APULEE Florides





APULÉE

 FLORIDES



LIVRE I

I. Comme presque toujours les voyageurs pieux, s'ils rencontrent sur leur route quelque bois sacré ou quelque lieu saint, ont coutume de se répandre en prières, d'offrir des ex-voto, de s'arrêter un moment, de même, à mon entrée dans votre ville sainte, bien que je sois extrêmement pressé, je dois avant tout implorer votre faveur, prononcer une harangue et ralentir ma course. Nulle rencontre en effet ne saurait à plus juste titre suspendre, au nom de la piété, la marche d'un voyageur : ni autel ceint de guirlandes de fleurs, ni grotte ombragée de feuillages, ni chêne chargé de cornes, ni hêtre couronné de peaux, ni même tertre consacré par une enceinte, ni tronc d'arbre auquel la doloire a fait prendre figure humaine, ni gazon imprégné de la fumée des libations, ni pierre baignée de parfums ; car ce sont là des objets peu frappants ; et pour un petit nombre de voyageurs qui les cherchent et les adorent, les autres qui ne les connaissent point ont bien vite passé au-delà.

II. Mais telle n'était pas l'opinion de mon maître Socrate. Ayant remarqué un jeune homme d'une très belle figure, qui restait longtemps sans prononcer un seul mot : “Pour que je te voie, dit-il, parle un peu.” C'est que, dans l'opinion de Socrate, c'était ne pas voir un homme que de ne pas l'entendre parler. Il était en effet convaincu que ce n'est point avec les yeux du corps, mais avec le regard de l'esprit et le coup d'oeil de l'intelligence, qu'il faut considérer les hommes ; et en cela il ne s'accordait point avec ce soldat de Plaute, qui dit :

Mieux vaut pour témoignage un oeil que dix oreilles.

Lui, au contraire, appliquait à l'étude de l'homme ce vers ainsi retourné :

Préfère en témoignage une oreille à dix yeux.

Du reste, si les jugements des yeux devaient prévaloir sur ceux de l'esprit, il faudrait évidemment le céder à l'aigle pour la sagesse. Nous autres hommes, en effet, nous ne pouvons distinguer ni ce qui est un peu trop loin, ni ce qui est un peu trop près ; nous sommes frappés de cécité, pour ainsi dire ; et si l'on nous réduit aux yeux et à notre vue terrestre, si débile, rien ne sera plus vrai que ces paroles d'un excellent poète : “Qu'une nuée est en quelque sorte répandue devant nos yeux, et que nous ne pouvons voir au-delà d'une portée de pierre.” Mais que dans son vol sublime l'aigle monte jusqu'aux nues à l'aide de ses ailes, qu'il parvienne à ces régions où se forment les pluies et les orages, régions au-delà desquelles la foudre et l'éclair ne trouvent plus d'horizon, bases des cieux et sommet des hivers, qu'élevé à cette hauteur, il glisse à gauche ou à droite d'un mouvement presque insensible et de toute la masse de son corps, ses ailes étant des voiles qu'il tourne où il lui plaît, sa queue faisant l'office d'un petit gouvernail, ses plumes celui de rames infatigables, ses yeux, auront aussitôt dévoré l'espace. Un instant son vol irrésolu le balance presque au même point ; et pendant ce temps-là il embrasse toute l'étendue, cherchant sur quelle proie de préférence il s'abattra comme la foudre. Ainsi suspendu à la voûte des cieux, il distingue à la fois dans les plaines les troupeaux sans défiance, les bêtes sauvages sur les montagnes, les hommes au sein des villes. Tous sont dominés par son regard, menacés de son élan : et c'est de là qu'il va fondre pour percer de son bec, pour déchirer de ses serres ou l'imprévoyant agneau, ou le lièvre timide, ou tout autre créature vivante que le hasard vient d'offrir à sa faim ou à sa férocité.

III. Hyagnis fut, à ce que nous apprennent les traditions, le père et le maître du joueur de flûte Marsyas. Dans l'enfance de la musique, seul il maniait les instruments à vent avec quelque supériorité. Non pas toutefois qu'il sût en tirer des accords aussi flexibles, des modulations aussi variées qu'elles le sont aujourd'hui, ou qu'il connût la flûte à plusieurs trous : puisque cet art, tout récemment découvert, ne faisait encore que de naître (et rien pourrait-il dès son début atteindre à la perfection ? dans tout à peu près, ne faut-il pas s'en tenir à l’espoir et aux éléments, avant d'avoir conquis les résultats de la pratique et de l'expérience ?). Mais enfin, avant Hyagnis, la plupart ne savaient, comme le pâtre on le bouvier de Virgile,

Que fausser tristement sur un aigre pipeau.

Et si quelqu'un passait pour être allé un peu plus loin flans son art, il s'en tenait toujours néanmoins à la coutume d'emboucher une seule flûte, comme on fait d'une trompette. Le premier, Hyagnis dédoubla ses mains en jouant ; le premier, il anima deux flûtes à la fois ; le premier, au moyen de trous à gauche et de trous à droite, il produisit la symphonie musicale par la combinaison des sons aigus et des sons graves.

Pour en venir à son fils Marsyas, dont le talent musical rivalisait avec celui de son père, c'était du reste un Phrygien, un Barbare ; sa face repoussante était celle d'une bête fauve, et se hérissait d'une barbe sale ; toute sa personne n'était que soies et que poils. Eh bien ! on rapporte (audace inconcevable !) qu'il entra en lice avec Apollon. C'était Thersite le disputant à Nirée, un rustre à un savant, une brute à un dieu. Les Muses avec Minerve poussèrent l'ironie jusqu'à se constituer les juges, voulant se moquer de la grossièreté de ce monstre et aussi le punir de sa stupidité. Mais Marsyas, et c'est le trait le plus caractéristique de la sottise, ne remarquant pas qu'on se moquait de lui, commença, avant de jouer de la flûte, par débiter en un jargon barbare une foule d'absurdités sur lui-même et sur Apollon. Il se louait d'avoir la chevelure rejetée en arrière et la barbe sale ; d'avoir la poitrine velue ; d'être musicien de profession et de n'avoir pas de fortune. Au contraire, accusation bizarre ! il reprochait à Apollon les mérites opposés : d'être Apollon, de n'avoir pas les cheveux coupés, d'être agréable de visage, d'avoir la peau douce, de posséder une foule de talents divers et une fortune opulente : “Et d'abord, disait-il, ses cheveux arrangés en bandeaux et en boucles se déploient sur ses tempes et sur son front ; son corps est de toute beauté ; ses membres sont éblouissants ; sa bouche prédit l'avenir ; préférez-vous la prose ou les vers ? il possède dans les deux langues une égale facilité. Parlerai-je de son vêtement, dont le tissu est si délicat, l'étoffe si moelleuse, la pourpre si rayonnante ? de sa lyre, où brillent l'éclat de l'or, la blancheur de l'ivoire, les reflets pétillants des pierreries ? de la méthode savante et gracieuse de son chant ? Tous ces agréments, disait-il, loin de rehausser le mérite, ne conviennent qu'à la mollesse. Moi, c'est ma propre personne qui fait par elle-même ma plus belle gloire.” Les Muses éclatèrent de rire en entendant reprocher au dieu un genre de griefs dont tout homme sensé se féliciterait ; et quand le joueur de flûte, succombant dans le défi, eut été écorché comme un ours à deux pieds, elles le laissèrent sur la place, les entrailles dépouillées et en lambeaux. C'est ainsi que Marsyas fut puni d'avoir joué et de s'être laissé vaincre. Pour Apollon, une victoire aussi obscure lui fit honte.

IV. Il y avait un joueur de flûte, nommé Antigénidas, qui cadençait toutes sortes d'accords avec une douceur parfaite et qui savait aussi produire habilement tous les modes que l'on désirait : l'éolien si simple, l'iasien varié, le plaintif lydien, le religieux phrygien, le dorien belliqueux. Cet homme, éminemment distingué dans son art, disait que rien ne le faisait autant souffrir, ne lui affligeait autant le coeur et l'esprit, que d'entendre appeler les joueurs de flûte musiciens des pompes funèbres. Mais il se serait résigné de bonne grâce à un rapprochement qui ne tenait qu'aux mots, s'il en eût vu tant d'autres ; s'il eût assisté à la représentation des mimes, dans lesquels, sous une pourpre à peu près semblable, les uns président, les autres sont battus ; et encore s'il eût assisté à nos jeux publics, où pareillement un homme préside, un homme combat ; enfin s'il eût vu que la toge romaine est le costume de celui qui fait un voeu comme le costume des morts, et que le pallium grec enveloppe les cadavres et habille les philosophes.

