APULÉE
DU MONDE.
De longues réflexions et un examen approfondi, Faustinus, m'ont amené à reconnaître que si jamais la philosophie a le privilège de suivre avec succès les traces de la vertu, de bannir les vices, de participer aux choses divines, c'est surtout lorsqu'elle s'applique à interpréter la nature et à découvrir les secrets placés loin de nos yeux. En effet, pendant que les autres sciences, effrayées par la grandeur de l'entreprise, regardaient un semblable travail comme trop ardu et trop profond, la philosophie seule, pleine de confiance en son génie, ne se jugea pas indigne d'être appelée à l'étude des choses divines et des choses humaines : elle crut que de si belles études, un semblable travail, s'alliaient bien avec la noblesse de sa destination, et qu'entre de tels soins et la nature de ses goûts, de ses habitudes, il y avait une parfaite conformité. Avant elle les hommes réduits aux organes du corps ne pouvaient parcourir le monde et ses profondeurs, et c'était seulement de leur séjour terrestre qu'ils pouvaient apercevoir ces régions. Mais du moment qu'ils eurent trouvé dans la philosophie un guide dont les découvertes les éclairaient, ils osèrent voyager en esprit dans les espaces célestes, en suivant ces routes que la sagesse leur avait frayées par sa pénétrante exploration et que la réflexion seule leur révélait. Ainsi, bien que la nature eût semblé par les intervalles mêmes vouloir nous tenir loin de tout contact avec l'universalité des mondes, cependant notre pensée, rapide et puissant intermédiaire, nous rapprocha en un instant de leur immensité. L'âme, avec son intuition divine, n'eut pas de peine à voir et à reconnaître les principes auxquels ces mondes doivent leur création ; elle en transmit la connaissance à d'autres : de même que certains prophètes remplis de la majesté des dieux révèlent au reste des mortels ce que, par un privilège divin, ils sont appelés seuls à voir. C'est pour cette raison que les écrits qui nous retracent la nature et les qualités d'un lieu, les murailles d'une ville, les courants d'un fleuve, les hauteurs des montagnes et autres détails de ce genre, sont certains d'attacher très vivement les lecteurs ; que les crêtes de Nysa, les profondeurs du Corycius, les asiles sacrés de l'Olympe, les sommets de l'Ossa et les autres curiosités du même genre, excitent tour-à-tour un enthousiasme exclusif. Or, je ne puis qu'avoir pitié des hommes en les voyant ainsi consacrer une admiration inépuisable à des objets qui, loin d'être importants, ne sont que des misères. Comment s'étonner qu'il leur en arrive ainsi, puisqu' ils n'ont jamais rien soupçonné, rien imaginé qui méritât de leur part une contemplation plus assidue ! Si, du reste, jamais ils avaient pu contempler pareillement tout le globe terrestre et l'étendue des mondes, ils auraient cru devoir accorder moins d'éloges à de petites et minces portions, du moment qu'ils en auraient saisi l'ensemble. C'est pourquoi nous dirigeant d'après Aristote, le plus prudent et le plus éclairé des philosophes, et aussi d'après Théophraste, nous dirons, autant que nos moyens nous le permettront, tout ce qu'il en est de l'ensemble de ces mondes ; nous en embrasserons les natures et les fonctions, et nous expliquerons les secrets qui président à leurs mouvements.]
Le monde entier se compose de l'assemblage du ciel, de la terre et des substances qui tiennent de ces deux natures. Ou encore : le monde, c'est l'ordre embelli par la providence divine et par la vigilance éclairée des dieux, gravitant autour d'un point cardinal (c'est ainsi que je rendrai le mot grec κέντρον, lequel point, solide et immobile, n'est autre que notre terre, où naissent et vivent des animaux de toute espèce. Les parties supérieures sont entourées et couvertes, comme on peut le voir, d'un air limpide qui en est en quelque sorte le tégument ; au-delà est le séjour des dieux, que nous appelons le ciel. Là rayonnent des myriades de corps divins, le soleil, la lune, en un mot tous les astres ; et ces nobles et brillants flambeaux, le ciel les entraîne avec lui dans le mouvement de rotation par lequel il nous dispense et les jours et les nuits ; choeur perpétuel de constellations, qui chemine sans devoir jamais s'arrêter dans la série des âges ! Mais quoique le ciel entier roule ainsi comme une sphère, il fallait pourtant qu'il fût tenu par des pivots ; et un mécanisme divin en a effectivement assujetti deux points opposés, comme l'ouvrier avec des pinces tourne et retourne la pièce qu'il veut arrondir : c'est ce que nous nommons les pôles. De chacun d'eux comme centre part une ligne droite, dite axe, qui divise et détermine les mondes, par cela même qu'elle place le globe terrestre dans le milieu. Ces points verticaux, que nous avons dit être immobiles, sont placés de telle sorte, que l'un apparaît au dessus de nos têtes du côté du nord : c'est celui qui s'appelle septentrional ; l'autre, qui est le pôle antarctique, est comme enfoui dans la terre et noyé en quelque sorte au milieu des vapeurs humides du midi qui l'amollissent. Le ciel lui-même, les étoiles qui naissent au ciel, et tout le système des astres, s'appellent éther : non pas, comme quelques uns le pensent, parce qu'il est allumé et en feu, mais parce qu'il obéit toujours à une rotation très rapide. Loin de se ranger dans les quatre éléments connus de tous, l'éther en est entièrement distinct ; et si son nombre le met le cinquième, par son rang il est le premier : car son essence est divine et inaltérable.
La multitude innombrable des astres roule avec la partie mobile de l'univers qu'entoure de son cercle le zodiaque aux obliques contours et aux douze signes étincelants ; une autre partie se compose d'étoiles errantes qui n'ont pas le mouvement des premiers astres : entièrement distinctes et différentes entre elles, elles sont attachées à différents globes, et n'observent pour ainsi dire qu'un ordre désordonné. En-deçà comme au-delà sont encore d'autres constellations qui en raison de cette même nature sont crues n'être sujettes à aucune erreur : brillantes conductrices de mille autres clartés, elles entretiennent à la voûte si pure des cieux comme un brillant diadème de douce et sainte lumière. Sept étoiles, signalées chacune par le nom d'une divinité, sont fixées à autant de globes, et sont placées graduellement les unes au-dessus des autres, de telle façon que la plus élevée soit plus puissante que son inférieure. Unies réciproquement par des attractions mutuelles, elles se rattachent encore à l'ensemble de ces mondes, où rien, comme on dit, ne marche à l'aventure. Ici est le globe de Phénon, que nous appelons Saturne ; après lui, en deuxième, le globe de Phaéthon, que nous nommons Jupiter ; en troisième lieu Pyroéis, dit par beaucoup d'astronomes étoile d'Hercule, par un plus grand nombre étoile de Mars. Après lui vient Stilbon, à qui quelques uns ont donné le nom d'Apollon, les autres celui de Mercure. Lucifer, le cinquième, est connu comme étoile de Junon ou encore de Vénus. Ensuite c'est le globe du Soleil, et en dernier lieu la Lune : celle-ci détermine l'horizon des espaces éthéréens, entretient en quelque sorte les étoiles des feux divins et immortels, et par suite d'emprunts périodiques et toujours égaux elle s'efface et se reproduit tour-à-tour. Après ces parties qui sont bornées par les saintes limites de l'éther, espaces dont nous avons indiqué les mesures et l'équilibre, il en est encore d'autres essentiellement immuables et mortelles, et qui déjà sont presque terrestres. Les premières limites de ces espaces sont occupées par une substance délicate et par de la vapeur ; attendu qu'elles sont en contact avec l'influence ignée de l'éther qu'elles avoisinent, autant qu'il peut y avoir influence exercée du plus grand sur le plus petit, d'un principe très actif sur une substance plus inerte. Mais du côté qui se rapproche le plus de la course ardente du soleil, certaines flammes semblent se montrer à nos yeux : ce sont des météores rapides, lumineux, étincelants, que les Grecs appellent Comètes, Docides et Bothynes ; fréquemment nous les voyons glisser et disparaître : ils s'allument facilement, et s'éteignent plus facilement encore. Vient ensuite l'air inférieur, dont la substance est plus épaisse et qui contient un principe de froid glacial. Toutefois sa partie supérieure, grâce au voisinage d'une atmosphère plus lumineuse et plus chaude, reste constamment brillante et se revêt parfois d'une clarté des plus pures. Là bien souvent les aspects changent et se convertissent, attendu que cette atmosphère est essentiellement corruptible : ce sont des nuages qui se grossissent, des souffles contraires qui se disputent l'espace, des orages violents qui éclatent, des neiges même et des frimas qui se hérissent, une grêle rapide qui se précipite et frappe les airs ; ce sont les vents, les tourbillons, les trombes qui conspirent pour provoquer les tempêtes ; ce sont les carreaux de la foudre et les feux célestes lancés par l'Éternel.
