LA CITÉ DIVINE
René Guénon
Article publié dans les Études Traditionnelles, septembre 1950.
(Repris dans Symboles de la Science sacrée, chapitre LXXV)
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« Dans tous les cas, que l’on considère le centre d’un monde ou le centre de tous les mondes, il y a en ce centre un Principe divin (le Purusha résidant dans le soleil, qui est le Spiritus Mundi des traditions occidentales) qui joue, pour tout ce qui est manifesté dans le domaine correspondant, le même rôle d’« ordonnateur interne » que le Purusha qui réside dans le coeur de chaque être pour tout ce qui est inclus dans les possibilités de cet être. » (Extrait de l’article)
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Nous avons déjà parlé en plusieurs occasions du symbolisme de la « Cité divine » (Brahma-pura dans la tradition hindoue) (1) : on sait que ce qui est désigné proprement ainsi est le centre de l’être, représenté par le coeur qui lui correspond d’ailleurs effectivement dans l’organisme corporel, et que ce centre est la résidence de Purusha, identifié au Principe divin (Brahma) en tant que celui-ci est l’« ordonnateur interne » (antar-yâmî) qui régit tout l’ensemble des facultés de cet être par l’activité « non-agissante » qui est la conséquence immédiate de sa seule présence. Le nom de Purusha est interprété, pour cette raison, comme signifiant puri-shaya, c’est-à-dire celui qui réside ou repose (shaya) dans l’être comme dans une ville (pura) ; cette interprétation relève évidemment du Nirukta, mais A. K. Coomaraswamy a fait remarquer que, bien qu’il n’en soit pas ainsi dans la plupart des cas, elle pouvait aussi représenter en même temps une véritable dérivation étymologique (2), et ce point, à cause de tous les rapprochements auxquels il donne lieu, mérite que nous nous arrêtions un peu plus longuement.
Tout d’abord, il est à remarquer que le grec polis et le latin civitas, qui désignent la cité, correspondent respectivement, par leurs racines, aux deux éléments dont est formé le mot puru-sha, bien que, en raison de certains changements phonétiques d’une langue à l’autre, ceci puisse ne pas apparaître à première vue. En effet, la racine sanscrite pri ou pur devient dans les langues européennes ple ou pel (3), de sorte que pura et polis sont strictement équivalents ; cette racine exprime, au point de vue qualitatif, l’idée de plénitude (sanscrit puru et pûrna, grec pleos, latin plenus, anglais full), et, au point de vue quantitatif, celle de pluralité (grec polus, latin plus, allemand viel). Une cité n’existe évidemment que par le rassemblement d’une pluralité d’individus qui l’habitent et en constituent la « population » (le mot populus étant également de même origine), ce qui pourrait déjà justifier l’emploi, pour la désigner, de termes tels que ceux dont il s’agit ; mais ce n’est cependant là que l’aspect le plus extérieur, et ce qui est beaucoup plus important quand on veut aller au fond des choses, c’est la considération de l’idée de plénitude. À cet égard, on sait que le plein et le vide, envisagés comme corrélatifs, sont une des représentations symboliques traditionnelles du complémentarisme du principe actif et du principe passif ; dans le cas présent, on peut dire que Purusha remplit par sa présence la « Cité divine » avec toutes ses extensions ou ses dépendances, c’est-à-dire l’intégralité de l’être, qui sans cette présence ne serait qu’un « champ » (kshêtra) vide, ou, en d’autres termes, une pure potentialité dépourvue de toute existence actualisée. C’est Purusha qui, selon les textes upanishadiques, éclaire « ce tout » (sarvam idam) par son rayonnement, image de son activité « non-agissante » par laquelle est réalisée toute manifestation, suivant la « mesure » même qui est déterminée par l’étendue effective de ce rayonnement (4), de même que, dans le symbolisme apocalyptique de la tradition chrétienne, la « Jérusalem Céleste » est éclairée tout entière par la lumière de l’Agneau qui repose en son centre « comme immolé », donc dans un état de « non-agir (5) ». Nous pouvons encore ajouter, à ce propos, que l’immolation de l’Agneau « dès le commencement du monde » est en réalité la même chose que le sacrifice vêdique de Purusha se divisant en apparence, à l’origine de la manifestation, pour résider à la fois dans tous les êtres et dans tous les mondes (6), de sorte que, bien qu’étant toujours essentiellement un et contenant tout principiellement dans son unité même, il apparaît extérieurement comme multiple, ce qui correspond encore exactement aux deux idées de plénitude et de pluralité dont il a été question tout à l’heure ; et c’est aussi pourquoi il est dit qu’« il y a dans le monde deux Purushas, l’un destructible et l’autre indestructible : le premier est réparti entre tous les êtres ; le second est l’immuable (7) ».