V. C'est avec des dispositions favorables que vous vous êtes réunis dans ce théâtre, sachant bien que le local ne diminue pas l'importance de l'orateur, et qu'en premier lieu il faut se demander ce qu'on verra au théâtre : car, si ce doit être un mime, on rira ; un funambule, on aura peur ; un comédien, on applaudira ; un philosophe, on s'instruira.

VI. L'Inde, contrée populeuse et dont les limites sont très étendues, est située loin de nous à l'orient, vers l'endroit où l'Océan retourne sur lui-même, où le soleil se lève, et au milieu des premiers astres ; elle est au bout de l'univers, au-delà de la savante Égypte, de la superstitieuse Judée, de Nabathée la commerçante, des Arsacides aux habits flottants, de l'Iturée au sol avare, de l'Arabie riche en parfums. Je ne partage pas l'admiration que l'on accorde à ce peuple pour ses monceaux d'ivoire, ses moissons de poivre, son commerce de cinname, la trempe de ses aciers, ses mines d'argent, ses rivières qui charrient l'or. Je m'intéresse peu à leur Gange, ce fleuve unique, le plus grand de tous.

Roi des eaux d'Orient, par cent canaux divers

Qu'il baigne cent pays, se creuse cent vallées ;

Et, quittant à regret de si belles contrées,

Par cent bouches aussi se jette au sein des mers ;

que ces Indiens, placés aux lieux-mêmes où naît le jour, aient cependant sur leur peau la couleur de la nuit ; que chez eux des serpents énormes engagent avec de monstrueux éléphants des combats où le danger est égal et la mort commune (en effet, les reptiles enlacent les quadrupèdes de leurs mobiles anneaux, et ceux-ci, ne pouvant dégager leurs jambes ni rompre en aucune manière les étreintes écaillées où les emprisonnent leurs tenaces adversaires, sont obligés pour se défendre de se laisser tomber de toute leur masse, et d'écraser de leur corps les ennemis qui les enchaînent) ; qu'il y ait également une variété remarquable dans les naturels du pays, soit ; mais j'éprouve plus d'intérêt à parler des prodiges opérés par les hommes, que des merveilles de la nature. Chez les Indiens donc, il y a une race qui ne sait rien autre chose que faire paître des boeufs : aussi les a-t-on surnommés les Bouviers. Il y en a d'autres qui sont habiles à faire les échanges de marchandises ; d'autres qui affrontent intrépidement les combats, soit de loin avec la flèche, soit de près avec l'épée. Il y a, de plus, une classe qui chez eux jouit de la prééminence : on les nomme les Gymnosophistes. Ce sont eux que j'admire par dessus tous les autres, parce que ce sont des hommes habiles, non à propager la vigne, à greffer les arbres, à tracer des sillons ; ils ne savent point cultiver un champ, couler le vin, dompter un cheval, soumettre un taureau, tondre ou faire paître une brebis, une chèvre. Eh bien, quoi donc ? Une science pour eux remplace toutes celles-là : ils cultivent assidûment la sagesse, maîtres comme disciples, jeunes comme vieux. Ce qui me paraît chez eux éminemment louable, c'est qu'ils détestent l'engourdissement de l'esprit et l'oisiveté. C'est pour cela que, quand on a dressé la table, avant que les plats soient servis et quand tous les jeunes gens ont quitté leurs demeures et leurs différentes occupations pour le repas, les maîtres leur demandent ce qu'ils ont fait de bien depuis le lever du soleil jusqu'à cet instant du jour. Alors un premier raconte que, choisi pour arbitre entre deux personnes, il est parvenu à calmer leur ressentiment, à les rapprocher, à bannir leurs soupçons et à rendre amis deux hommes qui se détestaient ; un deuxième, qu'il a obéi à tout ce que ses parents lui ont commandé ; un troisième, que ses méditations l'ont amené à une découverte, ou bien qu'il l'a apprise par la démonstration d'un autre ; bref, tous donnent leur explication. Celui qui ne présente rien pour avoir le droit de dîner est mis à la porte, et on le renvoie travailler sans qu'il ait pris son repas.

VII. Le fameux Alexandre, le plus excellent de tous les monarques, fut en raison de ses exploits et de ses conquêtes surnommé le Grand, pour qu'on ne prononçât jamais sans éloge le nom d'un héros qui n'avait pas son égal en gloire. Seul, en effet, depuis l'origine du monde et de mémoire d'hommes, après avoir réuni entre ses mains l'empire de l'univers et la toute-puissance, il fut plus grand que la fortune ; et provoquant les faveurs les plus éclatantes de cette déesse à force de courage, il se montra à leur hauteur par son mérite, s'éleva au-dessus d'elles par sa magnanimité. Seul, il brille sans avoir de rivaux ; et nul n'oserait ou espérer sa vertu ou désirer sa fortune. La vie d'Alexandre est pleine d'une foule de traits sublimes, d'actions remarquables qui fatiguent l'admiration, soit que l’on considère ses exploits guerriers ou sa politique intérieure. C'est cette grande histoire que mon cher Clément, poète d'une profondeur et d'une grâce sans pareilles, a entrepris de revêtir de l'éclat de ses beaux vers.

Un des traits les plus remarquables d'Alexandre, c'est d'avoir voulu, afin que son image passât d'une manière plus authentique à la postérité, qu'elle ne fût pas profanée au hasard par la foule des artistes : il publia un édit dans toute l'étendue de son univers, pour défendre que personne se hasardât à reproduire l'effigie du roi sur le bronze, sur la toile ou sur les médailles : Polyclète seul devait la couler, Apelles, la peindre, Pyrgotèle, la graver au burin. Hormis ces trois-là, maîtres chacun dans leur art, si l'on rencontrait un autre artiste qui eût approché les mains de cette royale et sainte image, il y avait peine prononcée contre lui comme contre un sacrilège. Grâce à cette crainte générale, Alexandre seul fut constamment Alexandre sur ses portraits. Toutes les statues, toutes les toiles, toutes les ciselures reproduisaient avec la même fidélité cette vigueur du bouillant guerrier, ce génie du héros incomparable, cette beauté de la jeunesse dans sa fleur, ce charme d'un front gracieusement découvert. Plût au ciel que pareillement la philosophie pût interdire au premier venu de reproduire son image ! afin qu'un petit nombre d'amateurs d'une érudition consciencieuse se livrassent seuls à l'étude si vaste de la sagesse ; afin que des gens grossiers, ignobles, ignorants, n'allassent pas imiter les philosophes uniquement par le manteau ; et pour qu'une science toute royale, créée pour apprendre aux hommes à bien dire autant qu'à bien vivre, ne fût pas profanée par leurs mauvais exemples. Or, ce double scandale est chose des plus faciles : quoi de plus facile que l'alliance d'une langue forcenée et d'une conduite ignoble, la première provenant du mépris qu'on a pour les autres, la seconde, du mépris qu'on a pour soi ? Car, se montrer ignoble dans ses moeurs, c'est se mépriser soi-même ; invectiver grossièrement les autres, c'est outrager l'auditoire. N'est-ce pas vous insulter au-delà de toute expression, que de croire que vous preniez plaisir à entendre insulter les gens les plus vertueux, et que vous ne compreniez pas le langage de la méchanceté et du vice ; ou, si on vous accorde cette intelligence, de supposer que ce langage vous enchante ? Quelle est la brute, le crocheteur, le cabaretier assez embarrassé de ses expressions, pour ne pas vomir la calomnie avec plus de faconde, s'il voulait s'affubler du manteau ?

VIII … Ce personnage, en effet, est plus redevable à sa personne qu'à sa dignité ; et pourtant cette dignité même ne lui est pas commune avec un grand nombre d'autres. Car, de la foule innombrable des hommes, peu sont sénateurs ; des sénateurs, peu sont de naissance illustre ; de ces consulaires, peu sont gens de bien ; et encore des gens de bien, peu ont de l'instruction. Mais, pour ne parler que de l'honneur seul, il n'est pas permis aux premiers venus d'usurper dans leurs habits ou dans leurs chaussures les insignes qui le distinguent.

