours du Manvantara (d’où leur correspondance, même géographique, avec les points cardinaux).

[…] Quant à l’Adam de la Genèse, je ne crois pas qu’on puisse le rapporter au début du Kalpa, car la « perspective » biblique, si l’on peut dire, ne paraît envisager que notre seul Manvantara. En effet, s’il en était autrement, où se situeraient les Manvantaras autre que le premier dans la suite du récit, puisqu’on n’y voit nulle part reparaître un état correspondant au Paradis terrestre ? Il semble même que les premières phases du Manvantara ne soient vues qu’en « raccourci », et qu’il y ait une référence plus particulière et plus directe à la période atlantéenne ; cela peut résulter de ce que le nom d’Adam signifie « rouge », et aussi d’un certain nombre d’autres choses qui indiquent une forme de tradition proprement occidentale. Quoi qu’il en soit, le déluge de Noé, tout au moins dans son sens le plus immédiat et en quelque sorte « historique », ne peut se rapporter qu’à la disparition de l’Atlantide, puisqu’il n’est question d’aucun autre cataclysme après celui-là ; il ne doit donc pas être confondu avec le déluge même du Manvantara (où l’on voit celui qui va être le Manu de ce cycle prenant avec lui dans l’Arche les sept Rishis, qui représentent et résument en eux toute la sagesse des cycles antérieurs). D’ailleurs, il va de soi qu’un symbolisme tel que celui du déluge est toujours applicable à plusieurs niveaux différents ; mais, en tout cela, il s’agit surtout d’une question de « perspective » inhérente à chacune des différentes formes traditionnelles.

     J’ajoute encore que, corrélativement à la Genèse, l’Apocalypse ne décrit proprement que la fin de notre Manvantara, et non pas celle du Kalpa tout entier.

[…] Assurément la fantasmagorie des périodes géologiques est un des points faibles de l’« Évolution régressive », dont les auteurs, d’autre part, font preuve d’un littéralisme assez grossier dans leur interprétation de la Bible… – Pour ce qui est de l’absence de fossiles humains remontant au-delà d’une certaine époque (toute réserve faite sur la « chronologie » des préhistoriens aussi bien que sur celle des géologues), elle peut sans doute s’expliquer par bien des raisons diverses ; il y a même pour des temps moins anciens, bien d’autres choses qui ne se retrouvent pas non plus.

[…] Je n’ai pas eu connaissance de l’article du P. Teilhard de Chardin dont vous parlez, mais ce que vous m’en dites ne me surprend pas du tout de lui. Je me souviens à ce propos du P. Gillet (qui alors n’était pas encore Général des Dominicains) disant un jour : « Les derniers défenseurs du transformisme seront deux catholiques, Édouard Le Roy et le P. Teilhard de Chardin ». Ce devait être, autant, que je me souviens, lors de la publication du livre de Vialleton, lequel, je dois le dire, me paraît parler davantage contre le transformisme que l’« Évolution régressive ». […]

René Guénon

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Le Caire, 3 mars 1947


[…] Je n’ai jamais vu nulle part qu’une importance particulière ait été attachée à un cycle de 21600 ans, mais il est bien entendu que ce qu’on peut appeler les détails des périodes secondaires ne sont jamais indiqués expressément. Dès lors qu’il s’agit d’un nombre qui est une fraction exacte des cycles principaux, il paraît légitime de l’envisager et de rechercher ce qu’il peut représenter dans l’histoire de l’humanité. Quant aux correspondances que vous envisagez pour les trois cycles successifs de cette durée, elles semblent aussi très plausibles ; je crois donc qu’il pourrait y avoir intérêt à ce que vous tâchiez de préciser tout cela. […]

René Guénon

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Le Caire, 28 janvier 1948


[…] D’après la tradition hindoue, les Asuras sont antérieurs aux Dévas, ce qui paraît bien impliquer que les Enfers correspondent aux cycles antérieurs et les Cieux aux cycles postérieurs par rapport à celui qui est pris comme terme de comparaison. C est là une question tout à fait différente et même, à ce qu’il me semble, indépendante de celle de la « descente » se produisant du commencement à la fin de chaque Manvantara considéré isolément ; cela concorde d’ailleurs avec ce que j’ai indiqué dans le chapitre XXIII de la « Grande Triade ».

     Il est cependant possible que, suivant les points de vue, il y ait lieu d’envisager dans certains cas des correspondances différentes, car, en réalité, les deux tendances ascendante et descendante coexistent toujours dans toute manifestation, et on ne peut jamais parler que d’une prédominance de l’une sur l’autre, sans exclure la considération de cette autre. – D’autre part, il faut remarquer que les 7 dwîpas, dont la série doit se répéter deux fois dans le course des 14 Manvantaras, correspondent proprement aux 7 régions de l’espace, c’est-à-dire au centre et aux 6 directions des branches de la croix à 3 dimensions.

