PLATON Timée (Histoire de l'Atlantide)


TIMÉE

"Histoire de l'Atlantide"


Platon



(Traduction de Victor Cousin)



Interlocuteurs : Socrate, Timée, Critias, Hermocrate.


SOCRATE.
Un, deux, trois. Mais, mon cher Timée, où est le quatrième de mes conviés d’hier qui ont voulu me régaler aujourd’hui.

TIMÉE.
Quelque indisposition l’a surpris, Socrate ; car il n’eût pas manqué volontiers à cette réunion.

SOCRATE.
C’est donc à toi et à ceux-ci de remplir la place de l’absent.

TIMÉE.
Oui vraiment, et nous n’y plaindrons rien de ce qui sera en notre pouvoir. Car il ne serait pas juste qu’après avoir été reçus hier par toi aussi bien qu’on peut recevoir ses hôtes, nous ne fissions pas de notre mieux, tous tant que nous sommes encore, pour te rendre la pareille.

SOCRATE.
Vous rappellez-vous ce que nous disions, et quel sujet nous avions pris ?

TIMÉE.
Nous nous souvenons d’une partie, et toi qui es ici présent tu nous feras souvenir du reste. Ou plutôt, si cela ne t’ennuie pas, reprends tout en peu de mots dès le commencement, afin que nous en soyons mieux assurés.

SOCRATE.
Volontiers. Le sujet de nos discours d’hier était l’État, quel est le plus parfait et de quels hommes il me paraissait qu’il devait se former.

TIMÉE.
Et tout ce que tu disais, Socrate, nous plaisait fort.

SOCRATE.
N’avons-nous pas premièrement séparé dans l’État, de la classe des gens de guerre, celle des laboureurs et tous les autres artisans ?

TIMÉE.
Oui.

SOCRATE.
Et après avoir, conformément à la nature, donné à chacun une seule fonction, celle qui lui convient, et à chacun un seul art, nous avons dit que les citoyens, auxquels sur tous les autres appartient la profession de la guerre, ne doivent être autre chose que les gardiens de l’État contre ceux du dehors et ceux du dedans qui voudraient lui causer quelque dommage, justes et doux envers ceux qu’ils gouvernent, parce que ce sont leurs amis naturels, et terribles dans les combats contre leurs ennemis.

TIMÉE.
Certainement.

SOCRATE.
Voilà pourquoi nous avons dit, je pense, que l’âme des gardiens de l’État doit être à un haut degré portée à la fois à la colère et à la philosophie, pour qu’ils puissent être à propos doux et terribles.

TIMÉE.
Oui.

SOCRATE.
Et pour leur éducation ? N’avons-nous pas voulu qu’ils fussent élevés dans la gymnastique et dans les autres connaissances qui leur conviennent ?

TIMÉE.
Sans doute.

SOCRATE.
Puis il a été dit que nos guerriers ainsi élevés devaient s’estimer comme n’ayant en propre ni or ni argent ni aucun autre bien, mais que, recevant de ceux qu’ils défendent un salaire de leur protection suffisant à des hommes tempérants, ils doivent le dépenser en commun, vivre et manger ensemble, tout occupés du soin de la vertu, et libres de tous autres soucis.

TIMÉE.
Oui, nous l’avons dit, et de cette manière.

SOCRATE.
En outre, nous avons fait mention des femmes, et nous avons exposé comment on devrait mettre leurs natures à l’unisson de celles des hommes, et leur donner des fonctions communes avec eux, tant à la guerre qu’en toute autre circonstance.
TIMÉE.
Nous l’avons dit aussi, et de cette même manière.

SOCRATE.
Et la génération des enfants ? N’est-il pas bien aisé de retenir, pour sa nouveauté, ce que nous avons prétendu, que les enfants devaient être communs entre tous, de façon que personne ne pût jamais reconnaître ses propres enfants, que tous s’estimassent parents de tous, que chacun crût trouver des frères et des sœurs dans tous ceux qui le pourraient être par leur âge, des pères et mères, des aïeux et aïeules dans tous ceux qui sont nés auparavant, des enfants et petits-enfants dans tous ceux qui viennent après ?

TIMÉE.
Oui, et tout cela est facile à retenir par la raison que tu viens d’en donner.

SOCRATE.
Et afin de procurer les meilleures naissances possibles, ne vous souvient-il pas comment nous avons dit que les magistrats de l’un et de l’autre sexe devaient arranger secrètement les mariages, au moyen de certains tirages au sort, de manière que les bons et les méchants soient unis à des femmes semblables à eux, sans que personne leur en veuille du mal, ces unions étant attribuées au hasard ?

TIMÉE.
Il nous en souvient.

SOCRATE.
Et aussi qu’il faut élever les enfants des bons, et reléguer secrètement ceux des méchants dans quelque autre classe de l’État ? Puis, lorsque les uns et les autres sont devenus grands, les examiner, ramener ceux qui en seraient dignes, et, au contraire, envoyer à leur place ceux qui ne mériteraient pas de rester parmi vous ?

TIMÉE.
Oui.

SOCRATE.
Avons-nous résumé toute la discussion d’hier ? Ou bien, mon cher Timée, en avons-nous oublié quelque chose ?

TIMÉE.
Non ; c’est bien là tout ce qui a été dit.

SOCRATE.
Écoutez maintenant dans quelle disposition d’esprit je me trouve à l’égard de l’État que nous avons décrit. Je suis dans le même sentiment qu’un homme qui, considérant de beaux animaux, soit représentés par la peinture, soit réellement vivants mais en repos, se prendrait à désirer de les voir entrer en mouvement et se livrer aux exercices auxquels ils sembleraient propres ; c’est là précisément ce que j’éprouve pour l’État que nous venons de décrire. J’entendrais avec plaisir quelqu’un qui me le montrerait soutenant les luttes qu’un État doit soutenir, marchant noblement au combat, et se comportant pendant la guerre d’une manière qui répondît à son éducation, soit dans l’action, soit dans le discours et dans les négociations avec les autres États. Véritablement, Critias et Hermocrate, je m’avoue incapable de jamais louer dignement de tels hommes et une telle république ; et pour moi ce n’est pas merveille. Mais j’en pense autant et des poëtes anciens et de ceux d’aujourd’hui ; non que je méprise la race des poëtes, mais il est clair pour tout le monde qu’on imite très-aisément et très-bien les choses au milieu desquelles on a été élevé, et qu’il est difficile de bien imiter par des actions et plus difficile encore par des discours ce qui est étranger à l’éducation qu’on a reçue. Pour les sophistes, je les crois experts en plusieurs sortes de discours et beaucoup d’autres belles choses, mais j’ai peur qu’errants comme ils le sont et n’ayant jamais de domicile à eux, ils ne puissent asseoir un jugement sur ce que c’est que des philosophes et des politiques, sur ce qu’ils doivent faire ou dire à la guerre et dans les combats, et dans les rapports qu’ils ont avec les autres hommes, soit pour l’action, soit pour la parole. Restent les gens comme vous, qui, par leur naturel et par leur éducation, tiennent à la fois du philosophe et du politique. Timée, citoyen de Locres en Italie, ville remarquable par l’excellence de ses lois, ne le cède à personne en cette ville ni pour la fortune ni pour la naissance ; il y a été revêtu des plus grandes charges et dignités ; et d’un autre côté il est parvenu, selon moi, au plus haut degré de la philosophie. Nous savons tous que Critias n’est étranger à rien de ce que nous disons ; et quant à Hermocrate, nous devons croire, sur de nombreux témoignages, qu’il n’y a rien en tout cela dont il ne soit capable et par nature et par éducation. Voilà pourquoi hier, voyant que vous me demandiez de parler de l’État, j’y ai consenti de grand cœur, dans la pensée que personne ne serait plus capable que vous autres, si vous le vouliez, de poursuivre un pareil propos. Car, maintenant que nous avons mis notre république en état de faire noblement la guerre, il n’y a que vous, entre tous les hommes de notre temps, qui puissiez achever de lui donner tout ce qui lui convient. Ayant cédé à votre demande, je vous ai fait cette demande à mon tour. Vous vous êtes concertés pour me rendre aujourd’hui cette même hospitalité de discours que vous avez reçue de moi. Me voilà donc tout prêt et le mieux disposé du monde à recevoir ce que vous me donnerez.

HERMOCRATE.
Assurément, Socrate, comme Timée le disait tout à l’heure, la bonne volonté ne nous manquera pas, et nous n’aurions d’ailleurs aucun prétexte pour ne pas faire ce que tu désires. Dès hier, quand nous fûmes partis d’ici pour retourner chez Critias, notre hôte, et même avant d’arriver et le long du chemin, nous y pensions. Critias nous raconta alors une ancienne histoire. Redis-la encore pour Socrate, Critias, afin qu’il voie si elle répond ou non à son désir.

CRITIAS.
Je le veux bien, si toutefois notre troisième compagnon, Timée, en est aussi d’avis.

TIMÉE.
Tout-à-fait.

CRITIAS.
Écoute donc, Socrate, une histoire très-étrange, et pourtant très-véritable, que racontait jadis Solon, le plus sage des sept sages. Il était grand ami de mon bisaïeul Dropide, comme il le dit lui-même en plusieurs endroits de ses poésies. Il raconta à Critias mon aïeul, comme ce vieillard me le redit à son tour, que cette ville d’Athènes avait fait autrefois de grandes et admirables choses, aujourd’hui tombées dans l’oubli par la longueur du temps et la destruction des générations, mais une surtout dont le récit doit servir à la fois à satisfaire ton désir et à louer la déesse en cette réunion d’une manière juste et convenable et comme si nous lui chantions un hymne.

SOCRATE.
C’est bien dit. Mais qu’est-ce donc que cette chose que ton aïeul racontait, d’après Solon, non pas comme un conte fait à plaisir, mais comme un événement véritable ?

CRITIAS.
Je vais dire cette vieille histoire comme je l’ai entendu raconter par un homme qui lui-même n’était pas jeune. Car Critias n’était pas loin alors, à ce qu’il disait, de sa quatre-vingt-dixième année, et moi j’avais à peine atteint ma dixième. C’était le jour Curéotis des Apaturies, et les enfants y jouaient le rôle qu’ils ont coutume de jouer à cette fête. Nos pères avaient proposé des prix pour ceux qui réciteraient le mieux des vers. On chantait donc maints poëmes de maints poëtes, et les poésies de Solon étant alors nouvelles, beaucoup d’entre nous les chantèrent. Un de ceux de notre tribu dit alors, soit que véritablement ce fût son opinion, soit qu’il voulût faire plaisir à Critias, que Solon ne lui paraissait pas seulement le plus sage des hommes, mais aussi le plus noble de tous les poëtes. Le vieux Critias, je m’en souviens, fut charmé de ce discours, et dit en souriant : Amynandros, si Solon n’eût pas fait de la poésie en passant, mais qu’il s’y fût livré sérieusement, comme d’autres l’ont fait, s’il eût achevé l’ouvrage qu’il avait rapporté d’Égypte, et si les factions et les autres maux qu’il trouva ici ne l’eussent contraint d’interrompre ses travaux, selon moi, ni Hésiode, ni Homère, ni aucun autre poëte n’eût surpassé sa gloire. — Qu’était-ce donc, Critias, que cet ouvrage, dit Amynandros. — C’était le récit de l’action la plus grande que cette ville ait jamais accomplie, et qui devrait être aussi la plus renommée, mais dont le temps et la mort de ceux qui l’avaient faite n’ont pas permis que la tradition subsistât jusqu’à nous. — Raconte-moi dès le commencement, reprit l’autre, ce qu’en disait Solon, et comment et de qui il l’avait ouïe comme une histoire véritable.

En Égypte, dit Critias, dans le Delta formé par le Nil qui, se divisant au sommet du triangle, l’enveloppe de ses bras, on trouve le Nome Saïtique dont la plus grande ville, Saïs, est la patrie du roi Amasis. Les habitants ont pour protectrice de leur ville une déesse dont le nom égyptien est Neïth, et qui, suivant eux, est la même que l’Athéné des Grecs. Ils aiment beaucoup les Athéniens, et ils se disent de la même origine. Arrivé à Saïs, Solon, comme il nous l’a raconté lui-même, fut fort bien reçu ; il interrogea les prêtres les plus instruits sur l’histoire des temps anciens, et il reconnut qu’on pouvait presque dire qu’auprès de leur science, la sienne et celle de tous ses compatriotes n’était rien. Un jour, voulant engager les prêtres à parler de l’antiquité, il se mit à leur raconter ce que nous savons de plus ancien, Phoronée dit le Premier, Niobé, le déluge de Deucalion et de Pyrrha, leur histoire et leur postérité, supputant le nombre des années et essayant ainsi de fixer l’époque des événements. Un des prêtres les plus âgés lui dit : Ô Solon, Solon, vous autres Grecs vous serez toujours enfants ; il n’y a pas de vieillards parmi vous. — Et pourquoi cela ? répondit Solon. — Vous êtes tous, dit le prêtre, jeunes d’intelligence ; vous ne possédez aucune vieille tradition ni aucune science vénérable par son antiquité. En voici la raison. Le genre humain a subi et subira plusieurs destructions, les plus grandes par le feu et l’eau, et les moindres par mille autres causes. Ce qu’on raconte chez vous de Phaéton, fils du Soleil, qui, voulant conduire le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la route ordinaire, embrasa la terre et périt lui-même frappé de la foudre, a toute l’apparence d’une fable ; ce qu’il y a de vrai, c’est que dans les mouvements des astres autour de la terre, il peut, à de longs intervalles de temps, arriver des catastrophes où tout ce qui se trouve sur la terre est détruit par le feu. Alors les habitants des montagnes et des lieux secs et élevés périssent plutôt que ceux qui habitent près des fleuves et sur les bords de la mer. Pour nous, le Nil nous sauve de cette calamité comme de beaucoup d’autres, par le débordement de ses eaux. Quand les dieux purifient la terre par un déluge, les bergers et les bouviers sont à l’abri sur leurs montagnes, tandis que les habitants de vos villes sont entraînés par les torrents dans la mer. Chez nous, au contraire, jamais les eaux ne descendent d’en haut pour inonder nos campagnes : elles nous jaillissent du sein de la terre. Voilà pourquoi nous avons conservé les monuments les plus anciens. En tout pays, le genre humain subsiste toujours en nombre plus ou moins considérable, à moins qu’un froid ou une chaleur extrême ne s’y oppose. Tout ce que nous connaissons, chez vous ou ici ou ailleurs, d’événements glorieux, importants ou remarquables sous d’autres rapports, tout cela existe chez nous, consigné par écrit et conservé dans nos temples depuis un temps immémorial. Mais en Grèce à peine a-t-on constaté vos actions et celles des autres peuples, soit par écrit, ou par tout autre moyen en usage dans des états civilisés, que les eaux du ciel viennent périodiquement fondre sur vous comme un fléau, ne laissant survivre que des hommes sans lettres et sans instruction ; de sorte que vous voilà de nouveau dans l’enfance, ignorant ce qui s’est passé dans l’antiquité chez vous aussi bien que chez nous. Vraiment, Solon, les généalogies que tu viens d’énumérer diffèrent peu de fables puériles. D’abord, vous ne parlez que d’un seul déluge, quoiqu’il y en ait eu plusieurs auparavant ; puis, la plus belle et la plus vaillante race qui ait jamais existé dans votre pays, vous n’en faites pas mention, bien que toi-même et tous tes compatriotes aujourd’hui vous tiriez votre origine d’un des germes de cette race échappé au commun désastre. Vous ignorez tout cela, parce que les survivants et leurs descendants demeurèrent longtemps sans avoir la connaissance des lettres. Car déjà autrefois, Solon, avant la grande destruction opérée par le déluge, la ville qui est aujourd’hui Athènes, excellait dans la guerre ; elle était renommée par la perfection de ses lois ; et ses actions et son gouvernement l’élevaient au-dessus de toutes les cités que nous ayons connues sous le ciel.

Solon nous raconta qu’étonné de ce discours, il conjura les prêtres de lui apprendre exactement tout ce qu’ils savaient de l’histoire de ses aïeux. Je ne t’en ferai pas un secret, Solon, répliqua le vieux prêtre ; je satisferai ta curiosité, par égard pour toi et pour ta patrie, et surtout pour honorer la déesse, notre commune protectrice, qui a élevé et institué votre ville ainsi que la nôtre, Athènes issue de la Terre et de Vulcain et Saïs mille ans après. Depuis l’établissement de notre ville, nos livres sacrés parlent d’un espace de huit mille années. Je vais donc t’entretenir sommairement des lois et des plus beaux exploits des Athéniens pendant ces neuf mille ans. Une autre fois, quand nous en aurons le loisir, nous suivrons dans les livres mêmes les détails de cette histoire. En premier lieu, si tu compares vos lois avec les nôtres, tu verras qu’un grand nombre de celles qui existaient autrefois chez vous sont aujourd’hui en vigueur parmi nous. D’abord, la classe des prêtres séparée des autres classes ; puis celle des artisans dans laquelle chaque profession travaille à part, sans se mêler avec aucune autre ; enfin la classe des bergers, celle des chasseurs et celle des laboureurs. Et tu le sais, la classe des guerriers est également séparée de toutes les autres, et la loi ne lui impose d’autre soin que celui de la guerre. De plus, les premiers en Asie, nous nous sommes servis des mêmes armes que vous, de la lance et du bouclier, instruits par la déesse qui vous les a données et ensuite les introduisit parmi nous. Quant à la science, tu vois qu’ici dès l’origine la loi en a réglé l’étude, depuis les connaissances qui ont pour objet la nature entière jusqu’à la divination et la médecine, allant ainsi des sciences divines aux sciences humaines, et étendant son empire sur toutes celles qui dépendent de celles-là. Ainsi cette belle constitution, la déesse l’a établie d’abord parmi vous ; elle a choisi pour votre ville le lieu où vous êtes né, sachant bien que la bonne température du pays produirait des hommes d’une heureuse intelligence. Aimant la guerre et la science, elle a fait choix d’un pays qui pût porter des hommes tout-à-fait semblables à elle-même. Sous ces lois et d’autres meilleures encore, vos ancêtres ont surpassé en vertu tous les hommes, comme il convenait à des fils et à des élèves des dieux. Or, parmi tant de grandes actions de votre ville, dont la mémoire se conserve dans nos livres, il y en a une surtout qu’il faut placer au-dessus de toutes les autres. Ces livres nous apprennent quelle puissante armée Athènes a détruite, armée qui, venue à travers la mer Atlantique, envahissait insolemment l’Europe et l’Asie ; car cette mer était alors navigable, et il y avait au devant du détroit, que vous appelez les Colonnes d’Hercule, une île plus grande que la Libye et l’Asie. De cette île on pouvait facilement passer aux autres îles, et de celles-là à tout le continent qui borde tout autour la mer intérieure ; car ce qui est en deçà du détroit dont nous parlons ressemble à un port ayant une entrée étroite : mais c’est là une véritable mer, et la terre qui l’environne, un véritable continent. Dans cette île atlantide régnaient des rois d’une grande et merveilleuse puissance ; ils avaient sous leur domination l’île entière, ainsi que plusieurs autres îles et quelques parties du continent. En outre, en deçà du détroit, ils régnaient encore sur la Libye jusqu’à l’Égypte, et sur l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie. Toute cette puissance se réunit un jour pour asservir, d’un seul coup, notre pays, le vôtre et tous les peuples situés de ce côté du détroit. C’est alors qu’éclatèrent au grand jour la vertu et le courage d’Athènes. Cette ville avait obtenu, par sa valeur et sa supériorité dans l’art militaire, le commandement de tous les Hellènes. Mais, ceux-ci ayant été forcés de l’abandonner, elle brava seule les plus grands dangers, arrêta l’invasion, érigea des trophées, préserva de l’esclavage les peuples encore libres et rendit à une entière indépendance tous ceux qui, comme nous, demeurent en deçà des Colonnes d’Hercule. Dans la suite de grands tremblements de terre et des inondations engloutirent, en un seul jour et en une nuit fatale, tout ce qu’il y avait chez vous de guerriers ; l’île atlantide disparut sous la mer ; aussi depuis ce temps la mer est-elle devenue inaccessible et a-t-elle cessé d’être navigable par la quantité de limon que l’île abîmée a laissé à sa place.

Voilà, Socrate, en peu de mots, le récit que le vieux Critias tenait de Solon. Hier, quand tu parlais de ta république et des citoyens qui doivent la composer, je m’étonnais, en me rappelant ce que je viens de vous dire, du rapport merveilleux qui se trouvait entre tes paroles et la plupart de celles de Solon, par hasard et à son insu. Je n’ai pas voulu vous en parler sur-le-champ, parce que le temps ne m’en avait laissé qu’une idée confuse. Je pensais qu’il fallait auparavant me recueillir et mettre en ordre tous mes souvenirs, et je consentis sans peine à faire ce que tu m’avais commandé hier, croyant pouvoir vous fournir, ce qui est de la plus haute importance, un sujet convenable et qui se rattache à votre plan. C’est ainsi qu’hier, comme Hermocrate l’a déjà dit, je leur ai raconté, en m’en allant, ce dont je me souvenais. Après m’être retiré, j’y ai encore pensé toute la nuit et j’ai retrouvé tout le fil de mon histoire ; tant il est vrai que nous avons une mémoire étonnante pour tout ce que nous avons appris dans notre jeunesse ! J’ignore si je me souviendrais de tout ce j’ai entendu hier, mais je m’étonnerais fort si j’avais oublié ce que j’ai appris il y a si longtemps. J’apprenais alors avec plaisir, comme un enfant, et le vieillard se prêtait de bon cœur à répondre à toutes les questions que je lui faisais ; aussi, tout cela est-il gravé dans ma mémoire en caractères ineffaçables. Ce matin, j’ai déjà fait ce récit à mes compagnons pour leur donner un sujet de conversation avec moi. Maintenant, pour remplir le but de notre réunion, je suis prêt à exposer ici non seulement les points généraux, mais encore tous les détails, tels que je les ai entendus. Supposons que les citoyens et la république que tu nous as montrés hier comme imaginaires soient réels, que cette république soit la tienne et que tes citoyens soient nos ancêtres dont parle le prêtre égyptien. Tout cela s’accordera parfaitement, et il ne sera pas absurde de dire que tes citoyens et nos ancêtres sont les mêmes. Nous essayerons donc de notre mieux de nous acquitter du rôle que tu nous as imposé. C’est à toi maintenant, Socrate, à voir si le sujet est convenable, ou s’il faut en chercher un autre.