IX. Si par hasard dans cette imposante assemblée siège quelqu'un de mes envieux avec des intentions malveillantes ; car, dans une grande ville comme celle-ci, il ne saurait manquer de se trouver des hommes qui aiment mieux calomnier les gens de mérite que suivre leur exemple ; des hommes qui, désespérant de leur ressembler, s'attachent à leur faire du mal, et qui n'ayant par eux-mêmes qu'un nom inconnu veulent se faire connaître par le mien ; si quelque envieux donc s'est mêlé à ce brillant auditoire comme une espèce de tache, je désire, oui je désire vivement qu'il promène un peu ses regards sur cette foule innombrable. A la vue d'une affluence telle qu'avant moi on n'en vit jamais dans l'auditoire d'un philosophe, qu'il réfléchisse en lui-même à quelle chance de compromettre sa réputation se hasarde celui qui n'a pas coutume d'être méprisé ; combien l'entreprise est rude et pénible de satisfaire à l'attente même imparfaite d'un petit nombre de personnes, pour moi surtout, à qui une renommée déjà faite et les présomptions favorables que vous avez de mon talent ne permettent pas de hasarder une expression négligée ou peu sentie ! Qui de vous en effet me pardonnerait un solécisme ? qui me passerait une seule syllabe prononcée à l'étrangère ? qui me permettrait de débiter au hasard des mots sans suite, sans correction, comme celles des malades en délire ? C'est pourtant ce que vous pardonnez facilement à d'autres, et avec grande raison sans doute. Mais quant à moi, chacune de mes paroles est par vous scrupuleusement examinée, soigneusement pesée. Je vous vois, la lime et le cordeau à la main, la juger d'après les règles de l'harmonie et du sublime. Autant la médiocrité trouve d'indulgence, autant il est difficile de se maintenir à un rang supérieur. Je reconnais donc combien ma situation est embarrassante, et je ne viens pas vous demander d'autres dispositions à mon égard. Mais du moins, qu'une imparfaite et fausse ressemblance ne contribue pas à vous abuser, attendu, comme je l'ai dit plusieurs fois, qu'on voit rôder bien des mendiants avec le manteau de philosophes. Le crieur public se place lui-même sur le tribunal aussi bien que le proconsul, et là tout le monde le voit avec la toge ; il y reste longtemps soit immobile, soit marchant, ou d'ordinaire criant à tue-tête ; le proconsul, au contraire, parle à voix basse, en faisant des pauses, en restant assis, et en lisant d'ordinaire sur des tablettes. Or, l'huissier à la voix criarde est un mercenaire ; et le proconsul, qui lit dans ses tablettes, est un juge. Sa sentence une fois lue, on ne peut ni l'allonger ni la raccourcir d'une syllabe, et elle doit être insérée aux actes publics de la province dans sa teneur exacte. Ma position littéraire présente quelque analogie, sauf proportion : car tout ce que j'ai prononcé devant vous est recueilli et lu sur-le-champ ; je ne puis rien en retirer, rien y changer, rien y corriger. C'est ce qui doit me rendre plus scrupuleux dans la composition des morceaux que je vous présente, et qui, du reste, n'ont pas trait à un seul genre d'études : car il y a plus d'ouvrages dans mon muséum, qu'il n'y en avait dans les ateliers d'Hippias. Quelle est cette allusion ? Vous allez le savoir. Écoutez attentivement, et vous augmenterez le zèle et le soin de votre orateur.

LIVRE II

Cet Hippias appartient à la classe des sophistes : supérieur à eux tous par la multiplicité de ses connaissances, et n'étant inférieur à aucun par la facilité de son élocution. Il était contemporain de Socrate ; sa patrie était l'Élide. On ignore sa famille ; mais sa gloire est universelle. Sa fortune était modique ; mais il avait un génie élevé, une mémoire immense ; ses études étaient variées, ses rivaux, nombreux. Cet Hippias vint autrefois à Pise pendant qu'on y célébrait les jeux Olympiques, et son costume n'était pas moins curieux que le travail en était étonnant. De ce qu'il avait sur lui, rien n'était acheté : il avait tout confectionné de ses mains, et les étoffes qui le couvraient, et les souliers qui le chaussaient, et les différents objets qu'il portait. Il avait sur la peau une chemise du tissu le plus fin, à trame de trois fils, et deux fois teinte en pourpre : il se l'était tissue seul chez lui. Il avait pour ceinture un baudrier avec des broderies à la Babylonienne, parsemé des plus riches couleurs : dans ce travail également, personne ne l'avait aidé. Il avait pour se couvrir un pallium blanc, jeté autour de ses épaules, et il est certain que ce pallium était aussi son ouvrage. C'était encore lui qui s'était façonné les pantoufles qui couvraient ses pieds, ainsi que l'anneau d'or de sa main gauche, qui avait un cachet très élégant, et qu'il montrait avec affectation ; lui-même avait arrondi le cercle de cet anneau, en avait scellé le chaton, en avait gravé la pierre. Je n'ai pas encore énuméré tout ce qu'il avait fait de ses propres mains ; et pourrais-je éprouver de la fatigue à énumérer ce qu'il n'éprouvait pas de honte à montrer avec ostentation ? Il se vanta dans une assemblée nombreuse de s'être fabriqué le vase à huile qu'il avait coutume de porter : c'était un flacon de forme lenticulaire, et arrondi sur les contours de manière à figurer une sphère aplatie. Il avait fait, pour servir de pendant au flacon, une charmante petite étrille, surmontée d'un manche vertical, et où circulaient intérieurement de petits tuyaux arrondis en forme de rigoles : de telle sorte que la main la retenait au moyen de cette poignée, et que la sueur s'écoulait le long des conduits. Or, comment ne pas louer un homme habile à tant de métiers, d'une telle magnificence dans ses créations, d'un savoir si universel, et qui rappelait Dédale par son adresse à façonner tant d'objets utiles ?

Sans doute, je loue moi-même Hippias ; mais si je me pique de reproduire la fécondité de son génie, c'est plutôt par mon instruction que par mon adresse à fabriquer une quantité d'ustensiles. J'avoue que je suis moins habile que lui dans les arts sédentaires. J'achète mon drap dans les fabriques, mes chaussures chez le cordonnier : pour un anneau, je n'en porte pas ; les pierreries et l'or, je n'en fais pas plus de cas que si c'était du plomb ou des cailloux ; les étrilles, les vases à parfums, les autres objets de bain, je me les procure dans des boutiques avec mon argent. Enfin, et je ne prétends pas le moins du monde le nier, je ne sais me servir ni du compas, ni de l'alène, ni du tour, ni d'autres outils semblables. J'avoue qu'à ces instruments je préfère une simple plume à écrire ; mais avec cette plume je compose des poèmes de toute espèce, des vers propres à être accompagnés par l'archet de la cithare comme par les doigts du joueur de lyre, dignes du cothurne aussi bien que du brodequin comique. C'est peu : satires et griphes, histoires diverses, harangues vantées par les hommes éloquents, dialogues loués par les philosophes, j'écris tout, et cela en grec aussi bien qu'en latin, avec une pareille complaisance, une même ardeur, une semblable facilité.

Tout ce tribut littéraire, que ne puis-je vous l'offrir, honorable proconsul, non isolément et par lambeaux, mais au complet et dans son ensemble ! Que ne puis-je attirer sur l'universalité de mes talents votre précieux témoignage ! Non, par le ciel ! que je manque d'éloges ; car, établie depuis longtemps, ma gloire est parvenue depuis ceux qui vous ont précédé jusqu'à vous, toujours pure, toujours florissante. Mais c'est que je place au-dessus de tous les suffrages ceux de l'homme à qui j'accorde les miens à si juste titre. C'est un sentiment naturel de faire marcher l'amitié de pair avec l'estime, et d'ambitionner les éloges de ceux qu'on aime. Or, je professe pour vous le plus vif attachement. Si je ne dois rien à l'homme privé, comme personnage public toute ma reconnaissance vous est acquise. Il est vrai, je n'ai rien obtenu de vous, ne vous ayant jamais rien demandé ; mais la philosophie m'a appris à chérir non seulement ceux qui me font du bien, mais encore ceux qui viendraient à me faire du mal ; à écouter la voix de la justice plus que celle de mon intérêt ; à préférer l'utilité de tous à la mienne en particulier. Aussi, tandis que la plupart aiment les résultats de votre bonté, moi j'en aime la ferveur ; et cette sympathie, j'ai commencé à la ressentir en voyant le système qui préside à vos rapports avec les habitants de la province. Tous, en effet, doivent tendrement vous chérir : ceux qui ont eu affaire à vous, à cause de vos bienfaits ; les autres, à cause de l'exemple même ; car, si vos bienfaits ont été efficaces pour plusieurs, vos exemples ont été salutaires pour tous. Qui n'aimerait à apprendre de vous par quelle modération on peut acquérir cette gravité aimable, cette douce austérité, cette fermeté pleine de calme, cette énergie qui n'exclut pas l'humanité ? Je ne sache aucun proconsul qui ait inspiré à la province d'Afrique plus de respect et moins de terreur. Jamais, si ce n'est durant votre année, le sentiment de l'honneur ne prévalut sur la crainte pour arrêter le crime. Nul autre, avec pareille puissance, ne fut plus souvent utile, plus rarement redouté. Personne n'amena un fils qui lui ressemblât davantage par sa vertu. Aussi aucun des proconsuls n'a-t-il résidé plus longtemps à Carthage : car, à l'époque même où vous faisiez le tour de la province, comme Honorinus nous était resté, nous avons moins senti votre absence, quoique nos regrets dussent en devenir plus amers. Nous retrouvions dans le fils l'équité paternelle, la sagesse d'un vieillard dans un jeune homme, l'ascendant d'un consul dans un lieutenant. Enfin il retrace et représente si bien toutes vos vertus, qu'en vérité le père serait plus louable dans la personne de son fils que dans la sienne, si ce n'était vous qui nous l'eussiez donné tel ; et plût aux dieux qu'il nous fût permis de jouir de lui constamment ! Qu'avons-nous besoin de ces successions de proconsuls ? Pourquoi les années sont-elles si courtes ? les mois, si rapides ? Qu'ils s'échappent avec célérité, les jours où l'on possède les gens de bien ! qu'elle s'écoule promptement, la magistrature des proconsuls vertueux ! Voilà déjà, Severianus, que vous emportez les regrets de toute la province ; mais du moins Honorinus est par son rang appelé à la préture ; la faveur des Césars le forme pour le consulat ; notre amour le possède en ce moment, et l'espoir de Carthage nous le promet pour l'avenir. Ainsi une consolation nous reste, et c'est votre exemple qui nous la donne : nous espérons qu'envoyé aujourd'hui en qualité de lieutenant, il nous reviendra bientôt proconsul.

