René Guénon et Louis Charbonneau-Lassay |
RENÉ GUÉNON
Correspondance avec Louis Charbonneau-Lassay
26 lettres de 1924 à 1929
Paris, 24 novembre 1924
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
J’aurais voulu vous remercier tout de suite de vos aimables envois, mais le temps m’a manqué pour le faire ; j’espère que vous voudrez bien excuser mon retard.
Merci aussi de votre élogieuse appréciation sur mon « Théosophisme » ; j’aime à croire qu’ « Orient et Occident » vous intéressera également, bien que ce soit un ouvrage d’un genre tout différent.
Il y a quelques confusions dans la conférence de Mgr Jaussens : confusion entre les théories théosophiques et les doctrines hindoues (ce qui fait le plus grand plaisir aux théosophistes, dont on prend ainsi les prétentions au sérieux au lieu d’en montrer l’inanité), entre le Brâhmanisme et le Bouddhisme, etc. Ces méprises, d’ailleurs, sont dues au P. Mainage, dont les initiatives ne sont pas toujours des plus heureuses, parce qu’il lui arrive trop souvent de parler de ce qu’il ne connaît qu’insuffisamment.
Votre dernier article de « Regnabit » est fort intéressant, et je pense qu’on pourrait tirer, des faits que vous y signalez, un certain nombre de conséquences importantes, d’autant plus qu’il n’y a pas qu’en Égypte qu’on trouve des rapprochements de ce genre. Le rôle attribué au coeur dans les doctrines hindoues n’est pas moins remarquable ; je donnerai là-dessus quelques indications dans mon prochain ouvrage. D’autre part, il y aurait aussi des recherches à faire du côté des traditions de l’Amérique centrale et du Mexique, dans lesquelles Votan ou Quetzalcohuatl était appelé « coeur de la terre » ou « coeur du monde ».
J’ai pensé aussi à un rapprochement possible entre le vase hiéroglyphique et le symbole du Graal ; il y aurait bien des choses à dire là-dessus.
Si je ne craignais d’être indiscret, je me permettrais une petite question : est-ce avec intuition que vous avez rapproché, dans une même phrase, Melchissédec et les Trois Mages de l’Évangile ? C’est au moins curieux, car cela correspond à
des choses auxquelles j’ai eu l’occasion de penser souvent en ces derniers temps.
À propos des symboles du Christ dont nous avions parlé, vous vous souvenez peut-être que, pour le cheval, je vous avais dit que j’y voyais une allusion au cheval blanc de l’Apocalypse, à quoi vous aviez objecté que le Christ devait plutôt être représenté par le cavalier ; mais je vous avais répondu qu’il pouvait l’être à la fois par le cavalier et par le cheval lui-même. Depuis lors, j’ai trouvé la confirmation de cette façon de voir dans un ouvrage du cardinal Billot, qui dit exactement la même chose ; j’ai noté le passage : « Partout où parait dans l’Apocalypse un personnage monté, la monture et le personnage figurant ensemble la même chose… Le cheval blanc avec son cavalier représente un objet unique, qui est Jésus-Christ vainqueur (La Parousie, p. 283, en note). Je crois vous avoir dit que ce symbole du cheval blanc existe aussi dan l’Inde, et précisément avec la même signification.
J’ai repensé également au symbole de l’étoile à six branches, qui peut fort bien, comme vous le disiez, représenter l’union de la nature divine et de la nature humaine dans la personne du Christ. Le triangle ∇ serait la nature humaine, « faite à l’image de Dieu », donc figurée comme le reflet inversé du triangle divin Δ. Au moyen âge, le ternaire humain « spiritus, anima, corpus » était très souvent assimilé au ternaire des principes alchimiques « sulfur, mercurius, sal ».
D’autre part, au point de vue Kabbalistique, le double triangle est la figure du nombre 6, qui est le nombre de l’union et de la médiation ; c’est aussi le nombre de la création, et, comme tel, il convient encore au Verbe : sous ce dernier rapport, le symbole n’est pas autre chose que la traduction du « per quem omnia facta sunt » du Credo. – Il est remarquable aussi que, en Chine, six traits disposés autrement représentent également le principe médiateur, qui unit en lui les deux natures céleste et terrestre.
Bien entendu, ces diverses interprétations ne s’excluent nullement ; il y a toujours une multiplicité de sens dans un même symbole, et c’est même là un des principaux avantages du symbolisme, beaucoup moins étroitement limité, comme moyen d’expression, que le langage ordinaire.
Où se trouve donc exactement, dans l’Évangile, cette parole : « Je suis la Porte » ? Je n’ai pas pu arriver à retrouver la référence. – Un fait curieux (et j’y pense précisément à propos de la porte), c’est qu’un certain nombre de symboles sont communs au Christ et à la Sainte Vierge ; ce point me semble digne d’attention.
Il y aurait beaucoup à dire sur le sigle « Sol et Luna », qui était d’un usage constant dans le symbolisme hermétique ; j’espère bien que nous aurons l’occasion de reparler de tout cela.
Ne passez-vous jamais par Paris au cours de vos voyages ? S’il vous arrivait d’y venir quelque jour, nous serions fort heureux d’avoir votre visite.
M. de Frémond, à qui j’avais signalé votre article sur les contrefaçons du Sacré-Coeur, m’a écrit que c’était lui qui avait trouvé à Bordeaux, en 1916, l’insigne en forme d’étoile multicolore ; peut-être le saviez-vous, mais, quant à moi, j’ignorais ce détail.
Ma femme se rappelle à votre bon souvenir, et moi, cher Monsieur, je vous prie de recevoir l’expression de mes sentiments les meilleurs.
René Guénon.
Paris, 23 décembre 1924
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
Je suis vraiment confus d’avoir tant tardé à répondre à votre lettre. C’est que j’aurais bien voulu pouvoir vous donner quelque indication au sujet du signe du monastère des Carmes, mais jusqu’ici, hélas ! je n’ai rien trouvé encore. Je n’ai jamais vu aucun signe qui ressemble à celui-là ; j’en ai parlé à des amis qui n’ont pas pu le déchiffrer non plus, mais qui vont chercher de leur côté. Il semble que ce soit un monogramme ; mais, même en ce cas, la disposition n’est est sûrement pas arbitraire et devait avoir quelque raison symbolique. – Est-ce dans la pierre que ce signe est gravé ? S’il en était ainsi, ce pourrait être une de ces « marques de maîtres » qu’on rencontre assez fréquemment sur les anciens édifices. Je sais bien que, le plus souvent, l’élément principal en est constitué par une variante du signe constantinien, telle que ou (il y en a une de ce genre à la chapelle du château de Champigny-sur-Veude), mais il a pu en exister aussi d’autres types. Je sais qu’il a été fait en Angleterre des recherches sur ces signes corporatifs, mais je n’ai pas retrouvé de renseignements précis là-dessus, et j’ignore où cela a été publié. En tout cas, si je finis par découvrir quelque chose d’intéressant d’un côté ou de l’autre, je ne manquerai pas de vous le communiquer. – Avez-vous quelques détails sur ce frère Guyot dont vous me parlez, et qui faisait figurer la croix gammée dans sa signature ? Ce fait me paraît assez digne de remarque.
Pour le sceau portant un coeur, je pense qu’il n’y a ni doute ni hésitation à avoir, et qu’on ne peut pas y voir autre chose qu’une représentation du Sacré-Coeur, à ajouter à toutes celles que vous avez déjà découvertes ; nous sommes tout à fait d’accord sur ce point.
De même pour Melchissédec et les Mages : il y a en effet, dans les deux cas, l’union des deux pouvoirs sacerdotal et royal dans les mêmes personnages ; et je suis même persuadé que, en se référant à certaines traditions orientales, il est possible d’établir entre eux un lien beaucoup plus étroit. Je pensais bien que le rapprochement indiqué dans votre article n’était pas accidentel ; j’en avais été
d’autant plus frappé que je n’ai rencontré que bien peu de personnes qui aient eu l’idée d’un tel rapprochement, assez naturel cependant.
Je ne crois pas que l’étoile à six branches et le double triangle puissent, à proprement parler, être regardés comme deux symboles réellement distincts ; ce sont plutôt deux formes différentes d’un même symbole. En tout cas, les significations qui se rapportent au nombre 6 sont certainement communes aux deux formes. On pourrait peut-être voir aussi un certain rapport entre la première et l’étoile des Mages, ce qui, d’ailleurs, ne nous éloignerait pas tant des autres significations qu’il peut le sembler au premier abord.
Pour la multiplicité de sens et d’applications d’un même symbole, ce que vous dites du poisson est très juste ; on pourrait faire la même remarque pour beaucoup d’autres, notamment pour le cerf, qui est aussi le Christ et le fidèle, et même plus souvent le fidèle, en raison de cette parole de Job (VII, 2) : « Sicut cervus desiderat ad fontes aquarum ». – À propos du poisson, vous savez sans doute que ce symbole est fort ancien, et qu’il se trouve presque toujours en relation avec un aspect du Verbe. Je ne veux pas parler seulement de l’Oannès chaldéen et du Dagon syrien (dont il a été souvent question dans les publications du Hiéron de Paray-le-Monial) ; dans l’Inde aussi, le poisson représente la première manifestation de Vishnou.
J’ai appris récemment qu’il existe, au porche sud de l’église de Perros-Guirec, une représentation de la Trinité dans laquelle le Fils est figuré sous la forme d’un lion ; le saviez-vous ? Je crois que la chose est assez rare ; j’espère en avoir une photographie, que je pourrai vous communiquer si vous ne l’avez déjà.
Je souhaite que vous ayez bientôt quelque occasion de revenir à Paris ; en ce cas, il vous suffirait de nous envoyer un petit mot pour nous prévenir de votre visite, afin d’être plus sûr de nous rencontrer ; je sors d’ailleurs très peu.
Ma femme me charge de vous présenter ses compliments, et moi, cher Monsieur, je vous prie de recevoir l’expression de mes sentiments les meilleurs.
René Guénon
Paris, 25 février 1925
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
Nous avons été désolés d’apprendre que vous vous ressentiez encore des suites de votre malencontreuse asphyxie ; nous aimons à croire que vous êtes maintenant tout à fait rétabli.
Je vais tâcher de répondre à vos différentes questions, dont vous n’avez point à vous excuser, car c’est toujours avec grand plaisir que je vous donnerai, si je le peux, les renseignements qui vous seront utiles.
D’abord, si le double triangle est appelé « sceau de Salomon », c’est parce que Salomon avait, dit-on, un anneau sur lequel était gravé ce signe, et dont la possession lui donnait le pouvoir de commander à toutes les forces de la nature ; cette tradition est commune aux Juifs et aux Musulmans. Le même signe porte encore d’autres noms, notamment celui de « bouclier de David », et aussi celui de « bouclier de Mikaël » ; cette dernière désignation est particulièrement intéressante à cause du rôle tout spécial qui est attribué dans l’angélologie hébraïque à Mikaël, l’archange solaire, par qui se manifeste la gloire divine.
Quant au triangle dans lequel est inscrit le nom de יתות , je ne crois pas qu’on puisse dire qu’il ne soit qu’un emblème vide de sens dans les églises chrétiennes ; sa signification demeure toujours. D’autre part, je ne pense pas non plus qu’il en soit question dans les prescriptions liturgiques de la Bible, ni qu’il figure actuellement dans les synagogues, où le signe le plus habituel est le double triangle avec le nom שר׳ (Shaddaï = le Tout-Puissant). Du reste, vous savez que les Juifs sont très réservés dans l’emploi du nom tétragrammatique יתות , qu’ils écrivent aussi rarement que possible, et qu’ils ne prononcent jamais, le remplaçant par Adonaï (le Seigneur) dans la lecture du texte sacré. On dit qu’autrefois le Grand-Prêtre seul avait le droit de le prononcer une fois l’an, lorsqu’il pénétrait dans le Saint des Saints. Il est probable que le triangle contenant ce nom devait être un signe réservé, qu’on n’exposait pas publiquement, parce qu’il avait un caractère particulièrement sacré ; il y a
quelque chose d’analogue dans l’Inde, mais le mot qui est inscrit dans le triangle est Aum.
Pour l’inscription d’Antinoé, je ne vois pas d’autre traduction littérale possible que celle-ci : « Un seul Dieu de nouveau ». Je l’ai montré à un helléniste de profession, et même à un Grec ; ils n’y ont pas vu autre chose. Maintenant, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? On ne peut naturellement faire qu’une hypothèse ; voici l’interprétation que je proposerais : retour à l’idée de l’unité divine, qui avait été connue à l’origine, puis s’était obscurcie, et qui reparaît dans toute sa pureté avec le Christianisme. Je vous donne cette explication pour ce qu’elle vaut ; en tout cas, il me semble qu’elle est assez plausible.
Je pense être arrivé presque tout de suite à lire l’autre inscription, celle de la clef sigillaire. J’y vois très nettement un nom propre au génitif : Χρυσωγονου, « de Chrysogone » (c’était probablement le nom du propriétaire de l’objet), suivi de deux lettres isolées λ. Ν. qui ne peuvent être que des initiales, et dont je n’arrive pas à deviner la signification. Vous savez que le signe ö est mis habituellement pour ου ; il y a bien une faute d’orthographe, car il faudrait Χρυσογονου avec ο et non ω, mais cela arrive souvent dans les inscriptions ; il y en a une aussi dans l’autre, car παλλιν avec deux λ n’existe pas, et la seule forme correcte est παλιν. C’est sans doute parce que vous avez cru voir d’abord le chiffre du Christ que vous n’avez pas pu lire la suite ; pourtant, vous n’aviez peut-être pas entièrement tort, car il est très possible que les deux premières lettres Χρ aient été isolés intentionnellement pour rappeler ce chiffre. Si j’arrive à trouver quelque chose pour le sens des deux dernières lettres, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.
J’arrive à l’οὐροϐορος ; je vois bien ce que veut dire M. Le Cour : Aour-φορος, « porte-lumière », ce serait un équivalent de Lucifer ; mais cette déformation du mot et cette étymologie hybride sont purement fantaisistes. C’est en hébreu qu’Aour (ou plutôt Aor) signifie « lumière » ; mais M. Le Cour, depuis qu’il à trouvé ce mot dans les enseignements du Hiéron, veut le voir partout ; il me paraît avoir des notions linguistiques plutôt singulières ! En réalité, le mot οὐροϐορος n’a absolument rien de mystérieux : il est formé de οὐρα, « queue », et ϐορος, « qui dévore » (mot identique au latin vorax, car b et v se changent très facilement l’un en l’autre). Il y a bien, comme vous le dites, un mot οὐρος qui signifie « gardien », et c’est ainsi que le nom de l’étoile Arcturus veut dire « le
gardien de l’Ourse » (ce qui est curieux, c’est qu’Arthur est exactement le même nom : arth signifie « ours » en gaélique, et cette forme est très proche du grec ἀρχτος). Il y a aussi d’autres mots οὐρος : l’un désigne l’urus ou aurochs ; un autre est pour ὀρος, « montagne » ; il y a de même οὑρος pour ὁρος, « limite ». Mais, dans les composés, οὑρα, « queue », se change aussi en οὐρος, comme dans αἰλουρος, « chat », c’est-à-dire l’animal à la queue changeante (et non pas le « gardien d’Éole », comme on pourrait traduire très littéralement, et ce qui serait pourtant tout aussi faux que les interprétations de M. Le Cour).
Quant à l’origine de ce symbole du serpent qui se mord la queue, il est très possible qu’elle soit égyptienne ; rien ne prouve d’ailleurs qu’elle ne remonte pas plus loin que l’époque alexandrine. Je me méfie toujours quand on attribue quelque chose aux Gnostiques sans préciser davantage ; il y en a eu de tant de sortes, et ce qu’on en sait est si incomplet ! Du reste, il est bien probable qu’ils se sont servis de beaucoup de symboles qu’ils n’ont pas inventés. Le sens le plus habituel de l’οὐροϐορος est celui, non pas d’éternité, mais de perpétuité, c’est-à-dire d’indéfinité temporelle ; c’est un symbole cyclique, ce qui ne l’empêche pas d’avoir en même temps d’autres significations. D’ailleurs, d’une façon générale, vous savez que le serpent a un aspect bénéfique et un aspect maléfique, et qu’il en est de même pour beaucoup d’autres figures symboliques ; le lion, notamment, est aussi dans ce cas. Il y aurait toute une théorie à développer là-dessus, et je crois qu’on ne l’a jamais fait ; il est vrai que ce sont là des choses assez difficiles à expliquer.
J’oubliais, à propos d’Aor, de vous signaler un rapprochement assez remarquable avec le latin aurum ; les alchimistes représentaient l’or par le soleil, et les Hindous l’appellent « lumière minérale ».
Autre chose encore : certains interprètent le nom d’Orphée par deux mots hébreux : Aor-rophê, signifiant « celui qui guérit par la lumière » (le second de ces mots se retrouve dans le nom de Raphaël, l’ange de Mercure) ; ce serait même une des raisons pour lesquelles Orphée a été pris pour représenter le Christ. Nous nous souvenons très bien d’avoir vu chez vous cette figure d’Orphée dont vous me parlez ; je lirai avec beaucoup d’intérêt la notice que vous préparez sur ce sujet.