SOCRATE.
Et quel autre sujet, ô Critias, pourrions-nous choisir, qui se rattachât plus intimement à la fête de la déesse, qu’on célèbre en ce jour ? d’autant plus qu’il ne s’agit point ici d’une fiction, mais d’une histoire véritable. Où donc et comment trouver un sujet meilleur ? Non, il vous faut continuer sous d’aussi bons auspices ; quant à moi, qui ai parlé hier, c’est aujourd’hui mon tour de me reposer et de vous écouter en silence.

CRITIAS.
Voici maintenant, Socrate, quelle hospitalité nous t’avons préparée : Timée, le plus savant de nous en astronomie et le plus versé dans la science de la nature, parlera le premier, d’abord de la naissance du monde, puis de la nature humaine. Après cela je prendrai des mains de Timée ces hommes dont il aura exposé l’origine, et des tiennes quelques-uns d’entre eux dont tu auras fait l’éducation ; et les appelant devant vous comme devant leurs juges, suivant l’institution et la loi de Solon, je parlerai de ces citoyens de notre république comme s’ils étaient ces Athéniens d’autrefois, dont les livres sacrés nous ont révélé la gloire ; en un mot, comme s’ils étaient en effet des citoyens d’Athènes.

SOCRATE.
Je vois que je serai, à mon tour, régalé d’un beau et magnifique entretien. C’est à toi, Timée, de commencer, lorsque tu auras obéi à la loi en invoquant d’abord les dieux, comme cela est convenable.

TIMÉE.
Oui. Socrate ; tout homme un peu raisonnable implore l’assistance divine, avant de commencer une entreprise quelle qu’elle soit, grande ou petite. À plus forte raison, nous qui avons entrepris d’expliquer l’univers, quelle est son origine, ou s’il n’en a point ; à moins de vouloir nous égarer, nous devons prier les dieux et les déesses de mettre dans notre bouche des choses qui leur soient agréables à eux avant tout et ensuite à vous. Implorons encore l’aide des dieux, pour que vous compreniez aisément ce que j’ai à vous dire, et que moi-même je vous explique clairement ma pensée.

Selon moi, il faut commencer par déterminer les deux choses suivantes : Qu’est-ce que ce qui existe de tout temps sans avoir pris naissance, et qu’est-ce que ce qui naît et renaît sans cesse sans exister jamais ? L’un, qui est toujours le même, est compris par la pensée et produit une connaissance raisonnable ; l’autre, qui naît et périt sans exister jamais réellement, tombe sous la prise des sens et non de l’intelligence, et ne produit qu’une opinion. Or, tout ce qui naît, procède nécessairement d’une cause ; car rien de ce qui est né ne peut être né sans cause. L’artiste, qui, l’œil toujours fixé sur l’être immuable et se servant d’un pareil modèle, en reproduit l’idée et la vertu, ne peut manquer d’enfanter un tout d’une beauté achevée, tandis que celui qui a l’œil fixé sur ce qui passe, avec ce modèle périssable, ne fera rien de beau. Quant à l’univers, que nous l’appelions ciel ou monde ou de tout autre nom, il faut d’abord, comme pour toute chose en général, considérer s’il existe de tout temps, n’ayant point de commencement, ou s’il est né et s’il a un commencement. Le monde est né ; car il est visible, tangible et corporel. Ce sont là des qualités sensibles ; tout ce qui est sensible, tombant sous les sens et l’opinion, naît et périt, nous l’avons vu ; et tout ce qui naît, doit nécessairement, disons-nous, venir de quelque cause. Mais il est difficile de trouver l’auteur et le père de l’univers, et impossible, après l’avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde. Il s’agit, en outre, de savoir lequel des deux modèles l’auteur de l’univers a suivi, si c’est le modèle immuable et toujours le même, ou si c’est le modèle qui a commencé. Si le monde est beau et si celui qui l’a fait est excellent, il l’a fait évidemment d’après un modèle éternel ; sinon (ce qu’il n’est pas même permis de dire) il s’est servi du modèle périssable. Il est parfaitement clair qu’il s’est servi du modèle éternel ; car le monde est la plus belle des choses qui ont un commencement, et son auteur la meilleure de toutes les causes. Le monde a donc été formé d’après un modèle intelligible, raisonnable et toujours le même ; d’où il suit, par une conséquence nécessaire, que le monde est une copie. Le plus difficile en toute chose est de trouver un commencement conforme à la nature. Après avoir distingué la copie et le modèle, il faut distinguer aussi les paroles et reconnaître qu’elles ont de la parenté avec les pensées qu’elles expriment. L’expression de ce qui est constant, immuable et intelligible, doit être constante, immuable, et autant que possible incapable d’être ni réfutée ni ébranlée, et ne rien laisser à désirer à cet égard. Mais, quand il s’agit d’exprimer une copie de ce qui est immuable, comme ce n’est qu’une copie, par analogie avec elle, l’expression aussi ne doit être que vraisemblable. Ce que l’existence est à la génération, la vérité l’est à l’opinion. Tu ne seras donc pas étonné, Socrate, si, après que tant d’autres ont parlé diversement sur le même sujet, j’essaye de parler des dieux et de la formation du monde, sans pouvoir vous rendre mes pensées dans un langage parfaitement exact et sans aucune contradiction. Et si nos paroles n’ont pas plus d’invraisemblance que celles des autres, il faut s’en contenter et bien te rappeler que moi qui parle et vous qui jugez, nous sommes tous des hommes, et qu’il n’est permis d’exiger sur un pareil sujet que des récits vraisemblables.

SOCRATE.
Très bien, Timée ! on ne peut attendre que cela. Nous avons admiré l’introduction ; maintenant continue sans t’interrompre, et achève le discours.

TIMÉE.
Disons la cause qui a porté le suprême ordonnateur à produire et à composer cet univers. Il était bon ; et celui qui est bon, n’a aucune espèce d’envie. Exempt d’envie, il a voulu que toutes choses fussent, autant que possible, semblables à lui-même. Quiconque, instruit par des hommes sages, admettra ceci comme la raison principale de l’origine et de la formation du monde, sera dans le vrai. Dieu voulant que tout soit bon et que rien ne soit mauvais, autant que cela est possible, prit la masse des choses visibles qui s’agitait d’un mouvement sans frein et sans règle, et du désordre il fit sortir l’ordre, pensant que l’ordre était beaucoup meilleur. Or, celui qui est parfait en bonté n’a pu et ne peut rien faire qui ne soit très bon. Il trouva que de toutes les choses visibles, il ne pouvait absolument tirer aucun ouvrage qui fût plus beau qu’un être intelligent, et que dans aucun être il ne pouvait y avoir d’intelligence sans âme. En conséquence il mit l’intelligence dans l’âme, l’âme dans le corps, et il organisa l’univers de manière à ce qu’il fût, par sa constitution même, l’ouvrage le plus beau et le plus parfait. Ainsi, on doit admettre comme vraisemblable que ce monde est un animal véritablement doué d’une âme et d’une intelligence par la Providence divine.

Cela établi, il s’agit maintenant de dire à la ressemblance de quel être Dieu a composé le monde. Certes, ce ne peut être à la ressemblance d’aucune des espèces particulières qui existent ; car ce qui ressemble à ce qui est imparfait ne peut être beau : nous dirons donc que le monde est semblable à un être dont les autres êtres pris individuellement et par genres sont des parties, et qui comprendrait lui-même tous les êtres intelligibles, comme ce monde comprend et nous-mêmes et tous les êtres visibles. Dieu, voulant faire le monde semblable à ce qu’il y a de plus beau et de plus parfait parmi les choses intelligibles, en fit un animal visible, un et renfermant en lui tous les autres animaux, comme étant de la même nature que lui.

Mais avons-nous raison de l’avoir qualifié d’un ; ou ne serait-il pas plus juste d’admettre plusieurs mondes, même un nombre infini ? Non, il n’y a qu’un seul monde, s’il a été fait d’après le modèle que nous avons établi. Car ce qui comprend en soi tous les êtres intelligibles n’admet point à côté de soi un autre être ; autrement, il faudrait qu’il y en eût encore un autre où les deux premiers fussent renfermés comme parties ; et alors le monde serait la copie, non pas de ces deux-là, mais de celui qui les renferme. Ainsi, pour que ce monde fût semblable en unité à l’être parfait, le divin ouvrier n’en a fait ni deux ni une quantité infinie, il n’a fait que celui-là seul et unique, et il n’y en aura pas d’autre.

Tout ce qui a commencé doit être corporel, visible et tangible. Or, rien n’est visible sans feu, ni tangible sans quelque chose de solide, ni solide sans terre. Dieu commença donc par composer le corps de l’univers de feu et de terre. Mais il est impossible à deux choses de bien se joindre l’une à l’autre, sans une troisième : il faut qu’il y ait au milieu un lien qui rapproche les deux bouts, et le plus parfait lien est celui qui de lui-même et des choses qu’il unit, fait un seul et même tout. La proportion atteint parfaitement ce but. Car, lorsque de trois nombres, soit trois masses ou trois forces quelconques, le moyen est au dernier ce que le premier est au moyen et au premier ce que le dernier est au moyen, et si le moyen devient le premier et le dernier, et que le premier et le dernier deviennent les moyens, il arrive nécessairement que tout est le même, et que tout étant dans le même rapport, tout est un comme auparavant. Par conséquent, si le corps de l’univers n’avait dû être qu’une surface sans profondeur, un seul milieu aurait suffi pour lier ses extrêmes et lui donner de l’unité à elle-même. Mais, comme il devait être un corps solide, et que les corps solides ne se joignent jamais ensemble par un seul milieu, mais par deux, Dieu plaça l’eau et l’air entre le feu et la terre, et ayant établi entre tout cela autant qu’il était possible des rapports d’identité, à savoir que l’air fût à l’eau ce que le feu est à l’air, et l’eau à la terre ce que l’air est à l’eau, il a, en enchaînant ainsi toutes les parties, composé ce monde visible et tangible. C’est de ces quatre éléments réunis de manière à former une proportion, qu’est sortie l’harmonie du monde, l’amitié qui l’unit si intimement que rien ne peut le dissoudre, si ce n’est celui qui a formé ses liens.

L’ordre du monde est composé de ces quatre éléments pris chacun dans sa totalité : Dieu a composé le monde de tout le feu, de toute l’eau, de tout l’air et de toute la terre ; et il n’a laissé en dehors aucune partie ni aucune force de ces éléments, d’abord afin que l’animal entier fût aussi parfait que possible, étant composé de parties parfaites ; ensuite afin qu’il fût un, n’y ayant rien de reste dont aurait pu naître quelque autre chose de semblable ; en dernier lieu afin qu’il fût exempt de vieillesse et de maladie ; car Dieu savait que la nature des corps composés est telle que le froid, la chaleur et tous les agents extérieurs, en s’y appliquant à contre-temps, les dissolvent, amènent la décrépitude et les maladies, et les font périr.

Voilà le motif et le raisonnement qui firent faire à Dieu des différents touts un tout unique, parfait, exempt de vieillesse et de maladie. Dieu donna au monde la forme la plus convenable et la plus appropriée à sa nature ; or la forme la plus convenable à l’animal qui devait renfermer en soi tous les autres animaux ne pouvait être que celle qui renferme en elle toutes les autres formes. C’est pourquoi, jugeant le semblable infiniment plus beau que le dissemblable, il donna au monde la forme sphérique, ayant partout les extrémités également distantes du centre, ce qui est la forme la plus parfaite et la plus semblable à elle-même. Il polit toute la surface de ce globe, avec le plus grand soin par plusieurs raisons ; ce monde n’avait besoin ni d’yeux ni d’oreilles, parce qu’il ne restait en dehors rien à voir ni rien à entendre ; il n’y avait pas non plus autour de lui d’air à respirer ; il n’avait besoin d’aucun organe pour la nutrition, ni pour rejeter les aliments digérés ; car il n’y avait rien à rejeter ni rien à prendre. Non ; il est fait pour se nourrir de ses pertes propres, et toutes ses actions, toutes ses affections lui viennent de lui-même et s’y renferment ; car l’auteur du monde estima qu’il vaudrait mieux que son ouvrage se suffit à lui-même, que d’avoir besoin de secours étranger. De même, il ne jugea pas nécessaire de lui faire des mains, parce qu’il n’y avait rien à saisir ni rien à repousser ; et il ne lui fit pas non plus de pieds, ni rien de ce qu’il faut pour la marche ; mais il lui donna un mouvement propre à la forme de son corps, et qui, entre les sept mouvements, appartient principalement à l’esprit et à l’intelligence. Faisant tourner le monde constamment sur lui-même et sur un même point, Dieu lui imprima ainsi le mouvement de rotation, et lui ôta les six autres mouvements, ne voulant pas qu’il fût errant à leur gré. Le monde enfin, n’ayant pas besoin de pieds, pour exécuter ce mouvement de rotation, il le fit sans pieds et sans jambes.

C’est ainsi que le Dieu, qui existe de tout temps, avait conçu le Dieu qui devait naître ; il le polit, l’arrondit de tous côtés, plaça ses extrémités à égale distance du centre, en forma un tout, un corps parfait, composé de tous les corps parfaits ; puis il mit l’âme au milieu, l’épandit partout, en enveloppa le corps ; et ainsi il fit un globe tournant sur lui-même, un monde unique, solitaire, se suffisant par sa propre vertu, n’ayant besoin de rien autre que soi, se connaissant et s’aimant lui-même. De cette manière il produisit un Dieu bienheureux.

Mais Dieu ne fit pas l’âme la dernière, selon l’ordre que nous avons suivi dans notre exposition ; car, en unissant l’âme au corps, il n’eût jamais permis que le plus vieux obéît au plus jeune. Mais nous qui participons beaucoup du hasard, nous parlons ainsi à peu près au hasard. Dieu fit l’âme supérieure au corps, tant en âge qu’en vertu, pour qu’elle sût lui commander et devenir sa maîtresse. Voici de quoi et comment il la fit. Avec la substance indivisible et toujours la même, et avec la substance divisible et corporelle, il composa une troisième espèce de substance, intermédiaire entre la nature de ce qui est le même et celle de ce qui est divers, et il l’établit au milieu du divisible et de l’indivisible. De ces trois substances il fit un seul tout, en combinant violemment la nature intraitable de ce qui est divers avec ce qui est le même ; et quand il eut mêlé le divisible et l’indivisible avec la substance intermédiaire, et de ces trois choses formé un tout unique, il divisa ce tout en autant de parties qu’il était convenable, et chacune se trouva contenir du même, du divers et de la substance intermédiaire. Voici comment il opéra cette division : d’abord il ôta du tout une partie, puis une seconde partie double de la première, une troisième valant une fois et demie la seconde et trois fois la première, une quatrième double de la seconde, une cinquième triple de la troisième, une sixième octuple de la première, une septième valant la première vingt-sept fois. Cela fait, il remplit les intervalles doubles et triples, en enlevant au tout encore d’autres parties qu’il plaça de manière à ce qu’il y eût dans chaque intervalle deux moyennes, dont la première surpasse un de ses extrêmes et est surpassée par l’autre d’une même partie de chacun d’eux, et dont la seconde surpasse un de ses extrêmes et est surpassée par l’autre d’un nombre égal. Comme de cette insertion de moyens termes résultèrent des intervalles nouveaux tels que chaque nombre valût le précédent augmenté de la moitié, du tiers ou du huitième, il remplit tous les intervalles d’un plus un tiers par des intervalles d’un plus un huitième, laissant de côté dans chaque intervalle d’un plus un tiers une partie telle que le dernier nombre inséré fût au nombre suivant dans le rapport de deux cent cinquante-six à deux cent quarante-trois. C’est ainsi que le premier mélange, dont il retrancha ces parties, se trouva entièrement employé. Il coupa ensuite toute cette composition nouvelle en deux dans le sens de la longueur, plaça les deux portions de cette ligne sur le milieu l’une de l’autre, comme dans la lettre X, les courba en cercle, unit les deux extrémités de chacune entre elles et à celles de l’autre dans le point opposé à leur intersection, et leur imprima le mouvement du cercle, mouvement toujours le même et s’exécutant sur un même point. Il fit un de ces cercles extérieur et l’autre intérieur, appelant mouvement extérieur celui du même et intérieur celui du divers. Le mouvement du même, il l’inclina de côté, vers la droite, et le mouvement du divers il le dirigea suivant la diagonale, vers la gauche ; il donna la supériorité au mouvement du même et du semblable ; car il le laissa seul indivisible ; tandis que, divisant en six parties le mouvement intérieur, il fit sept cercles inégaux, avec des intervalles doubles et triples, trois de chaque espèce, et il assigna à ces cercles des mouvements contraires, dont trois de la même vitesse, les quatre autres inégaux en vitesse, tant entre eux qu’aux trois premiers, mais allant tous ensemble harmonieusement.

L’auteur du monde ayant achevé à son gré la composition de l’âme, il construisit au dedans d’elle tout ce qui est corporel, et rapprochant l’un de l’autre le centre du corps et celui de l’âme, il les unit ensemble ; et l’âme infuse partout, depuis le milieu jusqu’aux extrémités, et enveloppant le monde circulairement, introduisit, en tournant sur elle-même, le divin commencement d’une vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite des temps. Le corps du monde est visible ; l’âme est invisible, elle participe de la raison et de l’harmonie des êtres intelligibles et éternels, et elle est la plus parfaite des choses qu’ait formées l’être parfait. Or, puis qu’elle se compose de la nature du même, de celle du divers et de la substance intermédiaire ; qu’elle est à la fois divisée et unie selon une certaine proportion et qu’elle revient circulairement sur elle-même, il est évident qu’en rencontrant quelque chose de la substance divisible et quelque chose de la substance indivisible, elle déclare, par le mouvement qui se fait dans toute l’étendue de son être, à quoi ce quelque chose est identique et de quoi il diffère, pourquoi, où, quand et de quelle manière il arrive que ce quelque chose existe ou soutient quelques rapports avec les choses particulières et sujettes à la génération et avec celles qui sont toujours les mêmes. La raison dont la vérité consiste dans son rapport avec ce qui est le même, peut avoir pour objet et le même et le divers ; et quand, dans les mouvements auxquels elle se livre sans voix et sans écho, elle entre en rapport avec ce qui est sensible, et que le cercle de ce qui est divers, dans sa marche régulière, apporte à l’âme entière des nouvelles de son monde, alors naissent des opinions et des croyances stables et vraies. Mais quand la raison a pour objet ce qui est rationnel, et que le cercle de ce qui est le même, révolu à propos, le découvre à l’âme, l’intelligence et la connaissance s’accomplissent nécessairement. Quant à savoir où ces choses se passent, quiconque dira que c’est ailleurs que dans l’âme, celui-là dira toute autre chose que la vérité.

L’auteur et le père du monde voyant cette image des dieux éternels en mouvement et vivante, se réjouit, et dans sa joie il pensa à la rendre encore plus semblable à son modèle ; et celui-ci étant un animal éternel, il chercha à donner à l’univers toute la perfection possible. La nature du modèle était éternelle, et le caractère d’éternité ne pouvait s’adapter entièrement à ce qui a commencé ; Dieu résolut donc de faire une image mobile de l’éternité ; et par la disposition qu’il mit entre toutes les parties de l’univers, il fit de l’éternité qui repose dans l’unité cette image éternelle, mais divisible, que nous appelons le temps. Avec le monde naquirent les jours, les nuits, les mois et les années, qui n’existaient point auparavant. Ce ne sont là que des parties du temps ; le passé, le futur en sont des formes passagères que, dans notre ignorance, nous transportons mal à propos à la substance éternelle ; car nous avons l’habitude de dire : elle fut, elle est et sera ; elle est, voilà ce qu’il faut dire en vérité. Le passé et le futur ne conviennent qu’à la génération qui se succède dans le temps, car ce sont là des mouvements. Mais la substance éternelle, toujours la même et immuable, ne peut devenir ni plus vieille ni plus jeune, de même qu’elle n’est, ni ne fut, ni ne sera jamais dans le temps. Elle n’est sujette à aucun des accidents que la génération impose aux choses sensibles, à ces formes du temps qui imite l’éternité et se meut dans un cercle mesure par le nombre. De même, quand nous appliquons le mot être au passé, au présent, à l’avenir et même au non être, nous ne parlons pas exactement. Mais, ce n’est point ici le lieu de s’expliquer sur ces choses plus en détail.

Le temps a donc été fait avec le monde, afin que, nés ensemble, ils finissent aussi ensemble, si jamais leur destruction doit arriver ; et il a été fait sur le modèle de la nature éternelle, afin qu’il lui ressemblât le plus possible. Le modèle est existant pendant toute l’éternité, et le monde a été, est et sera pendant toute la durée du temps. C’est dans ce dessein et dans cette pensée que Dieu, pour produire le temps, fit naître le soleil, la lune et les cinq autres astres que nous appelons planètes, afin de marquer et de maintenir les mesures du temps ; et, après avoir formé ces corps, il leur assigna les sept orbites que forme le cercle de ce qui est divers. La lune obtint l’orbite le plus proche de la terre ; le soleil vint après, ensuite Vénus et l’astre consacré à Mercure, qui parcourent leurs orbites aussi vite que le soleil, mais dont le mouvement est en sens contraire. C’est pourquoi le Soleil, Mercure et Vénus s’atteignent et sont tour à tour atteints l’un par l’autre dans leur course. Si on voulait exposer toutes les raisons pour lesquelles les autres astres ont été établis, ce nouveau sujet nous arrêterait bien plus longtemps que celui dont nous sommes occupés maintenant. Peut-être une autre fois, quand nous aurons plus de loisir, reviendrons-nous sur ce point et le traiterons-nous avec toute l’étendue qu’il mérite.