X. Citons d'abord le Soleil,

Qui, dans les cieux traçant sa brillante carrière,

Verse sur les humains des torrents de lumière ;

puis la Lune, dont la clarté se subordonne à ses lois ; puis les cinq autres planètes : Jupiter, qui est propice ; Vénus, voluptueuse ; Mercure, léger ; Saturne, pernicieux ; Mars, brûlant. Il est encore d'autres dieux intermédiaires qui peuvent faire ressentir leur influence, mais qu'il n'est pas donné de voir, comme l'Amour et les autres divinités du même genre, dont la forme est invisible et la puissance connue. C'est cette puissance qui, selon que le demandaient les vues de la Providence, éleva ici la crête altière des montagnes, ailleurs abaissa les collines et les plaines, fit partout circuler des fleuves rapides ; recouvrit les prés de tapis de verdure ; apprit aux oiseaux à voler, aux serpents à ramper, aux bêtes a courir, à l'homme à marcher.

XI Car on peut faire une comparaison : les pauvres gens qui habitent un héritage stérile, un sol rocailleux, des roches nues et des broussailles, ne trouvant aucun fruit dans leur triste séjour et ne recueillant aucune production d'une terre où ne pousse qu'une stérile avoine et que la triste ivraie, vont, dans leur indigence, voler le bien des autres et cueillir les fleurs des voisins pour mêler ces fleurs à leurs chardons. Pareillement fait celui dont le propre fonds est stérile en vertus.

XII. Le perroquet est un oiseau de l'Inde, dont la grosseur est, à fort peu de chose près, celle du pigeon. Mais il n'a pas la couleur du pigeon : ce n'est pas cette blancheur de lait, ou cette teinte bleuâtre, ou la combinaison de ces deux nuances, tantôt avec un jaune pâle, tantôt avec un gris cendré. Le plumage du perroquet est vert depuis la naissance des plumes jusqu'à l'extrémité des ailes; il n'y a que sa gorge qui fasse disparate : elle est entourée d'un cercle de vermillon, semblable à un collier d'or, et ce riche éclat brille également sur sa tête en forme de diadème. Son bec est d'une dureté sans égale. Lorsque l'oiseau s'abat rapidement et de très haut sur un rocher, c'est sur son bec qu'il se reçoit comme sur une ancre. La dureté de sa tête est égale à celle de son bec. Quand on le force à imiter notre langage, on le frappe sur la tête avec une petite baguette de fer, pour qu'il s'habitue à écouter son maître : c'est sa férule d'écolier. Le perroquet peut être instruit depuis qu'il est éclos jusqu'à l'âge de deux ans, ses organes étant alors sans peine susceptibles de toute conformation, et sa langue ayant la souplesse nécessaire pour se tourner dans tous les sens : mais quand on l'a pris vieux, il est indocile et n'a plus de mémoire. Le perroquet qui apprend le plus facilement la voix humaine est celui qui mange des glands et qui compte cinq doigts aux pattes comme l'homme. En effet, cette configuration n'est pas générale chez tous les perroquets ; mais ce qui leur est commun à tous, c'est une langue plus épaisse que celle des autres oiseaux, et qui leur donne plus de facilité à articuler la voix humaine, parce que chez eux le larynx est plus développé et que le palais a plus d'étendue. Quand il a appris quelque chose, il chante ou plutôt il parle d'une manière si semblable à la nôtre, qu'à l'entendre, on croirait que c'est un homme ; et il faut le voir pour reconnaître que ce sont des efforts et non pas un langage. Du reste, comme le corbeau, le perroquet ne prononce absolument rien que ce qu'on lui apprend. Enseignez-lui des grossièretés, il dira des grossièretés ; jour et nuit, ce sera un feu roulant d'injures, qui seront pour lui comme des vers et qu'il redira en guise de chansons. Quand il a débité toute la kyrielle d'injures qu'il sait, il recommence encore ; et c'est toujours le même refrain. Si vous voulez vous débarrasser de ce langage des halles, il faut lui couper la langue, ou le renvoyer au plus tôt dans ses forêts.

XIII. ... Car l'éloquence que la philosophie m'a prodiguée n'a aucun rapport avec le chant accordé par la nature à certains oiseaux. Ceux-ci ne le font entendre que peu de temps et pendant certaines parties du jour : l'hirondelle, le matin ; la cigale, à midi ; la chauve-souris, à la brune; le chat-huant, le soir; le hibou, la nuit; le coq avant le lever du soleil. Ces animaux semblent se concerter entre eux, à en juger par les différents tons dans lesquels ils l'exécutent : le coq a un cri qui réveille, le hibou gémit, le chat-huant se plaint, la chauve-souris roucoule, la cigale bourdonne, l'hirondelle siffle. Mais pour le philosophe, sa sagesse et son éloquence sont de tous les instants. Vénérable pour ceux qui l'écoutent, utile à ceux qui la comprennent, sa voix sait prendre tous les tons.

XIV A force d'entendre prêcher ces maximes et d'autres semblables, à force de s'en ingérer plusieurs de lui-même, Cra- tès finit par s'élancer sur la place publique, par jeter tout son patrimoine, comme il eût repoussé une masse de fumier plus fatigante qu'utile. Puis, un cercle s'étant formé autour de lui, il cria de toutes ses forces : « Cratès affranchit Cratès. » A partir de ce jour, non seulement isolé, mais encore nu et libre de tout, il passa le reste de sa vie au sein de la félicité. Il inspira même des passions violentes, à tel point qu'une jeune fille de haute naissance, méprisant tous ceux qui aspiraient à sa main, jeunes comme riches, désira d'elle-même s'unir à lui. Cratès se découvrit le dos, et fit voir qu'il avait une bosse énorme entre les deux épaules ; il posa par terre sa besace, son bâton, son manteau, en déclarant à la jeune fille que c'était là tout son mobilier, et qu'elle avait le personnage sous les yeux : qu'en conséquence elle se consultât sérieusement, pour ne pas être plus tard réduite aux regrets. Hipparque accepta toutes ces conditions, répondant qu'elle avait depuis longtemps assez médité, assez réfléchi ; qu'elle ne saurait trouver nulle part au monde un époux et plus riche et plus beau ; qu'il pouvait donc la conduire où bon lui semblerait. Cratès alors la mena dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés ; et Hipparque s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien, il l'eût déflorée devant tout le monde, si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait.

XV. Samos est une île de moyenne grandeur dans la mer Icarienne. Elle est située vis-à-vis de Milet et à l'ouest de cette ville, dont elle n'est séparée que par un petit bras de mer. En partant de l'une ou de l'autre de ces destinations avec un vent favorable, on aborde en deux jours à la ville opposée. Le terrain ne donne que difficilement du blé : il est rebelle à la charrue ; et vainement on le travaillerait pour y faire réussir la vigne ou les légumes. Il est plutôt fertile en oliviers ; toute la culture consiste à planter et à tailler cet arbrisseau qui abonde bien plus dans l'île que les céréales. Du reste, c'est un pays fort peuplé et que les étrangers fréquentent beaucoup. La ville ne répond pas à la gloire de la contrée ; mais de nombreux débris de remparts indiquent qu'elle fut grande autrefois.