Je ne me rappelle pas avoir vu de figures associant la croix à la grenade, mais je ne suis pas surpris qu’il en existe, car la grenade est un symbole tout à fait analogue à la rose, qui a aussi, parmi ses divers sens, celui de fécondité. Ce symbole n’est pas seulement phénicien, il est aussi hébraïque, puisque des grenades figuraient sur les chapiteaux des colonnes du temple de Jérusalem. À propos de symboles phéniciens, j’ai vu en Algérie des monuments de l’époque romaine sur lesquels étaient associés la croix et le croissant, et qui pourtant n’étaient ni chrétiens ni musulmans (le croissant était l’emblème de Tanit).
Vous me demandez comment se nomme le Verbe chez les Hindous ; il n’a pas seulement un nom, il en a un grand nombre, suivant les aspects sous lesquels on l’envisage. En effet, d’abord, la Trimûrti ne correspond pas à la Trinité chrétienne comme on l’a quelquefois supposé ; mais elle est constituée en réalité par trois aspects du Verbe, en qui toutes choses ont leur commencement (aspect producteur, Brahmâ = A), leur support (aspect conservateur, Vishnu = U), et leur fin (aspect transformateur, Shiva = M). Le monosyllabe Aum est un nom synthétique renfermant ces trois aspects, auxquels ses trois lettres correspondent comme je viens de l’indiquer, sans parler de leurs autres significations symboliques. D’autre part, un nom très général est Îshwara, « le Seigneur » ; un autre est Swayambhû, « Celui qui subsiste par soi-même » ; et il y en a encore bien d’autres. Dans le cas dont il s’agissait, celui du cheval blanc, c’est la dernière manifestation de Vishnu, à la fin de ce monde, c’est-à-dire du cycle actuel ; vous voyez que c’est identique à ce qui se trouve dans l’Apocalypse.
La semaine dernière, nous avons eu la visite de M. de Frémond, venu ici pour quelques jours ; je lui avais envoyé le manifeste de la Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Coeur, et il m’a dit qu’il l’avait communiqué à un vicaire général de Nantes qui en avait paru tout effrayé, trouvant que c’était là un plan beaucoup trop hardi, etc. ; il est étonnant de voir combien de gens ont peur de tout ce qui sort un peu de l’ordinaire !
Jusqu’ici, je n’ai pas encore pu trouver le temps de préparer quelque chose pour « Regnabit » comme le P. Anizan me l’avait demandé ; j’espère que j’y arriverai tout de même, mais il faut d’abord que je termine des comptes rendu de livres que j’ai là depuis près d’un an ! Il me semble, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, que je pourrais prendre comme point de départ certaines des choses que contiennent vos articles déjà parus, et qui se rattachent très
directement à celles que j’ai en vue (par exemple dans votre article sur les symboles égyptiens). La difficulté, c’est de présenter les choses d’une façon qui puisse sembler acceptable aux gens qui ne sont pas habitués à ces considérations.
Savez-vous quels jours et à quelles heures on peut trouver le P. Anizan chez lui ? Si j’étais sûr de le rencontrer, je tâcherais d’aller le voir un jour où j’aurai un peu de temps libre.
Ces dames vous adressent leur meilleur souvenir, et moi, cher Monsieur, je vous prie de croire à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Paris, 18 juin 1925
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
Votre lettre du 8 juin m’est bien arrivée, mais je n’ai jamais reçu le n° de « Regnabit » où vous avez parlé du pélican et que vous m’avez envoyé. Comme vous m’annoncez l’envoi des nos parus depuis mars et que je n’ai encore rien reçu, je commence à m’inquiéter un peu et à craindre que le paquet ne se soit encore perdu ou n’ait été soustrait à la poste, ce dont je serais fort ennuyé. Du reste, le service des imprimés semble se faire très mal en ce moment ; des paquets qui m’ont été envoyés de Paris même, ces temps derniers, ont mis quatre et cinq jours à me parvenir !
Merci pour le n° de la « Croix » contenant l’article sur l’Inde ; le correspondant de la « Croix » dans ce pays, qui est vraisemblablement l’auteur de cet article, est Mgr Rossillon, coadjuteur de Vizigapatam. Malheureusement, comme la plupart des missionnaires, il ne paraît pas avoir une compréhension très profonde de l’esprit hindou ; ainsi, pour les véritables Hindous, l’affirmation de l’unité fondamentale de toutes les doctrines traditionnelles n’a jamais impliqué l’idée d’aucune tentative de fusion entre les formes multiples dont chacune a sa raison d’être. Il attache certainement trop d’importance aux manifestations de quelques milieux plus ou moins européanisés, qui sont fort peu intéressants et dont l’influence est à peu près nulle. Les sectes d’inspiration européenne et plus spécialement anglo-saxonne ont fort peu de succès dans l’Inde ; la « Râmakrishna Mission », mentionnée dans l’article, est dirigée par une Australienne ! Ce qu’il y a de certain, c’est que les Hindous en général ont beaucoup de sympathie pour le catholicisme, alors qu’ils n’en ont aucune pour le protestantisme ; il est d’autant plus regrettable que les missionnaires ne se trouvent en contact qu’avec les éléments les moins intéressants de la population ; les Jésuites semblant l’avoir compris et cherchent actuellement à se rapprocher des Brâhmanes.
Merci de vos renseignements très intéressants sur N. D. du Charnier ; je serai très heureux, quand nous irons à Loudun, de voir tout cela avec vous. – Je
n’avais pas pensé que Runa pouvait être un nom franc (je ne pensais qu’à un nom gallo-romain), mais la chose est en effet très vraisemblable.
J’avais reçu, avant votre lettre, un mot du P. Anizan, et j’ai été le voir le mardi de la semaine dernière ; il est très content de savoir que vous et moi arrivons aux mêmes conclusions sur bien des points, et par des moyens très différents. J’espère lui donner un premier article avant de partir en vacances ; nous sommes d’ailleurs entièrement d’accord sur les idées essentielles.
J’ai reçu hier un mot de Genty, qui ne rentrera qu’à la fin du mois à Paris ; je lui dirai alors que vous acceptez son offre, mais comme ce sera en juillet, où faudra-t-il qu’il vous adresse le cliché ? Si vous pouvez utiliser celui-ci directement pour votre dessin, cela simplifiera beaucoup les choses.
Je ne pensais pas, en vous envoyant (à propos de l’ibis) l’annonce de l’ « Ésotérisme de Dante », vous donner l’idée de le faire venir tout de suite ; j’avais au contraire l’intention de vous en offrir un exemplaire ; mais, puisqu’il en est ainsi, j’aurai du moins le plaisir de vous envoyer ces jours-ci mon autre volume, dont les premiers exemplaires sont arrivés hier.
L’ibis est, chez les Égyptiens, l’hiéroglyphe de Thoth, c’est-à-dire de la Sagesse. Dans l’Amérique centrale, le héron blanc représente le centre spirituel du monde. En appliquant ces symboles au Christ, on n’en a donc pas altéré la signification. – Sur le sceau dont vous me donnez le dessin, il est difficile de savoir si l’oiseau représenté est un héron ou une cigogne, mais c’est presque certainement l’un ou l’autre. – En Extrême-Orient, c’est plutôt la grue qui tient la même place dans le symbolisme.
Quelle est donc la provenance de ce monogramme dit de Henry III, dans lequel la forme de l’S en double serpent est vraiment bien curieuse ? Pour le signe mérovingien dont vous m’envoyez l’empreinte, il ne me paraît pas douteux que c’est bien le même symbole. – Quant à l’ouroboros, vous avez tout à fait raison de le rapprocher du « cycle annuel » ; d’ailleurs, dans la « Pistis Sophia », ouvrage alexandrin qu’on attribue généralement aux Gnostiques valentiniens (mais qui pourrait tout aussi bien appartenir aux Ophites), le corps du serpent est représenté comme divisé en douze « éons » (le sens primitif du grec αἰων est aussi celui de « cycle ») qui correspondent aux douze signes du zodiaque.
D’autre part, le symbole du « cycle annuel » a une très grande importance dans beaucoup de traditions anciennes et peut donner lieu à une foule de considérations très curieuses, permettant d’expliquer en même temps certaines particularités de la disposition des zodiaques qui figurent au portail des églises. Peut-être arriverai-je quelque jour à faire une étude sur cette question, quoique ce soit assez compliqué et difficile à exposer clairement, comme d’ailleurs tout ce qui se rattache aux théories cycliques ; jusqu’ici, je n’ai eu que l’occasion d’y faire quelques allusions çà et là.
Avec le meilleur souvenir de ces dames, recevez, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Blois, 22 août 1925
74, rue du Foix
Cher Monsieur,
Nous pensons partir jeudi prochain pour Chiché, et nous arrêter à Loudun au retour ; mais quand sera-ce exactement ? Peut-être la semaine suivante, peut-être seulement au commencement de l’autre. En effet, il y a encore une complication : il paraît que notre belle-soeur est en ce moment à Charroux, et nous ne savons pas pour combien de temps ; ma femme lui a écrit hier pour lui demander quand elle pensait rentrer à Loudun. Dès que je saurai quelque chose de plus précis, je vous l’écrirai ; mais je suis désolé de ne pas pouvoir vous fixer plus longtemps à l’avance, et je le serais plus encore si cela devait vous gêner en quoi que ce soit pour vos déplacements projetés.
J’ai reçu hier les épreuves de mon article sur le Graal ; je les ai aussitôt corrigées et renvoyées directement à l’imprimeur comme c’était convenu.
Tous mes remerciements pour votre si aimable proposition de faire vous-même les gravures qui seront nécessaires pour mon prochain article ; je suis confus de vous donner ce mal, mais je vous avoue que la chose m’inquiétait un peu, d’abord à cause de mon inhabilité au dessin, et ensuite à cause des clichés qu’il aurait fallu faire faire, ce qui aurait pu être un ennui pour le P. Anizan, car je crois bien que jusqu’ici c’est vous qui avez fait tous ceux qui ont paru dans « Regnabit ». Je dois ajouter qu’il ne s’agit, en la circonstance, que de figures très simples et, pour la plupart, presque géométriques. – Je me demande si je vais arriver à préparer cet article avant notre départ, et pourtant je le voudrais bien, afin que nous puissions examiner cela ensemble quand j’aurai le plaisir de vous voir. Le temps passe avec une rapidité incroyable, et on n’arrive jamais à faire tout cela qu’on voudrait, loin de là ; du moins, c’est ainsi pour moi, et je crois bien, hélas ! que je ne suis pas seul dans ce cas.
Voilà déjà plusieurs fois que j’oublie de vous demander si vous avez fait paraître l’étude sur le Christ-Orphée dont vous m’aviez parlé il y a un certain temps ; cela m’intéressera beaucoup.
Je me demande si le Chauvet dont je vous signalais l’autre jour une étude sur « Sol et Luna » ne serait pas le Dr Chauvet, de Nantes, qui s’est beaucoup occupé d’hermétisme, et qui a publié divers articles et brochures sous le pseudonyme de Saïr ; le connaissez-vous ?
Je viens de trouver quelque chose de curieux à propos de l’ibis : Élien, indiquant les diverses raisons symboliques pour lesquelles cet oiseau était vénéré par les Égyptiens, dit notamment que, quand il ramène sa tête et son cou sous ses ailes, il prend la figure d’un coeur.
Je viens aussi de lire l’article de M. Le Cour sur le Mercure gaulois, et j’y ai retrouvé quelques-unes de ses singularités habituelles ; il est vrai qu’il y a, dans le même n° du « Mercure de France », un article sur les Étrusques, signé Gabriel Arthaud (un nom que je ne connaissais pas du tout), qui le dépasse de beaucoup en fait d’extravagances linguistiques ! C’est à se demander si cette revue va se faire une spécialité de ces sorts de choses. – Pour en revenir à M. Le Cour, ce qu’il y a de particulièrement fantaisiste cette fois, c’est son explication du nom de Gavr’innis (et non pas Gavrin-is comme il le décompose à sa façon) ; il y a pourtant dans ce nom quelque chose qui est effectivement très curieux, mais qui n’est pas du tout ce qu’il en dit ; je tâcherai de penser à vous en reparler, car c’est un exemple assez remarquable de symbolisme verbal. – D’autre part, je persiste à être persuadé que Montmartre est en réalité « Mons Martis », et non pas « Mons Mercurii ». Il y a eu beaucoup de monts de Mercure en Gaule, c’est certain, mais il n’y avait tout de même pas que cela, et il pouvait bien y avoir aussi quelques monts de Mars. – J’ai relevé une autre inexactitude : le Beuvray, l’ancienne Bibracte, n’est pas à Autun, mais à quelques distance de cette ville ; celle-ci (Augustodunum) fut fondée seulement par les Romains, et supplanta par la suite sa voisine, l’antique capitale des Éduens, dont le Beuvray a gardé le nom sous une forme modifiée, mais encore très reconnaissable. – Ce qui me semble le plus intéressant et le plus juste dans l’article en questions, c’est le rapprochement, d’ailleurs facile à faire, entre le dieu gaulois Lug et le Logos grec ; mais on pourrait en tirer d’autres conséquences que celles qu’il indique, et dans lesquelles il déraille encore un peu. Il me paraît très vraisemblable que le nom de Loudun a dû être originairement identique à celui de Lyon (Lugdunum ou une forme équivalente), et j’y avais déjà pensé ; ce doit être aussi votre avis, d’après la note où vous êtes cité.
Je suis tout à fait comme vous, j’attends sans la moindre impatience les révélations de M. Le Cour sur la religion (?) qui doit prendre la place du Christianisme… Du reste, je crois bien que, s’il trouve réellement n’importe quoi, et quelle qu’en soit la valeur, il ne pourra guère s’empêcher de le dire et même de le publier sans tarder. J’ai connu déjà beaucoup de gens qui, comme lui, prétendaient ne pouvoir parler… tout simplement parce qu’ils n’avaient rien à dire !
À bientôt, j’espère, cher Monsieur ; recevez, je vous prie, le meilleur souvenir de ces dames et l’expression de mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Je pense que vous trouverez cette lettre à votre retour à Loudun. Vous pouvez toujours m’écrire ici, car, si nous sommes partis, la correspondance nous suivra ; ou bien, à partir de vendredi prochain 28 août, chez M. Émile Clisson, vins en gros, à Chiché (Deux-Sèvres).
Bressuire, 27 août 1925
Cher Monsieur,
J’ai reçu votre lettre ce matin avant de partir de Blois ; aussi comptions-nous bien vous voir en passant à Loudun. Nous avons donc été fort déçus de ne pas vous y trouver, non plus que mon beau-frère ; une véritable malchance !
La dernière fois que je vous ai écrit, je me suis aperçu, quand ma carte a été mise à la poste, que j’avais laissé en blanc l’heure du train que je voulais rajouter à la gare. Je me demande maintenant si cette distraction n’a pas été cause d’un malentendu, mais pourtant il me semble qu’il n’y a pas d’autre train que celui que nous avons pris. – En tout cas, j’espère bien que rien de fâcheux ne vous est survenu.
Je prends le parti, en arrivant ici, de vous envoyer mon manuscrit afin que vous l’ayez tout de même sans tarder. Ce que vous ferez sera sûrement bien fait ; donc, n’attendez notre venue à Loudun pour faire l’envoi au P. Anizan que si cela ne doit être la cause d’aucun retard. Merci encore de l’amabilité avec laquelle vous vous chargez de ce petit travail ; j’espère bien que vous ne m’en voudrez pas si, pour cette fois, j’empiète un peu sur votre domaine !
Cet oiseau dont vous m’avez envoyé le dessin est bien curieux, et il me semble en effet que le rapprochement avec le passage d’Élien s’impose. – Quand à « l’os d’un homme », c’est amusant, mais peu sérieux ; il est encore heureux que M. Le Cour n’ait pas été enthousiasmé par cette histoire saugrenue !
Pour notre séjour à Loudun, je ne sais encore rien de plus que ce que je vous ai dit.
Excusez mon écriture ; je vous écris au bureau de poste et suis fort mal installé.
En toute hâte, et bien cordialement à vous.
René Guénon
Paris, 28 octobre 1925
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
J’ai envoyé au Père Anizan, il y a une dizaine de jours, un petit article pour le n° de décembre ; la partie principale de cet article concerne, comme je vous l’avais dit, le symbolisme de Janus, et j’y ai rattaché quelques considérations relatives aux arbres symboliques, et notamment à l’ « Arbre de Vie » sous ses différentes formes. J’ai terminé par une réponse à l’objection formulée au sujet du Graal, réponse qui, d’ailleurs, n’est guère en somme que le développement de celle que le P. Anizan avait déjà jointe à l’objection elle-même.
En m’accusant réception de cet article, le P. Anizan m’écrit qu’il est très heureux de ce que je dis de l’identité foncière de toutes les traditions, car il lui semble très important de rappeler que l’Église du Christ est depuis le commencement. C’est exactement ce que je pense, et je suis fort satisfait de constater que nous nous comprenons parfaitement.
Le P. Anizan me dit aussi vous avoir envoyé, sur l’habitat spirituel dans le Coeur de Jésus, quelques textes qui pourront vous permettre de « documenter » un article sur ce sujet. J’espère que vous nous donnerez cela bientôt ; après les allusions que nous avons déjà été l’un et l’autre amenés à faire à cette question, il me semble qu’il serait tout à fait opportun de la traiter avec un certain développement.
Les premières épreuves de mon article de novembre étaient pleines de fautes, et un cliché avait été mal placé ; j’ai donc demandé d’autres épreuves, et je les ai eues la semaine dernière. L’imprimeur dit qu’il n’est pas possible habituellement d’envoyer deux épreuves, mais il paraît que ce mois-ci il y aura quelque retard à cause des tables.