Quand donc chacun des astres qui étaient nécessaires à la constitution du temps, eut pris le cours convenable, et que ces corps, par leur union avec l’âme de l’univers, furent devenus des êtres animés et comprirent la tâche qui leur était imposée, ils parcoururent, selon le mouvement du divers, coupant obliquement celui du même et en même temps maîtrisé par lui, les uns des orbites plus grandes, les autres des orbites plus petites ; ceux dont l’orbite était plus petite allèrent plus vite, et ceux dont l’orbite était plus grande allèrent moins vite ; enfin, ceux qui, par le mouvement du même, vont le plus vite, semblèrent atteints par ceux qui vont plus lentement, tandis qu’en réalité ce sont eux qui les atteignent. Car, le mouvement qui fait tourner tous les cercles en spirale, comme ces cercles se meuvent en même temps dans deux directions contraires, fait paraître le plus près ce qui s’éloigne le plus lentement de lui-même, qui est le plus vite. Or, pour qu’il y eût une mesure évidente de la vitesse et de la lenteur relative des astres et que les mouvements des huit cercles pussent d’exécuter à leur aise, Dieu alluma au second cercle, à partir de la terre, une lumière que nous appelons le soleil, afin d’éclairer tout le ciel et de faire participer à la science du nombre tous les êtres vivants qui y sont appelés, instruits par le mouvement du même et du semblable. C’est ainsi que naquirent d’abord le jour et la nuit et par là une révolution uniforme et régulière, ensuite le mois, après que la lune eut, dans son circuit, atteint le soleil, enfin l’année, après que le soleil eut terminé sa carrière. Quant aux autres astres, les hommes, excepté un bien petit nombre, n’en connaissent pas les révolutions ; ils ne leur donnent pas même des noms et ne mesurent pas leurs distances au moyen du nombre, de sorte qu’à vrai dire, ils ne savent pas que ces mouvements, infinis en nombre et d’une admirable variété, sont ce que nous appelons le temps. Il est néanmoins possible de comprendre comment la véritable unité de temps, l’année parfaite est accomplie, lorsque les huit révolutions mesurées par le circuit et le mouvement uniforme du même, sont toutes retournées à leur point de départ. Voilà pourquoi et comment ont été faits ceux des astres qui, dans leur marche à travers le ciel, sont assujétis à des conversions, afin que cet animal visible ressemblât le plus qu’il se pourrait à l’animal parfait et intelligible et imitât de plus près sa nature éternelle.

Avant la génération du temps, le monde tout entier était fait à l’imitation de son modèle, et la seule dissemblance qui restait entre eux, c’était que le monde ne contenait pas encore tous les animaux. Dieu ajouta donc ce qui manquait conformément à la nature du modèle. Il jugea qu’il fallait mettre dans ce monde des espèces d’animaux de même nombre et de la même nature que celles que son esprit aperçoit dans l’animal réellement existant. Or, il y en a quatre : la première est la race céleste des dieux, la seconde comprend les animaux ailés et qui vivent dans l’air, la troisième ceux qui habitent les eaux, et la quatrième ceux qui marchent sur la terre. Il composa l’espèce divine presque toute entière de feu, afin qu’elle fût la plus resplendissante et la plus belle à voir ; il la fit ronde à la ressemblance de l’univers, l’établit dans la connaissance du bien à la suite duquel elle marche ; puis il la distribua sur toute l’étendue du ciel auquel il donna par cette variété son véritable ornement. Chacun de ces animaux divins reçut deux mouvements : l’un par lequel il se meut dans le même cercle, de la même façon et autour du même point, parce que sa pensée s’applique toujours au même objet et reste toujours la même ; l’autre, par lequel il se meut en avant, maîtrisé par le mouvement du même et du semblable. Il leur ôta les cinq autres mouvements, afin que chacun d’eux fût aussi parfait que possible. C’est dans le même motif que furent formés les astres qui ne sont point errants, animaux divins et immortels, qui persévèrent toujours dans un même mouvement autour d’un même point. Quant aux astres errants et soumis à des conversions, ils ont été faits comme nous l’avons exposé plus haut. La terre, notre nourrice, roulée autour de l’axe qui traverse tout l’univers, a été faite pour être la productrice et la gardienne du jour et de la nuit ; elle est le premier et le plus ancien des dieux nés sous le ciel. Mais les chœurs de danses formés par ces dieux, les cercles qu’ils décrivent entre eux, comment ils reculent ou avancent, s’approchent ou s’écartent les uns des autres, à quelles époques ceux-ci se cachent derrière ceux-là pour reparaître ensuite, les alarmes et les présages qu’inspire ce spectacle à ceux qui savent y lire, ce serait une vaine entreprise d’exposer tout cela sans en avoir une image sous les yeux. Ce que nous avons dit jusqu’ici nous doit suffire, et nous n’ajouterons plus rien sur la nature des dieux visibles et qui ont pris naissance.

Quant aux autres démons, il est au-dessus de notre pouvoir de connaître et d’expliquer leur génération ; il faut s’en rapporter aux récits des anciens, qui, étant descendus des dieux, comme ils le disent, connaissent sans doute leurs ancêtres. On ne saurait refuser d’ajouter foi aux enfants des dieux, quoique leurs récits ne soient pas appuyés sur des raisons vraisemblables ou certaines. Mais comme ils prétendent raconter l’histoire de leur propre famille, nous devons nous soumettre à la loi et les croire.

Voici donc, d’après leur récit, la généalogie de ces dieux : du Ciel et de la Terre naquirent l’Océan et Thétis, qui engendrèrent Phorcys, Saturne, Rhéa et plusieurs autres. De Saturne et de Rhéa sont descendus Jupiter, Junon et tous les dieux qu’on leur donne pour frères, et enfin toute leur postérité.

Quand tous ces dieux, et ceux qui brillent dans le ciel et ceux qui ne nous apparaissent qu’autant qu’il leur plaît, eurent reçu la naissance, l’auteur de cet univers leur parla ainsi : « Dieux issus d’un Dieu, vous dont je suis l’auteur et le père, mes ouvrages sont indissolubles parce que je le veux. Tout ce qui est composé de parties liées ensemble, doit se dissoudre ; mais il est d’un méchant de vouloir détruire ce qui est bien et forme une belle harmonie. Ainsi, puisque vous êtes nés, vous n’êtes pas immortels, ni absolument indissolubles ; mais vous ne serez point dissous et vous ne connaîtrez point la mort, parce que ma volonté est pour vous un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous fûtes unis au moment de votre naissance. Maintenant écoutez mes ordres. Il reste encore à naître trois races mortelles ; sans elles le monde serait imparfait : car il ne contiendrait pas en soi toutes les espèces d’animaux, et il doit les contenir pour être parfait. Si je leur donnais moi-même la naissance et la vie, ils seraient semblables aux dieux. Afin donc qu’ils soient mortels et que cet univers soit réellement un tout achevé, appliquez-vous, selon votre nature, à former ces animaux, en imitant la puissance que j’ai déployée moi-même dans votre formation. Quant à l’espèce qui doit partager le nom des immortels, être appelée divine et servir de guide à ceux des autres animaux qui voudront suivre la justice et vous, je vous en donnerai la semence et le principe. Vous ensuite, ajoutant au principe immortel une partie périssable, formez-en des animaux ; faites-les croître en leur donnant des aliments ; et après leur mort recevez-les dans votre sein. »

Il dit, et, dans le même vase où il avait composé l’âme du monde, il mit les restes de ce premier mélange et les mêla à peu près de la même manière. L’essence de vie au lieu d’être aussi pure qu’auparavant, l’était deux et trois fois moins. Ayant achevé le tout, Dieu le partagea en autant d’âmes qu’il y a d’astres, en donna une à chacun d’eux, et, faisant monter ces âmes comme dans un char, il leur fit voir la nature de l’univers et leur expliqua ses décrets irrévocables. La première naissance sera la même pour tous, afin que nul ne puisse se plaindre de Dieu ; chaque âme, placée dans celui des organes du temps qui convient le mieux à sa nature, deviendra nécessairement un animal religieux ; la nature humaine étant double, le sexe qu’on appellera viril, en sera la plus noble partie ; quand, par une loi fatale, les âmes seront unies à des corps, et que ces corps recevront sans cesse de nouvelles parties et en perdront d’autres, ces impressions violentes produiront d’abord la sensation, puis l’amour mêlé de plaisir et de peine, enfin la crainte et la colère, et toutes les autres passions qui naissent de celles-là ou leur sont contraires ; la justice consistera à dompter ces passions, l’injustice à leur obéir ; celui qui passera honnêtement le temps qui lui a été donné à vivre, retournera après sa mort vers l’astre qui lui est échu et partagera sa félicité ; celui qui aura failli sera changé en femme à la seconde naissance ; s’il ne s’améliore pas dans cet état, il sera changé successivement, suivant le caractère de ses vices, en l’animal auquel ses mœurs l’auront fait ressembler ; et ses transformations et son supplice ne finiront point avant que se laissant conduire par le mouvement du même et du semblable en lui, et domptant par la raison cette partie grossière de lui-même, composée tardivement de feu, d’air, d’eau et de terre, masse turbulente et désordonnée, il se rende digne de recouvrer sa première et excellente condition.

Quand Dieu eut donné ces lois aux âmes pour ne pas être à l’avenir responsable de leurs fautes, il répandit les unes sur la terre, les autres dans la lune et le reste dans les autres organes du temps. Après cette distribution, il laissa aux jeunes dieux le soin de façonner les corps mortels, d’ajouter à l’âme humaine tout ce qui lui manquait, et de diriger, autant que possible, cet animal mortel dans la voie la meilleure et la plus sage, à moins qu’il ne devienne lui-même l’artisan de son malheur.

Celui qui avait ainsi disposé toutes ces choses, demeura dans son repos accoutumé. Cependant ses enfants, comprenant l’ordre établi par leur père, s’y conformèrent ; ils prirent le principe immortel de l’animal mortel, et, imitant l’auteur de leur être, ils empruntèrent au monde des parties de feu, de terre, d’eau et d’air, qui devaient lui être rendues un jour, et les assemblèrent en un tout, non pas par des liens indissolubles, comme ceux qui unissaient les parties de leurs propres corps ; mais au moyen d’un grand nombre de chevilles, invisibles à cause de leur petitesse, ils composèrent, de ces divers éléments, chaque corps particulier, et dans ce corps, dont les parties s’écoulent et se renouvellent sans cesse, ils placèrent les cercles de l’âme immortelle. Les cercles de l’âme, comme plongés dans un fleuve, ne se laissèrent pas emporter par le courant, mais ne purent le régler, tantôt entraînés, tantôt entraînant à leur tour ; de sorte que l’animal tout entier était agité sans ordre, sans raison, au hasard, par tous les six mouvements, en avant et en arrière, à droite et à gauche, en haut et en bas, dans tous les sens. Le flot qui, en s’avançant et se retirant, apporte au corps sa nourriture, était déjà assez agité ; il devint encore plus désordonné par l’impulsion qu’il reçut du dehors, quand le corps fut offensé par un feu extérieur à lui, par la dureté de la terre, par les exhalaisons humides de l’eau ou par la violence des vents portés par l’air, mouvements qui tous passent du corps jusqu’à l’âme et qui ont été depuis et sont encore aujourd’hui appelés en général sensations. Ces sensations excitèrent alors de grandes et nombreuses émotions, et, venant à se rencontrer avec le courant intérieur, agitèrent violemment les cercles de l’âme, arrêtèrent entièrement par leur tendance contraire le mouvement du même, l’empêchèrent de poursuivre et de terminer sa course, et introduisirent le désordre dans le mouvement du divers, de sorte que les trois intervalles doubles, et les trois intervalles triples, avec les intervalles d’un plus un demi, d’un plus un tiers et d’un plus un huitième, qui leur servent de liens et de moyens termes, ne pouvant être complètement détruits sans l’intervention de celui qui les a formés, furent au moins détournés de leur course circulaire, et égarés dans tous les sens et dans tous les mouvements désordonnés, autant que cela était possible. Demeurant à peine réunis entre eux, ils se mouvaient encore, mais sans ordre, tantôt dans un sens contraire à celui qu’ils devaient suivre, tantôt obliquement ; quelquefois renversés, comme si quelqu’un mettait la tête en bas et jetait les pieds en haut ; dans cette position, il prend la droite des spectateurs pour leur gauche et leur gauche pour leur droite, et ceux-ci se trompent de même à son égard. Au milieu de ces désordres et d’autres semblables, quand les cercles viennent à rencontrer au dehors quelque objet de l’espèce du même, ou de l’espèce du divers, ils donnent à ces objets les noms de même et de divers, à l’encontre de la vérité ; ils deviennent menteurs et extravagants ; et il n’y a en eux aucun cercle qui dirige et conduise les autres. Et si des sensations apportées du dehors viennent ébranler la demeure de l’âme, elles semblent triompher de l’âme, qui pourtant est leur maîtresse.

À cause de tous ces accidents, aujourd’hui et depuis les premiers temps, l’âme commence par être sans intelligence, quand elle vient d’être unie à un corps mortel. Mais quand le courant de nourriture et d’accroissement diminue, et que les cercles de l’âme, prenant de la tranquillité, suivent leur voie propre et se modèrent avec le temps, alors réglant leurs mouvements à l’imitation de celui des cercles qui embrasse toute la nature, ils ne se trompent plus sur le même et sur le divers, et rendent sage l’homme dans lequel ils se trouvent. Et si en outre on a reçu une bonne éducation, on devient un homme accompli et parfaitement sain, et on évite la plus grande des maladies ; tandis que celui qui a négligé son âme, traverse la vie d’un pas chancelant et retourne dans l’autre monde, sans avoir rien gagné dans celui-ci et chargé d’impureté. Mais nous reviendrons plus tard sur ce point ; il faut en ce moment traiter avec plus de soin le sujet qui nous occupe. Nous allons donc reprendre ce que nous disions tout à l’heure, la génération détaillée du corps avec celle de l’âme, pour quelle raison et par quelle divine Providence ils ont été faits, en nous attachant dans ces explications à ce qu’il y a de plus vraisemblable.

D’abord, à l’imitation de la forme ronde de l’univers, les dieux placèrent les deux cercles divins de l’âme dans ce corps sphérique que nous appelons maintenant la tête, et qui est en nous notre partie la plus divine et la maîtresse de toutes les autres. Ils lui soumirent le corps entier, dont ils firent son serviteur, sachant bien que le corps serait capable de se mouvoir dans tous les sens. Et, comme il y a sur la terre toutes sortes d’éminences que la tête en roulant n’aurait pu franchir, et de cavités d’où elle n’aurait pu sortir, ils lui donnèrent le corps comme un char pour la porter. Le corps reçut pour cela de la longueur, et la Providence divine lui donna quatre membres qui s’étendent et se replient, au moyen desquels il saisit les objets et s’appuie sur eux pour pénétrer en quelque lieu que ce soit, portant dans l’endroit le plus élevé de nous-mêmes la demeure de la partie la plus sainte et la plus divine de notre être. Voilà pourquoi nous avons tous des pieds et des mains. Jugeant que les parties antérieures de notre corps sont plus nobles et plus propres à commander que les parties postérieures, les dieux voulurent que notre mouvement se fît plutôt en avant qu’en arrière. Il fallut donc que le devant de notre corps fût distinct de l’autre côté, et formé différemment. Pour cela, sur le globe de la tête, ils placèrent d’abord le visage, et sur le visage les organes de toutes les facultés de l’âme. Ils firent participer à la direction de notre être la partie qui occupe le devant, comme la nature le voulait. Le premier organe qu’ils fabriquèrent est l’œil qui nous apporte la lumière ; et voici dans quel but : ils composèrent un corps particulier de tout le feu qui ne brûle pas, mais qui fournit cette douce lumière, dont chaque jour est formé ; et le feu pur, et semblable à celui-là, qui est au dedans de nous, ils le firent s’écouler par les yeux, à flots pressés mais uniformes, et ils disposèrent toute la surface de l’œil, et surtout le milieu, de manière à arrêter complètement le feu le plus grossier, et à ne laisser passer que celui qui est pur. Quand donc la lumière du jour s’applique au courant de la vue, alors le semblable rencontre son semblable, l’union se forme et il n’y a plus dans la direction des yeux qu’un seul corps, qui n’est plus un corps étranger et dans lequel ce qui vient du dedans est confondu avec ce qui vient du dehors. De cette union de parties semblables résulte un tout homogène, qui transmet à tout notre corps et fait parvenir jusqu’à l’âme les mouvements des objets qu’il rencontre ou par lesquels il est rencontré, et nous donne ainsi cette sensation que nous appelons la vue. Mais à la nuit, quand le feu extérieur se retire, le courant est détruit ; car le feu intérieur, rencontrant au dehors des êtres d’une nature différente, s’altère et s’éteint, et ne peut plus s’unir à l’air qui l’environne, puisque cet air ne contient plus de feu. Il cesse donc de voir, et alors il amène le sommeil ; car les paupières, que les dieux ont faites pour être les gardiennes et les conservatrices de la vue, retiennent au dedans, en se fermant, la puissance du feu ; celle-ci comprimée ralentit et tempère les mouvements intérieurs ; de là le repos ; ce repos, quand il est profond, amène un sommeil mêlé de peu de songes ; mais s’il reste encore quelque mouvement trop rapide, ces mouvements, suivant leur nature et la place qu’ils occupent, engendrent des représentations des objets eux-mêmes, visions intérieures dont on se souvient au réveil. Quant à la faculté de reproduire des images, qui appartient aux miroirs et à toute surface brillante et polie, il n’est plus difficile de s’en rendre compte. Lorsque le feu intérieur et le feu extérieur, à cause de l’affinité qui est entre eux, s’unissent auprès d’une surface polie, et se mêlent l’un à l’autre de mille façons, il en résulte nécessairement des images fidèles, puisque le feu du visage ne fait plus qu’un, sur la surface polie et brillante, avec le feu de l’image. Cependant la droite semble être à gauche ; car, il n’arrive pas ici, comme dans les cas ordinaires, que chaque partie de celui qui regarde soit tournée vers la partie contraire de celui qui est vu ; tandis que la droite paraît à droite et la gauche à gauche, quand la lumière, composée de deux sortes de feux, est répercutée ; et cela arrive lorsque la surface polie d’un miroir, recourbée en avant des deux côtés, renvoie le feu qui vient de la droite du spectateur vers la partie gauche de l’image, et réciproquement. Ce même miroir, placé en travers devant le visage, présente l’image renversée, parce qu’alors c’est le bas qui est renvoyé vers le haut et le haut vers le bas.

Tout cela est du nombre des causes secondaires dont Dieu se sert pour représenter l’idée du bien aussi parfaitement qu’il est possible. La plupart des hommes les regardent, non comme des causes secondaires, mais comme les principales causes de toutes choses, parce qu’elles refroidissent, échauffent, condensent, liquéfient et produisent d’autres effets semblables. Mais il ne peut y avoir en elles ni raison ni intelligence. Car, de tous les êtres, le seul qui puisse posséder l’intelligence est l’âme ; or, l’âme est invisible, tandis que le feu, l’eau, la terre et l’air sont tous des corps visibles. Mais, celui qui aime l’intelligence et la science doit rechercher comme les vraies causes premières les causes intelligentes, et mettre au rang des causes secondaires, toutes celles qui sont mues et qui meuvent nécessairement. Il nous faut suivre et exposer ces deux genres de causes, en traitant séparément de celles qui produisent avec intelligence ce qui est beau et bien, et de celles qui, dépourvues de raison, agissent au hasard et sans ordre. Nous en avons assez dit sur les causes secondaires qui ont donné à la vue la faculté qu’elle possède. Il nous reste à indiquer le plus grand des avantages que nous procure la vue, et pour lequel la Divinité nous a fait ce présent. La vue est pour nous, à mon sentiment, la cause du plus grand bien ; car personne n’aurait pu discourir comme nous le faisons sur l’univers, sans avoir contemplé les astres, le soleil et le ciel. C’est l’observation du jour et de la nuit, ce sont les révolutions des mois et des années, qui ont produit le nombre, fourni la notion du temps, et rendu possible l’étude de la nature de l’univers. Ainsi, nous devons à la vue la philosophie elle-même, le plus noble présent que le genre humain ait jamais reçu et puisse recevoir jamais de la munificence des dieux. Voilà ce que j’appelle le plus grand bien de la vue. Maintenant, pourquoi célébrer ses autres avantages moins précieux ? Celui qui n’est pas sage en regretterait la perte par des plaintes et des gémissements inutiles. Mais qu’il demeure établi pour nous que Dieu nous a donné la vue, afin qu’en examinant dans le ciel les cercles de l’intelligence éternelle, nous apprenions à conduire ceux de notre esprit, qui, malgré le désordre de leurs mouvements, sont de même nature que ces autres cercles bien ordonnés, et qu’instruits par ce spectacle à donner à nos pensées la direction la plus régulière que comporte notre nature, à l’image des cercles divins qui ne s’écartent point de leur route, nous réglions ceux qui s’en écartent en nous.

Il en faut dire autant de la voix et de l’ouïe : Dieu nous les a données pour les mêmes motifs ; car la parole a été destinée au même but que la vue ; elle y concourt pour une grande part ; et c’est à cause de l’harmonie que l’ouïe a reçu la faculté de saisir les sons musicaux. Quand on cultive avec intelligence le commerce des Muses, l’harmonie, dont les mouvements sont semblables à ceux de notre âme, ne paraît pas destinée à servir, comme elle le fait maintenant, à de frivoles plaisirs ; les Muses nous l’ont donnée pour nous aider à régler sur elle et soumettre à ses lois les mouvements désordonnés de notre âme, comme elles nous ont donné le rhythme pour réformer les manières dépourvues de mesure et de grâce de la plupart des hommes.

Nous n’avons guère parlé jusqu’ici que des actes opérés par l’intelligence. Il faut y ajouter ceux qui viennent de la nécessité ; car, ce monde est le résultat de l’action combinée de la nécessité et de l’intelligence. L’intelligence prit le dessus sur la nécessité, en lui persuadant de produire la plupart des choses de la manière la plus parfaite ; la nécessité céda aux sages conseils de l’intelligence ; et c’est ainsi que cet univers fut constitué dans le principe. Si donc nous voulons exposer avec exactitude l’origine du monde, il nous faut, dans nos discours, suivre cette cause irrégulière partout où elle nous conduira. Il faut par conséquent revenir sur nos pas et prendre un autre commencement, en remontant ici à l’origine des choses, comme nous l’avons fait pour ce qui précède. Cherchons quelle était, avant la naissance du monde, la nature du feu, de l’eau, de l’air et de la terre, et quelles pouvaient être alors leurs qualités. Jusqu’ici personne n’a approfondi ces questions ; mais comme si nous savions parfaitement ce que c’est que le feu et chacun de ces autres corps, nous disons que ce sont des principes, et nous les considérons comme les éléments de l’univers, tandis que l’homme le moins intelligent devrait comprendre qu’ils ne peuvent être comparés avec la moindre vraisemblance aux parties dont les syllabes se composent. Mais voici ce que je vous déclare : Je n’entreprendrai point de vous exposer la cause ou les causes et les raisons, quelles qu’elles soient, de tout ce qui existe, et je m’en abstiens pour ce seul motif qu’il serait trop difficile d’expliquer sur cela son sentiment, en se conformant au plan de ce discours. N’attendez pas cela de moi, et moi-même il ne faut pas que je me persuade que je sois en état d’accomplir une si grande entreprise. Mais, me renfermant dans la vraisemblance, comme je l’ai fait depuis le commencement de ce discours, je tâcherai d’émettre des opinions qui ne soient pas moins vraisemblables que celles des autres, et de traiter de nouveau mon sujet dans son ensemble et dans ses détails avec plus d’étendue qu’auparavant. Invoquons encore, avant de poursuivre, la Divinité qui nous a conduits jusqu’ici, afin qu’elle nous guide, dans cette recherche ardue et inaccoutumée, vers des doctrines vraisemblables.