Elle possède encore un temple de Junon, célèbre de toute antiquité. Ce temple, si j'ai bonne mémoire, est, en suivant le rivage, à vingt stades tout au plus de la ville. L'autel de la déesse y est d'une richesse extraordinaire ; l'or et l'argent y brillent en très grande quantité et sous toutes les formes : ici, ce sont des miroirs ; ailleurs, des plats, des coupes et des objets propres aux différents usages. Il y a aussi un grand assortiment de bronzes représentant diverses figures, d'un travail antique et de la dernière perfection. Je n'en veux pour exemple qu'une statue de Bathylle, placée au devant de l'autel et dédiée par le tyran Polycrate : je crois n'avoir rien vu de plus achevé. Quelques-uns pensent, mais ils se trompent, que c'est la statue de Pythagore.

Figurez-vous un adolescent d'une beauté admirable ; ses cheveux, séparés bien également sur son front, reviennent en bandeaux sur ses tempes, et leurs boucles ondoyantes tombent en touffes d'ébène sur le derrière de sa tête et jusque sur ses épaules. Son cou est arrondi gracieusement ; le bas de sa figure, bien fourni ; ses joues sont potelées, et au milieu de son menton on voit une petite fossette. Son attitude est exactement celle d'un joueur de cithare : les yeux fixés sur la déesse, on dirait qu'il chante. Il est vêtu d'une tunique peinte de toutes sortes de broderies et qui lui tombe jusque sur les pieds ; il a une écharpe à la grecque. Les manches de sa chlamyde lui recouvrent les deux bras jusqu'au poignet ; les autres parties de ce vêtement pendent en plis gracieux. Sa cithare, qui tient à un baudrier élégamment ouvragé, est en même temps soutenue et assujettie. Ses mains sont tendres, effilées. La gauche touche les cordes en écartant les doigts ; la droite fait le geste d'un musicien qui approche l'archet de l'instrument et qui s'apprête à l'en frapper quand la voix cessera de chanter ; ce chant lui-même paraît presque couler de cette bouche arrondie et de ces jolies lèvres à moitié entrouvertes par un doux effort. Cette statue peut bien encore être celle d'un des jeunes favoris du tyran Polycrate, qui, pour lui plaire, soupire un chant anacréontique ; mais il s'en faut de beaucoup que ce soit la statue de Pythagore. Il est bien vrai que ce dernier était de Samos ; que sa beauté était extrêmement remarquable ; qu'il possédait sur la cithare et en tout genre de musique une incontestable supériorité, enfin qu'il vivait à peu près à l'époque où Polycrate régnait sur Samos. Mais jamais le philosophe ne fut aimé du tyran : car, dès que celui-ci commença à établir sa domination, Pythagore s'enfuit en secret de l'île ; c'était peu de temps après avoir perdu son père Mnésarque, que je sais avoir été un artiste très habile à graver les pierres, talent dont il recherchait la gloire plutôt que le profit. Selon les uns, Pythagore, à cette époque, se serait trouvé au nombre des prisonniers du roi Cambyse ; ayant été emmené en Égypte, il y aurait eu pour instituteurs les Mages de l'Orient, entre autres Zoroastre, le chef de tous les mystères religieux ; plus tard il aurait été racheté par un certain Gillus, prince des Crotomates. Mais la tradition la plus accréditée, c'est que ce fut de son propre mouvement qu'il alla explorer les sciences de l'Egypte ; que là il fut initié par les prêtres à leurs cérémonies si merveilleusement puissantes, à leurs combinaisons admirables des nombres, à leurs savantes formules de géométrie. Ces connaissances ne satisfaisant pas encore son activité, il poussa bientôt chez les Chaldéens, et ensuite chez les Brachmanes, pour conférer avec leurs Gymnosophistes. Les Chaldéens lui enseignèrent la science des astres, les révolutions fixes des divinités errantes, leurs divers effets sur la naissance des mortels, ainsi que des remèdes conquis à grands frais pour le soulagement de l'humanité sur la terre, sur le ciel et sur l'océan. Pour les Brachmanes, ils lui fournirent la plupart des principes de sa philosophie : lui montrant l'art d'instruire les esprits, d'exercer les corps ; les diverses parties dont l'âme se compose ; les modifications successives qu'éprouve l'existence ; les tourments et les récompenses que les dieux Mânes réservent à chaque mortel selon ses mérites. Il eut encore pour maître Phérécyde de l'île de Scyros, qui le premier, abandonnant la contrainte des vers, osa se servir de la prose et écrire en style libre et dégagé d'entraves. Quand Phérécyde, succombant à une affreuse maladie, eut été rongé et mis en dissolution par de hideux insectes, ce fut Pythagore qui l'inhuma pieusement. On rapporte qu'il approfondit aussi les mystères de la nature auprès d'Anaximandre de Milet ; qu'il suivit les leçons du Crétois Épiménide, augure et poète célèbre, et pareillement celles de Léodamas, disciple de Créophyle ; lequel Créophyle passe pour avoir été l'hôte d'Homère et son rival en poésie.

Eh bien ! cet homme, instruit à l'école de tant de maîtres, et abreuvé de ces sources intarissables d'instruction qu'il était allé chercher dans tout l'univers ; cet homme, doué d'un génie essentiellement supérieur, d'une âme dont la portée s'élevait au dessus de l'humaine nature ; cet homme à qui la philosophie doit son existence et son nom ; cet homme, enfin, recommandait avant tout à ses disciples de garder le silence. Chez lui, un exercice devait précéder toute pratique de la sagesse : c'était de maîtriser absolument sa langue, de retenir ces paroles que les poètes appellent volantes, de leur couper les ailes et de les emprisonner derrière le rempart d'ivoire que forment les dents. A ses yeux, dis-je, le premier élément de toute sagesse, c'était d'apprendre à méditer, de désapprendre à babiller. Ce n'était cependant pas pour la vie entière qu'on se déshabituait de l'usage de la parole ; et l'ordre du maître n'obligeait pas les disciples à rester muets tous pendant un temps égal. Les hommes plus graves semblaient avoir suffisamment payé leur tribut au silence par une épreuve de courte durée : c'étaient les plus parleurs qui étaient punis quelquefois durant cinq années de cette espèce d'exil de la voix. Or, notre chef Platon, rigoureusement fidèle à cette règle, se rallie par l'ensemble de sa morale à l'école de Pythagore ; et moi-même pareillement, qui ai été accueilli par mes maîtres sous le patronage de Platon, j'ai appris, dans l'exercice académique, aussi bien à parler sans relâche quand il le faut, qu'à me taire volontiers quand les circonstances l'exigent. Auprès de tous vos prédécesseurs, cette réserve m'a valu, si je ne me trompe, l'honorable réputation de philosophe qui garde à propos le silence, non moins que la gloire d'orateur qui sait parler à propos.

LIVRE III

XVI. Avant de commencer, illustres primats de l'Afrique, à vous remercier de la statue dont vous avez fait pour moi la demande si honorable quand j'étais au milieu de vous, et que vous m'avez décernée avec une faveur si bienveillante pendant mon absence; je veux d'abord vous instruire du motif pour lequel j'ai été plusieurs jours éloigné de la présence de mon auditoire, et pour lequel je suis allé aux eaux Persiennes, où l'on trouve agréablement le plaisir de la natation quand on se porte bien, la guérison quand on est malade. En cela, j'obéis à la loi que je me suis imposée, de vous rendre compte de tous les instants d'une vie qui vous est irrévocablement et à jamais consacrée : rien de si important, rien de si frivole ne sera fait par moi, que je ne le soumette à votre connaissance et à votre jugement. Pour revenir donc aux motifs qui m'ont tout à coup écarté de votre illustre présence, je vous rapporterai l'exemple d'une aventure presque exactement semblable, et dont le héros fut le comique Philémon.

Vous avez une idée assez complète de son genre de talent, apprenez en peu de mots l'histoire de sa mort... Mais quoi ? vous voulez aussi quelques détails sur son talent ?... Eh bien donc, ce Philémon fut un poète qui s'exerça dans la comédie mixte. Il composa concurremment avec Ménandre des pièces pour le théâtre, et il lutta avec lui. Peut-être lui était-il inférieur en mérite, mais il fut du moins son rival ; plus d'une fois même, disons-le avec honte, il remporta la victoire. Du reste, on trouve chez lui nombre de traits piquants, des intrigues filées avec adresse, des reconnaissances d'enfants ménagées d'une manière bien vraisemblable ; ses caractères sont de situation, ses pensées, prises dans la vie commune. S'il plaisante, il ne descend jamais au dessous de la comédie ; s'il est grave, ce n'est jamais jusqu'à l'emphase tragique. Rarement ses pièces roulent sur des séductions ; et quand il permet à l'amour d'y figurer, il le traite comme un égarement. Il n'en fait pas moins passer sous nos yeux le marchand d'esclaves parjure, l'amant passionné, l'adroit valet, la maîtresse infidèle, l'épouse qui fait la loi, la mère faible, l'oncle grondeur, l'officieux compagnon de vie joyeuse, le militaire tapageur ; puis encore, les parasites affamés, les pères avares, les courtisanes au verbe insolent.