Pour votre bardit breton, il serait assurément intéressant de pouvoir publier cela quelque part ; pour en faire une plaquette, il faudrait peut-être y joindre quelques autres choses se rattachant au même sujet ou à des sujets connexes. Enfin, la chose ne me semble pas impossible, et, s’il me vient une idée, je vous la
communiquerai. En tout cas, quand j’aurai le plaisir de vous revoir, je n’oublierai pas de vous demander de me montrer ce document. – Je tâcherai aussi de penser au « Symbolisme hermétique » de Wirth.
Pour la figure de la « Queste du Graal » dont je vous ai parlé, je pense qu’elle n’a en effet d’importance qu’en ce qu’elle montre que le swastika était connu et même d’un usage assez courant au moyen âge, car sans cela il ne serait pas venu à l’idée d’un dessinateur de s’en servir comme d’une sorte de schéma pour la construction de certaines figures, même en dehors de toute intention symbolique.
Merci de la photographie, que je remettrai à Genty la prochaine fois que je le verrai.
Merci aussi de la communication de la lettre de M. Le Cour, que je vous retourne sous ce pli. Il est à peine besoin de vous dire que, cette fois encore, ses objections ne m’affectent pas beaucoup. D’abord, s’il n’a vu de moi, sur l’Agartha, que ce qui a paru dans les « Cahiers du Mois », il ne lui est guère possible de savoir ce que je pourrai dire dans mon travail en préparation, car je n’ai pas voulu entrer là dans des considérations qui n’auraient certainement pas été comprises du public auquel cela s’adressait. D’autre part, pour le sens du mot, je vois bien où il veut en venir : Ag-ar-tha, ag = Agni, ar = Aor ; c’est toujours la même histoire. Ce n’est pas la même chose d’ignorer le sens d’un mot, comme il dit, ou de ne pas juger bon de tenir compte d’un sens supposé qui ne s’appuie sur rien de sérieux. Il faudra que je trouve moyen, dans quelque article pour « Regnabit », de glisser une note sur cette affaire d’Agni et d’Aor qui a besoin d’être mise au point.
Autre chose à propos de M. Le Cour : il a écrit à ma tante, il y a quelques jours, pour la remercier d’une photographie de son père qu’elle avait depuis fort longtemps et qu’elle lui a fait remettre par mon ami Faugeron (l’éditeur des « Cahiers du Portique ») qui le rencontre de temps à autre. Peut-être, à la suite de cela, allons-nous le voir apparaître ici. Il paraît qu’il n’avait pas cette photographie, et que, suivant son habitude, il a vu là-dedans je ne sais quel signe « extra-terrestre » !
La « Psyché » de l’abbé Pron, formant le second volume des « Cahiers du Portique », vient de paraître.
Ce qu’on vous a dit au sujet du marbre de St. Denis d’Orques est assez curieux ; je n’avais pas remarqué que la blessure du coeur avait la forme d’un iod, et je ne sais pas si l’on doit croire que cette forme a été donnée intentionnellement. Si cela était, l’ensemble aurait un sens très intéressant et devrait être interprété au moyen d’un certain rapport qui existe entre le symbolisme du coeur et celui de l’oeuf, rapport auquel, avant de recevoir votre lettre, je venais justement de faire allusion dans une note de mon article de décembre. Si vous ne voyez pas bien ce que je veux dire, je vous expliquerai cela plus complètement la prochain fois. En tout cas, même si l’interprétation en question était justifiée, elle s’ajouterait simplement à celle que vous avez donnée et n’y changerait absolument rien.
Ces dames vous adressent leur meilleur souvenir, et moi, cher Monsieur, je vous prie de croire toujours à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Paris, 2 décembre 1925
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
Je suis un peu inquiet d’être sans nouvelles de vous depuis si longtemps ; j’aime à croire pourtant que ce silence n’a aucune cause fâcheuse et que votre santé n’y est pour rien. Je me demande si vous avez bien reçu ma dernière lettre, dans laquelle je vous retournais celle de M. Le Cour que vous m’aviez communiquée, ou bien si c’est votre réponse qui ne m’est pas parvenue ; le service de la poste se fait toujours très mal. Mais peut-être est-ce tout simplement parce que vous avez été trop occupé ou absent de Loudun qu’il ne vous a pas été possible de m’écrire.
Quoi qu’il en soit, je ne veux pas tarder davantage à vous remercier de m’avoir mentionné si aimablement dans l’article où vous avez répondu au P. Hamon, et à vous féliciter d’avoir su garder dans cette réponse un ton si courtois et mesuré, ce dont le P. Anizan a été fort heureux. Il vaut mieux en effet éviter autant que possible que la discussion ne prenne un tour désagréable, ce qui n’arrive que trop souvent et trop facilement.
J’ai vu le P. Anizan il y a une dizaine de jours, et je lui ai remis pour janvier un article où, comme suite à ce qu’il a écrit lui-même, j’insiste sur la convenance et la nécessité du symbolisme. Il venait de recevoir les épreuves du nouvel appel de la Société du Rayonnement intellectuel, qui porte nos signatures ; nous les avons revues ensemble.
À la suite de mon dernier article, j’ai reçu une longue lettre d’un curé de la Nièvre, qui en a été très satisfait et qui m’expose des considérations fort intéressantes sur le symbolisme des triangles ; il y aura sans doute lieu de revenir encore sur tout cela.
D’autre part, on me signale que, dans les hiéroglyphes égyptiens, la croix se trouve sous la forme ✝ ; (signe différent de la croix ansée) pour exprimer une idée de « salut » (par exemple dans le nom de Ptolémée Soter) ; connaissiez-vous cela ?
J’ai parlé au P. Anizan de ce que vous m’aviez dit à propos du coeur de St. Denis d’Orques et de la forme de iod donnée à la blessure ; il pense comme moi que l’interprétation en question n’est pas à écarter « à priori », d’autant plus qu’il existe une estampe de Callot, datant de 1625, dans laquelle trois iod sont figurés à l’intérieur du Coeur du Christ ; lui-même en a parlé autrefois dans « Regnabit » (décembre 1922). Si vous avez reçu ma dernière lettre comme je l’espère tout de même, vous voudrez bien me dire si l’explication que je vous donnais à propos de ce iod était intelligible, quoique un peu sommaire. Du reste, un jour ou l’autre, je serai sans doute amené à parler dans quelque article de l’ « OEuf du Monde » et des rapports qui existent entre les symboles du coeur et de l’oeuf.
On m’a envoyé dernièrement une brochure sur les chapiteaux de l’église de St. Nectaire, étude iconographique par l’abbé G. Rochias. J’y trouve quelque chose que je crois susceptible de vous intéresser ; je transcris le passage :
« Il y a deux chapiteaux semblables, dont chacun nous montre trois aigles, les ailes éployées et étendues en forme de bras de croix. Celui du milieu a la tête droite et paraît vivant. Les deux autres ont la tête inclinée sur la poitrine et semblent morts : le bec de celui de droite est resté entr’ouvert, dans la position où la mort l’a surpris. – Dans la faune symbolique, l’aigle, roi des airs, est une image du Christ. Ceux de ces chapiteaux ont tout l’air de figurer le Christ en croix : celui de la face principale, le Christ encore vivant sur la croix, et ceux des faces latérales, le Christ mort. »
Je vous joins un calque pris tant bien que mal sur la photographie d’un de ces deux chapiteaux ; ceux-ci datent du XIIe siècle.
J’ai une demande à vous adresser de la part de M. Charles Grolleau, qui dirige le « Bulletin des Écrivains et Artistes catholiques » ; il avait été obligé d’en suspendre la publication ces temps derniers, faute de fonds, mais, l’appel qu’il avait inséré dans le dernier numéro (paru pendant les vacances et contenant un article du P. Anizan sur la Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Coeur) lui ayant attiré de promesses d’abonnements nouveaux en assez grand nombre, il espère pouvoir la reprendre prochainement. Le dessin qui figurait sur la couverture du Bulletin était trop grand pour permettre d’y placer le sommaire, ce qui était gênant ; il voudrait donc le remplacer par un autre de moindres
dimensions, et il pense que ce qu’il y aurait de mieux serait la reproduction de quelque document iconographique ancien. Aussi désirerait-il savoir si, parmi tous les symboles du Christ que vous connaissez, il ne s’en trouverait pas un qui serait plus particulièrement approprié au caractère du Bulletin.
J’oubliais quelque chose à propos des chapiteaux de St. Nectaire : sur plusieurs d’entre eux, le diable figure accompagné de fruits d’arum ; sauriez-vous quelle peut être l’origine de ce symbole que je n’avais encore jamais rencontré ?
J’espère bien avoir prochainement de vos nouvelles.
Ces dames se rappellent à votre bon souvenir, et moi, cher Monsieur, je vous prie de me croire bien cordialement vôtre.
René Guénon
Paris, 30 décembre 1925
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
C’est à mon tour cette fois d’être bien en retard avec vous ; j’ai été surchargé de travail tous ces temps-ci, et je profite des quelques jours de congé pour remettre enfin ma correspondance à peu près à jour. J’aime à croire que votre santé est meilleure maintenant, en dépit du mauvais temps dont nous sommes affligés.
C’est bien naturel que je cite vos travaux et que m’appuie sur votre documentation ; vous êtes vraiment trop modeste… Votre article de décembre est bien intéressant encore, et je me réjouis d’en voir la suite. J’ai, de mon côté, préparé deux autres petits articles pour janvier et février, en attendant des études plus importantes que je n’ai pas pu trouver jusqu’ici le temps de mettre au point.
J’ai vu le Père Anizan jeudi dernier ; nous avons parlé d’un projet de réunion qui pourrait probablement avoir lieu en février, et nous espérons bien que, comme l’année dernière, il vous sera possible de venir à Paris à cette occasion.
Je pense que vous avez bien reçu le Bulletin que je vous ai envoyé à la suite de votre lettre (c’est un n° que j’avais en double) ; naturellement, je n’ai encore parlé de rien à M. Grolleau ; il me semble que l’aigle avec le livre sur la poitrine conviendrait admirablement.
Pour la brochure de Saint-Nectaire, il est en effet regrettable que bien des détails importants ne soient pas nettement visibles sur les photographies ; en vous mettant en rapport avec l’auteur, peut-être allez-vous pouvoir obtenir de meilleurs documents ; vous serez bien aimable de me tenir au courant. Ne me renvoyez la brochure que quand vous n’en aurez plus besoin ; cela n’a rien de très urgent.
Je ne savais pas ce que vous me dites au sujet de l’arum, et qui explique son association avec le diable ; il serait bon de savoir si cette plante n’a pas reçu aussi en Auvergne quelque dénomination populaire du même genre.
Votre amulette pisciforme est vraiment très curieuse ; elle me fait penser que l’Astarté phénicienne pourrait bien avoir été identifiée avec la déesse syrienne Atergatis ou Dercito. Il y aurait des considérations bien remarquables à développer sur le symbolisme du poisson ; il me semble d’ailleurs que nous en avons déjà parlé. Vous savez aussi que, au Hiéron, on a toujours considéré Oannès et Dagon comme des figures du Christ, et il me semble que c’est avec raison ; peut-être seulement ne l’a-t-on jamais justifié assez clairement.
Je serai content de savoir ce que vous pensez de ce que j’ai écrit sur le symbolisme de Janus ; ce ne sont d’ailleurs que de simples indications, qui auraient besoin d’être développées et complétées ; j’y reviendrai sûrement un jour ou l’autre ; à la vérité, il y aurait tout un petit volume à faire là-dessus.
Pour l’abbé Chauve-Bertrand, il ne m’a pas parlé de ses idées sur l’héraldique nobiliaire, de sorte que je n’ai pas eu l’occasion d’apprécier ses connaissances en cette matière. Il y avait certaines choses intéressantes dans sa lettre, mais cela a certainement besoin d’être mis au point ; je crois qu’il se lancerait volontiers dans des considérations qu’il ne pourrait pas appuyer sur une base assez solide. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit au P. Anizan, qui me demandait si je pensais qu’on devrait l’inviter à collaborer à « Regnabit » ; je pense qu’il vaut mieux être trop prudent que de ne pas l’être assez.
Ci-joint la lettre de M. Le Cour, qui est bien amusante en effet. Il faut croire que l’histoire de la fleur de lys et du chrisme l’a frappé particulièrement, car il est allé aussi en parler à mon ami Faugeron. Je vous avoue que je ne vois pas le danger qu’il peut y avoir à dire une chose comme celle-là ; et, s’il y a effectivement des choses qu’il n’est pas bon de dire trop ouvertement, pour des raisons d’opportunité, je crois, sans me vanter, que je peux m’en rendre compte mieux que lui. Il est vraiment curieux que, depuis deux ou trois ans seulement qu’il s’occupe de ces études, il s’imagine en savoir plus long que tout le monde. En tout cas, son étonnement prouve tout simplement qu’il n’a rien compris à ce que je fais ; l’ « évolution » dont il parle n’existe pas chez moi, et, depuis près de vingt ans, je n’ai jamais changé d’orientation ; j’admets au même titre toutes les traditions, orientales ou occidentales, qui ne sont que des expressions différentes d’une seule et même vérité. Mon Janus va probablement l’avoir encore épouvanté, à moins que là encore il ne comprenne pas ; quoi qu’il en soit, fort heureusement, tout ce dont il nous menace ne m’effraie pas plus que vous.
Je me demande où il veut en venir en mêlant à tout cela Aristote, la scolastique, etc. ; il confond le point de vue initiatique et le point de vue philosophique, qui n’ont rien de commun, et je suis tenté d’en conclure que le premier lui échappe tout à fait. À ce propos, s’il vous reparle de l’Agartha et de ce que je peux en savoir ou en ignorer, dites-lui donc qu’il veuille bien attendre mon « Roi du Monde » ; ce serait la moindre des choses, puisque, jusqu’ici, je ne me suis pas expliqué là-dessus. Vous avait-il déjà parlé de la « milice du Graal » ? Je vous dirai un autre jour pourquoi je vous demande cela. Vous serez bien aimable de continuer à me faire part de ses réflexions ; on n’a pas tant de distractions de ce genre ! – J’ai seulement parcouru son dernier article du « Mercure » ; je tâcherai de penser à vous en reparler.
Le pavé à la roue est très curieux ; c’est bien toujours le même symbole. – Merci pour le frottis de votre marbre ; je vais encore l’examiner et tâcher de le comparer à d’autre figures.
Merci de vos bons voeux ; veuillez, je vous prie, recevoir les nôtres en échange, et croire toujours à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Paris, 23 janvier 1926
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
Nous sommes désolés de savoir que votre santé laisse encore à désirer, et nous faisons des voeux pour qu’elle se rétablisse promptement.
M. Grolleau me charge de vous transmettre ses très vifs remerciements pour l’offre que vous avez faite si aimablement de faire la gravure de l’aigle et du livre pour le titre de son Bulletin, et il l’accepte avec le plus grand plaisir pour le cas où il lui serait possible de reprendre sa publication. Jusqu’ici, en effet, les promesses d’abonnements et de dons qu’il a reçues ne s’élèvent pas encore à un chiffre suffisant pour couvrir les frais ; il faut donc attendre…
J’ai vu le P. Anizan jeudi ; il m’a communiqué les épreuves de votre article sur Orphée, que je trouve tout à fait bien et fort intéressant. À ce propos, la note que vous aviez donnée d’autre part sur le même sujet a-t-elle paru enfin ? – Il m’a parlé aussi de la visite extraordinaire que vous avez reçue ces temps derniers ; si vous voulez bien me donner là-dessus quelques détails, vous me ferez grand plaisir, car vous pouvez vous douter que cela m’intéresse beaucoup.
Nous avons parlé de divers projets, et notamment de la transformation de « Regnabit » en organe plus spécial de la Société du Rayonnement intellectuel ; il me semble que cela peut très bien se faire et que ce serait mieux que d’avoir un bulletin à côté de la Revue, les collaborateurs de l’un et de l’autre devant d’ailleurs être forcément les mêmes. – Quant à la réunion que l’on pensait faire en février, elle va se trouver reportée après Pâques, le P. Anizan étant trop pris jusque là ; nous espérons bien que votre santé sera meilleure à cette époque et que vous pourrez venir ; votre absence en cette occasion serait bien regrettable.
J’ai donné, pour le n° de mars, un petit article où je reviens encore sur la question des arbres symboliques (en rapport avec l’Arbre de Vie et l’Arbre de la Science). J’ai beaucoup d’autres choses en vue, mais le temps me manque
toujours pour rassembler mes notes et les mettre au point. Le P. Anizan me demande de faire quelque chose sur les idées rattachées anciennement à celle du « Centre » et les symboles correspondants. S’il faut y faire figurer quelques signes, nous aurons encore recours à votre obligeance pour les clichés ; en ce cas, je tâcherai de faire les dessins tant bien que mal et de vous les envoyer assez tôt pour que vous ayez tout le temps de faire ce petit travail.
J’ai reçu ces jours derniers une lettre de l’abbé Martin, qui a été particulièrement satisfait de mon article de janvier, et qui approuve entièrement le point de vue où je me place, notamment en ce qui concerne l’unité fondamentale de toutes les traditions.