D’autre part, le latin civitas dérive d’une racine kei qui, dans les langues occidentales, équivaut à la racine sanscrit shî (d’où shaya) ; son sens premier est celui de repos (grec keisthai, être couché), dont celui de résidence, ou de demeure stable comme le sont celles d’une ville, n’est en somme qu’une conséquence directe. Purusha, reposant dans la « Cité divine », peut en être dit l’unique « citoyen » (civis) (8), puisque la multitude des habitants qui la « peuplent » n’existe véritablement que par lui, étant tout entière produite par sa propre lumière et animée par son propre souffle (prâna), rayons lumineux et souffle vital n’étant d’ailleurs ici, en fait, que deux aspects du sûtrâtmâ. Si l’on considère la « Cité divine » (ou le « Royaume de Dieu » qui est « en nous », suivant la parole évangélique), dans son acception la plus stricte, comme étant uniquement le centre même de l’être, il va de soi que c’est Purusha seul qui y réside en réalité ; mais l’extension de ce terme à l’être tout entier, avec toutes ses facultés et tous ses éléments constitutifs, est également légitime pour les raisons que nous venons d’expliquer, et elle ne change rien à cet égard, puisque tout cela dépend entièrement de Purusha et tient de lui jusqu’à son existence même. Les fonctions vitales et les facultés de l’être sont souvent comparées, dans leur rapport avec Purusha, aux sujets ou aux serviteurs d’un roi, et il y a parmi elles une hiérarchie similaire à celle des différentes castes dans la société humaine (9) ; le palais où réside le roi et d’où il dirige tout est le centre ou le coeur de la cité (10), sa partie essentielle dont tout le reste n’est en quelque sorte que prolongements ou « extensions » (sens qui est aussi contenu dans la racine kei) ; mais, bien entendu, les sujets ne sont jamais vis-à-vis du roi dans un état de dépendance absolue comme celui dont il s’agit, parce que, bien que la fonction royale soit unique dans la cité et que la situation du « gouvernant » soit essentiellement autre que celle des « gouvernés (11) », le roi lui-même est cependant un être humain comme ses sujets, et non un principe d’un autre ordre. Aussi une autre image plus exacte est-elle donnée par le jeu des marionnettes, puisque celles-ci ne sont animées que par la volonté d’un homme qui les fait mouvoir à son gré (et le fil au moyen duquel il les fait mouvoir est naturellement encore un symbole du sûtrâtmâ) ; et l’on trouve à cet égard un « mythe » particulièrement frappant dans le Kathâ-Sarit-Sâgara (12). Il y est question d’une cité entièrement peuplée d’automates en bois, qui se comportent en tout comme des êtres vivants, sauf qu’il leur manque la parole ; au centre est un palais où réside un homme qui est l’« unique conscience » (êkakam chêtanam) de la cité et la cause de tous les mouvements de ces automates qu’il a fabriqués lui-même ; et il y a lieu de remarquer que cet homme est dit être un charpentier, ce qui l’assimile à Vishwakarma, c’est-à-dire au Principe divin en tant qu’il construit et ordonne l’Univers (13).
Cette dernière remarque nous amène à préciser que le symbolisme de la « Cité divine » est susceptible d’une application « macrocosmique » aussi bien que d’une application « microcosmique », bien que ce soit celle-ci que nous avons envisagée presque exclusivement dans tout ce qui précède ; on pourrait même parler de plusieurs applications « macrocosmiques » à des niveaux différents, suivant qu’il s’agit d’un monde particulier, c’est-à-dire d’un état déterminé d’existence (et c’est à ce cas que se rapporte proprement le symbolisme de la « Jérusalem Céleste » que nous avons rappelé plus haut), ou de tout l’ensemble de la manifestation universelle.