L'air lui-même est en contact avec la terre, et celle-ci contient dans son sein la vaste étendue des mers. La terre est peuplée d'êtres vivants ; de verdoyantes forêts la recouvrent, des sources toujours vives la rafraîchissent ; sillonnée par des courants plus vastes encore d'une onde fraîche, elle les voit tantôt borner leur course dans l'enceinte même qui les porte, tantôt se précipiter dans l'abîme des mers. Ce n'est pas tout : le coloris varié de mille fleurs, de hautes montagnes, de vastes plaines, des bois épais y répandent la variété ; ses rivages sinueux se replient sur eux-mêmes ; elle est parsemée d'îles ; elle est comme rayonnante de villages et de villes, que les hommes industrieux ont su construire en réunissant leur communs efforts.
Je n'ignore pas que la plupart des auteurs qui ont traité cette matière ont divisé le globe terrestre en îles et en continents ; mais ils ne considèrent pas que cette immensité terrestre est enveloppée de tous côtés par la mer Atlantique, et qu'avec toutes ses îles elle forme à elle seule une grande île. En effet, une foule d'autres terres, soit aussi grandes que notre continent, soit plus petites, sont entourées par l'Océan ; et cependant elles sont tout naturellement inconnues, puisque nous ne pouvons pas même parcourir dans son entier le territoire dont nous sommes les habitants. De même que les flots nous séparent des îles qui sont dans nos mers, de même celles-là dans l'Océan universel sont séparées de nous par de plus vastes étendues d'eau.
Les liens mutuels qui associent les éléments entre eux tiennent à des affinités savamment combinées ; telle en est la symétrie, qu'aux principes plus lourds s'unissent pourtant les plus légers. L'eau est contenue dans la terre ; et l'eau, comme d'autres le pensent, porte la terre. L'air naît de l'eau ; le feu est produit par l'air épaissi. L'éther à son tour et les feux dont il brille sont allumés par le dieu immortel en qui toute vie réside. Alimentées par ce feu divin, des myriades de flambeaux étincèlent à la voûte qui recouvre le monde entier. Conséquemment les séjours supérieurs sont ceux des divinités supérieures ; les séjours d'en bas sont abandonnés aux autres espèces de créatures terrestres ; c'est là que serpentent, s'élancent, jaillissent les fleuves, les sources et les mers, qui ont dans le sein même de la terre leurs courants, leurs lacs, leurs origines.
Parlons des îles qui sont dans notre mer : les premières sont la Trinacrie, l'Eubée, Chypre et la Sardaigne, la Crète, le Péloponnèse, Lesbos. D'autres moins importantes sont comme de petits points semés sur les vastes nappes des mers azurées ; d'autres, appelées Cyclades, sont baignées par des flots plus nombreux. Les mers les plus grandes sont l'Océan et l'Atlantique, qui bornent les contours de notre univers. Mais la mer Occidentale, resserrée d'abord dans d'étroits passages, forme des golfes de peu d'étendue ; puis encore refoulée aux colonnes d'Hercule, elle se déploie sur une immense latitude. Souvent des terres qui se rapprochent la compriment comme dans un défilé ; et ces terres s'écartant ensuite, elle reprend ses dimensions. Ainsi donc, si en naviguant on prend pour point d'arrivée les colonnes d'Hercule, on a à sa droite deux grands golfes dont le premier renferme deux syrtes ; l'autre offre des sinuosités inégales, mais forme plusieurs grandes mers, dont l'une est dite mer des Gaules, l'autre mer d'Afrique (Aristote a préféré l'appeler mer de Sardaigne) ; une troisième est la mer Adriatique. D'autres s'y joignent : la mer de Sicile, puis celle de Crète, et, sans que des limites précises les séparent, celle de Pamphylie, celle de Lycie, celle d'Egypte. Auparavant, sont la mer Egée et celle de Myrtos. Dans le voisinage de celle-ci est le Pont, vaste golfe formé par notre mer. A l'extrémité la plus reculée de ce golfe se trouvent le Palus-Méotide, formé par le détroit de l'Hellespont et précédé de ce qu'on appelle la Propontide. A l'est est l'Océan, qui produit le golfe Persique et celui des Indes. A la suite de ceux-ci se développe le littoral de la mer Rouge, laquelle par une sorte d'étroits et longs canaux va se jeter dans la mer d'Hyrcanie et dans la mer Caspienne. Au-delà s'étendent, à ce que l'on suppose, des mers d'une profondeur incommensurable. En continuant toujours de l'est à l'ouest, on trouve successivement la mer Scythique, la mer d'Hibérie, et de nouveau la mer par laquelle l'Océan, développé depuis le golfe de Gaule jusqu'aux colonnes de Gadès, forme la limite de notre univers. Dans l'autre partie du globe sont semés des groupes d'îles considérables, les deux Bretagnes, Albion et l'Hibernie, plus considérables que celles que nous avons nommées plus haut. Nous parlons des îles situées sur les frontières des Celtes : car au-delà des Indes il en existe de non moins grandes, Taprobane et Phébol. Indépendamment des unes et des autres, il en existe un nombre considérable qui, semées en cercle autour de notre grande île (comme j'ai appelé l'univers), l'embellissent de leurs agréments, et l'enlacent en quelque sorte d'une perpétuelle guirlande.
La terre que nous habitons a quarante mille stades de largeur, et soixante-dix mille de longueur. Dans la division du globe, nous avons compris l'Asie, l'Europe et l'Afrique, d'accord en cela avec la pluralité des géographes modernes. L'Europe est bornée par les colonnes d'Hercule, la mer du Pont, la mer d'Hyrcanie et le fleuve Tanaïs. L'Asie, bornée de ce côté par les mêmes limites, s'étend jusqu'au détroit qui sépare le golfe Arabique et la mer Intérieure. Elle est ainsi enveloppée par l'Océan et par notre mer, qui en fait partie. D'autres géographes adoptent une autre division : ils placent l'Asie depuis la source du Tanaïs jusqu'aux embouchures du Nil ; ils font commencer l'Afrique à l'isthme de la mer Rouge ou aux sources mêmes du Nil, et prétendent qu'elle se termine au détroit de Gadès. Quelques-uns placent l'Égypte en Asie ; la majorité en fait une partie de l'Afrique. Enfin, quant aux îles, il en est qui les réunissent avec les pays qu'elles avoisinent, et d'autres qui croient devoir les comprendre dans une catégorie séparée.