Il paraît que, dans un journal italien, on s’est moqué des étymologies de M. Le Cour, à propos de son dernier article sur l’Atlantide ; on m’a même dit que, à la suite de cette critique, le « Mercure » n’était plus disposé à publier d’autres études de lui. Il est bien possible en effet qu’il ait puisé dans les ouvrages de Schuré, où il n’y a d’ailleurs rien de sérieux : là-dedans, tout ce qui n’est pas plagiat plus ou moins déguisé n’est que pure fantaisie. Mais M. Le Cour proteste qu’il n’a rien emprunté à personne, et il prétend écrire sous une sorte d’inspiration ; il le croit sans doute de bonne foi ; n’oublions pas qu’il a été spirite, et puis il a une telle imagination !...
Merci beaucoup de ce que vous avez dit pour moi à M. Camille Aymard ; j’en prends bonne note, et je ne manquerai pas de lui porter mon ouvrage quand il paraîtra (mais quand sera-t-il prêt ? je n’arrive pas à l’achever) ; ce sera une très bonne chose s’il en parle dans la « Liberté ».
C’est une excellente idée que vous avez pour le congrès des Sociétés savantes, de traiter la question des signes des Carmes loudunais.
Il y a en effet, comme vous le dites, plusieurs types de Janus ; c’est pourquoi j’ai eu soin de faire remarquer combien le symbolisme de cette divinité est complexe et présente des aspects multiples.
Astarté, Istar et Tanit sont en effet identiques (les deux premiers noms n’en sont d’ailleurs qu’un sous deux formes un peu différentes). À propos de vos statuettes, il est bon de remarquer que le triangle ∇, la coupe dont il est le
schéma, et aussi la fleur de lotus dans une de ses significations, sont des signes ayant tous un rapport direct avec l’eau, laquelle est partout le symbole du principe féminin.
Je sais bien que la rose a, parmi ses sens, celui de source de vie, mais malheureusement je ne connais pas de figurations s’y rapportant, et pourtant il doit presque certainement en exister. Avez-vous pu retrouver la fontaine italienne ? S’il m’arrive de rencontrer quelque chose à ce sujet, vous pouvez être sûr que je ne manquerai pas de vous le signaler.
Croyez toujours, je vous prie, cher Monsieur, à notre plus sympathique souvenir.
René Guénon
Paris, 25 février 1926
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
Je viens aujourd’hui (d’accord avec le Père Anizan d’ailleurs) vous importuner avec une demande de gravures, comme si vous n’aviez pas assez de tous vos travaux ! Comme je crois vous l’avoir dit dans ma dernière lettre, c’est pour un article sur l’idée du Centre dans les traditions antiques, que je compte préparer pour le n° de mai ; il faudrait donc que ce soit prêt d’ici le 25 mars, ce qui fait juste un mois. Du reste, cela se réduit à peu de chose : trois clichés en tout.
D’abord, le cercle avec un point au centre (signe astrologique du soleil) ; je pense qu’il vous sera possible de le faire de façon à ce que le point soit bien apparent. Ensuite, le cercle divisé par la croix (je reproduirai aussi les roues à six et huit rayons, mais les clichés en existent déjà, puisqu’ils ont figuré dans mon article de novembre).
Enfin, le swastika sous ses deux formes orientées en sens contraires, et que vous pourrez très bien réunir sur un même cliché en les disposant comme ci-dessus. – Merci d’avance, et excusez-moi de vous donner ce mal.
À propos du swastika, ce mot est bien masculin en sanscrit ; il n’y a donc aucune raison de le faire féminin en français.
Mais non, ce n’est pas moi qui vous ai adressé le mobed zoroastrien, et même je regrette bien de ne l’avoir pas vu lors de son passage à Paris. S’il est tombé sur M. Le Cour ou sur quelqu’un de son groupe, il est certain que ceux-ci se seront
bien gardés de me l’envoyer. Je serai content d’avoir des détails sur votre entretien quand j’aurai le plaisir de vous voir ; cela doit en effet être assez difficile à résumer dans une lettre.
Il y a eu certainement des relations entre les Lamas et des organisations chrétiennes qui existèrent au moyen âge dans l’Asie centrale, et qu’on regarde habituellement comme « nestoriennes » (mais quel sens précis faut-il attribuer à cette désignation ?). Quant à dire qu’il y a eu influence à proprement parler, c’est un peu différent, et je crois qu’il est difficile d’être bien affirmatif à cet égard ; tout cela est assez compliqué.
J’ai corrigé hier les épreuves de mon article sur les « Arbres du Paradis ». Pour avril, j’ai envoyé au Père Anizan un petit travail intitulé « Le Coeur rayonnant et le Coeur enflammé », dans lequel j’envisage les deux significations principales du Coeur (Intelligence et Amour) en les rapportant au symbolisme du feu sous ses deux aspects complémentaires (lumière et chaleur).
Je me réjouis de lire vos pages sur la Rose emblématique ; est-ce pour le prochain numéro ? – Toutes les personnes à qui je passe « Regnabit » apprécient beaucoup vos articles et m’en font les plus grands éloges, bien mérités d’ailleurs.
Avez-vous terminé vos mémoires pour le Congrès des Sociétés savantes ? Je ne croyais pas qu’il devait se tenir si tôt.
Avez-vous pu trouver le temps d’écrire au curé de Saint-Nectaire, et en avez-vous obtenu quelque chose ? Je serai content de le savoir.
Vous avez sans doute appris le terrible accident qui a causé la mort de Mme de Noaillat et de Melle Lépine. Cela nous a rappelé ce qui vous est arrivé ici l’an dernier ; heureusement que vous vous en êtes tiré sans trop de mal !
Je crois qu’il vaudrait mieux conserver pour « Regnabit » le format actuel, qui est plus commode qu’un format plus grand, et augmenter le nombre des pages quand il y aura lieu. Il faut songer aux gens qui lisent en circulant, comme il y en a beaucoup à Paris surtout. Ce n’est d’ailleurs qu’un détail, mais il me semble qu’il a tout de même son importance. – En tout cas, toutes les personnes que le
Père Anizan a consultées ont été d’avis que c’est bien « Regnabit » qui doit être l’organe de la Société, et qu’il n’y a pas lieu de créer une autre revue spéciale, ce qui ferait forcément double emploi.
Veuillez, cher Monsieur, recevoir le meilleur souvenir de ces dames et croire à mes sentiments les plus cordiaux.
René Guénon
Paris, 13 mars 1926
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
La brochure sur Saint-Nectaire m’est parvenue presque en même temps que votre lettre. Ce n’est pas la peine de vous excuser de ne pas me l’avoir renvoyée plus tôt, car cela n’avait rien de particulièrement urgent. Vous me direz si vous avez une réponse de l’auteur et si elle vous satisfait.
Ce matin, j’ai reçu les épreuves de vos clichés ; tous mes remerciements pour avoir fait cela si promptement. L’article n’est même pas encore rédigé ; il va falloir que je m’y mette sans tarder pour pouvoir l’envoyer au P. Anizan avant le 25 comme je lui ai promis. Les clichés sont tout à fait nets ; je vois que vous avez un peu modifié la disposition que vous m’indiquiez dans votre lettre, mais cela n’a aucune importance, et c’est très bien ainsi. Merci aussi de vous être donné la peine de refaire les roues, malgré tout le travail que vous avez.
Je suis heureux de savoir que vos deux mémoires pour le Congrès des Sociétés savantes sont acceptés ; serait-il indiscret de vous demander quels en sont les sujets ? Vous m’aviez parlé, pour l’un, des signes des Carmes ; l’autre se rapporte-t-il aussi à une question du même genre ?
Je suis heureux aussi de ce que vous me dites sur la façon très favorable dont mes articles sont appréciés par vos amis ; j’espère que la suite leur donnera également satisfaction. De mon côté, j’ai déjà obtenu quelques abonnements et je pense en avoir d’autres.
Ce que vous me dites à propos du Coeur rayonnant et du Coeur enflammé concorde tout à fait avec mon interprétation, et cela me fait penser que peut-être pourriez-vous donner à mon article un complément, au point de vue plus spécialement iconographique et héraldique ; il me semble que ce serait une excellente chose. – Que faites-vous donc avec les lions pour avril ? Cela m’intrigue un peu…
Je n’ai pas encore reçu le n° de mars ; il y a bien du retard ce mois-ci.
Ce n’est pas facile en effet de lire dans les rues de Paris, mais on lit surtout dans le métro et les autobus ; il faut songer qu’ici bien des gens n’ont guère de temps libre et utilisent ainsi celui qu’ils passent en allées et venues forcées. – Comme vous le dites, il faudrait voir si l’économie réalisée par l’augmentation du format en vaudrait vraiment la peine et compenserait les inconvénients de ce changement ; je vous avoue que je n’ai là-dessus aucune donnée précise.
J’ai écrit il y a quelques jours au P. Anizan ; il m’avait communiqué la suggestion de M. Foussier, de remplacer « Sacré Coeur » par « Coeur Sacré » dans le titre de la Société. Pour ma part, je ne vois pas bien l’avantage de cette modification, qui ne serait guère comprise, et je ne crois pas que ce soit cela qui puisse dissiper certains préjugés ; il faut plutôt compter sur ce que nous ferons pour parvenir à ce résultat. Qu’en pensez-vous ?
Genty m’a signalé, à votre intention, l’ « Histoire de Dieu » de Didron, où sont reproduites, paraît-il, un grand nombre de figurations des trois personnes de la Trinité, ensemble et isolément ; peut-être connaissez-vous cet ouvrage. – Connaissez-vous aussi « Les Symboles de la Croix », par l’abbé Boiteux ? On m’a seulement indiqué le titre de ce livre, de sorte que je ne sais pas s’il contient quelque chose de vraiment intéressant, ni même à quel point de vue le sujet est traité.
Voilà déjà quelque temps que j’oublie de vous demander si vous connaissez des ouvrages sur St Bernard ; on m’a demandé un petit travail sur celui-ci, pour un recueil de vies de saints qui doit paraître vers la fin de cette année, et je tâche de me procurer des renseignements de divers côtés, car il faudra que je m’occupe de cela après les vacances de Pâques. Le P. Anizan m’a signalé l’ouvrage de Vacandard ; peut-être pourrez-vous me donner quelque autre information.
Il paraît que décidément le « Mercure de France » ne veut plus accepter les articles de M. Le Cour; celui-ci accuse un de nos compatriotes blésois de l’avoir desservi auprès de la direction ; je ne sais si cela est vrai ou si c’est encore un effet de sa trop riche imagination. Êtes-vous toujours en correspondance avec lui, et continue-t-il à s’indigner de nos « révélations » intempestives ?
Ces dames vous offrent leurs meilleurs compliments, et moi, cher Monsieur, je vous prie de croire à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Blois, 4 août 1926
74, rue du Foix
Cher Monsieur et ami,
Nous voici tout de même à Blois depuis huit jours, et nous n’en sommes pas fâchés ; mais j’ai dû apporter ici du travail que j’espérais bien liquider avant de quitter Paris. Je n’ai pas encore pu m’occuper de la vie de St Bernard, et il faut que ce soit terminé à la fin de ce mois-ci !
Ma femme continue à aller aussi bien que possible, mais se fatigue encore assez facilement, ce dont il ne faut pas s’étonner. Vous êtes tout excusé, croyez-le bien, de n’avoir pas demandé de nouvelles directement ; mon beau-frère ne nous a écrit qu’une fois, et ma belle-soeur était alors à Vichy ; voilà pourquoi votre commission n’a pas été faite. Du reste, pour simplifier la correspondance, je n’écrivais pas à toute la famille, je n’aurais pas pu y arriver ; ceux qui recevaient des nouvelles les transmettaient aux autres.
Je suis enfin débarrassé de ma grippe, mais je ressens encore la fatigue qui en est résultée ; enfin, cela se passera peu à peu, il faut du moins l’espérer.
Vos fréquents voyages à Poitiers ne vous fatiguent-ils pas trop ? Il est étonnant que les bibliothèques de cette ville n’aient pas les collections de revues aussi importantes que celles dont vous me parlez ; mais ne pourriez-vous pas, grâce à votre titre de correspondant du ministère, les faire venir d’autres bibliothèques ?
Vos nouvelles acquisitions paraissent en effet bien intéressantes ; je serai heureux de voir cela si nous allons à Loudun ; mais y arriverons-nous, et quand ? Je n’en sais trop rien encore ; enfin, dès que quelque chose se décidera, vous pouvez être sûr que je vous en aviserai.
Je comprends que vous soyez parfois un peu effrayé devant le travail que vous avez entrepris, et que les recherches nécessaires vous demandent bien du temps ; mais je suis persuadé que vous vous en tirez fort bien. Il est certain qu’il vaut mieux ne pas trop se presser que de risquer des erreurs ou des lacunes fâcheuses ; d’un autre côté, il n’est peut-être pas possible de faire quelque chose de tout à fait complet, mais la masse de documents que vous avez rassemblés est certainement bien autrement considérable déjà que tout ce qui a été utilisé par
d’autres pour des travaux se rapportant à la même question ; je ne dis pas des travaux du même genre, car je crois bien qu’à vrai dire il n’en existe pas encore.
Vous pouvez garder le bulletin de St François-Xavier ; j’en ai encore plusieurs exemplaires, et je peux même en avoir d’autres au besoin.
J’ai envoyé hier à l’abbé Buron mon article pour septembre-octobre, sur « la Terre Sainte et le Coeur du Monde » ; il fait suite à celui dont je vous ai parlé et qui va paraître dans le n° de juillet-août. Pour celui-ci, nous avons eu une inquiétude : le cliché du marbre de St Denis d’Orques, qui était tout à fait nécessaire, ne pouvait pas se retrouver ; Hirt disait l’avoir envoyé à Téqui, et celui-ci disait qu’il ne l’avait pas ; enfin, il a tout de même été retrouvé, et nous en serons quittes pour un peu de retard.
Mon article sur l’Omphalos se retrouvera en grand partie dans mon étude sur le « Roi du Monde », dont j’ai remis enfin le manuscrit à l’éditeur avant de quitter Paris ; il doit l’envoyer à l’impression sans tarder, car il voudrait que cela paraisse vers le mois de novembre, et, avec les imprimeurs, il faut s’y prendre longtemps à l’avance.
M. Le Cour a vraiment bien de la chance de pouvoir s’offrir un voyage en Grèce et en Crète ; je me demande d’ailleurs comment il s’arrange pour cela, car il paraît qu’il n’est pas riche et que son traitement du ministère n’est pas bien élevé, et les voyages sont terriblement coûteux en ce moment ; enfin, tant mieux pour lui s’il peut le faire. Seulement, je me demande quel profit il en retirera et quelles découvertes fantastiques il va encore nous rapporter ! Quant à sa « Société d’Études atlantéennes » et à tous les projets qui s’y rattachent, je crains fort que tout cela ne reste en l’air, surtout s’il n’y a pas de fonds. Il paraît qu’il annonce la création d’un « Institut atlantéen, centre du traditionalisme occidental, dont le plan magnifique existe déjà » ; je suppose que ce plan n’est autre que celui du « Temple » de Landowski, qui a figuré l’an dernier à l’Exposition des Arts décoratifs, et auquel il fait allusion dans sa lettre. Où a-t-il pris que le 24 juin était la fête du Sacré-Coeur ? Beaucoup de ses affirmations sont malheureusement de cette force-là ! J’admire aussi son post-scriptum sur le Congrès eucharistique que a eu lieu à la fin de juin, et dont, à son avis, il aurait sans doute fallu rendre compte dans le n° préparé pour le 1er juin ; et puis « Regnabit » n’est tout de même pas un organe d’informations ! – Tant mieux
s’il est un peu revenu de ses préventions à mon égard ; mais je vous avoue que ses critiques ne m’ont jamais beaucoup impressionné ; seulement, je sais qu’il a la malencontreuse habitude de s’en aller faire des racontars à droite et à gauche, et c’est toujours désagréable.
Genty est allé, comme tous les ans, passer le mois de juin en Bretagne ; on lui a raconté là-bas, sur Marcel Baudoin, à peu près les mêmes choses que vous m’avez dites ; il faut donc croire que le personnage est bien connu, et peu avantageusement.
Merci de vos renseignements pour le signe dont je vous ai envoyé la reproduction la dernière fois ; il me semble bien que votre explication doit être tout à fait exacte. On m’a dit d’autre part qu’il devait s’agir d’une serrure et d’une clef, mais c’était un peu vague, et j’aime mieux vos précisions. Il faudra que je tâche de savoir, lorsque je serai de retour à Paris, quelle est exactement la localité où se trouve le chapiteau en question ; je sais seulement que c’est aux environs d’Autun. C’est dommage que la pièce dont vous me donnez le dessin soit indéchiffrable ; ce serait curieux que les deux objets soient de même provenance. En tout cas, il y aurait des choses bien intéressantes à examiner à propos du symbolisme de la clef, qui se rattache, comme vous le savez, à celui de Janus, et aussi aux figurations de l’ « Axe du Monde ». Vous avez donc tout à fait raison de penser à une parenté entre la croix formée de quatre clefs et le swastika ; cela me paraît ne faire aucun doute.
