LA FRANC-MAÇONNERIE DOIT-ELLE RESTER SYMBOLISTE ?
Marcel Cauwel
(Ancien G:. Orateur de la G:. L:. de France)
Article paru dans le n° 178 de la revue Le Symbolisme (novembre 1933).
Quel est votre but en entrant dans la Franc-Maçonnerie ?
A cette question posée à tout candidat à la qualité de Franc-Maçon, les réponses ne varient guère. Les uns désirent « s'instruire », mais de quoi ? En outre, des établissements d'enseignement publics ou privés, n'existe-t-il pas des cercles d'étude, des universités populaires, des organisations multiples offrant à la pensée tous les modes d'investigation et dont on peut connaître d'avance les statuts et l'objet précis. Que ne s'y adressent-ils de préférence ?
D'autres éprouvent le besoin d'entr'aide, de charité, de solidarité, de concorde. Mais n'est-il pas partout des œuvres mutualistes, philanthropiques, amicales, syndicales, pacifistes, auxquelles il leur serait loisible d'apporter leur adhésion ?
Certains se déclarent épris de « rationalisme » – mais les sociétés de libre pensée leur sont ouvertes – ou résolus d'action sociale : mais les syndicats, les coopératives, voire les formations politiques, qui appellent précisément cette forme d'activité, pourraient tout aussi bien les accueillir.
Ces objections immédiates, qui donnent toujours à réfléchir aux néophytes, ne leur font cependant pas découvrir tout de suite ce qui les détermine à devenir Francs-Maçons. Sans qu'ils s'en doutent, la Franc-Maçonnerie exerce sur eux une sorte d'attrait magique à la fois par son caractère mystérieux – qu'elle garde nonobstant la divulgation de ses « secrets » en ce que ceux-ci ont d'exotérique, – mais surtout par la façon dont elle répond actuellement au sentiment religieux inhérent à l'être humain.
Les différentes églises, fort improprement appelées des « religions », ne satisfont plus à ce sentiment ou n'y satisfont que dans une mesure insuffisante. Les esprits libres, ou bien s'en détournent tout à fait, ou bien ne leur demandent plus qu'une partie de leur sustentation spirituelle. M. Félicien Challaye, dans son dernier ouvrage publié, Le Christianisme et nous, vient d'écrire à ce sujet des pages remarquables dont je recommande la lecture à tous mes frères.
Une « église » édifiée sur la lettre d'une révélation, une église qui prétend définir, c'est-à-dire limiter à la fois l'infini à l'indéfini, répond mal au « pourquoi » de celui qui aspire, suivant la formule de Comte, à « savoir pour pouvoir afin de pourvoir ». Celui-ci a été amené à laisser de côté le « pourquoi » liminaire resté sans réponse satisfaisante pour s'en tenir au « comment ». Mais la science d'application qui en résulte ne peut assouvir seule notre appétit de connaissance. L'utilisation pratique des effets, à quoi se borne cette Science expérimentale, fait abstraction de la Cause, et c'est à celle-ci que notre besoin de savoir nous ramène invinciblement.
Que sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Qu'est-ce que la Vie ? Qu'est-ce que la Mort ? Pourquoi la mort étant pour chacun de nous inéluctable et inéluctable à bref délai – quelques années ou quelques dizaines d'années, – nous obstinons-nous à servir la Vie, à coopérer au progrès de son épanouissement ? Pourquoi identifions-nous avec ce progrès notre joie ? Pourquoi persistons-nous, allégoriquement dans nos temples, et effectivement au cours de notre existence, à couvrir toute batterie de deuil d'une batterie d'allégresse en affirmant ainsi notre négation de la Mort, pourtant fatale, et notre foi quand même en la Vie qui semble de toute certitude nous devoir échapper ?
Presque toujoursn le Maçon moyen, s'il n'a été « élevé sans religion », a reçu dans les premières années de son enfance les rudiments d'une instruction religieuse quelconque qu'il a bientôt rejetés comme billeversées puériles, ridicules ou choquantes. Tout ce qu'il sait ou croit savoir en morale comme en science, on le lui a appris. Il a reçu et plus ou moins bien retenu la lettre d'un enseignement. Ces notions, il les a peut-être utilisées pour acquérir des biens, voire de la considération. Mais cela ne lui suffit pas, car le sens de la vie lui échappe. Et ce sens de la Vie, aucune « idée reçue » ne le lui donnera : il faut que lui-même le découvre, en apportant à cette découverte toute la patience et toute la persévérance qui caractérisent le véritable courage.