Assez parlé de la mer ; passons aux phénomènes terrestres. Les naturalistes disent qu'il existe deux sortes d'exhalaisons subtiles, presque continuelles, à peine apparentes, et qui tendent aux régions supérieures. Du sein de la terre s'élèvent des masses de brouillards formées par l'émanation des fleuves et des sources et plus épaisses le matin que dans le reste du jour. De ces exhalaisons, l'une est sèche et ressemble à de la fumée : c'est celle qui jaillit des crevasses du sol ; l'autre est humide, tiède, et elle est attirée du sein des eaux par son affinité avec l'atmosphère supérieure. C'est de cette dernière exhalaison que sont engendrés les brouillards, les rosées, les frimas, les orages, les pluies, la neige et la grêle ; de la précédente, que nous avons dit être sèche, naissent les vents, les courants d'air, les flammes, la foudre, et une foule d'autres traits enflammés de différentes espèces. Les brouillards sont formés, ou par l'apparition de petites nues amoncelées, ou par leurs restes. C'est une exhalaison vaporeuse, exempte de toute humidité, plus épaisse que l'air, plus subtile que la nue, qui se dissipe devant la sérénité ; et la sérénité n'est autre chose qu'un air dégagé de tout mélange et parfaitement pur. La rosée est une vapeur humide formée la nuit, que la sérénité de l'air condense en petites gouttelettes. La glace est de l'eau congelée par le froid d'un air serein. Les frimas sont à peu près la même chose ; c'est la rosée qui a été blanchie et solidifiée par les froids du matin. L'air condensé en nuées forme les orages, autrement dit, des masses d'eaux qui se gonflent et grossissent toujours. Que ces nuages épais viennent à se heurter, la pluie s'en échappe aussitôt ; et on remarque autant de variétés dans les diverses pluies qui tombent, qu'il peut y avoir de conditions dans le rapprochement de tous les nuages. Les nuages sont-ils semés clair, ils ne répandent qu'une rosée fine ; sont-ils plus condensés, ils laissent tomber de larges volumes d'eau : c'est alors ce que nous nommons pluie. Il y a encore les averses ; mais il faut observer une différence ; c'est que la pluie peut être de longue durée, tandis que plus une averse est soudaine, violente, et se précipite instantanément, plus elle est prompte à cesser. Les neiges sont, à n'en pas douter, le résultat des secousses qu'éprouvent les nuages, lorsque ceux-ci, avant de se résoudre en eau, se brisent, se déchirent et produisent par leurs agitations des espèces de flocons d'écume : cette écume, bientôt glacée par la rigueur du froid, se détache victorieusement des nuages pour tomber abondamment sur le sol : c'est alors que nous disons qu'il neige. On dit qu'il grêle, lorsque cette eau qui s'échappe ainsi des nuages en les crevant tombe avec la lourdeur et la promptitude d'une pierre ; son poids même augmente alors sa rapidité : elle triomphe de la molle résistance de l'air, écarte ce milieu, et se précipite en frappant la terre avec une sorte de fureur et d'indignation. Nous nous bornerons là pour les phénomènes qui tiennent aux principes humides et aqueux.
Mais il est d'autres phénomènes qui se manifestent lorsque les mouvements opérés dans l'espace refroidi engendrent les vents. Les vents ne sont autre chose qu'un grand et impétueux volume d'air réuni en une seule masse : c'est là ce que nous appelons souffle ; quoique, du reste, on appelle aussi souffle ce principe dont l'exacte périodicité entretient et féconde la vie dans tous les êtres animés. Les souffles secs qui régnent dans les parties supérieures du monde sont appelées venti ; et les souffles humides, nous les nommons aurae. Il y a deux espèces de vents : ceux qui sont produits par les exhalaisons de la terre, on les appelle Terrigènes ; d'autres qui prennent naissance dans les golfes et dans les détroits sont appelés en grec Encolpiens. Il faut regarder comme tout à fait analogues à ces derniers les vents qui naissent du sein des fleuves, des lacs, des étangs, des nuages déchirés, pour se répandre dans les espaces de l'air et se condenser ensuite en nuages ; on appelle ces vents Ecnéphies. Enfin, il y en a encore qui naissent à la suite des pluies, lesquels sont appelés Exhydries par les Attiques. Énumérons à présent les noms des vents, et les régions qu'ils occupent. Eurus souffle à l'orient, Borée au septentrion, Zéphyr à l'occident, Auster au midi. Entre ces quatre vents viennent s'en placer un grand nombre d'autres. En effet, quoique Eurus soit le nom générique du vent d'orient, néanmoins il s'appelle Cécias quand il souffle du sud-est ; Apéliotès quand il souffle à l'orient équinoxial, et il n'est spécialement Eurus que quand il souffle du nord-est. Zéphyr s'appelle en latin Favonius. Quand il se lève du sud-ouest, il s'appelle ordinairement Iapyx. A l'occident équinoxial est le Corus ; au nord, l'Aquilon : à la droite de celui-ci, l'Aparctias, qui, dans cette direction, est celui qui regarde le mieux le midi. Le Thrascias et l'Argestès soufflent vers l'Inde. Les variétés de noms pour l'Auster sont les suivantes : souffle-t-il du pôle sud, c'est le Notus ; est-il entre le Notus et l'Eurus, c'est l'Euronotus. De l'autre côté est le Libonotus, produit également par la combinaison de deux. On appelle excurseurs les vents qui soufflent en droite ligne ; réciproques, ceux dont le souffle est alterne, comme le Cécias, selon l'opinion commune. Il y a des vents que l'on regarde comme d'hiver : le Notus, par exemple. Les Etésiens sont plus fréquents en été, et ils se combinent avec le Septentrion et le Zéphyr. Les vents du printemps s'appellent Ornithiens ; ils appartiennent à la classe des aquilons, mais ils sont moins fougueux et moins continus. Il y a encore un vent très orageux, appelé Catégis, qu'on pourrait appeler le briseur, et qui, parti des régions supérieures de l'air, opère sur le globe des secousses aussi violentes que soudaines. La trombe est une irruption subite qui porte partout le ravage. Le tourbillon a lieu lorsque la poussière ou le sable, tournoyant avec violence, est enlevé du sol dans les airs. Les Grecs appellent anaphysemata ces souffles qui du sein ou des crevasses de la terre s'ouvrent violemment un passage pour venir éclater à la surface. Ce phénomène se manifeste-t-il avec plus de violence, c'est alors une tempête terrestre nommée prester par les Grecs. Persiste-t-il dans son intensité, chassant devant lui des nuages épais et gonflés ; bientôt ceux-ci éclatent avec une effroyable collision, dont le fracas fait au loin retentir les cieux ; on dirait que c'est la mer qui, bouleversée par les vents, vient, avec un bruit épouvantable, briser ses ondes contre le rivage.
Je vais parler maintenant des phénomènes que présentent les nues. Quand un nuage orageux en se déchirant laisse revoir l'azur du ciel, il y a inflammation d'un air extrêmement subtil, et une vive lumière se dégage : c'est ce qui s'appelle l'éclair ; mais dans l'ordre, c'est le tonnerre qui est le premier ; l'éclair ne vient qu'en second lieu. En effet lorsque les nuages font jaillir de la flamme à la suite de leur collision, comme les cailloux nommés pierres à feu quand on les choque l'un contre l'autre, la vue est avant tout frappée de la partie lumineuse du phénomène ; le son affecte plus tard l'ouïe, qui est un sens moins agile : voilà pourquoi l'on croit généralement que l'éclair précède le tonnerre. Ajoutons que le feu brille instantanément aux regards, et vient ébranler notre nerf visuel plus promptement qu'on ne saurait l'exprimer, tandis que le son frappe préalablement l'air et ne parvient à nous qu'après avoir franchi ce milieu. Quoi qu'il en soit, si cette flamme que dégage le choc des nuées éclate en un incendie assez considérable, elle se lance impétueusement sur notre globe, y prenant le nom, le terrible nom de foudre. Nous la nommons Prester, lorsque son intensité est moins considérable ; si même il n'y a pas eu flamme, le terme usité dans ce cas est Typhon. Le mot sceptos est générique pour exprimer tout ce qui tombe des nuages.