M. de Frémond m’a envoyé, dans sa dernière lettre, le n° 4 du « Lion » ; je serai curieux de voir les précédents à l’occasion, mais, d’après celui-là, je crois en effet qu’il n’y a pas grand-chose à en tirer. Tout cela est vague et nébuleux, assez insignifiant même en apparence ; mais pourtant ces histoires où l’on fait intervenir des prophéties de toutes sortes ne sont jamais complètement inoffensives. Il faudrait savoir quels sont les gens qui dirigent cette publication, et quelles sont leurs intentions ; sans doute travaillent-ils pour un prétendant quelconque, mais lequel ? Je me demande si ce ne serait pas tout simplement un certain Louis de Bourbon, qui est un Naundorff de je ne sais trop quelle branche ; et voici ce qui m’a donné cette idée : ledit Louis de Bourbon publie un journal intitulé « Le Crible », d’ailleurs assez mal rédigé, et que je reçois de temps à autre ; or il y a dans chaque n° de ce journal une note ainsi conçue : « Le journal « Le Crible », voulant demeurer absolument libre, n’accepte pas d’abonnements.
Pour la même raison, il n’accepte ni annonces, ni publicité. – Il invite ses ami d’aujourd’hui et ceux qui le deviendront demain, convaincus de l’utilité de sa campagne, à lui adresser leur cotisations, appuis qui permettront d’élargir et d’intensifier sa propagande. » Or vous trouverez dans le « lion » un avis identique, avec seulement quelques mots changés ; je ne peux pas croire qu’il n’y ait là qu’une simple coïncidence. J’ajoute que le prétendant en question, qui se pose nettement comme tel et se croit appelé à sauver la France, a beaucoup fréquenté les milieux occultistes ; cela peut expliquer bien des choses.
Je pense comme vous que le patronage du cardinal Dubois devrait bien suffire à nous mettre à l’abri de certaines attaques ; mais il y a des gens qui ne se contentent pas de si peu… Mais quelqu’un qui collabore à des revues qui n’ont pas plus d’imprimatur que la nôtre est-il bien qualifié pour nous chercher noise à ce sujet? Je pense à la « Revue de Philosophie », qui ne l’a pas, bien qu’étant l’organe de l’Institut Catholique, et où il y a assez souvent des articles de Maquart. Celui-ci n’est pas l’auteur de l’ouvrage visé par le P. Anizan, qui m’a dit le nom, mais je ne peux pas arriver à m’en souvenir.
M. Thomas est en effet très prudent, et en même temps très peu « libéral » au mauvais sens de ce mot ; j’ai constaté avec beaucoup de satisfaction qu’il était aussi peu disposé que moi-même à se laisser entraîner à des concessions ou compromissions fâcheuses. Il faudra, si j’ai le plaisir de vous voir, que vous me fassiez penser à vous parler de certain congrès peu ordinaire qui s’est tenu au mois de juin. Il faudra aussi que je vous reparle des histoires de Maritain ; celui-ci est d’ailleurs en train de se faire bien du tort, dans les milieux sérieux, par son association avec Cocteau et d’autres personnages non moins extravagants.
Il y a une question qui a été soulevée à notre dernière réunion et qui est restée en suspens : doit-on, en tête de la 1ère partie de « Regnabit », mettre « Histoire et Doctrine » au lieu de « Doctrine » tout simplement comme on l’a fait jusqu’ici ? Je n’y vois pas d’inconvénient pour ma part ; et vous ? Au point de vue où nous nous plaçons l’un et l’autre, les deux choses ne peuvent guère être séparées.
Recevez, je vous prie, cher Monsieur et ami, les meilleurs compliments de ces dames, et croyez à mes sentiments les plus cordiaux.
René Guénon
Blois, 25 août 1926
74, rue du Foix
Cher Monsieur et ami,
Nous arriverons à Loudun après-demain vendredi, à 6 h 1/2 du soir. J’aurais bien voulu pouvoir vous prévenir plus longtemps à l’avance, mais notre voyage s’est décidé très brusquement. Tout était subordonné à l’achèvement de mon travail sur St Bernard, qui devait être envoyé avant la fin de ce mois-ci ; or je viens seulement de le terminer, et je l’ai expédié ce matin même. D’autre part, il ne nous était pas possible de remettre à plus tard, car je vais avoir des leçons ici en septembre, et il faudra que nous rentrions le 3 ; nous disposons donc tout juste d’une semaine. J’espère bien que nous allons vous trouver à Loudun et que vous ne serez pas obligé de vous absenter précisément ces jours-ci ; je serais tout à fait désolé de ne pas pouvoir profiter de cette occasion pour m’entretenir avec vous de tout ce qui nous intéresse. J’espère bien aussi que nous pourrons trouver un jour pour aller ensemble à Chinon comme nous l’avions projeté.
L’abbé Buron nous a écrit qu’il arriverait à Loudun le 1er septembre ; nous y serons sans doute encore. Il nous promet de s’arrêter aussi à Blois ; ce serait pour le 5. Je lui écris en même temps qu’à vous.
J’ai oublié de vous dire, dans ma dernière lettre, que je n’avais pu, à cause de toutes nos mésaventures, aller voir M. Camille Aymard comme vous m’y aviez engagé. Ce sera donc pour la rentrée, lorsque paraîtra le « Roi du Monde ». On m’avise que le manuscrit a été envoyé à l’imprimeur il y a une quinzaine ; je pense donc recevoir bientôt des épreuves.
J’ai oublié aussi de répondre à un point de votre lettre, concernant Desvallières ; je crois qu’il s’imagine, bien à tort d’ailleurs, que nous voulons faire concurrence aux groupements d’artistes qu’il dirige avec Maurice Denis : Arche, Société de St Jean, etc. Voilà une raison d’hostilité probable ; et il y en a une autre, qui est l’influence de Maritain sur tous ces milieux.
Voici encore une référence intéressante à ajouter à vos innombrables fiches, si toutefois vous ne l’avez pas déjà : St Bernard représente l’union du Verbe avec l’humanité, dans la personne du Christ, sous la forme d’ « un lis pur dont la corolle éclatante de blancheur forme une coupe gracieuse, une couronne qui représente la nature humaine, et dont les pistils dorés symbolisent les rayons de la divinité » (Sermon LXX, 5). Cela ressemble beaucoup à ce que vous nous avez dit au sujet de la marguerite ; c’est tout à fait le même symbolisme.
D’autre part, voici ce qui je relève dans un compte rendu d’une des dernières séances de l’Académie des Inscriptions : « En Syrie, à Homs, l’ancienne ville d’Émèse, M. Cumont a découvert une pierre gravée où se trouve une sorte d’armoirie. C’est l’enfance même du blason. On remarque, sur cette intaille, le croissant lunaire, l’astre de la famille de Jules César ; au-dessus, il y a le signe du cancer. Sur l’autre face, un aigle portant un soleil ; il avait à sa droite un lion, et à sa gauche un griffon ». L’objet semble assez curieux, mais que pensez-vous de l’interprétation ? Pour moi, cela n’a rien à voir avec Jules César ni avec le blason ; tout est purement astrologique là-dedans : le soleil d’un côté, la lune de l’autre ; le Cancer est le domicile zodiacal de la lune, comme le Lion est celui du soleil ; l’aigle et le griffon sont également des animaux à symbolisme solaire. Il est tout de même étonnant que certains savants ne s’aperçoivent même pas de choses aussi simples que celles-là !
À bientôt, cher Monsieur et ami, et bien cordialement à vous.
René Guénon
Paris, 19 février 1927
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
C’est moi qui aurais dû vous écrire plus tôt, car j’avais appris que vous aviez eu un mauvais début d’année ; espérons que cette fâcheuse période est maintenant terminée. Nous aussi, nous avons tous été plus ou moins grippés ; cela a fini par se passer, mais on se ressent bien longtemps des suites de cette fâcheuse maladie.
La réunion de jeudi s’est bien passée ; la dissolution est une chose faite, de sorte que nous sommes libres maintenant de ce côté. La question la plus difficile était celle de la modification du titre ; si la suppression du mot « Société » est suffisante légalement, comme nous le pensons, on s’en tiendra là. M. Buron m’a dit qu’il tâcherait de vous écrire dans quelques jours.
Je suis bien en retard ce mois-ci pour mon article, qui n’est pas encore fait ; il va falloir que je me hâte ; heureusement, c’est moins long à préparer que les vôtres, avec le travail que doivent vous donner tous ces clichés ! Ce que vous faites est toujours fort intéressant ; j’ai parcouru votre étude sur l’Agneau, et j’ai vu que vous y posiez une question à mon adresse ; je tâcherai d’y répondre par la suite. Les influences chrétiennes dans certains rites lamaïques ne me semblent pas contestables ; mais, pour ce qui est du « Roi du Monde » (qui du reste ne réside peut-être pas au Thibet), la question est tout autre, et, dans ce cas, il s’agit certainement d’un symbole antérieur au Christianisme. Cela se rattache d’ailleurs aussi au symbolisme apocalyptique, que je ne crois pas suffisamment explicable par le rôle de l’agneau dans le Judaïsme seul.
À propos du « Roi du Monde », vous avez vu par la lettre de M. Le Cour que mon livre est enfin paru ; je devrais plutôt dire qu’il est à moitié paru, car l’imprimeur n’a envoyé jusqu’ici qu’une partie des exemplaires, si bien que je n’en ai pas encore à ma disposition ; dès que j’en aurai, je me ferai un plaisir de vous en envoyer un. À ce moment, je demanderai un rendez-vous à M. Camille Aymard, comme vous m’y avez engagé, pour lui remettre moi-même le volume.
Les Éditions de la Sirène n’existent plus ; le fonds a été acquis par la librairie Crès. J’ai eu hier par M. Grolleau le renseignement que vous me demandiez : le « Bestiaire » de Guillaume Apollinaire, qui avait été édité à un prix assez peu abordable, est maintenant épuisé ; mais vous n’avez pas à le regretter, car il s’agit simplement d’un poème assez fantaisiste, comme les gravures elles-mêmes, qui, quoique inspirées en partie de figures anciennes, n’ont aucun caractère documentaire ; vous n’auriez donc certainement rien pu trouver à utiliser là-dedans.
Je suis très heureux de votre approbation en ce qui concerne mon article complémentaire sur le poisson ; il y aurait sans doute encore bien d’autres choses à dire là-dessus, mais je crois que cela éclaire quelques points que vous aviez seulement signalés en passant, notamment pour le dauphin et ses rapports avec le polype (j’avais complété mes notes à ce sujet sur les épreuves, après avoir lu votre article de janvier). À propos du poulpe, il y a un peu de vrai dans ce que dit M. Le Cour, en ce sens que cet emblème n’a pas toujours un caractère satanique ; mais, à côté de cela, que de fantaisies ! Son rapprochement de poulpe et pulpe ne tiens pas debout ; tout cela tombe de soi-même quand on sait que le mot poulpe est tout simplement une altération de polype, de sorte qu’il ne fait allusion qu’aux nombreux pieds ou bras de l’animal. Quant à la tête de Méduse et à son interprétation linguistique, cela me paraît aussi bien risqué, non moins que l’affirmation que le mot eurêka ne figure pas dans le dictionnaire grec ; peut-être n’a-t-il pas su l’y trouver, parce que c’est le parfait d’un verbe irrégulier. Je vois là, d’autre part, l’influence d’une idée de M. Dujols, qui prétendait qu’on avait fait disparaître un grand nombre de mots dans les dictionnaires grecs édités depuis le XVIIe siècle ; je ne sais trop sur quoi il basait cette affirmation.
J’avais quelque chose à vous signaler à propos d’une figure qui pourrait bien se rapporter au crustacé, mais je n’ai pas retrouvé la note la concernant, qui date de bien des années ; ce sera pour une prochaine fois.
Il y a un symbole du Christ dont j’ai toujours oublié de vous parler et qui a une certaine importance : c’est le griffon ; en avez-vous rencontré des exemples dans l’iconographie ? Il me semble qu’il doit y en avoir ; en tout cas, ce symbole se trouve chez Dante, pour qui la double nature de cet animal représente l’union de la nature divine et de la nature humaine dans le Christ. Il est à remarquer,
d’autre part, que le griffon, chez les anciens, est souvent figuré tenant la roue du monde.
J’ai vu ces jours derniers, au Louvre, un vase étrusque sur lequel figurent à la fois le swastika ordinaire et le swastika clavigère semblable à celui dont vous m’aviez communiqué le dessin. D’autre part, sur des vases grecs archaïques, il y a, à côté du swastika sous des formes variées, un autre signe ou fréquemment répété, et que je n’avais pas remarqué jusqu’ici ; je me demande quelle peut en être la signification exacte ; peut-être savez-vous quelque chose là-dessus.
M. Martin, qui était à notre réunion de jeudi, m’a montré une note de M.de Sarachaga dans laquelle il est question de coeurs figurés sur les bandelettes des momies ; avez-vous jamais entendu parler de cela ? Ce serait à vérifier ; certains de ces coeurs porteraient en leur centre le swastika (que M. de Sarachaga écrivait zwadisca, je ne sais vraiment pourquoi, car cette forme ne correspond à rien linguistiquement, à moins qu’elle n’existe dans quelques dialecte de Russie ou des pays baltiques, ce qui est possible après tout).
Je vois que tout ne marche pas à souhait dans la Société Atlantéenne, dont le comité manque plutôt d’homogénéité ; dans de pareilles conditions, il est bien douteux que cela réussisse. Pourtant, ce que dit M. Le Cour de l’affluence aux conférences est exact ; nous avons assisté à celle du 22 janvier, ayant reçu une invitation du conférencier que nous connaissons, et il est vrai que tout le monde n’a pas pu entrer. M. Le Cour, qui voit toujours grand, rêve de célébrer l’anniversaire de la fondation dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne.
J’en arrive à la lettre qui me concerne, et que je vous remercie de m’avoir communiquée ; vous pouvez vous rassurer, je ne prends pas cela au tragique. Ce que dit M. Le Cour de ma prétendue « évolution » m’était déjà revenu d’une autre source ; il se trompe grandement en s’imaginant que j’ai changé d’avis sur un point quelconque, non seulement depuis mes premiers livres, mais depuis bien plus longtemps. Aussi, quand il dit que je suis maintenant sur son terrain, il renverse un peu les rôles, car voilà bien une vingtaine d’années que je suis sur ledit terrain, tandis que lui-même n’y est que depuis trois ou quatre ans. C’est lui qui a « évolué », d’ailleurs heureusement pour lui, car, avant cela, il s’occupait surtout de faire tourner les tables, ce qui ne m’est jamais arrivé ; et si j’ai,
comme il le dit, fréquenté des milieux divers, afin de voir s’il s’y trouvait quelque chose d’intéressant (j’ai d’ailleurs été vite fixé à cet égard), cela n’implique chez moi aucun changement d’idées.
Je ne regrette point ce que j’ai écrit sur la Grèce, même si cela doit me priver de l’honneur de faire partie de la Société Atlantéenne, honneur que j’aurais d’ailleurs décliné si la proposition m’en avait été faite, car je n’ai guère de temps à perdre. Il semble, d’après ce que nous avons vu et entendu, qu’il s’agisse surtout de manifestations littéraires et artistiques ; cela manque un peu trop de base sérieuse.
La critique concernant mon style m’affecte peu, car je cherche seulement à être correct et aussi clair que possible ; je ne fais ni poésie ni littérature, et ce serait même contraire à ce que je me propose. Il s’agit de science, encore que ce soit une science toute différente de celle des « officiels », et je ne vois trop ce que le « lyrisme » viendrait faire là-dedans. Enfin, s’il m’arrive souvent de multiplier les notes et les renvois, c’est que tout ce que j’ai à dire ne pourrait pas rentrer dans le texte sans nuire à la suite de l’exposé.
Je n’ai jamais écrit la phrase soi-disant tirée de l’ « Introduction à l’étude des doctrines hindoues » ; M. Le Cour a lu le passage de la même façon que l’inscription de Chinon ! Il s’agit de différentes hypothèses concernant la fin de la civilisation occidentale moderne ; la première, la plus défavorable, serait la perte de toute civilisation en Occident, « un état de dégénérescence plus ou moins comparable à celui des sauvages actuels ». Puis voici la phrase en question : « Le second cas serait celui où les représentants d’autres civilisations, c’est-à-dire les peuples orientaux, pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de force, à supposer que la chose fût possible, et que d’ailleurs l’Orient y consentît » (p. 333). Remarquez bien qu’il ne s’agit là que d’un remède à appliquer dans un cas tout à fait désespéré ; et je considère ensuite une troisième hypothèse, « un retour à l’intellectualité vraie et normal, qui, au lieu d’être imposé et contraint, ou tout au plus accepté et subi du dehors, serait effectué alors volontairement et comme spontanément ». Cette autre solution, que je déclare la meilleure si elle est possible, ce n’est pas autre chose que le retour de l’Occident à sa propre tradition. Alors, en quoi ai-je changé d’avis depuis l’époque où j’écrivais cela ?
D’un autre côté, j’ai toujours considéré que toutes les traditions, qu’elles soient orientales ou occidentales, ont un fond identique sous des formes diverses ; il ne s’agit donc pas de faire une « tentative d’association » entre ces traditions (qui sont d’ailleurs bien plus de deux), mais de prendre conscience de leur unité essentielle, et aussi des raisons de leurs différences extérieurs.
Quant à l’Atlantide et à l’Hyperborée (celle-ci d’ailleurs beaucoup plus importante encore que celle-là quand on veut remonter vraiment aux origines), si je n’en avais pas parlé encore, c’est tout simplement que je n’en ai pas eu l’occasion ; il y a pourtant une allusion à ces choses dans l’ « Introduction » (pp. 45-46). Ce que j’en sais, c’est surtout de l’Inde que je le tiens ; M. Le Cour a donc grand tort, à son propre point de vue, de médire des traditions orientales, qui ne sont peut-être orientales que dans l’état présent de l’humanité terrestre. La question de cet état présent et celle des origines doivent être soigneusement distinguées ; je crois pourtant m’être expliqué assez clairement là-dessus à diverses reprises.