Distinguons un plus grand nombre de principes que nous ne l’avons fait au commencement ; alors nous ne parlions que de deux espèces d’êtres ; il faut maintenant en admettre une troisième. Ces deux espèces nous ont suffi dans tout ce qui précède ; l’une intelligible et toujours la même ; c’est le modèle ; l’autre, visible et ayant un commencement, la copie de la première. Nous n’avons pas cherché une troisième espèce, ces deux-là paraissant nous suffire. Mais la suite de ce discours semble nous contraindre à introduire un nouveau terme, difficile et obscur. Et quelle puissance naturelle lui attribuerons-nous ? Celle surtout d’être le réceptacle et comme la nourrice de tout ce qui naît. Voilà la vérité ; mais il est nécessaire de s’expliquer plus au long : tâche pénible pour divers motifs, et surtout parce qu’elle nous oblige à nous étendre d’abord sur la nature du feu et des autres corps dont nous avons parlé en même temps. Car il n’est pas facile de dire, par exemple, quel est celui de ces corps qu’on doit appeler eau plutôt que feu, et en général pourquoi une certaine dénomination convient à l’un d’entre eux plutôt qu’à tous les autres ou à chacun des autres ; de sorte qu’il est malaisé d’avoir ici un langage ferme et assuré. Comment donc y parviendrons-nous ? par quels moyens ? et dans ces difficultés que pourrons-nous dire le vraisemblable sur ces différents corps ? D’abord nous voyons que celui que nous avons appelé eau, en se congelant devient, à ce qu’il semble, des pierres et de la terre ; la terre dissoute et décomposée s’évapore en air ; l’air enflammé devient du feu ; le feu comprimé et éteint redevient de l’air ; à son tour, l’air condensé et épaissi se transforme en nuage et en brouillard ; les nuages, en se condensant encore plus, s’écoulent en eau ; l’eau se change de nouveau en terre et en pierres ; tout cela forme un cercle, dont toutes les parties ont l’air de s’engendrer les unes les autres. Ainsi, ces choses ne paraissant jamais conserver une nature propre, qui oserait affirmer que l’une d’elles est telle chose et non pas telle autre ? On ne le peut ; et il est beaucoup plus sûr de s’exprimer à leur sujet de la façon suivante : Le feu, par exemple, que nous voyons soumis à de perpétuels changements, nous ne l’appellerons pas feu, mais quelque chose de semblable au feu, comme nous n’appellerons pas l’eau de l’eau, mais quelque chose de semblable à l’eau, et nous ne désignerons aucun de ces objets par des termes qui marquent de la persistance, comme quand nous disons ceci, cela, pour désigner quelque chose ; car, ne restant jamais les mêmes, ces objets se refusent à ces dénominations, ceci, de ceci, à ceci, et à toutes celles qui les présentent comme ayant une certaine stabilité. Il ne faut pas parler de ces sortes de choses comme d’individus distincts, mais il faut les appeler toutes et chacune d’elles des apparences soumises à de perpétuels changements. Nous appellerons donc des apparences le feu et tout ce qui a eu un commencement. Mais, l’être dans lequel elles apparaissent pour s’évanouir ensuite, celui-là seul peut être désigné par ces mots ceci et cela, tandis qu’on ne peut les appliquer aux qualités, au chaud, au blanc, à tout ce qui a son contraire, et en général aux phénomènes qui dérivent de ceux-là.

Mais il faut traiter ce sujet avec encore plus d’exactitude. Supposons qu’on fasse prendre successivement toutes les formes possibles à un lingot d’or, et qu’on ne cesse de remplacer chaque forme par une autre, si quelqu’un, en montrant une de ces formes, demandait ce que c’est, on serait certain de dire la vérité en répondant que c’est de l’or ; mais on ne pourrait pas dire, comme si cette forme avait une existence réelle, que c’est un triangle ou toute autre figure, puisque cette figure disparaît au moment même où l’on en parle. Si donc on répondait, pour éviter toute erreur : elle est l’apparence que vous voyez ; il faudrait se contenter de cette réponse. L’être qui contient tous les corps en lui-même est comme ce lingot d’or : il faut toujours le désigner par le même nom ; car il ne change jamais de nature ; il reçoit perpétuellement toutes choses dans son sein, sans revêtir jamais une forme particulière, semblable à quelqu’une de celles qu’il renferme ; il est le fond commun où vient s’empreindre tout ce qui existe et il n’a d’autre mouvement ni d’autre forme que les mouvements et les formes des êtres qu’il contient. Ce sont eux qui le font paraître divers. Ces êtres qui sortent de son sein et y rentrent, sont des copies des êtres éternels, façonnées sur leurs modèles d’une manière merveilleuse et difficile à exposer, dont nous parlerons plus tard. Maintenant il faut reconnaître trois genres différents, ce qui est produit, ce en quoi il est produit, ce d’où et à la ressemblance de quoi il est produit. Nous pouvons comparer à la mère ce qui reçoit, au père ce qui fait, et au fils la nature intermédiaire ; mais il faut nous rappeler que comme les copies prennent mille aspects divers et reçoivent toutes les formes qui existent, l’être dans le sein duquel se trouve ce qui doit être ainsi façonné, ne serait pas propre à sa destination, s’il n’était pas lui-même privé de toutes les formes qu’il doit recevoir. En effet, s’il ressemble à quelqu’une de ses formes, quand viendra la forme contraire ou toute autre figure, il ne pourra la bien reproduire, puisqu’il aura lui-même un aspect qui lui est propre. Il est donc nécessaire que ce qui doit recevoir dans son sein toutes les espèces, soit dépourvu de toute forme ; de même que ceux qui composent des onguents odoriférants, mettent d’abord tous leurs soins à priver de toute odeur la liqueur qu’ils veulent parfumer ; ou de même que quand on veut façonner une substance molle, on ne lui laisse auparavant aucune forme déterminée, et on s’applique, au contraire, à l’unir et à la polir autant que possible. Ainsi, il convient que ce qui doit être propre à recevoir dans toute son étendue des copies de tous les êtres éternels, soit dépourvu de toute forme par soi-même. En conséquence, cette mère du monde, ce réceptacle de tout ce qui est visible et perceptible par les sens, nous ne l’appellerons ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de ce que ces corps ont formé, ni aucun des éléments dont ils sont sortis ; mais nous ne nous tromperons pas en disant que c’est un certain être invisible, informe, contenant toutes choses en son sein, et recevant, d’une manière très obscure pour nous, la participation de l’être intelligible, un être, en un mot, très difficile à comprendre. Mais autant qu’on peut déterminer sa nature par tout ce que nous venons de dire, on parlerait avec exactitude en disant qu’il est du feu en tant qu’il s’enflamme, de l’eau en tant qu’il devient de la terre, et de l’air en tant qu’il devient de la terre, et de l’air en tant qu’il prend la forme de ces deux corps.

Cette distinction nous conduit à étudier plus attentivement les corps dont nous venons de parler. Y a-t-il un feu en soi, et toute chose a-t-elle son existence en soi, comme nous avons coutume de le dire ? ou bien, ce que nous voyons, et ce que nous sentons par nos organes, a-t-il seul de la réalité ? n’y a-t-il absolument rien au delà ? Est-ce en vain que nous admettons pour chaque chose une idée, et des idées ne sont-elles que des mots ? Il n’est pas convenable d’affirmer qu’il en est ainsi, sans discussion et sans examen, et il ne faut pas non plus ajouter à ce discours, déjà long par lui- même, une longue recherche accessoire. Mais, si l’on pouvait se renfermer dans de justes limites, de manière à traiter ce grand sujet en peu de mots, rien ne serait plus à propos. C’est de la sorte que je vais donner mon avis.

Si l’intelligence et l’opinion vraie sont deux genres différents, nécessairement tout être en soi, toute idée inaccessible aux sens, tombe sous l’intelligence seule. Si, comme quelques-uns le pensent, l’opinion vraie ne diffère en rien de l’intelligence, tout ce que nos organes atteignent, doit être admis comme parfaitement réel. Mais il faut distinguer ces deux choses, parce qu’elles se forment en nous séparément et avec des caractères différents. En effet, l’une vient de la science, l’autre de la persuasion : l’une est toujours conforme à la droite raison, l’autre est sans raison ; l’une est inébranlable, l’autre peut chanceler. L’opinion vraie appartient à tous les hommes ; l’intelligence aux dieux seulement, et parmi les hommes, à un petit nombre. Cela étant, il faut reconnaître qu’il existe une idée toujours la même, qui n’a pas commencé et qui ne finira pas, ne recevant en elle rien d’étranger et ne sortant pas d’elle-même, invisible et insaisissable à tous les sens, et que la pensée seule peut contempler ; et une autre chose, portant le même nom que la première et semblable à elle, mais sensible, engendrée, toujours en mouvement, naissant en un certain lieu pour en disparaître ensuite, objet de l’opinion jointe à la sensibilité. La troisième espèce est le lieu éternel, ne périssant jamais et servant de théâtre à tout ce qui commence d’être, ne tombant pas sous les sens, mais perceptible pourtant par une sorte d’intelligence bâtarde ; elle est à peine admissible ; nous ne faisons que l’entrevoir comme dans un songe ; nous disons seulement qu’il est nécessaire que tout ce qui est soit quelque part, dans une certain lieu, occupe un certain espace, et que ce qui n’est ni sur la terre, ni en quelque lieu sous le ciel, n’est rien. Préoccupés de ces objets et d’autres semblables, quand nous transportons tout éveillés ces rêveries à cet être véritablement existant et qu’on ne voit pas à travers un songe, nous ne pouvons en parler avec vérité. Cependant, comme toute image n’est pas la même chose que le modèle sur lequel elle est faite, sans relever non plus d’elle-même, mais qu’elle est toujours la représentation d’un être différent d’elle, et que par conséquent elle doit avoir lieu au sein d’un autre être, à la substance duquel elle participe d’une manière quelconque, ou n’être absolument rien, un discours exact et véridique éclaire la nature de l’être véritable, en nous montrant que tant que l’être véritable sera une chose et ses images une autre chose, ces deux natures différentes ne peuvent exister l’une dans l’autre, de manière à être à la fois deux choses et une seule. Voici donc en peu de mots quelle est ma pensée : il existe, et il existait avant la formation de l’univers trois choses distinctes : l’être, le lieu, la génération. La nourrice de la génération, humectée, enflammée, recevant les formes de la terre et de l’air, et subissant toutes les modifications qui se rapportent à celles-là, apparaissait sous mille aspects divers : et comme elle était soumise à des forces inégales et sans équilibre, elle était sans équilibre elle-même, poussée de tous côtés et irrégulièrement, recevant des corps une impulsion qu’elle leur rendait à son tour. Cette impulsion leur imprimait des mouvements différents, et les séparait les uns des autres ; et de même que quand on agite des grains, et qu’on les vanne, soit dans un van ou dans un autre instrument propre à nettoyer le blé, tout ce qui est épais et pesant tombe d’un côté, tandis que les parties les plus petites et les plus légères sont emportées ailleurs ; ainsi les quatre espèces de corps étant mis en mouvement par l’être qui les contenait, et qui était lui-même agité comme un instrument propre à vanner du grain, les parties les plus différentes se séparaient les unes des autres, et les plus semblables se portaient vers le même lieu, de sorte que chacun de ces quatre corps occupait une place séparée, avant que l’univers fût formé de leur assemblage. Auparavant, tout était sans raison et sans mesure ; et à la formation de l’univers, le feu, l’eau, la terre et l’air, qui présentaient déjà l’aspect propre à chacun d’eux, se trouvaient cependant dans l’état où doit se trouver tout être dont Dieu est absent ; il les prit dans cet état, et introduisit l’ordre au milieu d’eux pour la première fois, par le moyen des idées et des nombres. Dieu les tira de l’imperfection où ils étaient, pour les rendre aussi beaux et aussi parfaits que possible : que ce soit là notre principe constant dans tout ce qui va suivre. Il faut maintenant vous exposer l’ordre établi en chacun d’eux, et vous montrer l’origine de cet ordre. Ce sont des discours qu’on n’est pas accoutumé à entendre ; mais, comme vous connaissez les routes de la science par lesquelles nous serons obligés de passer, vous serez en état de me suivre.

D’abord c’est une chose évidente pour tout le monde que le feu, la terre, l’eau et l’air sont des corps. Tout ce qui a l’essence du corps a de la profondeur, et il est de toute nécessité que ce qui a de la profondeur contienne en soi la nature du plan. Une base dont la surface est parfaitement plane, se compose de triangles. Tous les triangles dérivent de deux triangles, ayant chacun un angle droit et deux angles aigus. L’un de ces triangles a de chaque côté une partie égale d’un angle droit divisée par des côtés égaux ; l’autre, des parties inégales d’un angle droit, divisées par des côtés inégaux. Telle est l’origine que nous assignons au feu et aux trois autres corps, en suivant la vraisemblance mêlée de certitude. Quant aux principes de ces triangles eux-mêmes, Dieu qui est au-dessus de nous, et parmi les hommes, ceux qui sont les amis de Dieu, les connaissent.

Voyons comment ces quatre corps sont devenus parfaitement beaux, différents entre eux, mais pouvant naître réciproquement l’un de l’autre en se dissolvant. Cette recherche nous fera connaître la vérité sur l’origine de la terre, du feu, et des corps qui leur servent de termes moyens ; et alors nous n’accorderons à personne qu’on puisse voir quelque part des corps plus beaux que ceux-là, dont chacun appartient à un genre unique. Il faut donc nous empresser de constituer harmoniquement ces quatre genres excellents en beauté, afin de pouvoir dire que nous en connaissons suffisamment la nature.

Des deux triangles dont nous avons parlé, celui qui est isocèle ne peut avoir qu’une seule forme ; le triangle allongé en peut avoir un nombre infini. Dans ce nombre infini de triangles, nous devons dire quel est le plus beau, si nous voulons procéder avec ordre. Si quelqu’un peut en indiquer un plus beau et plus propre à la formation des corps que celui que nous avons choisi, nous avouerons volontiers notre défaite, et nous le regarderons comme un ami et non comme un ennemi. Pour nous, nous déclarons le plus beau de ces nombreux triangles et nous plaçons au-dessus de tous les autres celui dont les trois côtés sont égaux. Dire pourquoi, demanderait de trop longs discours ; mais si quelqu’un nous réfute, et prouve que nous nous trompons, nous lui proposons notre amitié pour prix de sa découverte. Choisissons donc deux triangles qui servent à la formation du feu et des trois autres corps : le triangle isoscèle, et celui dont un des côtés est trois fois plus grand que le côté le plus petit. Et comme nous avons parlé plus haut assez obscurément : de cette formation des corps, c’est ici le lieu d’en traiter plus à fond. Ces quatre genres de corps nous paraissaient naître les uns des autres ; mais ce n’était là qu’une apparence trompeuse. Car tous les quatre naissent des triangles que nous avons désignés, savoir : trois d’entre eux du triangle à côtés inégaux et le quatrième du triangle isocèle. Il n’est donc pas possible que lorsqu’ils se dissolvent, ils puissent tous naître les uns des autres, par la réunion de plusieurs petits triangles en un petit nombre de grands, ou réciproquement. Il n’y a que trois de ces genres qui puissent ainsi s’engendrer les uns les autres ; ce sont ceux qui sont formés du même triangle ; car si l’un d’entre eux, dont les triangles sont grands, vient à se dissoudre, il en résulte un grand nombre de petits triangles, ayant chacun la forme qui leur convient ; au contraire, quand la dissolution a lieu dans des corps composés d’un grand nombre de petits triangles, il se forme un nombre unique, et toute la masse se réunit en un autre genre plus grand. Voilà ce que nous avons à dire sur cette transformation des genres. Il s’agit maintenant de faire connaître quelle est la nature de chaque genre, et de quels nombres chacun d’eux a été formé. Nous commencerons par le premier, composé du plus petit triangle. Il a pour élément le triangle dont l’hypoténuse est double du petit côté. Si l’on rapproche deux de ces triangles, de manière que les deux côtés superposés soient la diagonale de la figure formée par ce rapprochement, et que l’on répète trois fois cette opération, en ayant soin que toutes les diagonales et tous les petits côtés se réunissent en un même point qui leur serve de centre commun, on obtiendra un triangle équilatéral composé de six triangles partiels. Or, lorsque quatre de ces triangles équilatéraux sont réunis, tous les points où se rencontrent trois angles plans, forment un angle solide, dont la grandeur surpasse celle de l’angle plan le plus obtus. En formant une figure qui ait quatre de ces angles, on obtient la première espèce de solide, qui divise toute la sphère dans laquelle il est inscrit en parties égales et semblables. Le second solide provient des mêmes triangles équilatéraux réunis au nombre de huit, et de telle façon que chaque angle solide soit composé de quatre angles plans ; il fallut six angles pareils pour accomplir cette seconde espèce de solide. La troisième est formée de la réunion de cent vingt triangles élémentaires ; elle a douze angles solides, dont chacun résulte de cinq triangles équilatéraux et vingt triangles équilatéraux pour bases. Ce sont là les seuls solides à la formation desquels servit cet élément. Le quatrième solide fut produit par l’autre élément, le triangle isoscèle ; quatre triangles isoscèles furent réunis, les quatre angles droits au centre, de manière à composer un tétragone équilatéral ; six de ces tétragones donnèrent huit angles solides, chaque angle solide étant formé de trois angles plans ; et de cet assemblage résulta la figure cubique, qui a pour base six tétragones réguliers. Et comme il restait une cinquième combinaison, Dieu s’en servit pour tracer le plan de l’univers. Si, en réfléchissant attentivement à tout ce qui précède, on se demande s’il faut dire que le nombre des mondes est infini, ou fini, on verra qu’en admettre un nombre infini, c’est penser comme un homme privé des connaissances qu’il est nécessaire d’avoir. Mais n’y en a-t-il réellement qu’un seul, ou faut-il en admettre cinq ? C’est une question sur laquelle on peut hésiter avec plus d’apparence de raison. Pour nous, d’après la vraisemblance, nous déclarons qu’il n’y en a qu’un, peut-être quelqu’autre en admettra-t-il cinq, en partant d’un autre point de vue. Mais, laissons là ces questions et assignons chacune des figures dont nous venons d’étudier l’origine, au feu, à la terre, à l’eau ou à l’air. Donnons à la terre le solide de forme cubique ; car des quatre genres la terre est le plus immobile ; elle est le corps le plus susceptible de recevoir une apparence fixe ; il est donc nécessaire qu’elle soit formée du solide qui a les bases les plus fermes. Or, parmi les triangles que nous avons choisis en commençant, la base la plus ferme possible est le triangle équilatéral et non celui dont les côtés sont inégaux, et des deux plans équilatéraux que nous avons formés au moyen du triangle équilatéral, le tétragone, dans ses parties et dans son ensemble, est nécessairement une base plus ferme que le triangle. Ainsi, en attribuant cette forme à la terre, nous conservons la vraisemblance. Donnons à l’eau la moins mobile des formes qui nous restent ; au feu, la plus mobile ; à l’air, celle qui tient le milieu ; le corps le plus ténu au feu, le plus grand à l’eau, et celui qui tient le milieu, à l’air. De ces quatre genres, celui qui a les bases les plus petites est nécessairement plus mobile et plus délié, parce qu’il est plus aigu dans tous les sens, et aussi plus léger que tous les autres, comme étant formé des mêmes éléments, mais plus petits. Viennent ensuite le second et le troisième genres avec le degré de mobilité qu’ils doivent à la seconde et à la troisième figures. Admettons donc, d’après la droite raison et la vraisemblance, que le solide qui a la forme d’une pyramide est l’élément et comme le germe du feu, que le second solide que nous avons décrit est celui de l’air, et le troisième, celui de l’eau. Il faut concevoir tous ces éléments dans une telle petitesse que, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent, nous ne pouvons les discerner un à un ; mais quand ils sont réunis en grand nombre, la masse qu’ils produisent est visible. Et pour les proportions de leur nombre, de leurs mouvements et de leurs autres qualités, autant que la nécessité s’y prêtait et cédait à la persuasion de l’intelligence, Dieu les a exactement réglées et accomplies de tout point avec harmonie.

D’après tout ce que nous avons dit sur ces différents genres de corps, voici ce qui paraît le plus vraisemblable. La terre, mise en contact avec le feu et dissoute par sa subtilité, erre ça et là, en état de dissolution, dans le feu lui-même, ou dans l’air, ou dans une masse d’eau, jusqu’à ce que ses parties, venant à se rencontrer quelque part, se réunissent de nouveau les unes aux autres, et redeviennent terre ; car elles ne peuvent se transformer en un corps d’un autre genre. Mais l’eau, divisée par le feu, ou même par l’air, peut devenir, en se recomposant, un corps de feu ou deux corps d’air. Quant à l’air, lorsqu’il est décomposé, d’une seule de ses parties peuvent naître deux corps de feu. Réciproquement, lorsque du feu est renfermé dans de l’air, dans de l’eau ou dans quelque partie de terre, mais en petite quantité, relativement à la masse qui le contient, si, emporté dans le mouvement de cette masse, il est vaincu malgré sa résistance et se décompose, il faut deux corps de feu pour former une seule partie d’air ; et quand l’air est vaincu, et que ses parties se séparent, il en faut deux et demie pour produire une seule partie d’eau. Reprenons tout cela d’une autre manière. Si le feu contient quelque corps appartenant à l’un des autres genres, et qu’il le dissolve par l’acuité de ses angles et de ses côtés, ce corps échappe à cette action dissolvante, lorsque ses parties se recomposent en prenant elles-mêmes la nature du feu ; car étant devenu semblable et identique au feu, il ne peut produire en lui aucune altération, ni en éprouver aucune de la part d’un être avec lequel il a une entière ressemblance ; au contraire, tant qu’un corps étranger se trouve contenu dans un autre, et combat contre plus fort que soi, il ne cesse d’être dissous. Lorsque, par exemple, un petit nombre de petits triangles se trouvent contenus dans un grand nombre de plus grands, et qu’ils y sont brisés et pour ainsi dire éteints, s’ils veulent se réunir sous la forme du corps qui les a vaincus, leur extinction cesse, le feu devient de l’air, l’air devient de l’eau. Mais, lorsque deux corps de dimensions différentes, mais de quantités égales, sont aux prises, la dissolution ne cesse que quand chacun des corps entièrement broyé et dissous se retire vers un corps de même nature que lui, ou que les plus petits corps étant vaincus, plusieurs se réunissent en un seul sous la forme de l’élément vainqueur et y demeurent attachés. Ces transformations changent aussi la place de toutes choses. Car la masse entière de chaque corps est portée par le mouvement de l’être qui les contient tous dans son sein, dans le lieu qui lui est propre ; mais quand certains individus d’un genre cessent de ressembler à ce genre pour devenir semblables à un autre, ils sont portés par la secousse qui leur a été imprimée dans le lieu qu’occupent les corps dont ils ont pris la ressemblance.