Passons rapidement en revue tous les phénomènes du même genre. De ceux qui présentent à nos yeux des images toutes fantastiques, les uns ne sont que l'apparence d'un spectacle, les autres ne nous abusent pas dans ce qu'ils nous montrent. Les images sans consistance sont l'iris ou arc-en-ciel, et autres analogues. Les visions réelles sont les comètes, les éclairs, et nombre d'autres du même genre. L'arc d'Iris existe ordinairement, à ce que l'on dit, quand l'image du soleil ou de la lune colore un nuage rempli de vapeur et figurant un prisme, et qu'elle s'y reproduit en un lumineux demi-cercle. Le Rhabdos est de la même espèce, sauf que le nuage est coloré en long et forme comme une bande. L'Halo est une chaîne d'une lumière éblouissante qui entoure le soleil et revient sur elle-même. Entre l'halo et l'iris il y a cette différence, que l'iris est multicolore, qu'elle trace seulement un demi-cercle se dessinant loin du soleil et de la lune ; tandis que l'halo, plus lumineux, forme autour du soleil la circonférence complète et n'offre qu'une couleur unique. Les Grecs appellent Selas une traînée d'air en feu. On croit que de ces météores, les uns obéissent à un mouvement d'éjaculation, les autres tombent en glissant. les autres restent en place. Il y a éjaculation, lorsqu'un feu engendré par un courant d'air signale sa présence par un déplacement instantané d'une promptitude extrême. La lumière stationnaire est celle que les Grecs appellent Stérigmon, sans mouvement continuel ; c'est une lumière prolongée, étoile flottante, une sorte de flamme limpide, qui quand elle prend plus d'extension s'appelle une comète. La plupart de ces clartés qui naissent soudain, à peine vues s'effacent aussitôt ; et d'autres au contraire, après s'être montrées, subsistent encore assez longtemps. Il est en ce genre d'autres espèces de visions que les Grecs appellent flambeaux, poutres, tonneaux, fosses, par allusion à leur ressemblance avec ces objets. Quelques-unes d'entre elles apparaissent au couchant, et sont plus connues ; on en voit rarement au nord ou au midi. Du reste, on regarde comme certain que jamais deux d'entre elles ne peuvent se trouver réunissant les mêmes circonstances de durée ou de position. Voilà tout ce que nous avions à dire sur l'air.
La terre ne contient pas uniquement dans ses entrailles des sources d'eaux ; elle est pleine encore et d'air et de feu. Oui, au-dessous de certaines localités il existe des courants d'air occultes, qui s'exhalent de temps en temps et soufflent l'incendie, comme Lipari, l'Etna, et encore notre Vésuve. Ces feux qui sont contenus dans les lieux les plus secrets de la terre, réduisent à l'état de vapeur les eaux qui s'étendent au-dessus d'eux ; et on reconnaît ainsi l'influence de la flamme, parce que les eaux s'échauffent de son contact : c'est un véritable incendie qui brûle des courants liquides. Nous en citerons pour exemple le fleuve Phlégéthon, que les poètes font couler dans leur enfer fantastique. Mais comment ne pas juger dignes de notre intérêt ces sortes d'exhalaisons, quand on remarque que, grâce à l'espèce de fureur religieuse qu'elles inspirent, des hommes vivent sans boire et sans manger, d'autres deviennent prophètes et révèlent l'avenir ? témoin le temple de Delphes, et d'autres. J'ai vu moi-même auprès d'Hiéropolis, en Phrygie, sur le revers d'une montagne assez peu élevée, une ouverture naturelle, autour de laquelle il y avait un rebord mince et de médiocre hauteur. Est-ce à dire que ce soient là les soupiraux de Pluton, comme feignent les poètes ; ou n'est-il pas plus raisonnable d'y voir des exhalaisons mortelles ? En effet, les animaux qu'on en approche, qu'on y penche ou qu'on y jette, sont asphyxiés par l'atteinte de ce souffle empoisonné ; ils sont entraînés en tourbillonnant, et périssent. On dit qu'il n'y a que les prêtres eunuques qui osent s'y hasarder de plus près, en tenant toujours le visage en l'air ; tant ils savent que les effets de ce mal qui des lieux inférieurs exhale une vapeur méphitique et nuisible, peuvent atteindre et frapper les êtres, même inférieurs dans l'espèce humaine. Souvent il est arrivé que des courants d'air naturels, errants dans les cavités de notre globe, lui imprimassent des secousses ; plus souvent encore, que ces courants d'air, augmentant de violence et s'engageant dans des passages étroits où ils ne trouvaient pas d'issue, occasionnassent des bouleversements. Ces phénomènes ont autant de noms divers, qu'ils paraissent eux-mêmes être variés. En effet, ceux qui en renversant tout ce dont ils approchent procèdent par une direction oblique et latérale, frappant à angles aigus, sont appelés, en grec, épiclintes ; ceux qui bondissent, déplaçant et replaçant les corps selon un plan vertical et à angles droits, s'appellent brastes ; ceux qui semblent engloutir, s'appellent chasmaties ; ceux dont la violence produit des déchirements dans le sol, s'appellent rhectes. A la suite de ces phénomènes, certaines localités lancent des exhalaisons, d'autres vomissent des rochers, quelques-unes du limon ; il en est qui font jaillir des sources dans des lieux où l'on n'en avait jamais vu, traçant de nouvelles routes à des fleuves étrangers. On nomme ostes, les mouvements qui bouleversent le sol ; palmaties, ceux qui, tout en l'agitant et le faisant trembler, ne présentent aucun danger de chute, et ne font pas dévier les corps de la verticale ; on appelle mycetias, les sourdes harmonies produites sous terre par ces courants incessamment inquiets. Ce sont enfin de véritables mugissements qui s'échappent comme de profonds soupirs, lorsque ces mêmes courants, trop faibles pour ébranler la terre, se dirigent en tous sens à la surface du sol par les chemins qu'ils rencontrent. Sur la mer on trouve des phénomènes analogues, lorsque la masse des flots qui s'élancent va tantôt frapper en avant les rivages, tantôt se replier en arrière sur les golfes les plus reculés. C'est le résultat d'une sympathie sensible entre le ciel et la mer, sympathie qui se reconnaît à la concordance des phases de la lune avec le flux et le reflux.