Ces qualités lui avaient acquis depuis longtemps une haute réputation dans le genre comique. Un jour, il avait commencé la lecture d'une pièce qu'il venait tout récemment de composer. Il en était au troisième acte, c'est-à-dire à l'endroit le plus intéressant d'ordinaire dans une comédie, lorsqu'une averse soudaine, comme cela m'est arrivé il n'y a pas longtemps avec vous, le força d'ajourner la réunion de son auditoire et la lecture qu'il avait entreprise, avec promesse, sur la demande générale, que le lendemain il achèverait le reste sans interruption. Le lendemain donc on s'empresse de venir en foule. Chacun se place le plus près et le plus en face qu'il peut de l'estrade. Celui qui arrive trop tard fait signe à ses amis, qui lui ménagent une place à côté d'eux, et les personnes du bout du banc se plaignent d'être poussées hors des gradins : le théâtre est plein comme un oeuf ; on est les uns sur les autres. Les conversations particulières commencent. Ceux qui n'y étaient pas la veille s'informent de ce qui a été récité, ceux qui y étaient se rappellent ce qu'ils ont entendu ; et quand tout le monde est au courant de la première partie, on attend la suite.

Cependant le jour s'avance, et Philémon ne vient pas au rendez-vous. Quelques uns murmurent de la lenteur du poète, la majorité l'excuse. Enfin, quand le délai d'une attente raisonnable est écoulé et que Philémon n'apparaît en aucune manière, on dépêche les plus alertes pour qu'ils le ramènent. Mais comment et où le trouvent-ils ? Mort sur son lit, où il venait de rendre l'âme ; étendu tout raide sur ce lit, avec la figure d'un homme qui médite. Il serrait encore le cahier dans sa main : sa bouche était encore collée contre le feuillet ouvert ; mais il n'y avait plus de vie sur ces lèvres ; il ne pensait plus à sa lecture ; il ne s'inquiétait plus de son auditoire. Ceux qui étaient entrés s'arrêtèrent un instant, frappés d'une aventure si peu prévue et du prodige d'une mort si belle. Étant ensuite revenus vers le peuple, ils annoncèrent que le poète Philémon, attendu pour finir sur le théâtre la lecture d'une comédie de son invention, venaît de terminer chez lui le drame véritable ; qu'il avait dit pour toujours à ce monde la formule du portez-vous bien et applaudissez, et à ses amis celle du désolez-vous et pleurez ; que la pluie de la veille avait pour lui présagé les larmes ; que sa comédie en était venue à la torche funèbre avant d'en venir à la torche nuptiale ; que, puisque cet excellent poète avait cessé son rôle, il fallait suivre ses funérailles droit en sortant du lieu où l'on avait espéré l'entendre ; qu'il fallait aujourd'hui recueillir ses os, plus tard ses vers.

Cette aventure, que je viens de vous raconter et que je savais depuis longtemps, je me la suis rappelée à mes risques et périls. Vous vous souvenez sans doute que l'orage ayant interrompu ma lecture, je la remis, sur votre demande, au jour suivant : eh bien ! je faillis ressembler jusqu'au bout à Philémon. Le même jour, dans la palestre, je me tordis si fortement le talon, que je faillis presque avoir l'articulation de la jambe arrachée. Cependant elle rentra en place, non sans conserver par suite de cette violence un gonflement qui dure encore. Ce n'est pas tout : pendant que je raccommode mon articulation avec d'énormes efforts et le corps tout trempé de sueur, un froid prolongé me saisit. De là, des douleurs aiguës d'intestins qui se sont apaisées tout juste au moment où j'étais sur le point de succomber à leur violence. Un instant de plus, et j'allais dormir dans la terre, avant de dormir dans mon lit ; je réglais mon compte avec la mort, avant de le régler avec les vivants ; je terminais ma vie avant mon histoire. Mais aussitôt que les eaux Persiennes, par leur douce température et leur propriété lénitive, m'eurent rendu la faculté de marcher ; bien que ma jambe ne pût encore que me soutenir faiblement, je la trouvai assez solide pour seconder mon impatience. Je revenais donc auprès de vous accomplir ma promesse ; et c'est dans cet intervalle que votre bienfait non seulement m'a guéri de ma luxation, mais encore m'a rendu plus ingambe.

Et comment n'eussé-je pas fait diligence, quand il s'agissait de vous remercier mille fois d'un honneur que je n'avais pas sollicité une fois! Non pas que l'illustre Carthage ne mérite de voir un philosophe recourir aux prières pour obtenir les honneurs qu'elle décerne ; mais j'avais pensé que votre bienfait n'aurait tout son prix, toute sa portée, que si mes sollicitations n'en altéraient pas le caractère le plus flatteur ; je veux dire, que s'il était, dans toute la force du mot, essentiellement gratuit. En effet, ce n'est pas acheter à bon marché que d'obtenir en priant, de même que ce n'est pas être payé médiocrement que de se voir prié. Cela est si vrai, qu'on aime mieux acheter les différents objets dont on a besoin que les demander. C'est particulièrement pour les honneurs, selon moi, qu'il faut observer ces principes : les arracher à force de laborieuses sollicitations, c'est n'en être redevable qu'à soi ; mais les obtenir sans avoir eu recours à de pénibles brigues, c'est être doublement obligé à ceux qui les décernent, d'abord parce qu'on ne les a pas demandés, en second lieu, parce qu'on les a reçus.

Je suis donc doublement votre obligé, ou plutôt je le suis au-delà de toute mesure ; et je ne cesserai de le proclamer en tous lieux, en toutes circonstances. Aujourd'hui ce sera par ce discours, composé à propos d'un si grand honneur, que je ferai publiquement, comme de coutume, mes protestations de reconnaissance. Il est une certaine manière dont un philosophe doit remercier la ville qui lui décerne une statue ; et je ne m'en écarterai que fort peu dans ce discours réclamé par la position éminente d'Émilianus Strabon. J'aurai l'espoir de publier ce morceau avec quelque succès, s'il doit lui-même en ce jour à votre approbation joindre la sienne. Telle est en effet sa supériorité littéraire, qu'il est plus grand encore par son génie que par ses titres de consul et de patricien.

En quels termes, Émilianus Strabon, vous à qui personne ne saurait être comparé dans le passé, dans le présent, dans l'avenir ; vous, des plus vertueux le plus illustre, des plus illustres le plus vertueux ; des uns et des autres le plus savant ; en quels termes, dis-je, pourrai-je exprimer et proclamer ma gratitude pour les sentiments dont vous m'honorez ? De quelle manière digne de vous célébrerai-je une si flatteuse bienveillance ? Quelles paroles assez rémunératrices pourront égaler la gloire de votre conduite ? Je n'en ai pas encore trouvé, je l'avoue ; mais ce sera l'objet de mes constantes méditations et de tous mes efforts

Tant que mon coeur battra, qu'il se sentira vivre.

Car en ce moment (et pourquoi n'en conviendrais-je pas ?) ma joie fait obstacle à ma facilité ; le plaisir nuit à ma réflexion ; préoccupée par le bonheur, mon âme, en cet instant, aime mieux savourer son allégresse que la célébrer. Que faire ? je désire paraître reconnaissant ; mais telle est ma satisfaction, que je n'ai pas encore les loisirs de faire entendre des actions de grâces. Personne, non personne, même parmi les plus mal intentionnés, ne voudra trouver mauvais qu'en me comblant de joie un tel honneur me frappe d'une crainte respectueuse. Car où ai-je reçu ce témoignage ? dans le sénat carthaginois, corps aussi illustre que bienveillant. De qui l'ai-je reçu ? d'un homme supérieur tant par sa célébrité que par son instruction, d'un personnage consulaire, de qui être seulement connu est déjà un honneur insigne. C'est lui qui s'est en quelque sorte constitué mon panégyriste devant les primats de la province.

Je sais en effet qu'il y a trois jours il a présenté une requête pour obtenir l'érection de ma statue dans un endroit des plus fréquentés. Il a rappelé entre autres détails que notre liaison, commencée sous d'honorables auspices, datait de l'époque où nous suivions tous deux les drapeaux de l'étude sous les mêmes maîtres ; puis il a passé en revue, dans l'ordre de leur importance, toutes les particularités qui peuvent le plus flatter mon amour-propre. J'ai dit son premier bienfait, celui de s'être ressouvenu qu'il avait été mon condisciple ; le second fut de se vanter, lui, personnage si éminent, que je payais son affection de retour. Il a ensuite rappelé que chez d'autres peuples, dans d'autres villes, on m'avait décerné et des statues et d'autres honneurs. Pouvait-il s'ajouter quelque chose à ce pompeux éloge prononcé par un illustre consulaire ? Oui : car il a cité encore le sacerdoce dont je suis revêtu, pour établir que je jouis à Carthage de la position la plus honorable. Il a enfin, bienfait le plus précieux, le plus éclatant de tous, joint à ces témoignages si flatteurs la recommandation de son suffrage. Puis, quel a été son résumé ? Il a promis qu'il m'érigerait une statue à ses frais dans Carthage ; lui, homme à qui toutes les provinces se félicitent de consacrer partout des chars à quatre et à six chevaux.