Ce sont là les causes qui ont donné naissance à tous les corps simples et primitifs. Et quant à la production des différentes espèces qui se sont formées dans chaque genre, il faut en chercher la cause dans les deux éléments de toutes choses, qui n’ont pas engendré chacun un seul triangle d’une grandeur déterminée, mais de grands et de petits triangles, et en aussi grand nombre qu’il y a d’espèces dans chaque genre. De sorte que par le mélange des individus de chaque espèce et des espèces entre elles, il se forme une variété infinie, dont doivent tenir compte ceux qui veulent discourir sur la nature avec vraisemblance.

Si nous négligeons de rechercher maintenant comment et par quels moyens se produisent le mouvement et le repos, il en résultera pour nous de nombreux embarras dans la suite de ce discours. Nous en avons déjà dit quelque chose ; mais ajoutons encore ceci, qu’entre deux choses semblables le mouvement ne peut avoir lieu. En effet, qu’il y ait une chose mue sans un moteur, ou un moteur sans une chose mue, cela est fort difficile, ou pour mieux dire, impossible. Or, sans moteur ni chose mue, il n’y a pas de mouvement ; et une chose semblable à une autre ne peut ni la mouvoir, ni être mue par elle. Plaçons donc toujours le repos dans les choses semblables, et le mouvement dans les choses différentes. Ce qui rend les choses différentes, c’est l’inégalité. Nous avons expliqué l’origine de l’inégalité, mais nous n’avons pas dit comment il se fait que les individus, même séparés par genres, ne cessent de se mouvoir et de s’agiter entre eux. Voici donc ce que nous en dirons maintenant. Le cercle de l’univers, qui comprend en soi tous les genres, et qui, par la nature de sa forme sphérique, aspire à se concentrer en lui-même, resserre tous les corps et ne permet pas qu’aucune place reste vide. C’est pour cela que le feu principalement s’est infiltré dans toutes choses ; ensuite l’air qui vient après le feu pour la ténuité de ses parties, et les autres corps dans le même ordre. Car ce qui est composé des plus grandes parties, est aussi ce qui contient en soi les plus grands vides ; et les vides les plus petits se trouvent dans ce qui a été formé des parties les plus petites. Le mouvement de condensation pousse les petites dans les intervalles des grandes. Quand de petites parties se trouvent à côté des grandes, les plus petites divisent les plus grandes, les plus grandes réunissent les plus petites ; et toutes ces parties montent ou descendent pour se mettre à la place qui leur convient ; car, en changeant de dimensions, elles doivent occuper une place différente. C’est ainsi et par ces moyens que la diversité ne cesse de se produire, et qu’elle cause maintenant et causera toujours le mouvement perpétuel des corps.

Outre cela, il faut songer qu’il s’est formé plusieurs espèces de feu, la flamme d’abord, puis ce qui sort de la flamme et sans brûler procure aux yeux la lumière ; enfin, ce qui reste de la flamme, après qu’elle est éteinte, dans les corps enflammés. De même, il y a dans l’air une partie plus pure, c’est l’éther, une autre plus épaisse qu’on appelle nuage et brouillard, et d’autres espèces sans nom, qui naissent de l’inégalité des triangles. Pour l’eau, elle se divise d’abord en deux parties, l’une fluide, l’autre fusible. La partie fluide, composée des plus petits éléments qui soient entrés dans la formation de l’eau, et d’éléments inégaux, se meut elle-même et reçoit facilement les impulsions qui lui viennent du dehors, à cause de cette inégalité et de la forme qui lui est propre. L’autre partie, formée d’éléments plus grands et égaux entre eux, est plus stable ; l’égalité de ses éléments la rend pesante, tant que la cohésion subsiste ; mais quand le feu la pénètre et la dissout, elle devient mobile en perdant son égalité ; et étant alors facile à mouvoir, elle est poussée par l’air qui l’environne et précipitée vers la terre, où les masses dont elle se compose se divisent et sur laquelle elle coule ; et elle reçoit un nom qui rappelle ces deux phénomènes. En même temps, comme le feu contenu dans l’eau fusible s’échappe, et qu’il ne peut s’évaporer dans le vide, il comprime l’air environnant qui pousse l’eau encore fluide dans les places qu’occupait le feu, et s’unit lui-même avec elle. L’eau ainsi comprimée et recouvrant son égalité, puisqu’elle est dégagée du feu, auteur de l’inégalité, se resserre et se contracte. On a appelé froid cette perte de feu, et glace la cohésion qui en résulte entre les parties de l’eau. De toutes les eaux que nous avons appelées fusibles, celle qui se compose des parties les plus ténues et les plus égales, forme ce genre qui ne se divise point en espèces, et qu’embellit une couleur fauve et brillante, le plus précieux de tous les biens, l’or, dont les parties se réunissent en s’infiltrant à travers la pierre. Une espèce voisine de l’or, très dure à cause de sa densité, et dont la couleur est noire, c’est le diamant. Une autre encore qui se rapproche de l’or par les parties qui la composent, mais qui renferme dans un seul genre diverses espèces, qui a d’ailleurs plus de densité que l’or, et contient un faible alliage de terre qui la rend plus dure, en même temps que des pores plus larges lui donnent plus de légèreté, est une de ces eaux brillantes et condensées qu’on nomme l’airain. Lorsque par l’action du temps la partie de terre vient à se dégager de l’eau fusible qui la contient ; elle forme un corps séparé que l’on distingue à la vue, et qu’on appelle la rouille. Il ne serait pas difficile de décrire encore d’autres phénomènes de cette nature, en cherchant toujours la vraisemblance ; et celui qui, pour se délasser, laissant de côté l’étude de ce qui est éternel et discourant avec vraisemblance sur ce qui a un commencement, se procure ainsi un plaisir sans remords, celui-là se ménage durant sa vie un amusement sage et modéré. C’est dans ce sens que nous avons dit tout ce qui précède ; et nous allons dire de même ce qui nous paraîtra vraisemblable sur les questions qui viennent après. L’eau, mêlée de feu et composée de petits éléments, que l’on appelle liquide à cause de sa mobilité et du chemin qu’elle parcourt en coulant sur la terre, et qui cède facilement à la pression parce que ses bases sont moins solides que celles de la terre, acquiert une plus grande uniformité quand elle est isolée du feu et de l’air qu’elle contenait, se contracte par l’effet de la sortie de ces deux corps, et s’étant ainsi congelée, devient de la grêle, si ce dégagement a lieu principalement au-dessus de la terre, et si c’est sur la terre, du cristal. Mais, quand la séparation n’est pas complète, et que l’eau est encore à moitié fluide, si c’est au-dessus de la terre, elle s’appelle de la neige, et de la gelée, si c’est sur la terre, à la suite de la rosée. La plupart des espèces de l’eau sont, appelées des sucs, sans distinction et d’un nom commun au genre entier, parce qu’elles sourdent de terre pour nourrir les plantes. Et, comme ces sucs diffèrent entre eux, à cause de la diversité des mélanges dont ils sont le produit, ils forment, outre un grand nombre d’espèces qui n’ont pas reçu de nom, quatre espèces principales. Ce sont celles qui contiennent du feu ; elles sont plus connues que les autres, et on les désigne par des noms : l’une est le vin, qui réchauffe l’âme en réchauffant le corps ; l’autre est cette espèce polie, qui épanouit la vue, et que cela même rend luisante aux yeux et qui paraît brillante et grasse, l’espèce huileuse, qui comprend la poix, la gomme, l’huile elle-même et tous les autres corps analogues ; la troisième est celle qui, en chatouillant notre palais et jusqu’aux voies de la nutrition, produit la sensation de douceur, et que l’on distingue des autres espèces par le nom de miel ; la quatrième enfin est cette liqueur écumante qui consume la chair en la brûlant, que l’on sécrète de tous les sucs, et que l’on appelle l’opium.

Quant aux espèces diverses de la terre, l’une d’elles, la pierre, est produite par l’action de l’eau, et voici de quelle façon. Lorsque l’eau fusible vient à se fondre, parce que la cohésion de ses parties est détruite, elle se transforme en air ; cet air s’élève aussitôt à la place que l’air doit occuper. Et comme il n’y avait pas de vide, l’air nouvellement formé comprime l’air qui l’environne ; et celui-ci étant pesant et serré contre la masse de la terre qu’il enveloppe, la comprime fortement et la contraint de remplir la place qu’occupait l’air qui vient de se former. La terre ainsi contractée sous la pression de l’air, de manière à ne pouvoir plus être dissoute par l’eau, devient une pierre de la plus belle espèce, si l’égalité et l’uniformité de ses parties la rendent brillante, et de l’espèce la moins précieuse dans le cas contraire. Lorsque par la vivacité du feu toute humidité est enlevée, et que la terre est plus desséchée qu’elle ne l’est pour former la pierre, il en résulte cette espèce de corps que nous avons nommé la tuile ; mais si la terre que l’on a desséchée au feu renferme encore quelque humidité, elle devient en se refroidissant une pierre de couleur noire. Ou bien quand elle a été ainsi dégagée d’une grande partie de l’eau qu’elle contenait, mais que ses parties sont plus petites, et qu’elle est salée, il se forme un corps à demi solide, et susceptible de se dissoudre de nouveau dans l’eau ; c’est le nitre qui purifie l’huile et la terre, ou le sel, assaisonnement si utile en tout ce qui se rapporte au goût et que la loi nous représente comme agréable aux dieux. Les composés de ces deux corps ne sont pas solubles dans l’eau, et peuvent être dissous par l’action du feu ; voici comment et pourquoi : un volume de terre n’est soluble ni par le feu ni par l’air : car ces deux corps étant composés d’éléments plus petits que les pores de la terre, pénètrent dans ces pores avec beaucoup de facilité, sans violence, et laissent le volume entier sans le décomposer ni le dissoudre. Au contraire, comme les parties de l’eau sont plus grandes, elles se font une voie par la force, divisent la terre et la dissolvent ; mais si la terre non comprimée ne peut être décomposée de force que par l’eau, quand elle est comprimée, il n’y a que le feu qui puisse la dissoudre, car il n’y a plus que lui qui puisse pénétrer dans ses pores. Quant à l’eau glacée, si la cohésion est très forte, le feu seul, et dans le cas contraire le feu et l’air peuvent la dissoudre, l’air en s’introduisant dans les pores, le feu en attaquant les triangles eux-mêmes. L’air condensé avec force ne peut être dissous, si l’élément dont il est formé n’est lui-même détruit ; moins condensé, il est soluble, mais par le feu seulement. Dans les corps composés de terre et d’eau, comme l’eau remplit tous les pores de la terre, lors même que la terre est fortement comprimée les parties d’eau qui viennent du dehors ne trouvent pas d’ouverture pour s’introduire, coulent tout autour, et laissent le volume subsister entier ; mais les parties du feu pénétrant les pores de l’eau, et le feu produisant dans l’air le même effet que produit l’eau dans la terre, le feu est le seul principe qui puisse fondre un composé de terre et d’eau. Parmi ces composés, les uns contiennent moins d’eau que de terre, comme le verre en général et toutes les espèces de pierres qu’on appelle fusibles ; les autres en contiennent davantage, comme tout ce qui ressemble à la cire, et tout ce qui sert à parfumer.

Nous avons énuméré presque toutes les espèces diverses, en faisant connaître leur aspect particulier, leurs combinaisons et leurs transformations entre elles ; nous devons rechercher maintenant les causes des impressions qu’elles produisent sur nous. D’abord il faut que l’expérience des sens serve de fondement à tous nos discours. Mais nous n’avons pas encore expliqué la formation de la chair et de tout ce qui s’y rapporte, ni la partie mortelle de notre âme. Tout cela ne peut être expliqué convenablement, si l’on n’explique en même temps les sensations, qui accompagnent les impressions venues du dehors ; et ces impressions à leur tour ne peuvent être expliquées, sans ces autres connaissances. Cependant, il est presque impossible de faire marcher ces deux études de front. Il faut d’abord commencer par l’une des deux, et nous reviendrons ensuite à celle que nous aurons ajournée.

Afin de pouvoir traiter des impressions en suivant l’ordre des différents genres, plaçons en premier lieu ce qui concerne le corps et l’âme.

Demandons-nous d’abord pourquoi nous disons que le feu est chaud, et pour cela recherchons comment il opère une sorte de décomposition et de dissolution dans notre propre corps. Car, nous sentons presque tous que l’impression que le feu produit sur nous, a quelque chose de l’action d’un corps acéré : il faut songer que ses côtés sont saillants, ses angles aigus, ses triangles petits, ses mouvements rapides, et que toutes ces qualités le rendent fort et tranchant, en sorte qu’il divise toujours de ses pointes tout ce qu’il rencontre ; enfin, il ne faut pas oublier que la manière dont cette espèce de corps a été formée, lui donne particulièrement et exclusivement le pouvoir de découper et de morceler nos corps en petites parties, et de produire ainsi, selon toute vraisemblance, l’impression que nous appelons chaleur. Quoique l’impression contraire n’ait aucun besoin d’explication, nous ne laisserons pas d’en parler. Les objets humides qui environnent notre corps, et dont les éléments sont grands, pénètrent en nous, chassent les éléments plus petits dont elles ne peuvent occuper la place, compriment l’humeur liquide qui est en nous, de variée et mobile qu’elle était la rendent immobile en lui donnant de l’uniformité, et la condensent en augmentant la cohésion de ses parties. Ainsi comprimée plus que ne le comporte sa nature, cette humeur résiste et combat de tout son pouvoir contre son adversaire : cette lutte et cette agitation produisent le tremblement et le frisson. On a donné le nom de froid à cet ensemble d’impressions et à la cause qui les produit. On appelle durs les objets dont notre chair ne peut vaincre la résistance, mous, ceux qui cèdent à sa pression, et réciproquement. Tout ce qui s’appuie sur une petite base cède aisément ; mais les corps qui ont pour surfaces des tétragones, affermis sur leur base, forment l’espèce la plus solide, et tout ce qui est le plus condensé est aussi ce qui offre le plus de résistance.

La légèreté et la pesanteur s’expliqueront facilement, si nous montrons d’abord ce qu’il faut entendre par ce que l’on appelle le haut et le bas. Ce n’est pas en avoir une idée juste que de croire qu’il y a dans la nature deux lieux distincts opposés l’un à l’autre, et qui séparent tout l’univers en deux parties ; le bas, vers lequel gravite tout ce qui a un corps, le haut vers lequel on ne peut pousser un corps qu’en surmontant sa résistance. En effet, le monde étant sphérique, toutes les parties également éloignées du centre, qui appartiennent à la circonférence, lui appartiennent au même titre ; et le centre également distant de toutes les parties de la circonférence, doit être considéré comme opposé à chacune d’elles. Le monde étant ainsi fait, celui qui admet ce qu’on appelle le haut et le bas, ne s’écarte-t-il pas de la vérité et ne se sert-il pas d’expressions peu convenables ? Car le point central du monde ne peut être appelé avec raison ni le haut ni le bas, mais le centre ; la circonférence qui l’enveloppe ne peut être confondue avec lui, et elle ne contient aucune partie qui soit plus éloignée que les autres ou du centre ou de l’extrémité opposée. Dans cette similitude de toutes les parties, est-il possible de les désigner par des noms contraires, et si on le fait, peut-on croire qu’on parle convenablement ? Si on suppose un corps solide placé en équilibre au milieu du monde, il n’inclinera vers aucun point de la circonférence, puisque tous ces points sont parfaitement égaux ; mais si quelqu’un fait le tour de ce corps placé au centre du monde, il lui arrivera souvent d’appeler le haut ou le bas, à l’extrémité d’un diamètre, ce qu’à l’autre extrémité il avait désigné par le nom contraire. Il est donc insensé de prétendre que le monde entier, qui, comme nous venons de le dire, est sphérique, soit divisé en deux parties, l’une inférieure, l’autre supérieure. Maintenant, d’où viennent les noms de haut et de bas, et dans quels objets avons-nous pris ce rapport pour l’appliquer ensuite au monde entier ? c’est ce que nous allons rechercher, en partant des principes que nous venons d’établir. Si quelqu’un s’élevait vers la partie de l’univers qui a été de préférence assignée au feu, et vers laquelle ce corps est emporté lorsqu’il s’en développe une quantité considérable, et que là cet homme eût assez de prise sur le feu pour en saisir des parties et les placer dans les bassins d’une balance, quand il aurait soulevé le fléau de la balance et entraîné le feu au milieu de l’air, substance différente, il est évident que la plus petite partie s’élèverait avec plus de facilité que la plus grande. Car, de deux parties enlevées à la fois par une même force, la plus petite cède nécessairement davantage à l’impulsion, tandis que la plus grande résiste et tend vers la terre ; on dit alors de cette dernière partie qu’elle est pesante, et que son mouvement est de haut en bas, et de la première qu’elle est légère, et que son mouvement est de bas en haut. La même chose se voit en certaines actions que nous faisons dans le lieu qui nous est assigné. Ainsi, en marchant sur la terre, il nous arrive d’enlever des corps formés de terre, ou de jeter la terre elle-même, par une impulsion violente, au milieu de l’air, substance différente ; et cela, contre la nature de ces deux corps, qui tendent à rester avec les corps de la même espèce. Alors la plus petite partie, cédant à l’impulsion plus facilement que la plus grande, s’élève davantage dans cette substance différente ; en conséquence nous appelons cette partie légère, et le lieu vers lequel elle monte, le haut, et nous donnons à leurs contraires les noms de pesant et de bas. Il est donc nécessaire que ces différences proviennent de ce que des lieux opposés les uns aux autres ont été assignés aux diverses espèces de densité ; car on trouvera qu’à un corps léger placé dans un certain lieu a été opposé vis-à-vis de lui, à côté, de toutes parts, un autre corps léger, qui lui correspond, dans un lieu opposé lui-même à celui-là ; à un corps pesant, un autre corps pesant ; à un point que l’on appelle le haut ou le bas, un autre point qui porte les mêmes noms. De tout cela, il faut tirer cet unique principe, que c’est la tendance de chaque chose à se réunir aux choses de même espèce, qui rend pesant ce qu’on soulève, qui fait appeler haut le point vers lequel tend notre effort, et donner les autres noms aux qualités et aux positions contraires. Telles sont les causes que nous assignerons à ces phénomènes. Quant au poli et au raboteux, quiconque recherchera la cause de ces impressions, pourra l’expliquer aux autres ; car, le raboteux vient de la dureté unie à l’inégalité, et le poli de l’uniformité jointe à la densité.

Après les causes que nous venons d’énumérer, il nous reste à étudier la plus importante, celle des impressions agréables et pénibles, communes à tout le corps, et les diverses sensations que nous éprouvons dans telle ou telle partie de notre corps, et qui sont suivies de peine ou de plaisir. Cherchons donc les causes de toutes les impressions, suivies ou non de sensation, en nous rappelant la distinction précédemment établie entre les corps faciles à mouvoir et ceux qui ne sont mus que difficilement ; car c’est par cette voie que nous arriverons à ce que nous nous proposons d’établir. Lorsqu’un corps facile à mouvoir a reçu une impression même légère, chaque partie la communique aux parties qui forment un cercle autour d’elle, en produisant sur ces parties la même impression qu’elle a reçue, jusqu’à ce que le mouvement parvenu à l’intelligence l’avertisse de la puissance de l’agent. Au contraire, les corps plus stables, ne produisant aucune transmission circulaire, concentrent l’affection dans la partie affectée, sans rien mouvoir à l’entour, de sorte que les parties dont ils se composent ne se communiquant pas les unes aux autres la première impression reçue, l’animal entier reste immobile, et l’impression n’est pas suivie de sensation. C’est ce qui arrive pour les os, les cheveux et les autres parties du corps qui sont principalement composées de terre ; et les phénomènes que nous avons décrits les premiers, ont lieu surtout pour la vue et pour l’ouïe, parce que le feu et l’air jouent un grand rôle dans ces deux sens. Voici ce qu’il faut penser du plaisir et de la peine. Toute impression forte produite en nous contre nature et avec violence, est douloureuse ; toute impression forte, mais naturelle, est agréable ; les impressions moins fortes et qui nous affectent faiblement, sont insensibles ; et les impressions contraires ont des effets contraires. Toute impression naturelle et instantanée peut procurer une sensation même très prononcée, mais sans peine ni plaisir, comme il arrive dans la vision, qui est produite pendant le jour, ainsi que nous l’avons montré précédemment, par un feu de même nature que notre feu intérieur. En effet, il y a pour la vue des coupures et des brûlures et beaucoup d’autres impressions qui ne lui causent pas de la douleur parce qu’elles sont instantanées, ni de plaisir lorsqu’elle revient à son premier état. Pour avoir les sensations les plus vives et les plus caractérisées, il suffit qu’il y ait impression faite sur la vue, et que la vue rencontre et perçoive son objet ; car, quant à la violence, il n’y en a point dans le seul fait de l’épanouissement et de la contraction de la vue. Mais les parties composées de plus grands éléments, quoique cédant à peine à l’impulsion qu’elles reçoivent, la communiquent à tout le corps, et produisent de la peine et du plaisir ; de la peine, quand elles sont enlevées à leur état habituel, du plaisir, quand elles y retournent. Toutes les fois que l’altération est légère et que le rétablissement est plein et entier, que l’une est insensible et l’autre sensible, non seulement il n’y a pas de douleur pour la partie mortelle de l’âme, mais il y a très grand plaisir. C’est ce qu’on peut remarquer pour les bonnes odeurs. Mais le contraire a lieu, lorsque le dérangement a été très grand et que le retour au premier état se fait faiblement et difficilement. Cela se voit dans les coupures et les brûlures du corps.