Je vais expliquer en peu de mots, et comme je le pourrai, mon opinion sur le système général de l'univers. Entre les éléments, l'air, la mer et la terre, il règne une harmonie parfaite ; et au milieu de tant de causes qui leur sont également favorables ou contraires, en ce sens qu'elles peuvent créer ou détruire en particulier, cette harmonie garantit au grand tout l'impossibilité de finir, comme il y a eu pour lui impossibilité de commencer. Quelques-uns ont coutume de trouver étonnant que la nature étant composée de principes divers et qui se combattent les uns par les autres, le sec et l'humide, le froid et le chaud, de telles incompatibilités n'aient pas encore provoqué la dissolution et la ruine de notre monde. Mais nous leur répondrons par une similitude qui les satisfera. Dans une ville, les éléments les plus opposés et les plus contraires se combinent de manière à former un tout parfaitement uni de choses dissemblables. En effet, on y voit ensemble des riches et des pauvres, des adolescents mêlés avec des vieillards, des lâches avec des courageux, des pervers avec des hommes de bien ; et, cependant, on ne pourra se refuser à convenir qu'en vérité rien n'est plus admirable que l'aspect d'une ville sagement administrée. C'est un seul tout composé de plusieurs parties ; c'est un ensemble parfaitement homogène, quoique ses membres ne le soient pas ; c'est le centre de mille natures qui tendent à différentes destinations, de spécialités aboutissant à des fins et à des résultats divers. Par une association remarquable, les principes les plus opposés se modifient entre eux, les dissonances concourent à une seule et même harmonie. Ainsi, le sexe masculin et le féminin s'accouplent, et les deux sexes contraires produisent un animal semblable à l'un d'eux. La peinture, avec ses couleurs discordantes, noires, blanches, jaunes, écarlates, qu'elle sait habilement fondre ensemble, fait des images semblables aux modèles qu'elle imite. La musique, formée de brèves et de longues, de sons aigus et de sons graves, de voix si diverses et si discordantes, rend une harmonie parfaite. Voyez encore, je vous prie, le procédé de l'écriture : elle se compose de différentes lettres, les unes consonnes, les autres demi-consonnes, les autres voyelles ; et cependant, grâce au mutuel secours qu'elles se prêtent, ces lettres composent des syllabes, et les syllabes, des mots. C'est ce qu'Héraclite exprime en ces termes, où l'on trouve son obscurité ordinaire : “Supposez réuni ce qui est sain et ce qui ne l'est pas, ce qui est concordant et ce qui est discordant ; voyez une seule chose dans tout, et tout dans une seule chose.” C'est bien en effet ainsi que les éléments hétérogènes de ce monde ont été réunis ensemble ; et grâce à son caractère d'union, à sa force coïtive, la nature en fait un vaste ensemble d'harmonie. L'humide a été combiné avec le sec, le froid avec le chaud, le rapide avec le lent, les lignes droites avec les courbes ; une chose a été formée de tout, et tout a été formé d'une chose, comme le dit Héraclite. La terre a été dotée d'un principe humide, le ciel a reçu le globe du soleil et le disque de la lune ainsi que les autres flambeaux des astres qui se lèvent et se couchent ; puis à tout s'est mêlé une sorte de souffle vivifiant dont il est certain que la nature entière est imprégnée. Par cette influence, toute substance, le feu, l'eau, l'air, la terre, et ce qui compose l'ensemble de ce globe, est forcée de reconnaître entre les diverses parties constituantes, malgré leurs contrastes, une harmonie, une union qui assure le salut de l'oeuvre. Oui, c'est cet accord des principes qui garantit leur existence ; et cette persistance d'union tient à ce qu'il y a un mélange égal des parties apportées par chacun d'eux, et à ce qu'aucun d'eux ne prétend rompre l'équilibre en prévalant par la puissance ou par la forme de ce qu'il apporte à la communauté. Ces réunions d'atomes lourds, légers, chauds, froids, combinées habilement selon les indications de la nature, ont, au milieu de tant de contraires, valu à ce monde un accord dont les résultats sont un agrément, une grâce, une jeunesse éternelle.
Car enfin est-il rien de plus admirable que le monde ? Louez n'importe quel objet ; ce sera une portion du monde que vous louerez ; admirez où vous voudrez de l'ordre, de l'harmonie, de la grâce ; ce sera le monde, ce sera son influence que vous retrouverez dans tout ce que vous aurez à louer. Rien, je vous prie, saurait-il paraître gracieux et bien ordonné, sans que le secret de sa beauté tienne à ce qu'il est imité du monde ? c'est ce qui a valu à celui-ci chez les Grecs le nom de κόσμος (ornement). La marche du soleil, de la lune et des autres astres lumineux dans des routes toujours constantes, avec des révolutions déterminées et exemptes de toute erreur, établit la division et le renouvellement des temps. Qu'elles sont belles et fécondes, ces heures qui tantôt nous ramènent les chaleurs de l'été, tantôt répandent autour de nous les frimas de l'hiver ! La série des jours et des nuits forme les mois, les mois font les années, les années la suite des siècles. Le monde est incommensurable de grandeur, admirable dans la rapidité de ses révolutions, dans l'éclat dont il brille, dans sa vigueur inaltérable, dans sa fraîcheur de jeunesse. C'est lui qui fait naître les animaux : animaux terrestres, aquatiques, ailés, chacun ayant son genre, son espèce distincte, ses conditions particulières de vie et de mortalité. C'est du monde que les êtres animés tirent leurs esprits vitaux. C'est à son organisation que se rattachent les dates certaines de ces évènements qui nous frappent toujours d'une admiration nouvelle : les combats que se livrent les vents ; la foudre qui déchire les nuages et sillonne les deux ; les luttes du temps serein et du temps d'orage ; les éclairs, les pluies, et réciproquement ce calme universel qui ouvre l'univers entier à l'allégresse et au bonheur. De verdoyants feuillages forment comme une chevelure à la terre ; des sources fraîches jaillissent de son sein, des courants d'eau y trouvent leur existence, leur entretien ; des révolutions ne la fatiguent point ; elle ne vieillit point sous la main des siècles, malgré les éjections de toute nature, brusques ou insensibles, qui l'ébranlent, malgré les alluvions qui l'inondent souvent, malgré les flammes dont les ravages la consument en partie. Bien que dans les diverses localités ces accidents semblent des désastres funestes à l'ensemble, ils sont salutaires et contribuent au raffermissement du globe : les tremblements de terre sont l'exhalaison de certains souffles qu'il contenait, et qui ne l'agitaient que parce qu'ils cherchaient à s'échapper ; les pluies qui inondent le sol, outre qu'elles sont une espèce d'engrais servant à élever les animaux, le purifient encore de miasmes contagieux ; les ouragans dissipent et purifient les courants d'air trop intenses ou d'une nature viciée ; la chaleur adoucit les rigueurs d'un froid glacial ; le froid de l'hiver tempère les chaleurs du feu que la terre couve dans son sein. Des animaux croissent, d'autres se développent auprès d'autres qui passent ; une génération qui naît pullule sur une qui meurt ; et un certain nombre en disparaissant fait place à un même nombre qui vient à la lumière.
Il nous reste à traiter du point capital de cette question, c'est-à-dire à parler de celui qui administre le monde ; car il semblerait que quelque chose manquât à mon discours, si, parlant sur le monde, peut-être sans talent, du moins le mieux qu'il m'est possible, je ne faisais mention de cet être souverain. Or, contrairement à ce que dit Platon, il vaut encore mieux parler même insuffisamment de lui, que de n'en point parler du tout. C'est une opinion ancienne comme le monde, et profondément gravée dans les esprits, que l'existence d'un Dieu auteur de toute créature, et en même temps principe de conservation et de persistance pour tout ce qu'il a formé. Rien n'est si vigoureusement constitué, que, sans le secours de Dieu, il puisse se suffire par sa propre nature. C'est en suivant cette opinion que les poètes ont osé dire que tout est plein de Jupiter, dont la présence se révèle, non pas seulement à la pensée, mais encore aux yeux, aux oreilles et à toute substance sensible. Mais si ce langage poétique a pour but d'exprimer la puissance divine, il convient moins à l'essence de Dieu. Dieu sans doute a créé et conserve tous les êtres qui sont nés et formés pour remplir le monde ; mais ce n'est pas à dire cependant que, comme un artisan qui fatigue son corps, il ait de ses mains façonné cet univers. Son infatigable providence, placée loin de notre séjour, s'étend sur tout et embrasse les détails dont des espaces immenses la séparent. Il n'est pas douteux qu'il occupe un séjour aussi éclatant que sublime ; en même temps que son nom, chanté par la voix des poètes, est plus noble que celui des consuls et des rois, dans les hauteurs de l'empyrée est établi le trône de sa magnificence. Les êtres les plus rapprochés de lui sont aussi ceux qui participent le plus amplement de son pouvoir : et les créatures célestes, grâce à leur voisinage, reçoivent par cela même d'autant plus de Dieu. La participation y est beaucoup moindre pour les créatures qui sont secondaires à celles-ci, et ainsi de suite jusqu'à nous, habitants de ce globe, à qui l'influence des bienfaits de la divinité ne se fait ressentir qu'à des intervalles d'un espace presque incommensurable. Or, si nous admettons que Dieu pénètre partout, que sa puissance s'étend jusqu'à notre séjour et au-delà, il s'ensuit que plus il est près ou éloigné, plus aussi doit augmenter ou décroître son influence sur les objets. Conséquemment, il est plus convenable et plus digne d'admettre la théorie suivante : de croire que cette puissance souveraine réside au ciel comme dans le sanctuaire de sa grandeur ; et que de là les êtres les plus éloignés comme les plus rapprochés de lui sentent l'influence salutaire de la protection exercée par lui-même ou par d'autres, sans qu'il ait besoin de se communiquer à chaque espèce en particulier, et de porter la main à tout, ce qui serait incompatible avec sa dignité. Parmi les hommes eux-mêmes, des fonctions si humbles et si subalternes ne conviendraient pas à celui dont les sentiments auraient quelque élévation. Les chefs d'une armée, les présidents d'un sénat, les gouverneurs des villes, et des peuples s'abaisseraient-ils, je le demande, à exécuter de leurs propres mains des détails frivoles et minutieux ? Les maîtres, enfin, dont le rôle est de commander, se résignent-ils jamais à l'office des esclaves ?