Que manque-t-il donc pour établir et sanctionner ma gloire, pour mettre le comble à ma célébrité ? je le demande, que manque-t-il ? Émilianus Strabon, personnage consulaire, que bientôt les voeux de tous verront porté au proconsulat, a fait dans le sénat de Carthage une motion relative aux honneurs qu'il veut me faire décerner, et tous les sénateurs se sont rangés à son avis. Cet assentiment ne vous paraît-il pas être un sénatus-consulte ? J'ajoute une autre circonstance : c'est que, par leur empressement à voter une place pour la statue, tous les Carthaginois présents à cette auguste assemblée ont voulu faire comprendre, je l'espère du moins, que s'ils remettaient à la séance prochaine le décret d'une seconde statue, c'était par respect et déférence pour leur honorable consulaire, c'était afin de paraître non pas rivaliser avec lui, mais imiter sa munificence ; c'est-à-dire afin de consacrer un jour entier sans partage au bienfait public qu'ils me réservent. D'ailleurs, ces dignes magistrats, ces chefs si bienveillants n'avaient pas oublié que leur volonté était l'expression de votre mandat.

El j'ignorerais ces détails ! Et je ne les publierais pas ! Ah ! ce serait de l'ingratitude ; et loin de là, pour de si précieuses faveurs que m'a décernées votre ordre tout entier, je lui offre ici le tribut le plus éclatant de toute la reconnaissance dont je puis être capable. Avoir été l'objet des plus honorables acclamations dans une enceinte où c'est un immense honneur d'être seulement nommé ! avoir réalisé ce qui était si difficile, ce dont je regardais l'accomplissement comme au-dessus de mes forces ! avoir enfin (et qu'on ne me taxe pas ici de vanité) obtenu les sympathies du peuple, l'agrément de ce corps auguste, l'approbation des magistrats et des chefs du gouvernement ! Que manque-t-il donc à l'honneur de ma statue ? Rien, que le prix du métal et la main de l'artiste. Or, si jamais l'un et l'autre ne m'ont manqué dans des villes du second ordre, ce n'est pas pour que j'en sois privé à Carthage, où votre illustre compagnie, même quand il s'agit de plus graves intérêts, décrète et ne calcule pas. Du reste, l'expression de ma gratitude à ce sujet sera plus éloquente quand les résultats de votre munificence auront été plus entiers : et je vous promets, nobles sénateurs, illustres citoyens, dignes amis, je vous promets, à l'occasion de la dédicace prochaine de ma statue, l'hommage d'une oeuvre littéraire, où je suivrai avec plus d'abandon l'élan de ma reconnaissance ; et ce livre ira dans toutes les provinces, dans tout l'univers, dans l'immensité des temps, immortaliser à jamais et chez tous les peuples comme dans tous les âges la gloire de votre bienfait.

XVII. ... Laissons ceux qui ont l'habitude de fatiguer de leur personne les loisirs des proconsuls, laissons-les chercher à recommander leur esprit par l'intempérance de leur langue, et se glorifier de votre prétendue affection pour eux : ce sont là, Scipion Orfitus, deux travers également éloignés de moi. Car, si médiocre que soit mon mérite, les hommes le connaissent depuis assez longtemps pour ce qu'il peut être sans qu'il ait besoin d'un relief nouveau ; et d'un autre côté, votre bienveillance, celle des personnages qui vous ressemblent, est plutôt un but pour mon ambition qu'un texte pour ma vanité. Je tiens plus à posséder une amitié si haute qu'à m'en glorifier ; parce qu'on ne peut la désirer que si on l'apprécie comme elle le mérite, taudis que tout le monde peut s'en attribuer faussement l'honneur. En outre, dès mon enfance je me suis consacré si exclusivement aux belles-lettres ; j'ai tellement recherché la réputation d'homme studieux et moral, à Rome auprès des amis d'Orfitus, comme il peut eu être l'illustre garant, et dans votre province, ô Carthaginois, que vous devez accueillir mon amitié avec autant d'empressement que j'en manifeste pour obtenir la vôtre.

Je dois dire qu'effectivement la difficulté avec laquelle vous m'accordez de mettre des intervalles entre mes séances, prouve que vous me recherchez assidûment. On ne saurait donner un témoignage plus irrécusable d'amitié pour les personnes, que d'aimer à les voir souvent, de se formaliser de leurs inexactitudes, de se féliciter de leur constance, de regretter leurs interruptions, attendu qu'on n'éprouve ces sentiments que pour ceux de l'absence desquels on gémirait. Et d'un autre côté la voix condamnée à un silence perpétuel ne serait pas plus utile que le nez pour un homme enrhumé, que des oreilles assourdies par le vent, que des yeux couverts d'une taie. Emprisonnez donc les mains dans des menottes ! mettez donc des entraves aux pieds ! enfin, cette âme qui nous dirige, faites-la donc agir quand elle est anéantie par le sommeil, noyée dans le vin ou affaissée sous le poids d'une maladie ! Oui, de même qu'une épée est brillante quand on s'en sert, mais qu'elle se rouille laissée dans un coin ; de même, retenue trop longtemps dans le fourreau du silence, la voix s'y engourdit et s'y perd. C'est une loi générale : la désuétude engendre la paresse, et la paresse une léthargique incapacité. Les tragédiens, s'ils ne déclament pas tous les jours, perdent l'éclat de leur organe ; et c'est à force de crier qu'ils dissipent leurs enrouements.

Pourtant, la peine que l'homme lui-même se donne pour augmenter le volume de sa voix est tout à fait inutile et en pure perte, attendu qu'une foule d'autres sons l'emportent sur elle. Le clairon est plus effrayant par sa vigueur que la voix humaine, la lyre est plus variée par ses accords, la flûte, plus intéressante par ses tons plaintifs, le chalumeau, plus agréable par son murmure, et la trompette, plus éclatante par ses accents prolongés. Encore ne parlé-je pas ici d'une foule d'animaux dont la voix n'est pas le résultat de l'art, et se recommande à notre admiration par des propriétés spéciales, comme le grave mugissement des taureaux, le hurlement aigu des loups, le mélancolique murmure des éléphants, le hennissement joyeux des chevaux, les vifs et bruyants éclats des oiseaux, le rugissement indigné des lions, et toutes ces autres voix d'animaux, qui, terribles ou pleines de douceur, sont tantôt l'expression de la fureur et de la haine, tantôt celle de l'aimable volupté. En place de ces divers langages, l'homme a reçu de Dieu la parole, dont la portée, j'en conviens, est moins étendue ; mais elle est plus utile aux intelligences si elle charme moins les oreilles. Aussi ne saurait-on la pratiquer mieux à propos et en user plus fréquemment qu'au milieu d'un tel auditoire, sous la présidence d'un si grand personnage, devant la brillante réunion d'une foule d'hommes instruits et d'hommes bienveillants.

Pour ma part, si je possédais un talent merveilleux sur la lyre je ne voudrais jouer que devant des assemblées nombreuses. C'était au milieu de l'isolement que chantaient

Dans les forêts Orphée, Arion sur les flots ;

puisque, si nous en croyons les fables, Orphée s'était condamné à la solitude et à l'exil, et qu'Arion se précipita du haut d'un navire. Le premier adoucissait des bêtes féroces, le second charmait des monstres marins touchés pour lui de miséricorde. Chantres bien à plaindre l'un et l'autre : ce n'était pas chez eux inspiration, amour de la gloire ; c'était nécessité et soin de leur salut. Je les admirerais bien davantage si c'eût été à des hommes qu'ils eussent plu et non à des animaux. Un semblable isolement convient beaucoup mieux à des oiseaux : aux merles, aux rossignols et aux cygnes. Les merles sifflent dans les taillis les plus écartés ; les rossignols, au milieu des solitudes de l'Afrique, gazouillent leurs jeunes chansons ; les cygnes, près des fleuves solitaires, soupirent leur hymne de mort. Mais celui dont les vers doivent être utiles à l'enfance, à la jeunesse, aux vieillards, celui-là doit chanter au milieu de l'assemblée des peuples. C'est dans ce but que j'ai consacré ce poème aux vertus d'Orfitus ; hommage tardif peut-être, mais consciencieux, et qui sera non moins agréable qu'utile aux Carthaginois de tous les âges. Car l'inépuisable indulgence du proconsul s'est étendue sur tous : tempérant chez les uns la vivacité des désirs, inspirant aux autres un calme salutaire, il a pleinement réalisé les voeux de l'enfance ; il a autorisé chez les jeunes gens l'amour du plaisir ; il a donné la sécurité aux vieillards.