Nous avons énuméré presque toutes les impressions communes à tout le corps, et les noms correspondants qu’on a donnés à ce qui les produit. Efforçons-nous maintenant de faire connaître, si nous le pouvons, les impressions particulières à certaines parties de notre corps, et les causes qui les font naître. Il faut d’abord éclairer, autant que possible, ce que nous avons omis tout à l’heure, en parlant des sucs, à savoir les impressions propres à la langue. Il est évident que ces impressions résultent, comme la plupart des autres, de certaines contractions et expansions ; mais en outre, l’aspérité et le poli y ont plus de part que dans les autres impressions. Car, lorsque des objets composés de terre pénètrent dans les veines dirigées de la langue jusqu’au cœur comme des messagères, et que, placés dans les parties humides et molles de la chair, ils viennent à se liquéfier, alors ils contractent et dessèchent les veines, et nous paraissent aigres, s’ils sont plus rudes, et surs, s’ils le sont moins. Ceux qui nettoient la langue et en lavent entièrement la surface, qui le font même outre mesure, et saisissent tellement la langue qu’ils en enlèvent quelque chose, comme fait le nitre : ceux-là sont appelés amers. Ceux qui, moins puissants que le nitre, nettoient la langue modérément, ceux-là sont salés, sans amertume ni rudesse, et nous paraissent plus agréables. Ceux enfin qui, échauffés et amollis par la température de la bouche, et recevant le feu qu’elle leur communique, brûlent à leur tour l’organe qui les échauffe, qui, emportés en haut à cause de leur légèreté vers les organes que contient la tête, déchirent en quelque sorte tout ce qu’ils rencontrent : tous ceux-là ont été appelés aigres à cause de ces phénomènes. Les mêmes objets, lorsqu’ils sont diminués par la putréfaction et qu’ils pénètrent dans les veines étroites, y rencontrent des parties de terre et des parties d’air, les agitent les unes contre les autres et les forcent à se mélanger, à changer de route après ce mélange, à entrer dans une autre veine et à y former des creux qu’ils distendent eux-mêmes ; dans ces creux, l’humeur intérieure qui environne l’air est tantôt mêlée de terre, tantôt pure, et referme l’air comme dans un vaisseau circulaire formé par de l’eau ; quand cette eau est pure le vaisseau est transparent et porte le nom d’ampoule, et quand elle est mêlée de terre, agitée en entraînée de la même façon que l’eau, le vaisseau est appelé une ébullition ou une tumeur : cause de toutes ces modifications est appelée l’acide. Des affections contraires à toutes celles que nous venons de décrire, sont produites par des causes contraires ; toutes les fois que la nature des objets qui pénètrent en nous est humide et appropriée à celle de la langue, ils humectent la langue et font disparaître ses aspérités ; et si quelque point a été contracté ou dilaté outre mesure, ils le resserrent ou le relâchent et le remettent dans l’état qui convient le mieux à sa nature. Ce remède universel des affections violentes, agréable et cher à tous les hommes, a été appelé le doux.

Voilà comment nous expliquerons ces sensations. Celles que nous procurent les narines, ne sont pas classées en espèces ; car tout ce qui tient aux odeurs est incomplet, et nul élément n’a été disposé pour avoir telle ou telle odeur. Les veines, par lesquelles nous percevons les odeurs, sont trop petites pour la terre et l’eau, trop larges pour le feu et l’air ; aussi aucun de ces corps n’exhale-t-il d’odeur, si ce n’est quand ils sont mouillés, ou putréfiés, ou divisés ou transformés en vapeur. Ainsi, des odeurs se développent quand l’eau se change en air, ou l’air en eau ; toutes les odeurs sont fumée ou nuage ; nuage, quand c’est l’air qui se change en eau, fumée, quand c’est l’eau qui se change en air. Il en résulte que les odeurs de l’eau sont plus fines, celles de l’air plus épaisses. On reconnaît cette nature de l’odeur, quand quelque chose arrête la respiration, et qu’on fait effort pour retenir son souffle en soi-même ; car alors il ne passe aucune odeur ; et on ne sent que le souffle dépourvu de toute odeur. C’est pour cela que les variétés de ces deux classe d’odeurs n’ont pas reçu de nom, et qu’on ne les divise ni en beaucoup d’espèces ni en un petit nombre, et que la seule distinction que le langage introduise entre elles, les range en agréables et désagréables ; les odeurs désagréables irritent et affectent violemment toute la cavité qui s’étend, du sommet de la tête jusqu’au nombril ; les autres caressent cette même partie, et la ramènent avec un sentiment de plaisir à l’état qui convient à sa nature.

Nous trouvons maintenant en nous un troisième organe, celui de l’ouïe, dont il faut expliquer les phénomènes. Disons en général que le son est une impression transmise par les oreilles au moyen de l’air, du cerveau et du sang, jusqu’à l’âme ; le mouvement produit par le son, et qui, partant de la tête, vient aboutir à la région du foie, est l’ouïe. Quand ce mouvement est rapide, le son est aigu, quand il est plus lent, le son est grave ; quand le mouvement est égal et uniforme, le son est doux ; il est rude dans le cas contraire ; fort, quand le mouvement est grand, et faible quand le mouvement est peu de chose. Nous serons obligés de parler plus tard de l’accord des sons entre eux.

Il nous reste encore un quatrième organe, qu’il faut étudier avec soin, parce qu’il comprend de nombreuses variétés, que nous avons appelées du nom général de couleurs, flamme qui s’échappe de tous les corps, et dont les parties s’unissent avec le feu de la vue, pour former la sensation. Nous avons précédemment expliqué comment la vision s’opère ; il convient de traiter maintenant des couleurs, et de dire sur ce sujet ce qui nous paraîtra vraisemblable. Parmi les parties qui sortent des autres corps, et viennent frapper notre vue, les unes sont plus petites et les autres plus grandes que les parties de notre organe, d’autres enfin leur sont égales. Celles qui sont égales ne produisent pas de sensation ; ce sont celles que nous appelons transparentes. Mais celles qui sont ou plus grandes ou plus petites contractent ou dilatent l’organe, et par conséquent elles agissent comme les corps chauds ou froids agissent sur la chair ; ou comme les corps acides, et tous les corps échauffants que nous avons appelés aigres, agissent sur la langue. Le blanc et le noir sont, dans un autre genre, l’effet des mêmes modifications des corps, et nous allons dire pour quelles raisons toutes ces sensations différent entre elles. Voici quels noms il faut leur donner. Ce qui dilate la vue est blanc, et ce qui produit l’effet contraire est noir. Quand le mouvement est plus vif, et que le feu extérieur, qui frappe la vue, la dilate dans toute son étendue jusqu’à l’œil, écarte même et divise avec violence les parties de l’œil qui servent d’issue au feu intérieur, et fait sortir de nos yeux du feu et cette eau condensée que nous appelons des larmes ; comme cet agent est lui-même un feu venant du dehors, et qu’ainsi il y a à la fois du feu qui sort de nous, comme s’il était produit par la foudre, et du feu qui entre en nous et vient s’éteindre dans l’humidité, et que de ce mélange naissent toutes sortes de couleurs, nous disons que l’impression éprouvée est celle de l’éclat, et que l’objet qui l’a produite est brillant et resplendissant. L’espèce de feu qui tient le milieu entre celles dont nous avons parlé, qui parvient jusqu’à l’humeur contenue dans l’œil et se mêle avec elle, mais sans briller, et qui, par son éclat mêlé à cette substance humide, présente la couleur du sang ; cette espèce a reçu le nom de rouge. Le brillant mêlé au rouge et au blanc devient le fauve. Dans quelle proportion ce mélange a-t-il lieu, c’est ce qu’il ne serait pas sage de dire, quand même on le saurait, puisqu’il serait impossible d’en donner la raison nécessaire ou probable d’une manière satisfaisante. Le rouge, mélangé avec le noir et le blanc produit le pourpre ; cette couleur est plus foncée quand le mélange qui la compose a été brûlé, et a reçu une plus grande quantité de noir. Le roux résulte d’un mélange de fauve et de brun ; le jaune, du blanc mêlé au fauve. Le blanc uni au brillant, avec un mélange convenable de noir, donne le bleu, qui, mêlé avec du blanc, produit une couleur glauque ; le roux avec le noir fait du vert. On peut aisément conjecturer, d’après ces exemples, ce qu’on peut dire des autres mélanges, si on veut en parler avec vraisemblance. Mais tenter de réaliser ces mélanges, ce serait ignorer la différence qui sépare la nature humaine et la nature divine. Dieu est assez intelligent et assez puissant pour réunir plusieurs choses en une seule, ou pour en diviser une seule en plusieurs ; mais il n’existe et il n’existera jamais aucun homme qui soit capable de l’un ni de l’autre.

L’auteur de ce qu’il y a de plus beau et de plus excellent parmi les choses qui ont eu un commencement, prenait tous ces éléments, tels que nous venons de les montrer et que la nécessité les lui donnait, lorsqu’il engendrait le Dieu accompli qui se suffit à lui-même ; il employait toutes ces causes pour auxiliaires, mais il mit lui-même le bien dans toutes les choses engendrées. C’est pour cela qu’il faut distinguer deux sortes de causes, l’une nécessaire et l’autre divine ; et nous devons chercher en toutes choses la cause divine, pour jouir d’une vie heureuse autant que notre nature le comporte : mais nous devons aussi étudier les causes nécessaires en vue de la cause divine elle-même, nous persuadant que sans elles il est impossible de comprendre cet objet suprême de nos études, ou de le connaître même de quelque façon que ce soit.

Maintenant que nous avons rassemblé tous les matériaux de notre édifice, en exposant les différentes causes que nous devons mettre en œuvre dans ce qui nous reste à faire, reprenons en peu de mots tout ce que nous avons dit depuis le commencement, retournons rapidement au point d’où nous sommes partis pour arriver à celui où nous sommes parvenus, et couronnons ce discours par une fin digne de lui.

Ainsi que nous l’avons dit en commençant, toutes choses étaient d’abord sans ordre, et c’est Dieu qui fit naître en chacune et introduisit entre toutes des rapports harmonieux, autant que leur nature admettait de la proportion et de la mesure ; car alors aucune d’elles n’en avait la moindre trace, et il n’eût pas été raisonnable de leur donner les noms qu’elles portent aujourd’hui, et de les appeler du feu, de l’eau ou tout autre élément. Dieu commença par constituer tous ces corps, puis il en composa cet univers, dont il fit un seul animal qui comprend en soi tous les animaux mortels et immortels. Il fut lui-même l’ouvrier des animaux divins, et il chargea les dieux qu’il avait formés du soin de former à leur tour les animaux mortels. Ces dieux, imitant l’exemple de leur Père, et recevant de ses mains le principe immortel de l’âme humaine, façonnèrent ensuite le corps mortel, qu’ils donnèrent à l’âme comme un char, et dans lequel ils placèrent une autre espèce d’âme, âme mortelle, siége d’affections violentes et fatales : d’abord le plaisir, le plus grand appât du mal ; puis la douleur qui fait fuir le bien ; l’audace et la peur, conseillers imprudents ; la colère implacable, l’espérance que trompent aisément la sensation dépourvue de raison et l’amour qui ose tout. Ils soumirent tout cela à des lois nécessaires, et ils en composèrent l’espèce mortelle ; mais craignant de souiller par ce contact, plus que ne l’exigeait une nécessité absolue, l’âme divine, ils assignèrent pour demeure à l’âme mortelle une autre partie du corps, et construisirent entre la tête et la poitrine une sorte d’isthme et d’intermédiaire, mettant le cou au milieu pour la séparation. Ce fut donc dans la poitrine et dans ce qu’on appelle le tronc, qu’ils logèrent l’âme mortelle ; et comme il y avait encore dans cette âme mortelle une partie meilleure et une pire, ils partagèrent en deux l’intérieur du tronc, le divisèrent comme on fait pour séparer l’habitation des femmes de celle des hommes, et mirent le diaphragme au milieu comme une cloison. Plus près de la tête, entre le diaphragme et le cou, ils placèrent la partie virile et courageuse de l’âme, sa partie belliqueuse, pour que, soumise à la raison et de concert avec elle, elle puisse dompter les révoltes des passions et des désirs, lorsque ceux-ci ne veulent pas obéir d’eux-mêmes aux ordres que la raison leur envoie du haut de sa citadelle. Le cœur, le principe, des veines et la source d’où le sang se répand avec impétuosité dans tous les membres, fut placé comme une sentinelle ; car il faut que, quand la partie courageuse de l’âme s’émeut, averti par la raison qu’il se passe quelque chose de contraire à l’ordre, soit à l’extérieur, soit au dedans de la part des passions, le cœur transmette sur-le-champ par tous les canaux, à toutes les parties du corps, les avis et les menaces de la raison, de telle sorte que toutes ces parties s’y soumettent et suivent exactement l’impulsion reçue, et que ce qu’il y a de meilleur en nous puisse ainsi gouverner tout le reste. Mais comme les dieux prévoyaient que, dans la crainte du danger et dans la chaleur de la colère, le cœur battrait avec force, et qu’ils savaient que cette excitation de la partie belliqueuse de l’âme aurait pour cause le feu ; pour y remédier, ils firent le poumon, qui d’abord est mou et dépourvu de sang, et qui en outre est percé, comme une éponge, d’une grande quantité de pores, afin que, recevant l’air et les breuvages, il rafraîchisse le cœur, et par là adoucisse et soulage les ardeurs qui nous brûlent. C’est pour cela qu’ils conduisirent la trachée-artère jusqu’au poumon et qu’ils placèrent le poumon autour du cœur, comme un de ces corps mous qu’on oppose dans les siéges aux coups du bélier ; ils voulurent que quand la colère fait battre le cœur avec force, rencontrant quelque chose qui lui cède et dont le contact rafraîchit, il puisse avec moins de peine obéir à la raison en même temps qu’il obéit à la colère. Pour la partie de l’âme qui demande des aliments, des breuvages et tout ce que la nature de notre corps nous rend nécessaire, elle a été mise dans l’intervalle qui sépare le diaphragme et le nombril, et les dieux l’ont étendue dans cette région comme dans un râtelier où le corps pût trouver sa nourriture. Ils l’y ont attachée comme une bête féroce, qu’il est pourtant nécessaire de nourrir pour que la race mortelle subsiste. C’est donc pour que, sans cesse occupée à se nourrir à ce râtelier, et aussi éloignée que cela se pouvait du siége du gouvernement, elle causât le moins de trouble et fit le moins de bruit possible, et laissât le maître délibérer en paix sur les intérêts communs, c’est pour cela que les dieux la reléguèrent à cette place. Et, voyant qu’elle ne comprendrait jamais la raison, et que, si elle éprouvait quelque sensation, il n’était pas de sa nature d’écouter des conseils raisonnables, et qu’elle se laisserait plutôt séduire le jour et la nuit par des spectres et des fantômes, les dieux, pour remédier à ce mal, formèrent le foie, et le placèrent dans la demeure de la passion ; ils le firent compact, lisse, brillant, doux et amer à la fois, afin que la pensée, qui jaillit de l’intelligence, soit portée sur cette surface comme sur un miroir qui reçoit les empreintes des objets et sur lequel on en peut voir l’image. Tantôt terrible et menaçante, la pensée épouvante la passion par le moyen de la partie amère que le foie contient, et qu’elle répand en un instant dans toute l’étendue de cet organe, qui prend alors la couleur de la bile, le comprimant tout entier, de manière à le rendre dur et rude ; détournant le lobe de son état naturel et le contractant ; obstruant et bouchant les ventricules et les issues, et produisant ainsi des douleurs et des souffrances. Tantôt une inspiration sereine partie de l’intelligence fait naître des images toutes contraires, apaise l’amertume en évitant de mettre en mouvement ou de toucher rien qui soit contraire à sa propre nature, se sert, pour agir sur la passion, de la douceur que le foie contient, rend toutes ses parties droites, lisses et dégagées. C’est ainsi que la partie de l’âme qui habite auprès du foie devient paisible et tranquille, qu’elle jouit pendant la nuit d’un repos convenable, et reçoit en songe des avertissements, parce qu’elle est privée de raison et de sagesse. Car ceux qui nous ont formés, se souvenant de l’ordre que leur avait donné leur Père de rendre la race mortelle aussi parfaite qu’il serait possible, améliorèrent cette partie de notre être en lui accordant la divination, afin qu’elle eût quelque moyen de connaître la vérité. Une preuve suffisante que Dieu n’a donné la divination à l’homme que pour suppléer à la raison, c’est qu’aucun homme sain d’esprit ne la possède dans toute sa vérité et dans toute sa divinité, si ce n’est en songe quand l’intelligence est suspendue, ou quand elle est égarée par la maladie ou par l’enthousiasme. Mais c’est à l’homme sain d’examiner, si la mémoire le lui retrace, ce qui a été révélé, dans le sommeil ou dans la veille, à la partie de l’âme à laquelle appartiennent la divination et l’enthousiasme, de peser avec prudence les visions qu’il a reçues, et de rechercher le bien et le mal passé, présent ou futur, dont elles sont le signe. Celui dont la raison est égarée, et qui n’est pas encore revenu de cet égarement, ne doit pas juger ses propres visions et ses propres paroles ; il y a longtemps qu’on a dit avec raison que faire ses affaires et se connaître soi-même n’appartient qu’à l’homme sage. C’est pour cela que la loi établit des prophètes qui sont juges des oracles : on les nomme aussi quelquefois devins, parce qu’on ignore qu’ils ne font qu’interpréter les paroles ou les visions mystérieuses, sans être eux-mêmes des devins ; leur vrai nom est celui d’interprètes des devins. Telles sont les raisons pour lesquelles le foie est tel que nous l’avons dit et a été placé dans le lieu que nous lui avons assigné, pour servir à la divination. Tant que l’animal auquel il appartient vit encore, les signes que le foie présente sont plus clairs ; mais quand la vie s’est retirée, il devient obscur, et les signes qu’on y remarque sont trop équivoques pour qu’on en puisse tirer des présages certains. Le viscère qui l’avoisine a été mis et disposé à sa gauche, afin de le maintenir toujours brillant et pur, comme une éponge destinée à nettoyer un miroir et toujours prête à cet usage. Ainsi, quand les maladies du corps ont répandu des ordures sur le foie, le corps spongieux de la rate, étant dépourvu de sang, remet toutes ses parties en bon état : quand la rate est remplie de ces ordures, elle est tendue et gonflée ; puis, elle se resserre et revient à son état naturel lorsque le corps a été purgé.

Voilà la nature de l’âme, voilà ce qu’il y a en elle de mortel et ce qu’il y a de divin ; voilà comment, par quels moyens et pour quelle cause ces deux parties ont été placées dans des lieux séparés. Si la divinité déclarait, par un oracle, que tout ce que nous venons de dire est conforme à la vérité, alors seulement nous pourrions l’affirmer ; mais que cela soit conforme à la vraisemblance, en y réfléchissant encore maintenant avec plus d’attention, je crois que nous pouvons prendre sur nous de l’admettre, et nous l’admettons en effet. Poursuivons de la même façon les recherches qui doivent suivre : il nous reste à traiter de la formation des autres parties du corps. Voici le principe qui a partout présidé à cette formation.

Les auteurs de l’espèce humaine avaient prévu que nous nous porterions avec intempérance vers le boire et le manger, et que par gourmandise nous dépasserions de beaucoup ce qui est convenable et nécessaire : en conséquence, afin que nous ne fussions pas détruits immédiatement par les maladies, et dans la crainte que la mort ne mît fin avec le temps à l’espèce humaine, ils disposèrent ce qu’on appelle le bas-ventre, pour servir de réceptacle au superflu des boissons et des aliments, et ils l’entourèrent des replis de nos intestins, de peur que la nourriture, traversant rapidement le corps, ne fît naître trop tôt le besoin de la renouveler, et, en nous rendant gourmands et insatiables, ne nous détournât de la philosophie et des muses, et de l’obéissance que nous devons à ce qu’il y a en nous de plus divin.