Une comparaison éclaircira cette pensée : Cambyse, Xerxès, Darius, étaient de puissants monarques, dont la grandeur, fondée sur leurs prodigieuses richesses, se rehaussait encore de tout l'appareil dont ils s'entouraient. Or, l'un d'eux dans Suse et dans Ecbatane, retiré comme au fond d'un sanctuaire, ne prodiguait point indifféremment l'aspect de son visage. Il avait pour asile un admirable palais, dont les toits étincelaient des neiges de l'ivoire, des éclairs de l'argent, des flammes de l'or, du brillant de l'acier. A une entrée succédait toujours une entrée nouvelle. Les portes intérieures étaient protégées par des portes extérieures tout en fer, et par des murailles aussi impénétrables que le diamant. Aux abords du palais, des hommes intrépides attachés à la personne du roi exerçaient une surveillance continuelle en se remplaçant au sort. Tous avaient des fonctions : dans le cortège du monarque, ils étaient écuyers ; et au dehors, selon les localités, ils étaient des gardiens, des portiers, des majordomes. Parmi eux encore quelques-uns étaient appelés oreilles du roi, yeux de l'empereur. C'était grâce à ce genre d'intermédiaires que le prince passait aux yeux des hommes pour un dieu, attendu que par les rapports de ses espions il apprenait tout ce qui se faisait dans ses états. Il avait des payeurs, des receveurs, des agents du fisc. Il avait pareillement placé dans les villes des officiers de toute espèce, les uns chargés du département des chasses, d'autres qui passaient pour préposés aux largesses et aux récompenses ; d'autres, dont les fonctions étaient aussi importantes qu'assidues, devaient exercer une infatigable surveillance. Dans toute l'étendue du royaume d'Asie, lequel était borné à l'occident par l'Hellespont et à l'orient par les Indes, des généraux et des satrapes étaient partout répandus ; chaque contrée avait ses esclaves royaux. C'étaient des coureurs de jour, des veilleurs de nuit ; les uns portaient à chaque instant des messages ; les autres allumaient assidûment des fanaux ; et ces clartés qui brillaient alternativement sur tous les points du royaume apprenaient à l'empereur en un seul jour ce qu'il lui importait de savoir.
C'est à un pareil système de monarchie que l'on peut comparer le grand royaume du monde, si pourtant on a le droit de mettre en parallèle le maître, le souverain des dieux, et la nature lâche et corrompue des mortels. Or, lorsqu'il est inconvenant pour un homme, pour un roi, d'exécuter par lui-même tout ce qui peut lui être profitable, combien ne sera-ce pas plus inconvenant à l'égard de Dieu ? Ainsi n'en doutons pas : Dieu se maintient toujours parfaitement dans sa dignité. Des hauteurs où il réside, il a placé des puissances secondaires dans toutes les parties du monde et de l'univers. Ces puissances qui résident dans le soleil, dans la lune et dans la vaste étendue du ciel, garantissent par leur sollicitude la conservation de tous les habitants de la terre. Mais cette surveillance ne leur demande pas l'aide d'un grand nombre de subordonnés, comme il arrive pour l'homme, qui est contraint de s'associer d'autres hommes dans ses travaux, attendu que sa faiblesse le condamne à avoir besoin d'une foule de bras. Voyez les mécaniciens mettre en mouvement un nombre infini de machines à l'aide d'un seul ressort ingénieux ; voyez encore ceux qui font manoeuvrer de petites marionnettes en bois : selon qu'ils tirent tel ou tel fil pour faire mouvoir un membre, la tête tourne, les yeux roulent, les mains exécutent tout ce qu'on veut ; et la marionnette, dans ses mouvements pleins de précision, semble être une petite personne vivante. De même en agit la puissance céleste : elle imprime savamment l'impulsion à tout l'ensemble ; et le mouvement générateur, mis une fois en action, garantit de proche en proche et par la combinaison des ressorts le jeu de toute la machine : un mécanisme est mû par un autre, qui en fait à son tour manoeuvrer un troisième. Il y a pour l'économie du système entier accord parfait, non d'une seule manière, mais au moyen d'agents divers et souvent opposés. Il a suffi d'un premier moteur, d'un principe d'action, comme nous l'avons déjà dit ; et depuis lors tout a marché, grâce à l'action réciproque des rouages. Que l'on se figure des sphères, des cubes, des cylindres, et d'autres solides, jetés ensemble suivant un plan incliné ; tous, il est vrai, se précipiteront en bas, mais ce ne sera pas avec la même espèce de mouvement.
Faisons encore une comparaison assez exacte. Si d'une même enceinte que l'on ouvrira, on laisse sortir ensemble des oiseaux, des animaux aquatiques, d'autres, terrestres, chaque espèce, guidée par son instinct inné, s'empressera de regagner son élément : les uns courront dans l'eau, les autres iront se réunir, selon leurs habitudes et la loi de leur nature, aux animaux sauvages ou aux animaux domestiques ; on verra s'élancer promptement dans les routes de l'air ceux qui sont doués de cette faculté ; et notez que ce sera d'une même enceinte que tous auront été lâchés. Ainsi est constitué le monde. En effet, le ciel qui, obéissant à un mouvement fort simple de rotation, passe par les alternatives de jour et de nuit, qui est divisé en plusieurs segments bien distincts, n'en reconnaît pas moins des lois générales. Par les accroissements de son disque et par ses diminutions régulières, la lune indique les mois ; de son côté, le soleil parcourt les cieux d'une marche annuelle, aussi bien que ses compagnons, l'agréable Lucifer et Mercure son inséparable satellite. Pyroïs, l'étoile de Mars, opère sa révolution en deux ans ; Jupiter, à la vive et brillante lumière, emploie six fois plus de temps à fournir sa route ; et Saturne, placé dans une région plus haute, y emploie trente années. Or, au milieu de tous ces prodiges, il n'y a qu'un seul mouvement de rotation, qu'un mode de révolution unique pour le globe ; il y a concert et harmonie parfaite entre ce choeur d'étoiles qui se lèvent et se couchent dans des latitudes différentes. Le monde est donc une magnifique et précieuse parure, comme le dit le mot grec κόσμος.