Dans tous les cas, que l’on considère le centre d’un monde ou le centre de tous les mondes, il y a en ce centre un Principe divin (le Purusha résidant dans le soleil, qui est le Spiritus Mundi des traditions occidentales) qui joue, pour tout ce qui est manifesté dans le domaine correspondant, le même rôle d’« ordonnateur interne » que le Purusha qui réside dans le coeur de chaque être pour tout ce qui est inclus dans les possibilités de cet être. Il n’y a alors qu’à transposer sans autre modification, pour l’appliquer à la multitude des êtres manifestés, ce qui, dans l’application « microcosmique », est dit des différentes facultés d’un être en particulier ; le symbolisme du soleil comme « Coeur du Monde (14) » explique d’ailleurs pourquoi le sûtrâtmâ qui relie chaque être au Purusha central est alors représenté par le « rayon solaire » appelé sushumnâ (15). Les diverses représentations du sûtrâtmâ montrent aussi que la division apparente de Purusha, dans l’ordre « macrocosmique » aussi bien que dans l’ordre « microcosmique », ne doit pas être conçue comme une fragmentation qui serait en contradiction avec son unité essentielle, mais comme une « extension » comparable à celle des rayons à partir du centre ; et en même temps, comme le sûtrâtmâ est assimilé à un fil (sûtra) par sa désignation même, ce symbolisme est aussi en rapport étroit avec celui du tissage (16). Il nous reste encore un point à indiquer brièvement : c’est que, pour être légitime et valable au point de vue traditionnel, c’est-à-dire en somme pour être vraiment « normale », la constitution et l’organisation de toute cité ou société humaine doit autant que possible prendre pour modèle la « Cité divine » ; nous disons autant que possible, car, dans les conditions actuelles de notre monde tout au moins, l’imitation de ce modèle (qui est proprement un « archétype ») sera forcément toujours imparfaite, comme le montre ce que nous avons dit plus haut au sujet de la comparaison de Purusha avec un roi ; mais, quoi qu’il en soit, c’est seulement dans la mesure où elle sera réalisée qu’on sera strictement en droit de parler de « civilisation ». C’est assez dire que tout ce qu’on appelle ainsi dans le monde moderne, et dont on prétend même faire « la civilisation » par excellence, ne saurait en être qu’une caricature, et même souvent tout le contraire sous bien des rapports ; non seulement une civilisation antitraditionnelle comme celle-là ne mérite pas ce nom en réalité, mais elle est même, en toute rigueur, l’antithèse de la véritable civilisation.
NOTES
(1) What is civilization ? (Albert Schweitzer Festschrift) ; nous empruntons à cette étude une partie des considérations qui suivent, notamment en ce qui concerne le point de vue linguistique.
(2) Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III ; cf. aussi nos études sur Le grain de sénevé [ch. LXXIII] et L’Éther dans le coeur [ch. LXXIV].
(3) On sait que les lettres r et l sont phonétiquement très proches et se changent facilement d’une en l’autre.
(4) Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. III.
(5) Nous rappellerons encore que la manifestation de la Shekinah ou « présence divine » est toujours représentée comme une lumière.
(6) Voir Rassembler ce qui est épars [ch. XLVI].
(7) Bhagavad-Gîtâ, XV, 16 ; d’après la suite de ce texte, Purushottama, qui est identique à Paramâtmâ, est au-delà de ces deux aspects, car il est le Principe suprême, transcendant par rapport à toute manifestation : il n’est pas « dans le monde », mais ce sont au contraire tous les mondes qui sont en lui.
(8) L’expression grecque équivalente monos politès a été appliquée à Dieu par Philon.
(9) Ce point de vue a été notamment développé par Platon dans sa République.
(10) À l’origine, ce palais était en même temps un temple ; ce double caractère se retrouve encore parfois aux époques « historiques », et nous rappellerons notamment ici l’exemple du Ming-Tang en Chine (voir La Grande Triade, ch. XVI).
(11) Dans leur relation, le « gouvernant » est « en acte » et les « gouvernés » sont « en puissance », suivant le langage aristotélicien et scolastique ; c’est pourquoi dans la conception traditionnelle, le roi et son royaume sont dans le rapport d’un principe actif et d’un principe passif ; mais, par contre, le roi, en tant qu’il exerce le pouvoir temporel, devient à son tour principe passif par rapport à l’autorité spirituelle (cf. A. K. Coomaraswamy, Spiritual Authority and Temporal Power in the Theory of Indian Governement).
(12) Voir A. K. Coomaraswamy, « Spiritual Paternity » and the « Puppet-Complex », dans Psychiatry, numéro d’août 1945.
(13) Voir Maçons et Charpentiers, dans les Études Traditionnelles de décembre 1946 [recueilli dans les Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage].
(14) Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas de « ce soleil que voient tous les hommes », mais du soleil spirituel « que peu connaissent par l’intellect » (Atharva Vêda, X, 8, 14) et qui est représenté comme étant immuablement au zénith.
15 Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX ; ce « rayon solaire » est aussi la même chose que la « corde d’or » dont parle Platon.
(16) Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XIV : nous rappellerons plus particulièrement ici le symbolisme de l’araignée au centre de sa toile, image du soleil dont les rayons, qui sont des émanations ou des « extensions » de lui-même (comme la toile de l’araignée est formée de sa propre substance), constituent en quelque sorte le « tissu » du monde, qu’ils actualisent à mesure qu’ils s’étendent dans toutes les directions à partir de leur source.