      « L’âge des Héros » n’est aucun des 4 âges en lesquels se divise le Manvantara, ni un autre âge spécial qui viendrait s’ajouter à ceux-là, mais plutôt une simple subdivision ; il faudrait pouvoir se reporter à ce que dit Hésiode, et que je n’ai pas ici ; mais, autant que je peux m’en souvenir, il semble bien qu’il se situe dans l’« âge de fer » même, dont il est peut-être comme la première phase, et où il représenterait encore une sorte de reflet des âges précédents. – D’un autre côté, il n’est pas sûr que cela ait un rapport direct avec le début du 6e chapitre de la Genèse, qui doit se référer à une époque plus éloignée (le commencement du Kali-Yuga correspondrait plutôt à la Tour de Babel) ; il faut se méfier des similitudes qui proviennent plutôt des traductions que du texte même. […]

René Guénon

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Le Caire, 24 avril 1950

Cher Monsieur,

     J’ai reçu il y a 3 ou 4 jours seulement votre lettre du 25 mars, qui a donc été beaucoup moins vite que la vôtre ; en fait, c’est toujours à peu près aussi irrégulier.

     Pour ce qui est du soi-disant « feu central », il est bien évident qu’il n’y a pas lieu de se préoccuper des théories modernes, toutes plus hypothétiques les unes que les autres ; mais ce que vous me signalez au sujet de la basse température des grands fonds océaniques est beaucoup plus intéressant, parce qu’il s’agit là d’une constatation de fait.

[…] Votre découverte pour les proportions de la statue est vraiment curieuse et mérite d’être exposée dans votre livre complété ; mais comment envisagez-vous l’explication de cette inversion entre les 4 âges et les différentes parties de la statue ?

     Je ne sais pas du tout ce qu’est « The Astrological Magazine » ni dans quel pays il se publie ; je crains un peu que ce ne soit en Amérique, mais, même si c’était dans l’Inde, ce ne serait pas une garantie, car, maintenant, il y a partout une invasion des méthodes astrologiques modernes, et naturellement les gens qui les emploient sont tout à fait ignorants des données traditionnelles. En tout cas, les chiffres cités par Volguine d’après cette revue paraissent bien fantaisistes ; le nombre 25824 (au lieu de 25920) n’est aucunement un nombre cyclique et ne peut réellement correspondre à rien…

[…] C’est bien volontiers que je tâcherai de vous donner satisfaction pour ce que vous me demandez, puisque ce n’est évidemment pas pour tout de suite (car vous savez qu’il faut toujours que je compte avec le manque de temps) ; seulement, comme je n’ai jamais écrit de préface pour aucun livre, je crains bien de n’être pas très habile pour ce genre de travail !

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes bien cordiaux sentiments.

René Guénon

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Le Caire, 3 janvier 1950


[…] J’ai reçu votre livre avant-hier, et je vous remercie bien vivement de cet envoi et de l’aimable dédicace. Je tâcherai de le lire le plus tôt possible, et je vous en reparlerai alors ; bien entendu, je ne manquerai pas d’en faire un compte rendu pour les « Études Traditionnelles ») mais je suis toujours bien en retard pour tout. […]

René Guénon

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Le Caire, 4 octobre 1950


[…] Vous me demandez si j’ai eu le temps de parcourir vos « Quatre Âges » ; à vrai dire, je les ai même lus, mais il ne m’a pas été possible, comme pour bien d’autres choses d’ailleurs, de le faire aussi attentivement que je l’aurais voulu, et il faudrait que je puisse revoir tout cela de plus près pour être en mesure d’en parler comme il conviendrait. […]

René Guénon

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Le Caire, 5 novembre 1950


[…] Pour ce qui est de la division ternaire du Manvantara, je ne vois en effet aucune raison « à priori » pour ne pas l’envisager aussi bien que les autres, mais le malheur est qu’il n’existe là-dessus aucune donnée traditionnelle ; quoi qu’il faille penser de ce silence qui paraît assez difficile à expliquer, il en résulte que tout ce qu’on pourra dire à ce sujet aura forcément un caractère hypothétique, et par conséquent pourra toujours paraître contestable. À ce propos, je voudrais vous demander où vous avez trouvé pour la « Grande Année » la durée de 10800 ans, qui paraît n’avoir pas de rapport direct avec celle de la précession des équinoxes, bien que naturellement on y retrouve les mêmes nombres cycliques fondamentaux. […]

René Guénon

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