De même que dans les choeurs un chef d'orchestre prélude à la symphonie, et qu'après lui les hommes et les femmes font entendre une harmonie parfaite résultant de voix perçantes et de voix graves, de même la providence de Dieu a voulu que les divers accidents de notre univers se concertassent admirablement. En même temps que le ciel, parsemé d'étoiles enflammées et rayonnantes, se meut d'une course périodique, et que les astres observent entre eux une succession alternative, le soleil, embrassant tout de son regard, ramène le jour par sa présence, la nuit par son départ ; quatre fois il change les saisons de l'année, selon qu'il s'éloigne ou se rapproche des différents points du globe : de là des pluies qui mûrissent, des vents qui fertilisent ; de là un principe de vie garantissant l'existence à tout ce que Dieu a placé dans ce monde. Ajoutez-y les courants d'eaux dont les larges volumes se répandent de toutes parts ; les forêts qui ombragent le sol, les moissons qui se dorent, les êtres animés qui se multiplient, s'élèvent et meurent successivement.
Oui, le roi et le père du monde, que nous ne pouvons reconnaître que par l'oeil de l'intelligence et de la méditation, a primitivement assigné à notre globe des lois immuables pour le vaste mouvement de son ensemble ; il l'a éclairé de constellations brillantes, il l'a enrichi de productions, tantôt visibles, tantôt cachées dans la terre ; et ensuite, comme déjà je l'ai dit, il lui a ordonné de se mouvoir suivant une impulsion unique qu'il lui a imprimée. On peut se figurer en quelque sorte le tableau d'une action militaire. Voyez quand la trompette a fait retentir ses belliqueux accents : l'un ceint le glaive, l'autre prend son bouclier ; celui-ci se revêt de sa cuirasse, celui-là couvre son chef d'un casque ou ses jambes de cuissards ; il y a des écuyers qui font manoeuvrer leurs montures, des conducteurs qui dirigent l'attelage d'un char ; tous, enfin, se livrent à différents détails spéciaux. Mais déjà une escarmouche de vélites s'organise, les officiers s'occupent de former les rangs, les cavaliers se placent aux ailes, les autres soldats occupent le poste qui leur est assigné ; et cependant il n'y a qu'un seul chef, aux ordres duquel obéit toute l'armée ; placé à la tête, c'est lui qui a le commandement souverain. Il n'en est pas autrement de l'organisation des choses divines et des choses humaines ; un régulateur unique préside à l'ensemble, et chaque détail obéit aux lois qui lui sont assignées, sans que la main vigilante et forte qui maintient tout soit visible à d'autres regards qu'à ceux de l'intelligence.
Toutefois, cette intangibilité de la force motrice ne l'empêche pas plus d'opérer qu'elle ne nous empêche de la concevoir. Présentons pour exemple la comparaison suivante, tout imparfaite qu'elle est. L'âme ne s'aperçoit pas dans l'homme, et pourtant on ne saurait nier que par elle s'exécute tout ce qu'il y a de remarquable dans les actes humains. Si la substance de l'âme et sa figure ne se manifestent pas aux yeux, c'est par les résultats de ses actes que l'on reconnaît sa puissance et ses qualités. Toutes les ressources nécessaires à la vie humaine, agriculture, jardinage, métiers, beaux-arts, objets de sensualité, l'homme les trouve dans son génie. Je pourrais citer encore les lois destinées à adoucir les humains, ces institutions politiques, ces théories morales qui garantissent aux peuples une sécurité si douce, en faisant succéder aux horreurs des batailles le calme d'une paix délicieuse. Or, pourrait-on être assez injuste appréciateur des faits, pour refuser à Dieu une puissance pareille, quand on reconnaît le pouvoir, son auguste essence, son immortalité ? quand on sait qu'il est le père de toutes vertus, et la vertu même ?
Qu'importe qu'il échappe aux regards des mortels, puisque ce sont des oeuvres toutes divines qui nous révèlent et nous montrent ses traces ! Car les phénomènes que nous voyons s'opérer dans le ciel, sur la terre et dans les eaux, nous devons les regarder comme l'ouvrage de Dieu, et comme les effets de la protection vigilante dont il entoure notre monde. Et, comme dit le poète Empédocle dans des vers pleins de sens,
Le passé, le présent, ce qui plus tard doit naître,
A Dieu, germe fécond, tout emprunte son être :
Homme, femme, poisson, bête sauvage, oiseau,
Plante, il a tout créé ...
Le célèbre Phidias, que la renommée proclame le prince des sculpteurs, a retracé sa propre ressemblance (je l'ai vue de mes yeux) sur le bouclier de la Minerve qui préside à la citadelle d'Athènes ; et il l'a fait de telle sorte que si on voulait détacher ce portrait, tout serait désorganisé, et il n'y aurait plus de statue. C'est de la même manière que Dieu maintient la conservation du monde, dont il a combiné et rattaché entre elles les parties par sa toute-puissance.
Voulons-nous chercher la place qu'il occupe ? Il n'est point voisin de la terre ; il ne réside pas au milieu de l'air, élément trop mobile. Il a placé son séjour dans les hauteurs du monde, que les Grecs appellent avec raison οὐρανὸν, puisque c'est le terme de toute hauteur ; de même qu'ils les nomment encore Ὄλυμπον, à cause de l'éclat et de la sérénité dont elles rayonnent constamment. En effet, ces régions ne sont jamais obscurcies par les nuages, contristées par les frimas ou les ouragans, agitées par les vents, fouettées par les pluies ; de semblables intempéries de l'air ne sont pas même connues de l'Olympe, en raison de sa hauteur prodigieuse, et c'est ce que le poète exprime dans ces vers :
Séjour des dieux, l'Olympe ignore les ravages
Des frimas, de la pluie, ou des sombres orages.
Un air pur et brillant couronne son sommet ...
Les traditions constantes, les observations humaines, tout prouve que Dieu s'est réservé pour demeure les régions de l'empyrée. Quand nous faisons une prière, notre habitude est toujours d'élever les mains vers le ciel, comme le dit encore un poète latin :
Vois ce céleste azur que les mortels pieux
Invoquent en disant : " Jupiter, roi des cieux !”
C'est pour cela que les objets qui paraissent et qui sont en effet les plus remarquables de la création, comme les astres du ciel, les flambeaux du monde, occupent les mêmes espaces ; et il leur est enjoint de conserver un ordre immuable, de ne point être infidèles aux lois qui leur ont à jamais tracé leur route, quelle que soit pour chacun d'eux la diversité des temps et des espaces.
Tout ce qui est sur la terre subit des changements, des transformations, et finit en dernier lieu par s'anéantir. D'effroyables tremblements de terre font éclater le sol, des villes sont englouties avec des peuples ; c'est du moins ce que nous avons cent fois entendu dire. Nous savons également que des torrents de pluie ont noyé des contrées entières ; des pays qui d'abord étaient des continents ont été par l'incursion des flots d'une mer étrangère changés tout à coup en des îles ; d'autres terrains dont la mer s'éloignait sont devenus accessibles au pied de l'homme. Parlerai-je de ces cités que l'on se rappelle avoir été renversées par des vents et des orages ; de ces incendies qui éclatèrent au sein des nues, lorsque, par exemple, toutes les contrées de l'Orient périrent dans une conflagration générale à la chute de Phaéthon ? Dans les contrées de l'Occident, des feux qui jaillissaient pour couler ensuite en ruisseaux de laves, occasionnèrent les mêmes désastres. Que de fois des sommets de l'Etna qui brisait ses fournaises, des fleuves de feu semblables à un torrent descendu du ciel se précipitèrent le long des flancs de la montagne ! Dans ces scènes de péril on vit éclater des traits sublimes d'héroïsme dont le souvenir est venu jusqu'à nous. Des fils, que d'abord le bruit avait effrayés, toujours sensibles cependant à la voix de la tendresse et de la piété, arrachaient aux flammes rapides leurs vieux pères pour les emporter sur leurs épaules ; et ces ondes brûlantes, se séparant comme à la voix de Dieu, formaient en quelque sorte deux fleuves sortis d'une même source, et d'eux-mêmes faisaient circuler leurs flots inoffensifs autour de l'espace où s'avançaient ces vertueux portefaix chargés de leur religieux butin.
