GUENON Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara




PLACE DE LA TRADITION ATLANTEENNE
DANS LE MANVANTARA


René Guénon


Publié dans le Voile d’Isis, août-septembre 1931
Repris dans le recueil posthume Formes traditionnelles et cycles cosmiques


Nous avons précédemment, sous le titre Atlantide et Hyperborée, signalé la confusion qui est faite trop fréquemment entre la Tradition primordiale, originellement « polaire » au sens littéral du mot, et dont le point de départ est celui même du présent Manvantara, et la tradition dérivée et secondaire que fut la tradition atlantéenne, se rapportant à une période beaucoup plus restreinte. Nous avons dit alors, et ailleurs aussi diverses reprises (1), que cette confusion pouvait s’expliquer, dans une certaine mesure, par le fait que les centres spirituels subordonnés étaient constitués à l’image du Centre suprême, et que les mêmes dénominations leur avaient été appliquées. C’est ainsi que la Tula atlante, dont le nom s’est conservé dans l’Amérique centrale où il fut apporté par les Toltèques, dut être le siège d’un pouvoir spirituel qui était comme une émanation de celui de la Tula hyperboréenne ; et, comme ce nom de Tula désigne la Balance, sa double application est en rapport étroit avec le transfert de cette même désignation de la constellation polaire de la Grande Ourse au signe zodiacal qui, actuellement encore, porte ce nom de la Balance.

C’est aussi à la tradition atlantéenne qu’il faut rapporter le transfert du sapta-riksha (la demeure symbolique des sept Rishis), à une certaine époque, de la même Grande Ourse aux Pléiades, constellation également formée de sept étoiles, mais de situation zodiacale ; ce qui ne laisse aucun doute à cet égard, c’est que les Pléiades étaient dites filles d’Atlas et, comme telles, appelées aussi Atlantides.

Tout ceci est en accord avec la situation géographique des centres traditionnels, liée elle-même à leurs caractères propres, aussi bien qu’à leur place respective dans la période cyclique, car tout se tient ici beaucoup plus étroitement que ne pourraient le supposer ceux qui ignorent les lois de certaines correspondances. L’Hyperborée correspond évidemment au Nord, et l’Atlantide à l’Occident ; et il est remarquable que les désignations mêmes de ces deux régions, pourtant nettement distinctes, puissent également prêter à confusion, des noms de même racine ayant été appliqués à l’une et à l’autre. En effet, on trouve cette racine, sous des formes diverses telles que hiber, iber ou eber, et aussi ereb par transposition des lettres, désignant à la fois la région de l’hiver, c'est-à-dire le Nord, et la région du soir ou du soleil couchant, c'est-à-dire l’Occident, et les peuples qui habitent l’une et l’autre ; ce fait est manifestement du même ordre encore que ceux que nous venons de rappeler. La position même du centre atlantéen sur l’axe Orient-Occident indique sa subordination par rapport au centre hyperboréen, situé sur l’axe polaire Nord-Sud.

En effet, bien que l’ensemble de ces deux axes forme, dans le système complet des six directions de l’espace, ce qu’on peut appeler une croix horizontale, l’axe Nord-Sud n’en doit pas moins être regardé comme relativement vertical par rapport à l’axe Orient-Occident, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs (2). On peut encore, conformément au symbolisme du cycle annuel, donner au premier de ces deux axes le nom d’axe solsticial, et au second celui d’axe équinoxial ; et ceci permet de comprendre que le point de départ donné à l’année ne soit pas le même dans toutes les formes traditionnelles.