La Franc-Maçonnerie constitue un terrain singulièrement propice à cet accomplissement. Elle entend n'admettre en son sein que des hommes « nés libres et de bonnes mœurs ». « Nés libres », c'est-à-dire vraiment affranchis de tous préjugés, de toutes préconceptions, ne sachant qu'une seule chose c'est qu'ils ne savent rien, et se trouvant disposés par cela même à tout entendre, à tout percevoir, à tout examiner avec une objectivité sereine. « De bonnes mœurs », c'est-à-dire enclins à, selon les lois de l'affinité, adapter harmonieusement à l'ordre universel tout ce qui procède ou paraît procéder de soi. Apprendre, c'est attirer à soi, à ce moi temporaire, à ce moi si périssable tout au moins en la forme qu'il semble momentanément retenir, et dont le cabinet de réflexion fait reconnaître la vanité. Comprendre, c'est au contraire associer son moi au TOUT infini et éternel. C'est obéir à l'immarcescible Cause du Mouvement cosmique. C'est, sans prétendre définir cette indéfinissable Cause, n'en pas moins travailler à la Gloire de ce Grand Architecte de l'Univers. C'est, au-dessus de la mêlée babelique des tendances et des croyances particulières, dont il s'agit précisément de transmuer l'antagonisme en accord, œuvrer efficacement à cet accord par la transformation des pierres brutes en pierres cubiques, et pour l'adaptation de celles-ci dans la masse de l'édifice, à leur place véritable.
Nous voici en plein dans ce symbolisme maçonnique dont nous avons entrepris de justifier le maintien et dont on a déjà, nous l'espérons, reconnu le caractère indispensable.
Etre « né libre et de bonnes mœurs », étant la condition nécessaire et suffisante pour être reçu Franc-Maçon, la Franc-Maçonnerie réunit ainsi pour une œuvre commune tous les hommes de bonne volonté sans distinction d'opinions, de croyances, de races, de nationalités, de conditions sociales. A ces hommes de bonne volonté, il n'est imposé aucune limite dans la recherche de la vérité : donc aucun « Credo », aucune contrainte morale, aucune entrave spirituelle. Mais au moins faut-il qu'une même étoile flamboyante, placée à une hauteur telle que les regards de tous puissent pareillement s'y fixer, permette d'évoquer directement la Lumière en soi.
La Franc-Maçonnerie n'est autre chose au fond que la manifestation du sentiment religieux affranchi de tout dogmatisme. C'est le triomphe, sur la lettre qui tue, de l'Esprit qui vivifie. Mais cette victoire n'a pu être obtenue sur la lettre mortelle qu'en y substituant un autre moyen d'expression : le symbole vivant.
Le symbole, c'est ce qui oblige à chercher à comprendre. On n'y parvient pas tout de suite. Quand on s'est longtemps égaré dans la diffusion de l'effort, on est mal préparé à cette concentration de la pensée qu'est la méditation. La dispersion est plus facile que le ralliement. La constatation navrante des particularismes prétentieux et des antagonismes destructeurs se fait aussi hélas plus aisément que la découverte du lien sacré qui réunit les ouvriers de la Construction Universelle. Mais cette découverte vaut la peine que l'on prend à s'y dévouer.
Après trente années de maçonnisme militant, si la question rappelée plus haut « Quel est votre but en entrant dans la Maçonnerie » nous était de nouveau posée, nous répondrions sans hésiter « d'abord acquérir, ensuite développer l'intelligence de notre FOI ».
Et notre expérience personnelle autant que les conseils de nos aînés nous ont convaincu que c'est en scrutant nos symboles, en en pénétrant peu à peu le sens profond, que l'on peut accéder le plus sûrement, par la lumière de cette intelligence spéciale, au sens précis de toutes les réalités.