Quant à prétendre que j’ignore telles ou telles choses ou que je ne les ai « pas encore trouvées », qu’est-ce que M. Le Cour peut bien en savoir ? Je ne me crois pas du tout obligé de lui faire connaître les données sur lesquelles je travaille, ni de dire d’un seul coup tout ce que je sais (et peut-être y a-t-il bien des choses que je n’écrirai jamais). Il peut dire aussi que j’ignore ses découvertes linguistiques, parce que, les considérant comme de pures fantaisies, je me garderais bien d’en tenir compte. Quant à ses prévisions, il est certain qu’il pressent quelque chose, et il n’est pas le seul actuellement ; mais, s’il s’agit de préciser, je crois que j’aurai de la peine à être d’accord avec lui, et je doute fort que les véritables lois cycliques lui soient connues.
Voilà de bien longues réflexions sur cette lettre de M. Le Cour ; vous pourrez, en lui répondant, vous en inspirer dans la mesure où vous le jugerez bon.
Ces dames vous adressent leur meilleur souvenir, et moi, cher Monsieur et ami, je vous prie de croire toujours à mes sentiments les plus cordiaux.
René Guénon
Paris, 18 octobre 1927
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
Voici déjà quinze jours que nous sommes rentrés à Paris ; nous y avons, jusqu’ici, un temps meilleur que celui dont nous avons joui (si l’on peut dire) pendant les vacances ; cela s’est-il amélioré aussi chez vous ?
M. Buron m’a écrit de Mettray pour me demander l’adresse de M. de Frémond, à qui il voulait envoyer quelques exemplaires du n° d’octobre contenant sa poésie ; il devait, me disait-il alors, être de retour ici le 28 septembre ; depuis, je n’ai pas eu d’autres nouvelles.
Merci de m’avoir communiqué les passages des lettres du P. Anizan me concernant ; vous avez eu plus de chance que M. Chauvet, qui, ayant fait en lui écrivant diverses allusions à mes ouvrages, n’a pas obtenu la moindre réponse sur ce sujet, ce qui lui fait douter que le P. Anizan connaisse les dits ouvrages. Il me semble d’ailleurs que, dans ce que vous me citez, il y a bien des phrases vagues, aussi vagues que la dernière lettre que j’ai reçue à Loudun, et à laquelle je dois vous dire que je n’ai pas répondu, trouvant parfaitement inutile de poursuivre une discussion à côté de la question (je l’ai dit à l’abbé Buron en lui envoyant le renseignement qu’il me demandait). Je vois que cette histoire de « critérium » revient toujours, comme dans la lettre de l’abbé Martin que je vous ai communiquée ; je ne veux nullement me laisser entraîner sur ce terrain « philosophique », qui, pour moi, est tout à fait vain ; ce serait du temps perdu, et je préfère m’occuper de choses plus intéressantes. À propos de philosophie, j’ai remarqué, dans les derniers articles du P. Anizan, un changement tout à fait extraordinaire : il cite maintenant St Thomas presque à chaque phrase ; et, quand je me rappelle certaines réflexions qu’il me faisait autrefois, il me semble que ce n’est plus le même homme. Je ne sais si ce changement d’attitude lui a été imposé, ou si c’est seulement la crainte des difficultés qu’on pourrait lui susciter qui le fait agir ainsi. En tout cas, s’il trouve que je vois trop, en tout cela, l’influence de Maritain et Cie, c’est qu’il n’est pas, comme je le suis, au courant de toutes les manigances de ces gens-là, qu’on surnomme ici « la bande de Meudon ».
J’ai été fort étonné de voir, dans le dernier n° de « Regnabit », la lettre écrite, il y a plus d’un an, par mon ami Faugeron au P. Anizan pour le remercier de son article sur « Psyché » ; pour quelle raison sort-on cette lettre après si longtemps ?
Que pensez-vous de l’affaire de Glozel et de toutes les discussions auxquelles elle donne lieu en ce moment ? Je serais content d’avoir votre avis là-dessus ; il me semble que les préjugés « officiels » jouent un certain rôle dans cette histoire. Quelle que soit d’ailleurs la solution, si jamais il y en a une, la diversité des hypothèses émises montre suffisamment à quel point on aurait tort de se fier aux prétendus résultats d’une certaine science… M. Foussier a-t-il fini par se décider à venir à Loudun?
J’ai eu, ces temps derniers, à corriger les épreuves de mon prochain livre ; j’ai été surpris que les imprimeurs aillent si vite cette fois, car cela est tout à fait contraire à leurs habitudes ; je pense donc que le volume pourra paraître le mois prochain.
Avez-vous des vues des sculptures de l’église St Sauveur de Dinant ? C’est Genty qui m’a chargé de vous poser cette question ; il m’a dit qu’il en avait mis de côté à votre intention, au cas où vous n’en auriez pas.
Avez-vous envoyé au P. Hoffet une réponse à son enquête dantesque ? Je ne l’ai pas fait encore ; il va falloir que je m’en occupe ces jours-ci. Il est curieux qu’il se soit servi exactement de la même formule pour nous deux ; cependant, je crois que, si nos articles ne l’avaient pas intéressé réellement, il n’aurait rien dit du tout.
Avez-vous fait le travail que Dom Leclercq vous a demandé pour son dictionnaire ? La fin de votre article sur le bélier me semble très bien ; ce que vous dites du symbolisme des cornes est tout à fait exact ; ce point pourrait d’ailleurs donner lieu à beaucoup de développements. Les casques à cornes se retrouvent un peu partout, jusqu’au Japon, et ils ont certainement le sens que vous indiquez.
Meilleurs souvenirs de tous, cher Monsieur et ami, et mes bien cordiaux sentiments.
René Guénon
Paris, 8 juin 1928
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Bien cher Monsieur et ami,
Voilà longtemps que je me propose de répondre à votre lettre, qui date de près de deux mois déjà ; impossible jusqu’ici d’en trouver le temps. J’ai eu constamment, sans parler des cours et leçons, des travaux pressés et d’ailleurs assez ennuyeux : d’abord, la correction d’une traduction anglaise de « L’Homme et son devenir », qui avait été tellement mal faite qu’il y avait des contresens à toutes les pages, et que j’ai dû la remanier d’un bout à l’autre, ce qui, je crois, m’a donné à peu près autant de mal que si j’avais dû la faire moi-même. De plus, les éditeurs, au lieu de me soumettre le manuscrit comme je le pensais, l’avaient d’abord fait composer et m’ont envoyé seulement des épreuves ; ils ont été effrayés des frais supplémentaires que les corrections allaient leur causer (c’était pourtant bien leur faute), et j’ai eu quelque peine à leur faire comprendre la nécessité des dites corrections ; ils ont tout de même fini par s’incliner. Dès que cela a été terminé, j’ai dû me mettre à préparer des compléments pour le « Théosophisme », qui est épuisé et va être réédité très prochainement, et qu’il fallait remettre au courant des événements survenus depuis la première édition ; la composition de celle-ci ayant été conservée, il ne fallait pas toucher au texte, mais ajouter seulement une sorte d’appendice, sous forme d’une série de notes renvoyant aux passages qu’elles sont destinées à compléter ; ce travail, tout en ne paraissant pas très important, m’a demandé beaucoup de recherches, et je n’ai pu arriver à le finir que la semaine dernière.
C’est bien Mme Luneau qui m’a écrit l’histoire que vous savez, mais ce n’est pas M. Le Cour qui la lui a racontée ; en effet, elle m’a dit depuis, dans une autre lettre, qu’elle la tenait d’un prêtre de vos amis ; peut-être devinerez-vous de qui il s’agit.
Nous avons bien regretté que vous n’ayez pas pu venir jusqu’à Blois pendant les vacances de Pâques, puisque vous en avez été si près, d’abord parce que cela nous aurait procuré le plaisir de vous voir, et ensuite parce que j’aurais pu, de vive voix, vous expliquer beaucoup de choses plus facilement et plus complètement que par écrit.
Peu de temps après notre retour ici, un de mes correspondants du Midi, le Dr Peyre, m’a communiqué des lettres que le P. Anizan lui avait adressées, et qui contenaient de nouvelles preuves que celui-ci ne m’avait pas dit la vérité, notamment en prétendant que ses questions avaient été provoquées par la réponse que j’avais faite à sa communication au Comité. Là-dessus, estimant que je savais maintenant tout ce qui je voulais savoir et qu’il était temps de mettre fin à une histoire qui ne m’avait déjà fait perdre que trop de temps, j’ai envoyé ma démission motivée, non seulement du Comité, mais de la société même du « Rayonnement Intellectuel ». Je pense d’ailleurs que vous avez eu connaissance aussi de cette dernière partie de notre correspondance, car j’ai prié le P. Anizan de communiquer intégralement ladite correspondance à tous les membres du Comité. Vous voyez que je n’ai suivi que partiellement votre conseil, car, bien loin de trouver préférable que ma démission passe inaperçue, je tiens au contraire à ce qu’on sache les véritables raisons ; mon cas n’est aucunement assimilable à celui de M. Thomas, et ma situation intellectuelle ne me permet pas de laisser croire qu’il l’est.
Il y a dans votre lettre une chose qui est tout à fait juste : vous dites que « nous ne parlons pas la même langue » ; le Dr Peyre, de son côté, m’a écrit exactement la même chose. Seulement, la question de la véritable nature des centres spirituels orientaux, que le P. Anizan ignore complètement, me paraît bien être, contrairement à ce que vous pensez, la question la plus importante dans tout cela, et même la seule essentielle ; s’il avait été capable de comprendre que ces centres n’ont absolument aucun rapport avec le point de vue religieux, il ne m’aurait pas écrit toutes les choses plus ou moins incohérentes qu’il m’a écrites. Du reste, même dans votre lettre, je retrouve encore, permettez-moi de vous le dire, une trace de la même équivoque, car vous parlez à un moment de « vérité religieuse », alors que, pour moi, ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit, mais bien de vérité sans épithète, en dehors de toute forme spéciale, religieuse ou autre ; la vérité religieuse ne doit pas être confondue avec la vérité totale, et c’est cette confusion qui est la cause réelle de tout le malentendu.
Il est compréhensible, assurément, que le P. Anizan ait des précautions à prendre en ce qui concerne la publication qu’il dirige, puisqu’il est soumis à l’autorité de gens qui, sur bien des choses, sont des ignorants et des incompétents (je me rappelle ce que vous m’écriviez l’été dernier au sujet du censeur de Reims) ;
mais ces précautions, s’il avait à les prendre à mon égard, il devait le faire avant de me demander ma collaboration, et avant de m’inscrire d’office dans son Comité ; je n’ai jamais rien sollicité de lui, et, par conséquent, j’ai gardé toute mon indépendance vis-à-vis de lui et de son organisation ; du reste, s’il m’avait dit que mon adhésion comporterait quelque engagement de ma part, j’aurais décliné ses offres purement et simplement. Il a fait preuve, sous tous rapports, d’une méconnaissance complète de la situation réelle ; en vertu de quoi a-t-il bien pu s’imaginer avoir une sorte de droit de contrôle sur moi ? Quand j’ai précisé des choses embarrassantes pour lui, il s’est bien gardé d’y répondre, et il a cru s’en tirer en me lançant à la tête le mot d’ « erreurs » ou d’autres du même genre, comme si cela pouvait m’impressionner ! Il faut croire qu’il ne me connaît guère ; je ne sais pas au juste à quelle sorte de gens il a l’habitude d’avoir affaire, mais ce qu’il y a de certain, c’est que ce sont des gens avec qui je n’ai rien de commun. En somme, dans ses lettres, je n’ai trouvé que des raisonnements prouvant seulement son ignorance de ce dont il s’agissait (je n’ai même pas pu arriver à lui faire comprendre que la philosophie ne m’intéressait pas et était pour moi une chose inexistante), des menaces qui ne pouvaient pas m’atteindre, et, surtout vers la fin, d’assez basses injures ; tout cela est véritablement enfantin, et ce serait plutôt risible s’il n’était assez triste d’avoir à constater une semblable mentalité.
Vous dites que le P. Anizan m’a demandé de « préciser ma position intellectuelle et religieuse » ; je vois là deux choses qu’il y a lieu de distinguer très nettement. Pour ce qui est de ma position intellectuelle, qui ne peut s’expliquer en quelques lignes, je ne saurais la préciser mieux que je ne l’ai fait dans mes livres ; seulement, pour la connaître, il faudrait lire ceux-ci, y compris les livres proprement doctrinaux, et surtout les comprendre, ce dont je ne pense pas que le P. Anizan soit capable, non plus peut-être qu’aucun théologien. Quant à une position religieuse, je n’ai pas à en avoir, puisque, comme je vous le disais tout à l’heure, je ne me place nullement à ce point de vue.
Il se peut que, comme vous le dites, le P. Anizan ne soit pas mêlé directement à certaines intrigues, mais qu’il soit néanmoins influencé par des gens qui y sont mêlés. Ceux de mes amis d’ici à qui j’ai eu l’occasion de montrer notre correspondance (et parmi eux des prêtres) ont été unanimes à penser que l’attitude qu’il a prise lui a été imposé ; j’aime mieux cela pour lui, car il n’a été en quelque sorte, dans toute cette affaire, qu’un instrument irresponsable. Du reste, j’en sais trop long sur la façon dont les choses se passent dans certains milieux ecclésiastiques pour en être étonné ; et j’ajouterai même que, sur le « centre romain », comme dit le P. Anizan, sans prétendre être complètement informé, je sais bien des choses que lui-même ignore certainement. Ce n’est pas, d’ailleurs, que cela m’intéresse spécialement ; mais je ne peux pas empêcher qu’on vienne me raconter certaines histoires, que je me contente d’ailleurs d’enregistrer dans ma mémoire à titre purement documentaire ; si vous saviez, par exemple, toutes les choses fort édifiantes que divers prêtres et religieux m’ont rapportées au sujet de l’Index ! La conclusion qui se dégage de tout cela est bien simple : il y a des choses qui doivent impressionner la masse, et je dirai même qu’il faut forcément qu’il en soit ainsi, mais… Il y a bien longtemps que Cicéron disait que deux augures ne pouvaient pas se regarder sans rire ; il paraît que c’est encore exactement la même chose aujourd’hui. Ceci tout à fait entre nous, bien entendu, car, à moins d’y être absolument forcé, je ne veux point me mêler de choses qui, après tout, ne me regardent pas ; j’estime que chacun doit être maître chez soi et dans son propre domaine, et il n’y a que si on prétend empiéter sur le mien (je dis « le mien » pour me faire comprendre) que je devrai aviser à y mettre ordre ; je vous avoue d’ailleurs que je préférerais n’avoir point à le faire ; mais, quoi qu’il arrive, les imprudents n’auraient à s’en prendre qu’à eux mêmes. Cela, vous aurez peut-être quelque occasion de le faire savoir, au moins indirectement, à des gens que cela peut toucher, puisqu’on ne paraît pas avoir même, dans certains milieux catholiques, l’élémentaire prudence (qu’ont eue les théosophistes et les vulgaires spirites) de se méfier de ce que je peux avoir en réserve. Il y a même ceci de très curieux : les gens de diverses catégories à qui j’ai dit de très dures vérités se sont tenues cois ; le Catholicisme est la seul chose, dans le monde occidental actuel, à laquelle j’ai témoigné de la sympathie et que j’ai déclarée respectable, et les catholiques sont aussi, jusqu’ici, les seuls qui m’ont adressé des injures et des menaces. On pourra en conclure ce qu’on voudra ; pour moi, j’en conclus surtout que les Occidentaux, pris collectivement, ne sont « possibles » que quand on leur montre le bâton… Du reste, je ne vois aucune différence appréciable entre l’esprit de domination qui s’affirme à travers les lettres du P. Anizan et celui qui préside aux conquêtes coloniales ; que tout cela est peu « spirituel » !