Telle fut encore l’origine des os, de la chair et de toutes les choses semblables. Elles ont toutes la moelle pour principe ; car c’est pour être attachés à la moelle que les liens de la vie, qui unissent l’âme au corps, sont comme les racines qui soutiennent l’espèce mortelle : mais la moelle elle-même a une autre origine. Dieu prit les triangles primitifs, réguliers et polis, qui étaient les plus propres à produire avec exactitude le feu, l’eau, l’air et la terre ; il sépara chacun d’eux du genre auquel il appartient ; il les mêla entre eux en les combinant avec harmonie, et de ce mélange fit sortir la moelle, qui est le germe de toute l’espèce mortelle ; puis il sema dans la moelle et attacha sa substance tous les genres d’âmes, et, il la divisa elle-même dès le principe en autant d’espèces qu’il devait y avoir d’espèces d’âmes et il leur donna les mêmes qualités. Il fit parfaitement ronde la partie de la moelle qui devait contenir le germe divin, comme un champ contient la semence, et il lui donna le nom de cerveau, parce qu’elle devait être contenue dans la tête de chaque animal lorsqu’il serait achevé. La partie de la moelle qui devait contenir la partie mortelle de l’âme reçut à la fois des formes rondes et des formes oblongues, et il lui laissa le nom général de moelle. Elle lui servit comme d’ancre, à laquelle il attacha les liens qui unissent l’âme entière ; et autour de tout cet ensemble il construisit notre corps, auquel il donna pour première enveloppe la charpente osseuse. Voici quelle fut la composition des os. Après avoir criblé, nettoyé et purifié une certaine quantité de terre, il y mêla de la moelle qui l’humecta, exposa ce mélange à l’action du feu, puis le plongea dans l’eau, le remit de nouveau dans le feu, ensuite dans l’eau, et, renouvelant plusieurs fois cette double opération, il rendit ce mélange tel que ni le feu ni l’eau ne le pussent dissoudre. Il s’en servit alors pour construire autour du cerveau un globe osseux, auquel il laissa une étroite ouverture. Il composa aussi avec la même matière, autour de la moelle du cou et de celle du dos, des vertèbres, sortes de gonds qui partent de la tête et s’étendent dans toute la longueur du corps. Pour conserver intacte la semence, il l’enferma ainsi comme dans une enveloppe de pierre, à laquelle il donna des articulations, pour qu’elle fût flexible et se prêtât à tous les mouvements ; et, à cet effet, il employa la nature de divers intermédiaires entre la dureté des os et la fluidité de la moelle. Mais comme il pensait que les os étaient de leur nature trop secs et trop raides, que quand la chaleur viendrait et qu’elle serait suivie du froid elle les ferait pourrir, et qu’alors ils corrompraient bientôt la semence qu’ils contiennent, Dieu forma les nerfs et la chair : les nerfs pour lier tous les membres, et afin qu’en se déployant et en se repliant autour des articulations ils rendissent le corps capable de s’étendre et de se courber ; la chair pour le garantir contre la chaleur, le défendre du froid et le préserver des chutes, comme ferait un vêtement rembourré de laine, parce qu’elle cède mollement et facilement au choc des corps. Il plaça dans la chair une humeur tiède, qui s’exhale et transpire au dehors pendant l’été et porte la fraîcheur dans toutes les parties du corps, et qui pendant l’hiver nous protége, dans une certaine mesure, par le feu qu’elle contient, contre le froid qui nous environne et nous saisit. C’est dans cette pensée que celui qui nous a formés, ayant mêlé en une juste proportion de l’eau, du feu et de la terre, et ajouté à ce mélange un levain composé de parties aigres et salées, produisit ainsi la chair molle et pleine de suc ; pour former ensuite les nerfs, il combina des os et de la chair sans levain, et fit sortir de ce mélange une substance à laquelle il donna une couleur fauve, et qui est un intermédiaire entre la nature des os et celle de la chair : de sorte que les nerfs sont plus durs et plus secs que la chair, plus humides et plus mous que les os. Dieu se servit des nerfs pour réunir les os et la moelle, et les attacher ensemble ; puis il recouvrit le tout d’une enveloppe de chair. Il mit peu de chair sur les os qui contenaient le plus d’âme, mais ceux qui n’en contenaient point du tout furent couverts d’une chair épaisse. Dans les jointures des os, lorsque la raison ne montrait pas quelque nécessité de placer beaucoup de chair, il en mit fort peu, dans la crainte que la chair, qui empêcherait de plier les membres, ne rendît le corps difficile à se soutenir, en le rendant difficile à se mouvoir ; et parce que la chair, si elle était épaisse, en s’entassant sur elle-même, mettrait par sa densité un obstacle à la sensation, rendrait la mémoire paresseuse et paralyserait l’intelligence. C’est pour cela que les cuisses, les jambes, les hanches, les bras, toutes les parties de notre corps qui n’ont point d’articulations, et les os qui, renfermant peu d’âme dans leur moelle, sont vides de pensée, ont été entièrement recouverts de chair, tandis quelles parties où s’exerce la pensée sont moins charnues ; à moins que quelque portion de chair n’ait été disposée de manière à servir elle-même d’organe à une sensation, comme par exemple la langue : mais la règle générale est celle que nous avons établie ; car tout être formé et développé d’après les lois ordinaires de la nature ne peut avoir à la fois de gros os, beaucoup de chair et des sensations vives. La tête, plus que toute autre partie du corps, aurait réuni ces trois avantages, si cette réunion eut été possible ; et l’espèce humaine, avec une tête charnue, nerveuse et forte, aurait vécu deux fois, ou même bien des fois plus longtemps qu’elle ne le fait, exempte d’infirmités et de douleurs. Mais ceux qui nous ont fait naître, ayant à choisir pour nous entre une vie plus longue mais pire, et une vie plus courte mais meilleure, préférèrent, à une vie plus longue et plus triste, une vie plus courte, mais de tout point supérieure à l’autre. C’est pour cela qu’ils formèrent la tête d’un os mince ; et comme elle ne devait pas se plier, ils ne lui donnèrent ni chairs ni nerfs. Ces diverses causes ont fait de la tête le membre le mieux disposé pour la sensation et la pensée, et en même temps le plus faible de tout le corps humain. C’est pour les mêmes motifs et de la même façon que Dieu, ayant disposé circulairement les nerfs au sommet de la tête, les a réunis dans le même ordre à la naissance du cou, et s’en est servi pour lier ensemble les extrémités des mâchoires au-dessous du visage ; il a répandu les autres dans les différents membres pour unir les os entre eux dans chaque articulation. Ceux qui nous ont formés placèrent dans notre bouche des dents, une langue et des lèvres, comme nous en avons aujourd’hui ; et cela pour deux usages, l’un nécessaire et l’autre excellent. Ils firent de notre bouche une entrée pour le premier usage et une issue pour le second. Le nécessaire est tout ce qui entre dans notre corps pour lui donner de la nourriture ; et le ruisseau de paroles qui coule de nos lèvres pour le service de l’intelligence, est le plus beau et le meilleur de tous les ruisseaux. Cependant la tête, formée d’os seulement, ne pouvait rester ainsi exposée toute nue aux rigueurs des deux saisons opposées de l’année ; et d’un autre côté, la cacher sous une masse de chair, c’eût été la rendre stupide et incapable de sentir. En conséquence, tandis que la chair n’était pas encore desséchée, l’écorce qui s’était formée à sa surface fut détachée ; et c’est ce qu’on appelle maintenant la peau. La peau prit de la consistance et du développement à cause de l’humidité qui règne autour du cerveau, et environna toute la tête. Mais l’humidité filtrant à travers les pores, humecta la peau, en rassembla les extrémités sur le sommet de la tête, et les réunit comme par un nœud. Quant aux pores, le mouvement de l’âme et celui de la nourriture leur donnent une grande variété : car, plus il y a lutte entre ces deux mouvements, plus les pores sont nombreux ; moins il y a lutte et moins ils sont nombreux. Dieu, par le moyen du feu, perça la peau d’une multitude de trous tout autour de la tête ; quand elle fut percée, tout ce qu’il y avait de liquide, de chaud et de pur dans ce qui sortit par ces trous, s’échappa ; mais ce qui était mêlé des éléments dont la peau elle-même est formée, emporté par le flux, s’étendait au dehors avec une ténuité égale à celle du trou qui lui livrait passage ; repoussé à cause de sa faiblesse par l’air qu’il rencontrait au dehors, il rentrait sous la peau, s’y repliait et y prenait racine ; et de la sorte les cheveux sont nés sur la peau, de même nature qu’elle et lui servant de courroies, mais plus durs et plus compactes à cause de la densité produite par le froid de l’air au dehors, qui contracte chaque cheveu séparé de la peau. C’est ainsi que celui qui nous a formés a rendu notre tête velue, en employant les moyens que nous avons décrits et dans l’intention de se servir des cheveux au lieu de chair pour protéger le cerveau par une enveloppe légère, également propre à lui fournir de l’ombre pendant l’été et un abri pendant l’hiver, et incapable d’apporter aucun obstacle à la vivacité de la sensation. Ce qui recouvre les doigts est composé de nerf, de peau et d’os ; c’est un mélange de ces trois choses, desséchées et réunies en un tout pour former une peau dure ; voilà les causes secondaires ; mais la véritable cause est la prévoyance de ce qui devait arriver. Ceux qui nous ont fait naître savaient que des hommes il devait sortir un jour des femmes et d’autres animaux, et que beaucoup de créatures avaient besoin de griffes pour divers usages ; c’est pourquoi ils préparèrent déjà, en formant l’homme, la production des griffes. C’est dans ce dessein et pour ces motifs qu’ils nous donnèrent de la peau et des cheveux, et qu’ils armèrent d’ongles l’extrémité de nos membres.

Lorsque toutes les parties et tous les membres de l’animal mortel furent réunis en un tout, comme cet animal devait nécessairement vivre dans le feu et dans l’air, et qu’il était à craindre que, consumé ou dissous par eux, il ne vînt à périr, les dieux lui préparèrent une ressource. Ils font naître une espèce d’êtres de la même nature que l’espèce humaine, mais avec d’autres formes et d’autres sens, de manière à en faire un animal différent. Ce sont les arbres domestiques, les plantes, les semences que l’agriculture élève et nous apprivoise ; car auparavant il n’y avait que les espèces sauvages, plus anciennes que les espèces domestiques. Nous appelons les plantes des animaux, car on peut à bon droit donner ce nom à tout ce qui est animé. L’être dont nous parlons participe de la troisième espèce d’âme, celle dont nous avons marqué la place entre le diaphragme et le nombril, dans laquelle il n’y a ni opinion ni raisonnement ni intelligence, mais la seule sensation, agréable et désagréable, et les passions qui l’accompagnent. Cet être éprouve sans cesse toutes ces impressions ; mais comme il tourne sur lui-même sans changer de place, qu’il n’admet aucun mouvement étranger et ne suit que le sien propre, il ne lui a pas été donné de réfléchir et de rien connaître à sa propre nature. Il vit donc, sans différer d’un autre animal, immobile et enraciné dans le sol, parce qu’il est privé du pouvoir de se transporter lui-même d’un lieu à un autre.

Quand les êtres divins, dont la nature est si supérieure à la nôtre, eurent produit toutes ces espèces nouvelles pour nous servir de nourriture, ils pratiquèrent dans notre corps une certaine quantité de canaux, comme on fait dans les jardins, afin de l’arroser comme par le cours d’un ruisseau. D’abord ils conduisirent des canaux cachés sous la peau et la chair, les deux veines dorsales, l’une à droite et l’autre à gauche, suivant la division de notre corps. Ils les placèrent le long de l’épine dorsale, et firent couler au milieu d’elles la moelle génitale, pour que cette moelle ait plus de vigueur et que, coulant avec plus de facilité sur les autres parties au moyen de cette pente, elle les arrose d’une façon uniforme. Ensuite ils répandirent autour de la tête plusieurs veines qui, partant de points opposés, venaient s’enlacer les unes dans les autres, et de là parcouraient tout le corps, les unes de droite à gauche et les autres de gauche à droite, pour servir avec la peau à lier la tête au reste du corps, parce que le sommet de la tête n’était pas complètement entouré par les nerfs, et aussi afin que l’impression des sensations reçues de chaque côté fût transmise dans le corps entier. Après cela ils préparèrent des conduits pour les humeurs, d’une façon que nous comprendrons plus aisément, quand nous aurons auparavant établi que tout ce qui est composé d’éléments plus petits triomphe de ce qui est composé d’éléments plus grands, et que les composés de grands éléments ne peuvent triompher des composés de petits ; que de tous les corps il n’en est aucun dont les parties soient aussi petites que celles du feu, de sorte qu’il traverse l’eau, la terre, l’air, tous leurs composés, et que nul d’entre eux ne peut résister à son action. Or il faut admettre que la même chose se passe dans notre ventre, qu’il retient les aliments et les boissons lorsqu’ils y tombent ; mais qu’il ne peut retenir l’air et le feu dont les parties sont plus petites que celles dont il est lui-même composé. Dieu se servit de l’air et du feu pour faire passer les humeurs du ventre dans les veines ; il en tressa un filet, semblable à une nasse, ayant à son entrée deux bourses, dont l’une était divisée en deux parties ; à partir de ces bourses, il étendit circulairement une sorte de cordons jusqu’au fond du filet et dans toute son étendue ; il fit de feu tout l’intérieur du filet, et d’air les bourses et leur enveloppe. Il prit ensuite tout cela et le plaça de la façon suivante dans le corps qu’il avait formé. Il fit passer une des bourses par la bouche ; et comme elle était double, il dirigea l’une de ses parties vers le poumon à travers les artères, et l’autre le long des artères vers le ventre. Il divisa aussi l’autre bourse en deux parties, qu’il fit passer ensemble par les canaux du nez, afin que si la bourse qui aboutit à la bouche cessait de fonctionner, tous les vaisseaux qu’elle alimente fussent remplis par le moyen de l’autre. Il plaça le reste du filet dans les parties creuses de notre corps ; il le disposa de telle sorte que tantôt c’est le filet qui se porte doucement vers les bourses, qui sont composées d’air, et tantôt ce sont les bourses qui refluent vers lui ; que le filet, dont l’enveloppe corporelle n’est pas dense, passe et repasse à travers cette enveloppe, et que les particules de feu qui sont attachées au dedans de nous suivent ce double mouvement de l’air, et que tout cela ne cesse d’avoir lieu tant que l’animal mortel subsiste. Celui qui a nommé cet appareil lui a donné le nom d’aspiration et de respiration. C’est tout ce travail de notre corps, ce sont ces divers phénomènes qui l’entretiennent, le rafraîchissent, l’alimentent et le font vivre ; car, chaque fois que ce mouvement d’aspiration et de respiration a lieu, le feu qui est attaché au dedans de nous le suit, pénètre dans le ventre qu’il ne cesse de parcourir, s’empare des aliments et des breuvages, les dissout, les réduit en petites parties, les entraîne avec lui par les issues qu’il traverse, Les répand de cette source dans les veines comme dans des canaux, et fait couler par tout le corps, comme par un aqueduc, les ruisseaux que contiennent les veines.

Recherchons encore les causes qui rendent le phénomène de la respiration tel que nous le voyons aujourd’hui. Les voici. Comme il n’existe point de vide dans lequel puissent pénétrer les corps en mouvement, et que nous exhalons de l’air hors de nous, il est évident pour tout le monde que cet air ne s’échappe pas dans le vide, mais qu’il repousse l’air environnant de la place qu’il occupe ; ainsi repoussé, celui-ci chasse à son tour l’air qui l’avoisine, et tout l’air sur lequel s’exerce cette pression nécessaire pénètre dans la place d’où le premier souffle est sorti, et la remplit au moment même où il s’en échappe ; et tout cela se fait en un instant, comme le mouvement d’une roue, parce qu’il n’y a pas de vide De la sorte, l’air qu’exhalent la poitrine et le poumon est remplacé par l’air environnant qui pénètre dans les chairs poreuses et remplit le vide ; à son tour, l’air que nous perdons et qui s’échappe de notre corps produit l’aspiration en poussant l’air dans les conduits de la bouche et des narines. Voici la cause qui fait naître ces phénomènes. Tout animal renferme en lui-même, dans son sang et dans ses veines, une chaleur semblable à une source intérieure de feu, que nous avons comparée au filet d’une nasse, filet dont tout l’intérieur est composé de feu, et l’enveloppe d’air. Or cette chaleur tend naturellement à reprendre au dehors la place qui lui appartient, et à se réunir à ce qui lui est semblable ; et comme il y a deux issues, l’une à travers le corps, l’autre par la bouche et par les narines, lorsqu’elle chasse l’air par une de ces issues, elle le pousse à pénétrer dans l’autre ; l’air qui pénètre à l’intérieur tombe sur le feu et s’échauffe, tandis que celui qui sort se refroidit. La chaleur changeant ainsi de place, et l’air qui occupe une des issues étant devenu le plus chaud, le feu intérieur, qui tend à se réunir à ce qui lui est semblable, se porte aussitôt vers lui, et pousse l’air extérieur qui environne l’autre issue ; celui-ci subit le même changement et produit le même effet ; et, ballotté ainsi de part et d’autre dans un cercle continuel d’action et de réaction, il donne naissance à l’aspiration et à la respiration.

Il faut chercher dans la même loi la cause des phénomènes que l’on remarque dans les ventouses dont se servent les médecins, dans la déglutition, dans la ligne que suit un corps lancé en l’air, soit qu’il s’élève vers le ciel, soit qu’il tombe vers la terre, dans les sons rapides ou brefs qui paraissent aigus ou graves et qui forment tantôt des dissonances, parce que les mouvements qu’ils produisent en nous sont dissemblables, et tantôt des consonnances, parce que ces mouvements sont semblables ; car, tandis que des premiers sons plus rapides sont déjà sur le point de s’éteindre et se mettent à l’unisson, il survient des sons plus lents, qui s’ajoutent à ceux qui les ont précédés, et dont ils continuent le mouvement ; ils ne troublent pas le premier mouvement par le nouveau qu’ils produisent, mais ils mettent d’accord le mouvement plus lent qui commence avec le mouvement plus rapide qui finit, et composent ainsi avec un ton aigu et un ton grave une résultante qui cause du plaisir au vulgaire, et aux sages une joie véritable, parce qu’en des mouvements mortels elle leur rappelle l’harmonie divine. Quant au cours des eaux, à la chute de la foudre et aux phénomènes d’attraction qu’on admire dans l’ambre et dans les pierres d’Héraclée, il n’y a dans aucun de ces objets une vertu particulière ; mais comme il n’existe pas de vide, ils agissent les uns sur les autres, changent entre eux de place et sont tous mis en mouvement par suite des dilatations et des concrétions qu’ils éprouvent : quiconque étudiera les faits avec exactitude, se convaincra que tous ces phénomènes étonnants sont dus à ces influences réciproques.

C’est donc de cette façon et par ce moyen, ainsi que nous l’avons montré dans ce qui précède, que s’accomplit la respiration, point de départ de tout ce discours : le feu dissout les aliments ; il s’agite dans l’intérieur du corps en suivant le mouvement de la respiration ; par cette agitation il remplit les veines de ce que le ventre contenait, en puisant dans le ventre ce qui s’y dissout ; et c’est ainsi que des courants chargés d’aliments parcourent le corps entier de tous les animaux. Les aliments que nous venons de dissoudre, et qui sont des parties de fruits ou d’herbes ; car Dieu nous a donné les fruits et les herbes dans le même but, celui de nous nourrir ; ces aliments lorsqu’ils sont mêlés, présentent des couleurs très diverses ; mais la couleur rouge domine, parce qu’elle provient de la dissolution que le feu a opérée, et de l’empreinte qu’il a laissée dans l’humeur. La couleur du fluide qui coule par tout le corps présente donc l’aspect que nous avons décrit. Nous l’appelons le sang ; il alimente les chairs et tout le corps ; et, en arrosant toutes les parties, il remplit les places qui se vident. Le mode de réplétion et d’évacuation est le même que celui d’après lequel tout mouvement se fait dans l’univers : le semblable se porte vers son semblable. Les corps qui nous environnent au dehors ne cessent de dissoudre le nôtre et d’en disperser les parties, en attirant chacune d’elles vers ce qui est de même nature ; et au dedans de nous, les parties de notre sang divisées et réduites sont obligées, comme tout ce qui est animé sous le ciel, de suivre l’impulsion commune à tout l’univers : tout ce qui est mis en parties au dedans de nous tend aussitôt vers son semblable, et remplit ainsi ce qui est devenu vide. Quand il s’échappe plus de parties qu’il n’en revient, l’individu dépérit ; quand il s’en échappe moins, il augmente. Tout animal nouvellement formé, ayant encore des triangles neufs et de l’espèce primitive qui sert comme de base aux autres, retient tous ces éléments dans une union puissante ; toute sa masse est tendre, étant récemment sortie de la moelle et nourrie de lait. Quand il s’assimile les triangles qui lui viennent du dehors, ceux dont ses aliments et ses breuvages se composent ; comme ces triangles sont plus vieux et plus faibles que les siens propres, il l’emporte sur eux, les dissout au moyen de ses triangles neufs, et l’animal grandit en se nourrissant de beaucoup d’éléments semblables aux siens. Mais quand les triangles primitifs perdent leur force à cause des luttes nombreuses qu’ils ont soutenues longtemps contre beaucoup d’autres triangles, ils ne peuvent plus diviser et transformer à leur image les triangles que la nourriture contient : au contraire, ils sont facilement dissous par ceux qui viennent du dehors ; alors tout l’animal cède, il dépérit, et cet état s’appelle la vieillesse. Enfin, quand les liens, qui dans la moelle réunissent les triangles rompus par cette lutte, ne tiennent plus, les liens de l’âme se relâchent en même temps, et ainsi délivrée et rendue à sa nature elle s’envole avec joie ; car tout ce qui est contre nature est douloureux, et tout ce qui est conforme à la nature est agréable. C’est pour cela que si la mort, causée par des maladies ou des blessures, est douloureuse et violente, celle qui vient après la vieillesse, suivant le vœu de la nature, n’a rien de pénible et amène plutôt de la joie que de la douleur.

Quant aux maladies, chacun peut voir d’où elles proviennent. Nous avons dit qu’il y a quatre genres différents dont le corps est formé, la terre, le feu, l’eau et l’air ; quand ils sont plus abondants que ne le demande la nature ou qu’ils le sont moins, quand ils quittent la place qui leur appartient pour une place étrangère, que ce soit le feu ou l’un des autres éléments ; car il y en a plusieurs ; quand l’un d’eux reçoit en lui quelque chose qui ne s’accorde pas avec sa nature, ou quand il arrive quelque autre accident de cette espèce, il en résulte du trouble et des maladies. En effet, chaque genre change de nature et de position : ce qui d’abord était froid s’échauffe, ce qui était sec devient humide, ce qui était léger ou pesant devient le contraire ; tout, en un mot, subit toutes sortes de changements. Or nous disons que cela seul demeure sain et sauf, qui reste toujours le même, dans le même rapport, de la même façon, et qui diminue et s’accroît avec mesure, sans cesser d’être le même ; tandis que ce qui va et vient sans aucun ordre est sujet à mille altérations, a des maladies et à des corruptions sans nombre. Et comme il y a au-dessous des quatre genres principaux une seconde classe d’êtres qui ont aussi leur harmonie naturelle, il en résulte une seconde classe de maladies à connaître pour celui qui se livre à cette étude. C’est la moelle, l’os, la chair, le nerf, tous formés des quatre genres primitifs, c’est le sang, composé des mêmes éléments, quoique d’une autre façon, qui sont le siége des plus grandes et par conséquent des plus douloureuses maladies ; tandis que les plus nombreuses viennent des premières causes que nous avons indiquées. Quand l’ordre de la génération est interverti entre ces éléments secondaires du corps humain, alors ils se corrompent. Dans l’ordre naturel, la chair et les nerfs naissent du sang, à savoir, les nerfs des fibres à cause de l’analogie de leur nature ; et la chair, du sang qui s’épaissit quand il est séparé des fibres : des nerfs et de la chair naît à son tour cette matière visqueuse et grasse qui sert à la fois à unir les os à la chair et à nourrir et accroître les os qui contiennent la moelle ; composée des triangles les plus purs, les plus polis et les plus brillants, elle passe à travers l’épaisseur des os, et ainsi distillée elle tombe goutte à goutte et entretient la moelle. Quand tout cela se passe de la sorte, il en résulte ordinairement la santé ; et la maladie quand c’est le contraire. En effet, lorsque la chair est viciée et pousse dans les veines la liqueur corrompue qu’elle sécrète, avec l’air se répand alors dans les veines une abondance de sang de diverses espèces, de différentes couleurs, d’une saveur amère, aigre et salée, et il se forme de la bile, des humeurs ou des pituites ; car toutes ces choses une fois détournées de leur nature et corrompues, infectent d’abord le sang, se portent çà et là dans les veines, sans fournir au corps sa nourriture accoutumée, et faute de conserver l’ordre naturel des mouvements, au lieu de se servir réciproquement, ne font plus que se combattre les uns les autres, et attaquent la durée et la solidité du corps, qu’elles tendent à diviser et à dissoudre. Les plus anciennes parties de la chair qui ont été dissoutes ne pourrissent que difficilement, et prennent une couleur noire à cause de la combustion qu’elles ont subie ; et devenues amères par suite de la corruption qui les a rongées, elles nuisent à toutes les parties du corps qui n’étaient pas encore corrompues. Tantôt cette couleur noire est unie à une saveur aigre et non plus amère, quand l’amertume est adoucie : tantôt l’amertume répandue dans le sang lui donne une couleur plus rouge ; et lorsque ce rouge est mêlé de noir, la couleur est celle de la bile : quelquefois enfin la couleur jaune se joint à la saveur amère, quand la chair vient d’être récemment dissoute par l’action de la flamme. Le nom de bile commun à toutes ces humeurs leur a été donné ou par des médecins ou par un homme qui aura su discerner au milieu de grand nombre et de leurs différences quelque chose de général, digne de servir de dénomination à tout le reste. Chaque espèce de bile a reçu, d’après sa couleur, un nom particulier. L’humeur aqueuse qui se rencontre dans le sang est douce ; celle qui vient de la bile noire et aigre est acerbe, lorsqu’à cause de la chaleur elle est jointe à un goût salé : on la nomme alors la pituite aigre. Quant à ces chairs tendres et nouvellement formées qui se gâtent à l’air, s’enflent ensuite à cause du vent qu’elles contiennent et sont entourées d’humeur, elles forment des ampoules qui, prises chacune à part, sont imperceptibles, mais qui, lorsqu’elles sont réunies en grand nombre, deviennent visibles et se teignent d’une couleur blanche à cause de leur écume ; c’est cette putréfaction d’une chair tendre, venant de l’air, que nous appelons la pituite blanche. La sueur, les larmes et toutes les autres sécrétions par lesquelles le corps se purge pendant le jour, découlent d’une pituite qui vient de se former. Tout cela concourt à produire des maladies, quand le sang au lieu de se renouveler comme la nature le demande par le moyen des aliments et des breuvages, s’accroît en s’assimilant des parties toutes contraires, malgré les lois de la nature. Lorsque la chair est ravagée par les maladies, sans perdre cependant sa base fondamentale, le mal n’existe qu’à moitié ; car il peut encore être réparé facilement. Mais quand la liqueur qui unit la chair et les os est malade, et que le sang qui coule de la chair et des nerfs ne nourrit plus les os, et ne sert plus de lien entre eux et les chairs ; quand, par la mauvaise nourriture, elle est devenue, de brillante, douce et visqueuse qu’elle était, acerbe, salée, aride, alors ainsi transformée elle se retire dans les chairs et dans les nerfs et abandonne les os ; les chairs, perdant leur base fondamentale, laissent les nerfs à nu au milieu de cette liqueur salée, et, emportées elles-mêmes dans le mouvement du sang, augmentent les maladies dont nous avons parlé précédemment. Ce sont là de cruelles maladies du corps, et pourtant il y en a avant elles de plus graves encore. Quand l’os, à cause de l’épaisseur de la chair, n’est pas suffisamment rafraîchi par la respiration, il s’échauffe et se corrompt, se gangrène, ne reçoit plus d’aliment, se dissout et se répand dans l’humeur visqueuse, celle-ci dans la chair, la chair dans le sang, et il en résulte des maladies plus vives que celles dont nous avons déjà parlé. La pire de toutes, c’est quand la moelle est malade par excès ou par défaut ; c’est la plus terrible maladie et la plus capable de donner la mort, parce que toute l’harmonie du corps est nécessairement intervertie.