Le point de départ que l’on peut appeler normal, comme étant directement en conformité avec la Tradition primordiale, est le solstice d’hiver ; le fait de commencer l’année à l’un des équinoxes indique le rattachement à une tradition secondaire, telle que la tradition atlantéenne. Cette dernière, d’autre part, se situant dans une région qui correspond au soir dans le cycle diurne, doit être regardée comme appartenant à une des dernières divisions du cycle de l’humanité terrestre actuelle, donc comme relativement récente ; et, en fait, sans chercher à donner des précisions qui seraient difficilement justifiables, on peut dire qu’elle appartient certainement à la seconde moitié du présent Manvantara (3). En outre, comme l’automne dans l’année correspond au soir dans le jour, on peut voir une allusion directe au monde atlantéen dans ce qu’indique la tradition hébraïque (dont le nom est d’ailleurs de ceux qui marquent l’origine occidentale), que le monde fut créé à l’équinoxe d’automne (le premier jour du mois de Thishri, suivant une certaine transposition des lettres du mot Bereshith) ; et peut-être est-ce là aussi la raison la plus immédiate (il y en a d’autres d’un ordre plus profond) de l’énonciation du « soir » (ereb) avant le « matin » (boqer) dans le récit des « jours » de la
Genèse (4). Ceci pourrait trouver une confirmation dans le fait que la signification littérale du nom d’Adam est « rouge », la tradition atlantéenne ayant été précisément celle de la race rouge ; et il semble aussi que le déluge biblique corresponde directement au cataclysme où disparut l’Atlantide, et que, par conséquent, il ne doive pas être identifié au déluge de Satyavrata qui, suivant la tradition hindoue, issue directement de la Tradition primordiale, précéda immédiatement le début de notre Manvantara (5). Bien entendu, ce sens qu’on peut appeler historique n’exclut nullement les autres sens ; il ne faut d’ailleurs jamais perdre de vue que, suivant l’analogie qui existe entre un cycle principal et les cycles secondaires en lesquels il se subdivise, toutes les considérations de cet ordre sont toujours susceptibles d’applications à des degrés divers ; mais ce que nous voulons dire, c’est qu’il semble bien que le cycle atlantéen ait été pris comme base dans la tradition hébraïque, que la transmission se soit faite d’ailleurs par l’intermédiaire des Egyptiens, ce qui tout au moins n’a rien d’invraisemblable, ou par tout autre moyen.

Si nous faisons cette dernière réserve, c’est qu’il semble particulièrement difficile de déterminer comment se fit la jonction du courant venu de l’Occident, après la disparition de l’Atlantide, avec un autre courant descendu du Nord et procédant directement de la Tradition primordiale, jonction dont devait résulter la constitution des différentes formes traditionnelles propres à la dernière partie du Manvantara. Il ne s’agit pas là, en tout cas, d’une réabsorption pure et simple, dans la Tradition primordiale, de ce qui était sorti d’elle à une époque antérieure ; il s’agit d’une sorte de fusion entre des formes préalablement différenciées, pour donner naissance à d’autres formes adaptées à de nouvelles circonstances de temps et de lieux ; et le fait que les deux courants apparaissent alors en quelque sorte comme autonomes peut encore contribuer à entretenir l’illusion d’une indépendance de la tradition atlantéenne. Sans doute faudrait-il, si l’on voulait rechercher les conditions dans lesquelles s’opéra cette jonction, donner une importance particulière à la Celtide et à la Chaldée, dont le nom, qui est le même, désignait en réalité non pas un peuple particulier, mais bien une caste sacerdotale ; mais qui sait aujourd’hui ce que furent les traditions celtiques et chaldéenne, aussi bien d’ailleurs que celle des anciens Egyptiens ? On ne saurait être trop prudent quand il s’agit de civilisations entièrement disparues, et ce ne sont certes pas les tentatives de reconstitution auxquelles se livrent les archéologues profanes qui sont susceptibles d’éclaircir la question ; mais il n’en est pas moins vrai que beaucoup de vestiges d’un passé oublié sortent de terre à notre époque, et ce ne peut être sans raison. Sans risquer la moindre prédiction sur ce qui pourra résulter de ces découvertes, dont ceux qui les font sont généralement incapables de soupçonner la portée possible, il faut certainement voir là un « signe des temps » : tout ne doit-il pas se retrouver à la fin du Manvantara, pour servir de point de départ à l’élaboration du cycle futur ?


NOTES

(1) Voir notamment Le Roi du Monde.

(2) Voir notre étude sur Le symbolisme de la Croix.

(3) Nous pensons que la durée de la civilisation atlantéenne dut être égale à une « grande année » entendue au sens de la demi-période de précession des équinoxes ; quant au cataclysme qui y mit fin, certaines données concordantes semblent indiquer qu’il eut lieu sept mille deux cents ans avant l’année 720 du Kali-Yuga, année qui est elle-même le point de départ d’une ère connue, mais dont ceux qui l’emploient encore actuellement ne semblent plus savoir l’origine ni la signification.

(4) Chez les Arabes également, l’usage est de compter les heures du jour à partir du maghreb, c'est-à-dire du coucher du soleil.

(5) Par contre, les déluges de Deucalion et d’Ogygès, chez les Grecs, semblent se rapporter à des périodes encore plus restreintes et à des cataclysmes partiels postérieurs à celui de l’Atlantide.


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