Autre chose encore : le P. Anizan m’a toujours laissé ignorer les critiques adressées à mes derniers articles de « Regnabit », il n’a même pas eu l’élémentaire franchise de m’en faire part (pas plus qu’il n’a eu la non moins
élémentaire courtoisie d’attendre ma démission pour me faire supprimer le service de « Regnabit ») ; sans vous, j’en ignorerais encore l’existence, et je vois d’ailleurs que ce n’est pas par lui que vous-même les avez connues. De même, j’ai eu quelque mal à lui faire avouer que c’était la « Crise du Monde moderne » qui avait déclenché son attaque, et il s’est bien gardé de me dire qu’il se faisait l’écho de certaines critiques de théologiens ; je m’en étais bien douté tout de suite, et d’ailleurs cela m’est bien égal au fond, car je ne puis être touché par des critiques qui portent forcément à faux ; mais quels procédés tortueux ! Vous devez bien penser, du reste, que je n’irai pas perdre mon temps à discuter avec quelques théologiens plus ou moins anonymes, d’abord parce que je suis tout à fait persuadé de l’inutilité de la discussion en général, ensuite parce que je n’ai pas à me laisser entraîner sur un terrain qui n’a rien de commun avec celui où je me place, et enfin parce qu’il y a des choses qui, par leur nature même, sont et doivent rester au-dessus de toute discussion. Comme je n’ai jamais rien demandé à personne, personne n’a rien non plus à exiger de moi ; et, comme les considérations que j’expose se rapportent à un point de vue proprement « initiatique », il faudra bien que les gens se résignent, bon gré mal gré, à se contenter de ce que je jugerai à propos de leur dire. Je serai toujours prêt à m’expliquer sur certaines choses avec ceux qui seront qualifiés, s’il y en a, mais avec ceux-là seulement, et à la condition qu’ils me donnent la preuve qu’ils sont en possession d’une connaissance effective ; il s’agit là, je vous prie de le croire, de tout autre chose que d’argumentations philosophico-théologiques. Je suis bien sûr que les théologiens qui se mêlent de me critiquer ne tiendraient pas longtemps sur ce terrain-là ; et, sans aller chercher plus loin, je voudrais bien voir ce qu’ils répondraient, par exemple, si je leur posais certaines questions précises sur le « pouvoir des clefs »… Mais laissons cela ; il se peut fort bien, après tout, qu’il ne faille voir dans ce qui est arrivé qu’une manifestation du zèle intempestif de quelques subalternes, et qu’on ne soit pas disposé, en haut lieu, à se laisser entraîner par eux dans des aventures plus ou moins fâcheuses ; personnellement, encore une fois, cela m’importe peu, mais cela peut avoir son intérêt pour savoir à quel point précis en est arrivée la décadence moderne. En tout cas, cette histoire est la plus belle confirmation de tout ce que j’ai écrit ; je ne sais d’ailleurs pas pourquoi mon dernier livre a suscité une telle explosion de fureur, car, en somme, il ne contient rien de très différent de ce qui se trouve déjà dans les précédents. Si j’ai fait entendre certains avertissements, c’est que je devais le faire, sans pourtant m’illusionner sur le résultat ; libre à ceux à qui ils s’adressent de n’en pas tenir compte, c’est leur affaire et ce n’est plus la mienne.
Je pense encore à votre visiteur mazdéen ; vous serait-il venu à l’idée de lui demander, avant d’entrer en conversation avec lui, s’il reconnaissait la « suprématie absolue du centre romain » dans tous les domaines ? Cette idée même vous aurait assurément paru absurde ; il l’est tout autant de vouloir me poser à moi-même une semblable question. Tout cela me fait seulement regretter un peu de n’avoir pas adopté, pour signer mes écrits, un nom oriental, ce qui m’aurait été bien facile, et ce qui aurait eu l’avantage de couper court par avance à toute intervention plus ou moins saugrenue.
Maintenant, je vois dans cette affaire, comme je l’ai écrit au P. Anizan, une « expérience » que je ne regrette pas, car elle valait la peine d’être faite ; mais une fois suffit, et, désormais, je me tiendrai soigneusement à l’écart de tous les milieux de ce genre ; il est très probable qu’on n’y fera plus appel à ma collaboration, mais, même si on le faisait, je refuserais sans aucune hésitation.
Je m’excuse de la longueur de ces explications ; si j’ai cru devoir vous les donner, c’est à cause de la grande estime que j’ai pour vous, et parce qu’elles pourront vous servir à l’occasion pour remettre certaines choses au point. Je n’ai qu’un regret, c’est celui de ne plus pouvoir suivre vos travaux ; tout le reste, comme vous pouvez le penser, m’est parfaitement indifférent.
On m’a posé dernièrement une question à laquelle je n’ai pas pu répondre exactement : à quelle époque a-t-on commencé à figurer le Christ sur la croix ? Vous serez bien aimable de me donner ce petit renseignement, car c’est là une chose que vous savez sûrement.
Ma tante et Françoise me chargent de vous transmettre leurs meilleurs souvenirs, et moi, cher Monsieur et ami, je vous prie de croire toujours à mes sentiments très cordiaux.
René Guénon
Blois, 25 août 1928
74, rue du Foix
Cher Monsieur et ami,
Il y a une huitaine de jours, donc très peu avant votre lettre, j’en ai en effet reçu une de mon beau-frère m’invitant à aller à Loudun cette semaine, ce qui m’était tout à fait impossible, comme je le lui ai répondu aussitôt ; on s’est donc un peu trop pressé, à ce que je vois, de vous annoncer ma venue. D’autre part, je suis invité aussi à aller à Champigny ; d’après une lettre reçue ce matin même, ce ne pourrait être que vers le 15 septembre ; mais, à cette époque, c’est-à-dire après l’ouverture de la chasse, pourra-t-on encore me recevoir à Loudun ? Je n’en sais rien, mais, de toutes façons, il ne m’était pas possible de faire deux voyages, et même, à vrai dire, je suis encore bien hésitant et je me demande ce que je vais faire. En effet, sans parler de la difficulté de tout arranger avec chacun pour faire coïncider les dates, ce voyage me sera plutôt pénible cette année… De plus, ma tante, qui se trouvait mieux depuis que nous étions ici, a été de nouveau souffrante la semaine dernière et n’est pas très fameuse depuis, de sorte que je me demande s’il serait bien prudent de la laisser seule. En tout cas, même si tout s’arrangeait, vous pouvez compter que ce ne serait que pour le milieu de septembre environ, sûrement pas avant ; j’ai tenu à vous le dire sans plus tarder, afin que vous puissiez disposer de votre temps d’ici là. Je serais heureux, moi aussi, de vous revoir et de parler avec vous de beaucoup de choses.
J’ai appris que votre congrès, dont vous m’aviez envoyé le programme, a été très réussi et très intéressant ; toutes mes félicitations.
Non, je n’ai pas vu cet article contre Cocteau dont vous me parlez ; je sais seulement, d’une façon un peu vague, qu’il a paru il y a un ou deux mois un livre qui a fait beaucoup de bruit (je n’ai pu retenir le nom de l’auteur, qui m’était tout à fait inconnu) et qui doit avoir été la cause de cet article. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est de Maritain, il paraît qu’il a trouvé moyen de se désolidariser de Cocteau en cette occasion ; la facilité avec laquelle il change d’attitude est une chose tout à fait extraordinaire. Mais il y a autre chose qui a dû être pour lui un coup beaucoup plus dur : c’est la condamnation des « Amis d’Israël » par Rome, il y a quelques mois ; en avez-vous entendu parler ?
Quelque jours avant notre départ de Paris, j’ai aperçu Dom Leclercq qui montait dans un tramway devant Saint-Germain-des-Prés ; pensez-vous avoir sa visite encore cette année ?
Vous serait-il possible de me donner le renseignement que je vous avais demandé dans ma dernière lettre, au sujet de l’époque à laquelle on a commencé à figurer le Christ sur la croix ? Cela me rendrait service, car, n’ayant rien de précis à ce sujet, je n’ai pas encore pu donner cette indication au correspondant qui me l’avait demandée.
Il paraît que M. Le Cour est de nouveau en Crète ; il a bien de la chance de pouvoir s’offrir de pareils voyages. Je constate de temps à autre qu’il saisit tous les prétextes pour faire à mes travaux des allusions qui veulent être désobligeantes ; c’est une véritable obsession. Comme vous pouvez le penser, cela m’est fort égal, et il se trompe s’il s’imagine que je vais perdre mon temps à lui répondre (c’est peut-être ce qu’il voudrait) ; il faudra seulement, quand j’en aurai l’occasion, que je coupe court à l’affirmation qu’il répète partout et d’après laquelle j’aurais parlé d’une « Atlantide hyperboréenne », ce qui est quelque chose d’assez comparable à un « carré rond » ; qu’il prenne l’Ouest pour le Nord s’il veut, mais qu’il ne m’attribue pas ses confusions !
Je serais content de savoir où en sont vos recherches ; trouvez-vous toujours de nouvelles choses ?
Croyez, je vous prie, cher Monsieur et ami, à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Paris, 9 novembre 1928
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
J’espère que vous voudrez bien m’excuser d’être si en retard avec vous ; à la suite du nouveau malheur qui vient de m’atteindre, je me trouve en présence de toutes sortes de difficultés d’organisation, et obligé de m’occuper de beaucoup de choses auxquelles je suis fort peu apte. Vous voyez que les craintes que la santé de ma pauvre tante m’inspirait déjà pendant les vacances n’avaient rien d’exagéré ; il m’était vraiment impossible de la laisser seule. Je regrette bien vivement de n’avoir pas pu vous voir, d’autant plus que maintenant je ne sais pas du tout ce qui arrivera par la suite. Si encore j’étais sûr de garder Françoise avec moi, nous arriverions à nous arranger à peu près ; mais sa mère manifeste l’intention de la reprendre, sans se soucier aucunement de ce que je pourrai devenir si je reste ainsi complètement isolé. Après ce que nous avons fait, j’étais loin de m’attendre à cela ; il y a là des choses incroyables et extrêmement pénibles ; naturellement, je vous demande de garder cela pour vous.
Merci de votre renseignement sur la date de l’apparition du Crucifix, que j’ai communiqué au correspondant qui me l’avait demandé ; c’est à peu près ce que je pensais, mais je n’avais pas de précisions suffisantes.
Ce qu’on vous a dit au sujet d’une offensive de certains milieux ecclésiastiques français contre tout ce qui touche à l’Orient ne me surprend nullement, et même, à vrai dire, il y a déjà longtemps que cette offensive est commencée ; ce qui m’est arrivé avec « Regnabit » n’en est, au fond, qu’une des manifestations. Seulement, je ne sais pas si la nomination du P. Pinard de la Boullaye à la chaire de Notre-Dame a un rapport avec ces manoeuvres ; je n’en ai pas entendu parler en ce sens en dehors de ce que vous me disiez dans votre lettre, et, n’ayant jamais lu aucune de ses publications, j’ignore tout à fait quelle est son attitude à cet égard ; j’éprouve seulement quelque méfiance « a priori » vis-à-vis de tout « historien des religions » quel qu’il soit. Si par hasard vous aviez des renseignements plus nets, vous me rendriez service en m’en faisant part.
Dans le même ordre d’idées, il y a eu, il y a quelques mois (je crois que c’est en juin), un article tout à fait extravagant dans la « Revue Internationale des Sociétés Secrètes » : après quelques insinuations à propos de mon dernier livre, on y dénonçait un grand complot formé entre les Jésuites et les Juifs pour faire transférer le siège de la Papauté à Jérusalem, en attendant de le transporter encore plus loin en Orient ; et ce qui est le plus drôle, c’est que Maritain était désigné comme un des principaux agents dudit complot ! C’est assurément sa brouille avec Massis qui en est la cause, mais je ne m’attendais tout de même pas à une histoire pareille ; ce serait risible s’il n’était pas si lamentable de voir de telles sottises s’étaler dans des revues catholiques et trouver du crédit dans certains milieux.
On m’a dit dernièrement que vous aviez fait paraître un article très intéressant sur le Sphinx ; s’il vous restait un exemplaire disponible, vous me feriez grand plaisir en me l’envoyant ; j’espère que cette demande ne sera pas trop indiscrète.
Vous devez savoir que M. Le Cour va donner, dans la collection des « Cahiers du Portique », un volume sur « la Crète et ses mystères » ; je suis curieux de voir ce que ce sera. Quant à ce que vous me suggériez pour une mise au point en ce qui me concerne, il accepterait peut-être en effet de l’insérer dans « Atlantis », mais je vous dirai très franchement que je préfère me tenir entièrement à l’écart et ne donner aucun prétexte à l’établissement de relations directes entre lui et moi ; j’ai beaucoup de raisons pour cela. Je trouverai bien moyen, d’une façon ou d’une autre, dans un livre ou dans un article, de dire quelques mots de cette soi-disant « Atlantide hyperboréenne », sans que cela prenne plus d’importance qu’il ne convient.
À propos d’ « Atlantis », que pensez-vous de la question de la triple enceinte ? J’ai reçu ce matin une lettre de M. Florance, à qui j’avais, à ce sujet, communiqué votre brochure sur le Coeur de Chinon qu’il ne connaissait pas et qui l’a beaucoup intéressé ; il voudrait bien être fixé sur le sens de ce symbole. N’avez-vous pas quelque idée là-dessus ? De mon côté, j’en ai une que je vous dirai une prochaine fois.
Croyez toujours, je vous prie, cher Monsieur et ami, à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
J’ai entendu dire que M. Lévrier avait quitté Loudun pour retourner à Poitiers ; a-t-il donc déjà cédé son étude ? Il me semble qu’il y avait bien peu de temps qu’il l’avait.
Paris, 25 novembre 1928
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
M. Grolleau m’a signalé ces jours-ci qu’il y avait, dans le dernier volume paru de l’ « Histoire littéraire du sentiment religieux » de l’abbé Brémond, une note dans laquelle vous étiez cité. J’ai pris copie de cette note, et je vous l’envoie pour le cas où vous n’en auriez pas encore eu connaissance.
Je pense que vous avez bien reçu la lettre que je vous ai écrite il y a quelque temps.
Je suis assez fortement grippé depuis une huitaine de jours, et c’est bien gênant quand il faut circuler quand même ; mais cela n’est rien à côté de tous les tracas auxquels je faisais allusion l’autre fois ; vous pensez si je peux travailler dans de pareilles conditions !
Bien cordialement vôtre.
René Guénon
Paris, 11 janvier 1929
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
Voilà bien longtemps que je n’ai eu de vos nouvelles ; je pense que vous avez bien reçu mes dernières lettres, et notamment celle dans laquelle je vous envoyais une citation vous concernant ; mais sans doute êtes-vous toujours surchargé de travail et est-ce là la cause de votre silence. Je ne veux pourtant pas tarder davantage à vous adresser mes meilleurs voeux pour la nouvelle année, et encore vont-ils être déjà bien en retard.
J’aime à croire que votre santé est meilleure que la mienne, car celle-ci laisse toujours beaucoup à désirer ; voilà maintenant à peu près deux mois que je traîne cette sorte de grippe dont je ne peux pas arriver à me débarrasser. Il est vrai que le temps est peu favorable, mais les ennuis que j’ai eus et que j’ai encore sont certainement aussi pour beaucoup dans la persistance de cet état ; on a beau vouloir tenir malgré tout, la résistance de l’organisme a malheureusement des limites.
J’ai pu enfin lire votre article sur le Sphinx, un ami qui se l’était procuré me l’ayant prêté ; je l’ai trouvé très intéressant, comme on me l’avait dit, et j’admire que vous puissiez faire passer certaines choses, et en particulier certaines citations, sans vous attirer les chicanes d’une censure d’autant plus ombrageuse qu’elle est plus inintelligente. Je me permettrai seulement, à propos de cet article, une petite remarque : pourquoi dites-vous que « les anciens connaissaient mal la Divinité », qu’ « ils la concevaient comme ils pouvaient » ? Je veux croire qu’il n’y a là, de votre part, qu’une sorte de précaution oratoire, simplement destinée à faire accepter le reste plus facilement.
Je n’ai rien pu apprendre au sujet de ce que vous m’aviez dit pour la nomination du P. Pinard de la Boullay à la chaire de Notre-Dame ; de votre côté, avez-vous eu quelque autre information là-dessus ?
Vous savez sans doute que M. Le Cour annonce un ouvrage sur les « Mystères crétois », qui paraîtra sans doute aux « Cahiers du Portique » ; je me demande
comment il traitera cette question. À propos de M. Le Cour, avez-vous quelque idée sur l’histoire de la « triple enceinte » dont je vous parlais dans une précédente lettre ?
La réédition du « Théosophisme », remise au courant des événements récents comme je crois vous l’avoir dit, est paru le mois dernier.
J’ai eu ces jours-ci une véritable stupéfaction en apprenant que Dom Leclercq venait de faire paraître chez Rieder un ouvrage sur la vie chrétienne primitive. Il y a deux ou trois ans, j’ai refusé de donner quelque chose à cette maison, dont les tendances sont trop connues ; je vois que tout le monde n’a pas les mêmes scrupules.
Françoise vous envoie son meilleur souvenir, et moi, cher Monsieur et ami, je vous prie de croire toujours à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Paris, 30 janvier 1929
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
Mais non, je n’ai pas reçu votre précédente lettre ; il y en a beaucoup qui se perdent en ce moment, et voilà plusieurs fois que j’ai l’occasion de le constater.
J’ai été fort surpris de la nouvelle que vous m’annoncez ; je ne savais rien du tout, et d’ailleurs, depuis les ennuis qu’on m’a suscités au sujet de Françoise, nous sommes à peu près sans nouvelles de la famille. Je n’imaginais pas du tout, je l’avoue, un tel changement dans votre existence ; je fais des voeux pour que les conséquences en soient heureuses pour vous. Il est certain, en tout cas, que vous serez moins isolé ; il est parfois bien pénible de se sentir seul, j’en sais quelque chose maintenant, hélas !... Je suis heureux de savoir que vous devez venir habiter si près de Paris, car j’espère bien que nous aurons ainsi le plaisir de vous voir de temps à autre.
Merci pour l’aimable envoi de votre article sur le Sphinx, qui m’est parvenu presque en même temps que votre lettre ; s’il vous est possible de m’envoyer aussi celui dont vous me parlez, sur la colombe, quand il paraîtra, cela me fera grand plaisir.