La troisième espèce de maladie doit être divisée en trois classes : l’une est produite par l’air, l’autre par la pituite, et la troisième par la bile. Ainsi, lorsque le poumon, qui dispense l’air au corps, est obstrué par des fluxions qui ne laissent pas ses conduits libres, l’air ne pénètre pas dans certaines parties, et il entre dans d’autres en trop grande quantité ; il corrompt celles qui n’obtiennent pas la fraîcheur dont elles ont besoin ; et pénétrant au contraire dans les veines avec violence, il les entraîne dans son mouvement, dissout le corps au milieu duquel il se trouve renfermé dans la région du diaphragme ; et il en résulte souvent des milliers de maladies cruelles, accompagnées de sueurs excessives. Souvent dans la dissolution des chairs à l’intérieur du corps, il se dégage de l’air qui, ne pouvant s’échapper, produit les mêmes souffrances que celui qui vient du dehors ; ces souffrances sont encore plus grandes, quand cet air se répand sur les nerfs et les veines qui l’avoisinent, enfle les tendons et les nerfs qui y aboutissent, et les gonfle jusqu’au dos. Ces maladies ont reçu, à cause de cette enflure, le nom de tétanos et d’opisthotonos ; le remède en est difficile, car les fièvres ne tardent pas à s’y joindre et à y mettre fin. Quant à la pituite blanche, quand elle est rentrée, elle est dangereuse à cause de l’air que contiennent les ampoules ; mais elle est bénigne quand elle fait éruption, et elle ne fait que couvrir le corps de dartres blanches et d’autres humeurs de cette espèce. Cette pituite, mêlée à la bile noire et se portant sur les cercles divins qui se meuvent dans la tête, trouble leur harmonie ; dérangement léger quand il arrive pendant le sommeil, mais que l’on répare difficilement lorsqu’il a lieu durant la veille. Cette maladie étant d’une nature sacrée a été appelée avec raison le mal sacré. La pituite aigre et salée est la cause de toutes les maladies de l’espèce des catarrhes ; elle reçoit différents noms, suivant les différents lieux dans lesquels elle se produit. Toutes les parties du corps qui sont enflammées par une pituite, sont aussi brûlées et enflammées par la bile. Lorsque la bile se porte au dehors, elle produit une éruption de pustules de toutes sortes  ; comprimée au dedans, elle occasionne beaucoup de maladies inflammatoires, surtout lorsque, mêlée au sang pur, elle détourne de leur ordre régulier les fibres qui sont répandues dans le sang, afin de le faire participer, dans une mesure égale, de la ténuité et de l’épaisseur, de peur que, trop limpide, il ne sorte des corps minces par l’action de la chaleur, ou que trop épais et difficile à mouvoir il ne coule à peine dans les veines. Les fibres gardent la mesure convenable entre ces deux états ; si quelqu’un serrait les unes contre les autres les fibres du sang déjà refroidi d’un homme mort, le reste du sang se mettrait à couler ; tandis que si on les laisse dans leur état naturel, elles ne tardent pas à se figer par l’action du froid qui s’est emparé du sang. À cause de cette puissance des fibres sur le sang, la bile qui est sortie du vieux sang, et qui retourne de la chair dans le sang, légèrement chaude et humide au moment où elle s’y mêle, subit l’influence des fibres et se condense : ainsi condensée et éteinte par une force étrangère, elle produit au dedans du froid et des frissons. S’il y a plus de bile que de sang, elle l’emporte sur les fibres, les met en désordre et les corrompt ; et si elle parvient à l’emporter définitivement sur elles, elle pénètre jusqu’à la moelle, détruit les liens de l’âme qui résident dans la moelle comme les ancres d’un navire, et rend à l’âme sa liberté. Si au contraire la bile est en moindre quantité, et qu’au lieu de se liquéfier, le corps résiste, vaincue elle-même, ou elle se répand par tout le corps, ou elle est portée par les veines, soit dans la partie supérieure, soit dans la partie inférieure du ventre ; et, sortant du corps comme on fuit loin d’une ville agitée par les séditions, elle produit les diarrhées, les dysenteries et toutes les maladies de cette espèce. Quand c’est l’excès du feu qui rend le corps malade, il est en proie à des chaleurs et à des fièvres continues ; quand c’est l’excès de l’air, les fièvres sont quotidiennes ; elles sont tierces, quand c’est celui de l’eau, parce que l’eau a moins de vivacité que le feu et l’air ; elles sont quartes, quand c’est l’excès de la terre, le moins prompt de ces quatre corps, qui ramène tous les quatre jours les chaleurs de la fièvre, et alors le mal se guérit difficilement.

C’est ainsi que se produisent les maladies du corps ; voici comment naissent celles de l’âme. Il faut admettre que la maladie de l’âme est la privation d’intelligence ; or on est privé d’intelligence de deux façons, par la folie ou par l’ignorance. Il faut donc appeler maladie toute affection de l’une ou de l’autre espèce qu’un homme éprouve. Ainsi les jouissances et les douleurs excessives doivent être considérées comme les plus grands maux de l’âme. Car un homme joyeux ou affligé outre mesure, empressé à poursuivre le plaisir ou à fuir la douleur hors de propos, ne peut rien voir ni rien entendre comme il faut : il est fou et ne jouit pas de sa raison. Celui dont la moelle contient une grande abondance de sperme, comme un arbre qui porte trop de fruits, éprouve d’ordinaire beaucoup de douleur et beaucoup de plaisir dans ses passions et dans leurs effets : insensé pendant presque toute sa vie à cause des jouissances et des peines excessives qu’il ressent, son âme est malade et déraisonnable par la faute du corps, et c’est à tort qu’on le regarde non comme malade, mais comme volontairement vicieux. La vérité est que la plupart du temps le goût effréné des jouissances de l’amour provient de ce que la semence se répand dans le corps à travers les os avec trop d’abondance, et produit ainsi une maladie de l’âme. La plupart des reproches que l’on fait aux hommes sur leur intempérance dans les plaisirs, comme s’ils étaient volontairement vicieux, sont des reproches injustes. Personne n’est méchant parce qu’il le veut, on le devient à cause d’une mauvaise disposition du corps ou d’une mauvaise éducation ; malheur qui peut arriver à tout le monde, malgré qu’on en ait. Et, pour revenir aux souffrances, l’âme subit beaucoup d’altérations par suite de semblables dérangements du corps ; par exemple, quand les humeurs des pituites aigres et salées, et toutes les humeurs amères et bilieuses qui traversent le corps, ne font plus éruption au dehors, et retenues à l’intérieur mêlent leurs émanations aux mouvements de l’âme, et lui donnent des maladies de toute sorte, plus ou moins graves et nombreuses, suivant le nombre et l’importance de ces émanations. Portées dans les trois séjours que l’âme habite, quel que soit celui dans lequel elles tombent, elles y causent des tristesses et des chagrins de toute espèce, elles y causent l’audace et la lâcheté, et rendent l’homme oublieux et stupide. Joignez à cette influence du corps sur l’esprit l’exemple des actes publics et les discours qui ont lieu dans les villes soit en particulier soit devant le peuple ; ajoutez qu’on ne nous enseigne dans notre enfance aucune doctrine qui serve de remède à tout cela, et vous comprendrez que tous ceux d’entre nous qui sont mauvais, le deviennent pour deux causes tout à fait indépendantes de leur volonté. Il faut s’en prendre aux parents plutôt qu’aux enfants, et aux instituteurs plutôt qu’aux élèves. Chacun doit donc s’efforcer autant que possible d’éviter le vice et de s’attacher à la vertu au moyen de l’étude, de la science et d’une bonne discipline. Mais c’est là un autre ordre de considérations.

Il est convenable, il est à propos de traiter maintenant le sujet qui correspond à celui-là, par quels moyens on doit maintenir l’âme et le corps en bon état. Il vaux mieux parler de ce qui est bon que de ce qui est mauvais. Or ce qui est bon est beau, et rien n’est beau sans harmonie ; il faut donc admettre que tout animal qui est beau et bon, est plein d’harmonie. Nous ne tenons compte que des moindres harmonies, nous ne sentons que celles-là, et nous laissons de côté les plus grandes et les plus importantes. Par exemple, pour la santé et les maladies, pour la vertu et les vices, rien n’importe plus que l’harmonie entre le corps et l’âme. Cependant nous n’y faisons pas attention ; nous ne réfléchissons pas que quand un corps faible et chétif traîne une âme grande et puissante, ou lorsque le contraire arrive, l’animal tout entier est dépourvu de beauté ; car il lui manque l’harmonie la plus importante ; tandis que l’état contraire donne le spectacle le plus beau et le plus agréable qu’on puisse voir. Supposez que le corps ait une jambe inégale ou quelque autre membre disproportionné ; en même temps que cette difformité l’enlaidit, elle fait naître des difficultés et des spasmes, dès qu’on veut s’appliquer à un travail ; le corps vacille, tombe et se cause à lui-même une foule de maux. Il faut admettre que la même chose a lieu pour cet être formé d’une âme et d’un corps, que nous appelons un animal. Si au dedans de lui règne une âme plus puissante que le corps, elle excite dans tout le corps une agitation intérieure et le remplit de maladies. Se livre-t-elle avec ardeur à ses études et à ses recherches, elle le mine ; s’engage-t-elle dans les discussions et les combats de paroles en public ou en particulier, avec ces luttes et ces controverses elle l’embrase et le consume, occasionne des catarrhes et trompe la plupart de ceux qu’on appelle des médecins, en leur faisant assigner à ces effets des causes contraires à la véritable. Si c’est le corps qui est supérieur à la faible et débile pensée à laquelle il est uni, comme il y a dans les hommes une double tendance, celle du corps pour les aliments et celle de la partie la plus divine de nous-mêmes pour la sagesse, l’effort du plus puissant des deux paralyse celui de l’autre, il augmente la part d’action qui lui appartient, rend l’esprit hébété, incapable de culture, le prive de mémoire, et lui cause la plus grande des maladies, l’ignorance. Contre ce double mal, il n’y a qu’un moyen de salut, ne pas exercer l’âme sans le corps ni le corps sans l’âme, afin que se défendant l’un contre l’autre ils maintiennent l’équilibre et conservent la santé. Ainsi, le savant ou celui qui s’applique sérieusement à quelque travail intellectuel, doit donner de l’exercice à son corps, en se livrant à la gymnastique ; et celui qui prend soin de son corps, doit exercer son esprit par l’étude de la musique et de toutes les connaissances philosophiques, si l’un et l’autre veulent mériter à la fois le titre de beau et celui de bon. Il faut prendre un soin égal de toutes les parties de soi-même si on veut imiter l’harmonie de l’univers. Comme les aliments qui entrent dans le corps le brûlent intérieurement et le refroidissent, que les objets extérieurs le dessèchent et le pénètrent d’humidité, et que cette double influence lui fait éprouver des effets semblables, si on se tient en repos et qu’on abandonne son corps à ces mouvements étrangers, il est vaincu et détruit, à moins qu’on n’imite celle que nous avons appelée la nourrice et la mère de l’univers, et que loin de laisser jamais le corps en repos, on ne le meuve et on ne l’agite sans cesse tout entier, de manière à établir l’équilibre naturel entre le mouvement intérieur et le mouvement extérieur, et à conserver, au moyen d’un exercice modéré, un ordre régulier et conforme à la nature dans les parties du corps et dans les impressions qu’il subit. À l’exemple de l’harmonie que nous avons reconnue dans l’univers, il ne faut pas accoupler deux ennemis pour qu’ils produisent dans le corps des guerres et des maladies ; mais il faut produire la santé par l’union des choses amies. De tous les mouvements, le meilleur est celui que l’on produit soi-même en soi-même ; car c’est celui qui ressemble le plus aux mouvements de l’intelligence et à ceux de l’univers ; le mouvement qui vient d’autrui ne vaut pas celui-là ; le pire est le mouvement partiel, produit par autrui pendant que le corps est couché et se livre au repos. Aussi de toutes les purgations et de tous les exercices du corps, la gymnastique est-elle la meilleure ; la seconde est de se faire porter sans fatigue sur un bateau ou dans un char ; la troisième est la purgation provoquée par les remèdes des médecins, très utile quand elle est nécessaire, mais qu’un homme prudent ne doit pas employer sans nécessité, car il ne faut pas irriter par des médicaments les maladies qui ne présentent pas de grands dangers. La nature des maladies a quelque chose de commun avec celle des animaux : elles naissent avec une durée limitée, de même que chaque espèce et chaque animal naît pour vivre pendant un temps déterminé, sauf les accidents qui peuvent survenir ; car les triangles qui constituent chaque animal, sont disposés pour durer un certain temps, passé lequel un animal ne peut plus vivre. Il en est de même des maladies ; mais si on les dérange avant le temps fixé par l’emploi des médecines, les petites deviennent grandes, et une seule en appelle plusieurs. Il faut les diriger par un régime, autant qu’on en a le loisir, et ne pas irriter le mal par des médecines. En voilà assez sur l’animal et sur sa partie corporelle, sur la manière de gouverner son corps et de se laisser gouverner par lui, conformément à la raison. La partie qui doit gouverner l’animal entier doit être avant tout préparée à gouverner de la manière la plus belle et la meilleure possible. Traiter ce sujet avec tout le soin qu’il mérite suffirait à remplir un ouvrage à part ; mais le traiter accessoirement, selon les principes que nous avons établis, serait une façon convenable de mettre fin à ce discours. Nous avons répété souvent qu’il y a en nous trois espèces d’âmes qui habitent trois lieux différents, et dont chacune a ses mouvements séparés. Nous devons maintenant dire de même en peu de mots que si l’une d’elles reste oisive et se livre au repos au lieu de se mouvoir, elle devient nécessairement la plus faible, tandis que celles qui s’exercent deviennent fortes. Il faut donc avoir soin de les exercer toutes avec harmonie. Quant à celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous, voici ce qu’il en faut penser : c’est que Dieu l’a donnée à chacun de nous comme un génie ; nous disons qu’elle habite le lieu le plus élevé de notre corps, parce que nous pensons avec raison qu’elle nous élève de la terre vers le ciel, notre patrie, car nous sommes une plante du ciel et non de la terre. Dieu, en élevant notre tête, et ce qui est pour nous comme la racine de notre être, vers le lieu où l’âme a été primitivement engendrée, dirige ainsi tout le corps. Celui qui se livre à des passions et à des querelles, et s’occupe de soins de ce genre, n’a nécessairement que des pensées mortelles, et doit devenir mortel autant que cela est possible : il n’y peut rien manquer, puisque lui-même s’est complu à augmenter la partie mortelle de son être. Mais celui qui a tourné ses pensées vers l’amour de la science et l’amour de la vérité, et qui a dirigé toutes ses forces de ce côté, doit nécessairement, s’il atteint la vérité, penser aux choses immortelles et divines ; et autant qu’il est donné à la nature humaine d’obtenir l’immortalité, il ne lui manque rien pour être immortel ; et comme il a toujours cultivé la partie divine de lui-même et honoré le génie qui réside en lui, il jouit du souverain bien. Au reste, nous n’avons tous qu’un seul moyen pour cultiver toutes les parties de nous-mêmes, c’est de donner à chacune les mouvements et les conversions qui lui sont propres. Or ce qu’il y a de divin en nous est de la même nature que les mouvements et les cercles de l’âme du monde. Il faut donc que chacun de nous, à l’exemple de ces cercles, corrige les mouvements qui sont déréglés dans notre tête dès leur origine même, en se pénétrant de l’harmonie et du mouvement de l’univers ; qu’il rende l’esprit qui conçoit conforme à l’objet conçu, comme cela devait être dans l’état primitif, et que par cette conformité il soit en possession de la vie la plus excellente que les dieux aient accordée à l’homme pour le présent et pour l’avenir.

Maintenant, il semble que nous avons presque achevé là tâche qui nous a été imposée en commençant, de parcourir l’histoire de l’univers jusqu’à la génération de l’homme. Il nous reste seulement à parler de la génération des autres animaux, ce que nous ferons en peu de paroles, parce qu’il n’est pas nécessaire de s’y arrêter longuement : nous conserverons ainsi la mesure convenable à un pareil sujet. Voici donc ce qu’il faut en dire. Les hommes lâches, et qui ont été injustes pendant leur vie, sont, suivant toute vraisemblance, changés en femmes dans une seconde naissance. Les dieux firent en même temps le désir de la cohabitation ; ils mirent en nous un animal vivant, et ils en mirent un autre dans les femmes, et arrangèrent l’un et l’autre de la manière suivante. Le canal par lequel les breuvages, passant à travers le poumon, tombent dans la vessie au-dessous des reins, s’y mêlent, avec de l’air, et s’échappent ensuite de la vessie qui les a reçus ; ce canal admet par une ouverture la moelle qui descend de la tête par le cou et le long de l’épine, et que nous avons précédemment appelée le sperme ; et ce sperme étant animé et vivant, et s’échappant par l’issue qu’il rencontre, donne à l’animal le désir de l’émettre, et produit l’amour. C’est pour cela que les parties génitales de l’homme sont d’une nature si indocile et si impérieuse : semblables à un animal qui n’obéit pas à la raison, elles ne respectent rien dans l’emportement de leur passion. Il en est de même de tous points pour la matrice et la vulve des femmes : c’est un animal qui désire ardemment engendrer des enfants ; lorsqu’il reste longtemps stérile après l’époque de la puberté, il a peine à le supporter, il s’indigne, il parcourt tout le corps, obstruant les issues de l’air, arrêtant la respiration, jetant le corps dans des dangers extrêmes, et occasionnant diverses maladies, jusqu’à ce que le désir et l’amour, réunissant l’homme et la femme, fassent naître un fruit et le cueillent comme sur un arbre ; sèment dans la matrice comme dans un champ des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis les nourrissent après la séparation, les développent en dedans, et, les mettant ensuite au jour, achèvent l’acte de la génération des animaux. C’est ainsi qu’ont été faites les femmes et toutes les femelles. La famille des oiseaux, qui a des plumes au lieu de cheveux, est formée de ces hommes innocents, mais légers, aux discours pompeux et frivoles, et qui dans leur simplicité s’imaginent que la vue est le meilleur juge de l’existence des choses. Les animaux pédestres et les bêtes sauvages sortent de ceux qui ne s’occupent point de philosophie et ne font attention à rien de ce qui concerne la nature du ciel, parce qu’ils n’emploient en aucune façon les mouvements de l’âme qui ont lieu dans la tête, et qu’ils obéissent à l’âme qui réside dans la poitrine. Par suite de ces habitudes, leurs membres antérieurs et leur tête sont penchés vers la terre par leur similitude avec elle : ils ont le dos allongé, et de différentes formes, selon les dérangements que la paresse a causés dans les mouvements de chacun d’eux. Les uns ont quatre pieds, les autres davantage, parce que Dieu a donné aux plus stupides un plus grand nombre de pieds, pour qu’ils se rapprochent encore plus de la terre. Pour les moins intelligents de tous, qui, étendus de tout leur corps sur la terre, n’avaient plus besoin de pieds, ils ont été faits sans pieds, et rampent sur la terre. Enfin, la quatrième espèce, celle qui vit dans l’eau, vient des hommes les plus dépourvus d’intelligence et de science : ceux qui les ont transformés ne les ont pas jugés dignes de respirer un air pur, parce que leur âme était chargée de souillures ; au lieu d’un air pur et léger, ils leur ont donné à respirer une eau trouble et pesante. Telle est l’origine des poissons, des huîtres et des autres animaux aquatiques, qui, étant au dernier rang dans l’ordre de l’intelligence, occupent aussi le dernier rang dans l’ordre des êtres. C’est ainsi que, maintenant encore, comme autrefois, tous les animaux sont transformés les uns dans les autres, suivant qu’ils perdent ou qu’ils acquièrent l’intelligence.

Plaçons ici le terme de notre discours sur l’univers. Ainsi a été formé cet univers qui comprend tous les animaux mortels et immortels et en est rempli, animal visible renfermant tous les animaux visibles, Dieu sensible, image du Dieu intelligible, très grand et très bon, d’une beauté et d’une perfection accomplies, monde unique et d’une seule nature.

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