Enfin, ce qu'est sur un vaisseau le pilote, sur un char le conducteur, le préchantre dans les choeurs, la loi dans la cité, le général dans l'armée, Dieu l'est dans le monde ; si ce n'est que pour les autres il y a fatigue, multiplicité de travaux, soucis innombrables à se faire chefs de n'importe quelle entreprise ; tandis que pour Dieu il n'y a ni contrariété, ni charge, ni inquiétude, attachées à l'exercice de son empire. En effet, il dispose et organise autour de nous toutes formes, toutes natures, et il leur imprime des mouvements et des directions variées. Ses effets sont ceux de la loi acceptée dans les villes et fixée par la sanction d'une observance continuelle. Immuable elle-même, la loi, par son empire, agit incessamment sur ceux qui lui sont subordonnés, et tous obéissent à ses injonctions, à ses exigences. C'est pour se conformer à ses décrets que le magistrat se rend au tribunal, les soldats à la tente de leur général ; que les récupérateurs président aux jugements ; que les décurions et ceux qui sont investis du droit de rendre la justice prennent place sur les tribunaux publics. Un autre va à la porte Minutia régler le prix des céréales ; d'autres reçoivent des assignations pour un jour fixé ; un accusé vient pour se justifier, un accusateur pour le charger ; un criminel est conduit au lieu du supplice, où il doit périr ; cet autre, convive resté des derniers aux noces de la veille, se rend au repas du lendemain. Ici on apprête les repas publics ; là on dresse des lits en l'honneur des dieux ; on prépare des fêtes, des jeux scéniques, des combats de gladiateurs ; on sacrifie aux dieux, on invoque les génies, on répand des libations en l'honneur des morts ; ici ce sont telles attributions, là telles autres. Tous obéissent à l'empire de la loi et à leurs fonctions sociales. Vous respirez dans la même ville les parfums de l'encens et l'odeur fétide des boues ; vous entendez les hymnes, les vers, les cantiques de la piété, en même temps que les lamentations et les sanglots du désespoir. Soyez convaincus qu'ainsi se passent les choses dans le monde.
Cette loi, qui tend toujours à maintenir l'équité, appelons-la Dieu, et persuadons-nous qu'elle n'a jamais besoin d'être redressée ou changée. En effet, de même que l'ensemble du monde est dirigé par la surveillance universelle du Créateur qui le protège immuablement, et dont l'influence renfermée dans chaque germe se répand sur toutes les natures, quelles que soient leurs formes et leurs espèces ; de même la vigne serpente facilement, le palmier se dresse, la pêche se colore, la pomme s'adoucit, la figue devient mûre. Il n'y a pas jusqu'aux productions par nous appelées malheureuses à cause de leur infécondité, qui ne soient cependant utiles en quelque manière : les platanes, qui, comme dit le poète, prêtent leur ombrage aux buveurs ; les pins au sommet pyramidal, les buis faciles à tailler, le laurier odorant, le cyprès plus odorant encore. Enfin tous les êtres animés, sauvages comme familiers, ailés comme terrestres ou aquatiques, obéissent dans leurs reproductions, dans leur entretien et dans leur mort, aux ordres de la législation céleste, puisque, comme dit Héraclite, “tout être rampant se nourrit de la terre.”
Bien que Dieu soit unique, il est appelé de plusieurs noms, à cause de la multiplicité de ses attributs, qui font en quelque sorte de lui autant d'êtres divers. Considéré comme protecteur, il est appelé Jupiter, de juvare ; comme source de toute vie, les Grecs l'appellent très justement Zeus ; ceux-ci appellent pareillement Saturne, fils de Cronus, ou, à peu de chose près, de Chronus, c'est-à-dire, être qui n'a pas eu de commencement et qui n'aura pas de fin. Dieu est encore appelé Fulgurator, Tonitrualis, Fulminator, Imbricitor, Serenator (dieu de l'éclair, du tonnerre, de la foudre, de la pluie, de la sérénité). Plusieurs l'appellent Frugifer (qui fertilise) ; d'autres, Gardien de la ville ; d'autres. Hospitalier et Amical : on lui donne ainsi les noms de tous les sentiments qui sont des devoirs. Il est encore Jupiter Belliqueux, Triomphateur, Conquérant, Porte-Trophée ; enfin, vous trouverez une foule d'appellations de ce genre dans l'ancien langage el dans celui des haruspices. Orphée, voulant résumer la puissance de Dieu, l'exprime dans les vers qui suivent :
Principe et fin de tout, tête et centre du monde,
Partout est Jupiter : C'est la foudre qui gronde ;
C'est l'axe de la terre, et le pivot des deux ;
C'est l'homme au regard fier ; c'est la vierge aux doux yeux ;
C'est tout feu qui jaillit, tout souffle qui respire ;
C'est la base des flots et de l'humide empire ;
C'est Phébus ; c'est sa soeur, au flambeau pâle et doux ;
C'est le maître, le roi, c'est le père de tous ;
C'est lui qui cache tout, lui qui fait tout paraître,
Et sa tête contient les germes de chaque être.
Ce que les Latins nomment fatum (fatalité), les Grecs l'appellent εἱμαρμένη (décret), en raison de ce que c'est un enchaînement de causes étroitement liées entre elles ; ils l'appellent πεπρωμένη (déterminé), parce que tout dans ce monde est rigoureusement déterminé, et que rien n'y est vague et indécis ; ils l'appellent encore μοῖρα (parties), parce que c'est, en quelque sorte, un composé de détails ; puis Némésis (distribution), parce qu'à chaque être son rôle est distribué ; puis Adrastée, c'est-à-dire puissance vengeresse à laquelle on ne saurait se dérober.
Les Parques sont trois ; nombre qui s'accorde avec la nature du temps, d'autant plus qu'il y a analogie entre les divisions du temps et les attributions qu'on leur prête. En effet, ce qui est déjà filé sur le fuseau représente le passé ; ce qui se roule sous les doigts indique le présent ; et ce qui n'a pas encore été tiré de la quenouille pour être filé, semble représenter l'avenir et le temps qui n'est pas accompli. Les fonctions des Parques sont du reste expressivement indiquées par les noms qu'elles portent : Atropos préside au passé, duquel Dieu lui-même ne saurait empêcher qu'il ne soit fait. Lachésis a reçu le soin de l'avenir, parce que Dieu a fixé la fin de ce qui doit être un jour. Clotho est chargée du présent, et elle doit faire en sorte qu'une vigilance active ne manque jamais au monde. Quant à Dieu, il parcourt incessamment toute la terre, comme on s'en convaincra sans peine en relisant les belles pages de Platon... Oui, comme le dit une vieille parole, et comme le proclame plus puissamment encore la raison, Dieu est le principe et la fin de tout ; il pénètre partout, partout il porte la lumière, il plane au-dessus de tout d'un vol rapide. La Nécessité vengeresse le suit à chaque pas, prompte à punir ceux qui seront écartés de la loi sainte ; mais prompte aussi, quand Dieu l'ordonne, à s'adoucir en faveur du mortel qui, dès son enfance, dès le berceau, a compris Dieu, l'a craint, et s'est voué, s'est livré à lui sans aucune restriction.