La censure de « Regnabit » est donc changée ? Autrement, je ne m’expliquerai pas ce que vous dites cette fois à ce sujet, tellement cela est différent de ce que vous m’écriviez lors du refus de mon article. Quoi qu’il en soit, il y a lieu de se féliciter grandement qu’on vous laisse une telle liberté. Quant à moi, l’expérience m’a suffi, et, pour l’avenir, je suis bien décidé à ne plus jamais laisser soumettre quoi que ce soit de ce que j’écris à l’appréciation d’ignorants ou d’incompétents (et le censeurs en question le sont forcément tous en ce qui concerne les doctrines orientales et, d’une façon plus générale encore, toutes les questions d’ordre ésotérique ou initiatique).
Pour la publication du livre de Dom Leclercq chez Rieder, il se peut en effet que, comme vous le dites, il y ait à cela des raisons cachées, mettons
« diplomatiques » si vous voulez ; il n’en est pas moins vrai que cela a produit, sur bien des gens, une impression assez fâcheuse.
La figure de triple enceinte s’est en effet conservée jusqu’au moyen âge, comme beaucoup d’autres symboles antiques ; il y en a du reste un exemple dans votre brochure sur le Coeur de Chinon. Pour moi, les trois enceintes représentent tout simplement trois degrés d’initiation ; c’est là un symbolisme très répandu dans les temps et les lieux les plus divers. Quant au cercle dans le carré, il a sans doute des significations multiples, mais il paraît être surtout une figure de l’ « Anima Mundi » ; je me demande même s’il n’y aurait pas quelque indication à cet égard dans le « Timée » de Platon, mais actuellement mes souvenirs ne sont pas assez précis pour que je puisse l’affirmer.
J’ai déjà pensé en effet à une traduction anglaise du « Théosophisme », mais jusqu’ici cela n’a pas réussi ; il faudrait d’ailleurs tâcher de la faire paraître en Amérique, car ce serait bien difficile en Angleterre, à cause des appuis politiques (et surtout policiers) dont jouissent ce gens-là.
J’aime à croire que votre santé est toujours bonne ; ici, grâce à l’affreux temps humide que nous avons, il y a des grippes à toutes les portes. Il me semble pourtant que je suis un peu mieux, ou plutôt un peu moins mal, mais la différence n’est pas très sensible encore.
Meilleur souvenir de Françoise. À vous très cordialement.
René Guénon
Paris, 8 février 1929
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
Tous mes remerciements pour l’envoi de vos deux articles sur la colombe, qui, cette fois encore, me sont parvenus à peu près en même temps que votre lettre, et que j’ai lus avec grand intérêt, comme vous pouvez le penser. Pour le passage que vous me signaliez spécialement, je vois que vous vous y êtes très bien pris pour faire accepter la chose, qui autrement aurait pu en effet soulever des difficultés. Je dois vous dire cependant que je croyais que la conception qui présente le Saint-Esprit comme féminin et qui, par suite, l’identifie à la Sainte Vierge (ou qui plutôt présente celle-ci comme une manifestation terrestre du Saint-Esprit), était assez connue, car cela se trouve dans certains écoles gnostiques, et aussi, à ce qu’il me semble, chez les Albigeois. Il y a encore, en dehors de ce dont vous parlez, des gens qui soutiennent cette théorie ; j’ai connu une brave dame, un peu extravagante, qui pensait avoir la mission de la faire accepter par Rome, et qui ennuyait tous les curés de Paris avec cette histoire. Ce qu’il y a de certain, c’est que la colombe est bien, chez tous les peuples, un symbole féminin ; mais on pourrait faire valoir, en sens contraire, que le Saint-Esprit est aussi symbolisé par le feu, élément essentiellement actif ou masculin.
Ce que vous dites de certaines organisations est très curieux ; mais je pense qu’il faudrait distinguer entre celles qui ne sont que mystiques et celles qui ont un caractère vraiment initiatique, car les premières sont beaucoup moins intéressantes que les secondes. Pour le cas de l’ « Estoile Internelle », est-il sûr qu’elle remonte réellement jusqu’au XVe siècle par une filiation ininterrompue ? J’ai connu des groupements qui étaient aussi en possession de documents authentiquement anciens, et qui s’en servaient pour se donner comme la continuation légitime des organisations dont émanaient ces documents ; mais, après vérification, il se trouvait que ceux-ci avaient été ramassés n’importe où, de sorte qu’il n’y avait rien de fondé dans ces prétentions. C’est ce qui m’incite à quelque méfiance, peut-être tout à fait injustifiée, du reste, dans le cas dont il s’agit.
Pour le symbole de la triple enceinte, il est certain qu’il y a, outre ce que je vous disais la dernière fois, une signification se rapportant aux trois mondes ; mais elle est d’ailleurs étroitement rattachée à celle que je vous indiquais. En effet, les degrés d’initiation (quand il s’agit d’initiation réelle, bien entendu) sont partout et toujours mis en correspondance avec certains états, qui sont représentés comme autant de mondes. Le symbolisme des cieux chez Dante est basé sur le même principe ; il faut même remarquer à ce propos que, dans l’Inde, les cercles planétaires sont parfois figurés comme autant d’enceintes concentriques entourant le Mêru. Le sens vraiment initiatique est indéfiniment multiple, pourrait-on dire, et, en raison des correspondances qu’il entraîne, il renferme tous les autres sans jamais rien limiter ; c’est par là qu’il n’a aucune commune mesure avec les interprétations profanes (je prends ce dernier mot dans le sens qu’on pourrait appeler « technique »).
Le livre de Dom Leclercq paru chez Rieder est intitulé « La Vie chrétienne primitive » ; le plus extraordinaire est que c’est Couchoud lui-même qui a fait le service de presse !
En y réfléchissant bien, je crois que vous avez eu raison de vous décider à sortir de votre isolement ; il est certain, en effet, qu’on ne peut jamais compter beaucoup sur la famille ; encore en avez-vous, tandis que moi, je n’en ai plus aucune de mon côté. J’espère encore arriver à garder Françoise, malgré la persécution incroyable à laquelle je suis en butte ; sans cela, je ne sais ce que je deviendrais, étant tout à fait inapte à m’occuper de l’organisation matérielle. Elle a beaucoup changé en ces derniers temps, et vous auriez quelque peine à la reconnaître. Nous irons sûrement vous voir à Orly, et nous espérons bien que vous viendrez aussi quelquefois jusqu’ici.
Croyez, je vous prie, cher Monsieur et ami, à mes sentiments très cordiaux.
René Guénon
Paris, 18 mars 1929
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
Comme j’ai fait quelques allusions, en vous écrivant, à mes graves ennuis de famille, il faut que je vous mette au courant de ce qui vient de se passer. Après s’être acharnée contre moi pendant plusieurs mois avec une ingratitude et une méchanceté inouïes (il serait trop long est peu intéressant de vous raconter, même sommairement, toutes les phases par lesquelles est passée cette affaire), ma misérable belle-soeur a fait irruption ici mercredi dernier et a enlevé sa fille dans des conditions absolument révoltantes. J’ai appris des choses qui dépassent tout ce qu’on peut imaginer : j’étais entouré, sans m’en douter, d’un véritable réseau d’espionnage et de trahison. Le plus effrayant, c’est que l’enfant elle-même jouait un double jeu : pendant qu’elle protestait chaque jour qu’elle ne me quitterait pas, qu’elle tenait à rester avec moi, elle écrivait à sa mère, à mon insu, des lettres destinées à servir en cas de besoin et dans lesquelles elle disait qu’elle voulait aller avec elle. Il y avait des gens qui s’introduisaient chez moi en mon absence et qui lui faisaient écrire ces lettres ; mais tout de même, à son âge, on doit savoir ce qu’on dit et ce qu’on fait. Aussi, maintenant que je sais tout cela, je n’en voudrais plus à aucun prix ; je peux dire vraiment que j’ai nourri une vipère. Ce serait un soulagement d’être délivré de toute cette ignominie, si la situation ne m’apparaissait pas comme à peu près insoluble au point de vue matériel ; mais tout est préférable à cette abjection. J’éprouve un dégoût et un écoeurement qui dépassent tout ce qu’on peut imaginer.
Tout a été machiné avec une habilité vraiment infernale ; on s’est arrangé de façon à me mettre dans l’impossibilité d’agir. Naturellement je ne veux plus avoir aucun rapport avec cette famille qui, en remerciement de tout ce que nous avons fait, s’est liguée tout entière contre moi, et en recourant à des procédés infâmes.
Je tenais à vous dire ces choses, d’abord parce que je vous considère comme un véritable ami, et aussi parce que, comme vous connaissez cette famille, il est bon que vous sachiez ce qu’il en est ; surtout, je vous demande instamment de ne jamais leur parler de moi.
Cette affaire m’a rendu malade une fois de plus ; jeudi matin, je me suis trouvé complètement aphone, et cela commence seulement à se passer ; je ne sais si mon organisme pourra résister à tous ces assauts. Quand je pense à tout ce que j’ai eu à subir de toutes façons depuis un peu plus d’un an, je m’étonne d’être encore là.
Je pense que vous avez bien reçu ma dernière lettre ; allez-vous venir bientôt dans notre région ? Je serai fort heureux de pouvoir ainsi vous revoir quelquefois, d’autant plus qu’il nous sera désormais impossible de nous rencontrer à Loudun.
Croyez toujours, je vous prie, cher Monsieur et ami, à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Paris, 30 mars 1929
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
Je pense que ma dernière lettre, dans laquelle je vous racontais ce qui m’est arrivé, vous est bien parvenue malgré les fantaisies de la poste, qui en égare beaucoup en ce moment. Du reste, ce n’est pas pour cela que je vous récris aujourd’hui, au risque d’être importun, car vous devez avoir bien d’autres préoccupations ; c’est pour vous faire part d’une chose qui vous concerne en partie et dont, sans y attacher une importance excessive, je crois qu’il est bon que vous soyez informé.
On m’a montré ces jours-ci un des derniers numéros de la « Revue Internationale des Sociétés Secrètes », qui tombe de plus en plus dans les histoires à la Léo Taxil, et qui publie un article extravagant contre M. Le Cour, accusé d’être l’agent « extérieur » d’une organisation appelée A∴ A∴ (Adepts of Atlantis) et dirigée par un certain Aleister Crowley. Je connais cela probablement beaucoup mieux que l’auteur de l’article ; cet Aleister Crowley est un personnage fort peu recommandable, qui a été emprisonné en Angleterre, pendant la guerre, comme espion allemand ; mais c’est surtout un fumiste et un escroc, bien plutôt que le représentant d’un « pouvoir occulte » quelconque. Quant au rattachement de M. Le Cour à l’organisation en question, je n’en crois absolument rien, et cela me paraît tout simplement grotesque ; ne peut-on parler de l’Atlantide sans connaître Aleister Crowley ? Il y en a pourtant bien d’autres, à commencer par Platon, qui en ont parlé avant lui !
Mais il y a encore autre chose, et c’est là que je voulais en venir : l’article se termine par une insinuation perfide dirigée contre nous deux, contre vous parce qu’un de vos dessins a été reproduit dans « Atlantis », et contre moi parce qu’on trouve que cette publication me fait « beaucoup de réclame » ! Or vous savez que, si M. Le Cour parle en effet souvent de moi, ce n’est point pour me faire de la réclame, mais au contraire pour m’attaquer à tort et à travers, puisqu’il a l’idée fixe de vouloir voir en moi un « adversaire », bien que je ne me sois jamais occupé de lui. Je viens d’avoir encore une nouvelle preuve de cette marotte : pour inaugurer ses « Cahiers d’Atlantis », il a éprouvé le besoin de rééditer les deux articles qu’il avait fait paraître jadis dans la « Nouvelle Revue », et où il me prête des phrases que je n’ai jamais écrites ; il y a joint une lettre me visant également et adressée au Dr Dalobel, rédacteur au « Voile d’Isis », sans d’ailleurs la faire suivre de la réponse de celui-ci, qui remettait les choses au point d’une façon très juste.
Je reviens à l’article de la R.I.S.S. ; il y a, en ce qui vous concerne, une phrase comme : « il y aurait beaucoup à dire à ce sujet » (je ne garantis pas les termes exacts, mais c’est le sens), qui laisse entendre qu’on ne s’en tiendra peut-être pas là. Je suppose que ce doit être une allusion à certaines des choses contenues dans vos récents articles de « Regnabit », et notamment à ce que vous y avez dit de diverses organisations mystérieuses ; il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’on se serve de cela pour vous présenter aussi comme affilié à je ne sais quelles entreprises plus ou moins diaboliques. On ne sait jamais ce qui peut sortir de cette officine ; pour moi qui suis tout à fait indépendant, cela m’est assez indifférent, mais ce pourrait être plus gênant pour vous ; en tout cas, vous voilà prévenu.
Ou ces gens-là sont tout à fait de mauvaise foi, ou ce sont des fous dangereux ; je préfère encore les toquades de M. Le Cour, qui sont plus inoffensives !
Ma santé ne se remet guère ; il y a de moments où je suis si fatigué que je ne peux même pas lire.
Ne me répondez pas si vous n’en avez pas le temps, je ne vous en voudrai pas ; mais envoyez-moi un simple mot pour me dire que vous avez reçu mes lettres, car, avec tout ce qui se perd en ce moment, on n’est jamais très rassuré.
Quand vous aurez quitté Loudun, ce qui doit être bientôt, j’espère bien que vous n’oublierez pas de me donner votre nouvelle adresse.
Croyez toujours, cher Monsieur et ami, à mes sentiments les plus cordiaux.
René Guénon
Paris, 11 avril 1929
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur et ami,
J’ai reçu vos deux lettres, dont la première s’est croisée avec la mienne. Bien sûr, votre retard est tout excusé ; merci de votre sympathie.
Pour le moment, j’arrive à m’arranger à peu près avec l’aide de la femme de ménage que nous avions déjà avant la mort de ma tante ; je tâche de ne pas trop penser à ce qui pourra survenir par la suite. Pourtant, il y a toutes sortes de questions dont il m’est bien difficile de ne pas me préoccuper : ainsi, je serai forcé d’aller à Blois aux vacances, ne serait-ce que pour peu de temps, et je ne sais pas du tout comment il m’y sera possible de me tirer d’affaire. Tout est plus compliqué pour moi que pour n’importe qui, parce que je n’entends rien à tout ce qui est organisation matérielle. Et puis, ce qui rend la situation encore plus inquiétante, c’est ma santé qui ne se rétablit toujours pas ; ma fatigue est telle qu’il m’est impossible de travailler, en dehors des besognes indispensables et d’ailleurs sans aucun intérêt ; combien de temps cela va-t-il durer ?
L’attitude de Françoise m’a été particulièrement pénible, comme vous pouvez le penser ; je ne l’aurais jamais crue capable d’une telle fausseté. Il est certain qu’elle a été influencée, mais, tout de même, cela ne l’excuse pas. J’ai appris encore bien des choses qui prouvent son ingratitude et son manque de coeur ; elle n’était vraiment pas digne d’intérêt. Elle ne pouvait d’ailleurs éprouver ici cette sensation d’isolement dont vous parlez, car beaucoup de personnes s’occupaient d’elle et s’ingéniaient à lui procurer des distractions. Elle doit être en pension maintenant ; elle va trouver un changement, et sans doute regretter ce qu’elle a perdu, mais il est trop tard ; je ne sais même comment, avec son caractère, elle pourra supporter cela. Du reste, je m’en désintéresse complètement ; je n’en voudrais plus à aucun prix, car je n’ai pas besoin d’espions chez moi ; je serais bien plus tranquille ainsi sans les difficultés matérielles, et aussi sans la crainte de tomber tout à fait malade ; enfin, il arrivera ce qui pourra. Je voudrais d’autant plus être en état de reprendre bientôt mes travaux que le but principal des gens qui ont mené tout cela est précisément de me mettre dans l’impossibilité de les continuer.
J’ai enfin reçu ces jours derniers le commencement des épreuves du livre que j’avais achevé au mois d’août, et qui a eu des retards de toute sorte ; j’espère qu’il pourra paraître le mois prochain.
J’ai su hier par Mario Meunier que M. Le Cour avait eu connaissance du fameux article dont je vous ai parlé ; il paraît qu’il est absolument furieux, ce qui n’a rien d’étonnant. Comme je le prévoyais, il s’indigne particulièrement de ce qu’on lui attribue l’intention de me faire de la réclame, et aussi de ce qu’on le prétende rattaché à une organisation soi-disant maçonnique (je dis « soi-disant » parce qu’elle n’a pas ce caractère en réalité, mais la R.I.S.S. la prétend telle pour les besoins de sa thèse).
Quand bien même vous collaboreriez effectivement à « Atlantis », il me semble que cela ne regarde personne ; de même pour la façon dont vous pouvez avoir obtenu certaines renseignements, qui certainement valent mieux que beaucoup de ceux de la R.I.S.S., où il se trouve à chaque instant des erreurs et des confusions (mais sont-elles bien involontaires ?). Vous avez tout à fait raison de dire qu’il est impossible, pour la symbolique, de ne pas tenir compte des groupements secrets ; mais ces gens-là veulent monopoliser certaines questions et jeter la suspicion sur tous ceux qui s’en occupent en dehors d’eux. Je comprends du reste très bien votre point de vue ; le mien est beaucoup moins « théorique », assurément, mais, d’ailleurs, n’implique pas non plus pour cela le rattachement à un groupement quelconque, d’autant plus que cela est souvent bien inutile. Si j’apprends encore quelque chose, je ne manquerai pas de vous en informer.
À bientôt, j’espère, cher Monsieur et ami, et très cordialement à vous.
René Guénon