Mais en vérité, Scipion, maintenant que j'en suis sur le chapitre de vos bienfaits, je crains qu'une généreuse modestie de votre part, ou de la mienne le sentiment d'une naïve pudeur ne me ferme tout à coup la bouche. Pourtant je ne saurais, quand je songe aux nombreuses qualités que nous admirons chez vous à si juste titre, me dispenser d'en retracer au moins un petit nombre. C'est à vous, citoyens par lui conservés, de juger la ressemblance du tableau...

LIVRE IV

XVIII. Quand je vous vois réunis en foule si nombreuse pour m'entendre, je dois plutôt féliciter Carthage de posséder tant d'amis de l'instruction, que demander grâce pour le philosophe qui ne se refuse pas à disserter publiquement. Car d'un côté, la grandeur de la ville explique l'affluence de l'assemblée, et de l'autre, cette affluence explique le choix du lieu. En outre, dans un auditoire de ce genre que faut-il considérer ? Ce n'est point le marbre des parvis, le plancher de la scène, les charpentes sur lesquelles elle est soutenue, l'élévation des combles, l'éclat des lambris, la circonférence des gradins ; on ne doit pas songer qu'ici dans d'autres moments on assiste aux danses expressives de la pantomime, au dialogue de la comédie, aux tirades sonores de la tragédie, aux sauts périlleux du funambule, aux tours d'adresse de l'escamoteur, aux gesticulations du baladin et à tous les autres spectacles donnés au peuple par les différents artistes. Il faut s'interdire tous ces rapprochements pour ne considérer que la nature de l'auditoire et le langage de celui qui prend la parole. C'est pourquoi les poètes ont coutume, ici même, de substituer différentes localités les unes aux autres : par exemple, ce poète tragique, qui fait dire sur le théâtre :

De notre Thèbes sainte et de ce Cithéron

Immortel habitant, Bacchus...

et encore ce comique, quand il dit :

De votre ville et si belle et si grande

Plaute, Messieurs, ne vous demande

Par ma voix que ce petit coin,

Dont un instant il a besoin :

Il veut sans architecte y transporter Athènes.

Pareillement aussi, que j'aie le privilège de nous supposer ici non pas dans une cité lointaine et au-delà des mers, mais dans le sénat ou dans la bibliothèque de Carthage elle-même. Prenez donc, si mon langage est digne du sénat, que ce soit au sénat que vous m'entendez ; s'il est savant, que je parle dans la bibliothèque. Et plût au ciel que l'importance de l'auditoire, donnant à ma parole plus de fécondité, ne la paralysât pas dans l'instant où je désirerais déployer le plus d'éloquence ! Mais ce qu'on dit est bien vrai : rien n'est par le ciel accordé à l'homme de si heureux, qu'il ne s'y mêle cependant quelque contrariété ; au fond de la joie la plus complète il y a toujours un mécompte, quelque petit qu'il soit : qui dit miel, dit fiel ; qui dit abondance, dit surabondance. Jamais mieux qu'en ce moment je ne l'ai senti : car plus je parais avoir de titres à vos suffrages, plus le respect excessif que vous m'inspirez me rend timide : et moi qui souvent dans des villes étrangères ai pris la parole avec tant de facilité, j'hésite aujourd'hui au milieu des miens ! Circonstance bizarre ! ce qui devrait m'engager me retient, ce qui devrait m'exciter m'arrête, ce qui devrait m'enhardir m'intimide. N'ai-je pas cependant au milieu de vous les plus nombreux motifs d'encouragement ? moi qui ai placé mes pénates à côté des vôtres, qui vins à vous dès mon enfance, qui étudiai dans vos écoles ; moi dont vous connaissez les principes philosophiques, dont vous avez entendu la voix, dont vous avez lu et approuvé les écrits. Si ma patrie est une autre juridiction de l'Afrique, c'est vous qui accueillîtes mon enfance, c'est vous qui êtes mes maîtres. Si mes principes philosophiques se sont affermis à Athènes, ils se sont ébauchés ici. Il y a plus de six ans que ma voix, dans les deux langues, est parfaitement connue à vos oreilles ; et pour parler de mes ouvrages, rien n'en fait partout monter plus haut le prix que l'approbation qu'ils reçoivent de juges tels que vous. Eh bien ! ces nombreux motifs de sympathie, en même temps qu'ils vous disposent favorablement à m'entendre, m'arrêtent au moment que je veux parler, et je célébrerais plus facilement vos louanges dans toute autre ville que devant vous : tant il est vrai qu'au milieu des siens chacun est gêné par sa modestie, et que la vérité n'est à son aise que chez les étrangers ! Aussi, constamment et partout je vous célèbre comme ceux à qui je dois l'instruction, et je ne manque jamais à m'acquitter de ma dette : en cela, je vous traite non pas comme Protagoras, qui fixa ses honoraires et ne les reçut pas, mais comme le sage Thalès, qui ne les fixa pas et les reçut... Je vois ce que vous demandez, et je vais raconter la double histoire de ces honoraires.

Protagoras fut un sophiste d'une instruction extrêmement variée ; et son habileté oratoire lui mérita une place parmi les premiers inventeurs de la rhétorique. Né dans la même ville que le naturaliste Démocrite, il était son contemporain, et il s'instruisit à son école. On rapporte que ce Protagoras était convenu avec son disciple Evathlus d'honoraires considérables ; mais, par une clause imprudente, il avait stipulé que son élève ne lui paierait la somme que si, pour son début, il gagnait sa première cause. Evathlus étudie donc tous ces artifices oratoires destinés à séduire les juges, à donner le change à la partie adverse, à embarrasser une cause ; et comme d'ailleurs c'était un esprit rusé et naturellement astucieux, il n'eut pas de peine à tout apprendre. Puis, content de savoir ce qu'il avait désiré, il songea à se soustraire à l'exécution du pacte, faisant succéder adroitement mille délais les uns aux autres ; si bien qu'assez longtemps il ne voulut ni plaider ni payer. A la fin, Protagoras le cita devant les juges ; et après avoir exposé à quelles conditions il s'était chargé de l'instruire, il lui proposa ce dilemme : “Ou ce sera moi qui gagnerai, et alors tu devras me payer mes honoraires en vertu de cette condamnation ; ou ce sera toi, et tu ne devras pas moins me payer, aux termes de notre traité, puisque tu auras gagné ta première cause devant les juges. Par conséquent, si tu gagnes, tu es sous le coup de notre traité ; si tu perds, tu es sous celui de la condamnation. Qu'as-tu à dire ?”- Ces conclusions semblaient au tribunal aussi pressantes qu'invincibles. Mais Évathlus, en disciple consommé de ce maître astucieux, lui rétorqua le dilemme : “S'il en est ainsi, dit-il, dans aucun cas je ne vous dois ce que vous réclamez. En effet, ou je gagne, et le tribunal me renvoie de la plainte ; ou je perds, et je suis libéré par notre traité, aux termes duquel je ne vous dois rien si je ne gagne pas cette première cause devant les juges. Ainsi, de toute manière je suis dégagé : en cas de réussite, par nos arrangements ; en cas de défaite, par l'arrêt rendu.”- Ne trouvez-vous pas que ces arguments sophistiques, opposés les uns aux autres, s'enchevêtrent comme des touffes d'épines que le vent aurait brouillées ? Ce sont, de part et d'autre, des pointes aussi acérées, aussi pénétrantes, qui font de mutuelles blessures. Ainsi, nous laisserons aux plaideurs et aux avares ces honoraires de Protagoras, si hérissés de chicanes et de subtilités.

Combien est plus honorable cet autre mode d'être payé de ses honoraires, dont Thalès donna, dit-on, l'exemple ! Thalès de Milet, un des sept sages, est sans contredit le plus remarquable d'entre eux. En effet, il fut le premier inventeur de la géométrie chez les Grecs : contemplateur exact de la nature, à l'aide de petites lignes il en découvrit les lois les plus importantes : la révolution des années, le souffle des vents, le cours des astres, la cause du bruit merveilleux que fait la foudre, celle de l'obliquité des éclairs, les retours annuels du soleil, les différentes phases de la lune, soit qu'elle commence à croître, soit qu'elle vieillisse et s'efface, soit qu'elle s'éclipse et disparaisse : il eut encore la gloire, étant déjà fort avancé en âge, de trouver le véritable système solaire ; système que je ne me suis pas contenté d'apprendre, mais dont j'ai encore vérifié l'exactitude par mes expériences, et où il précise le nombre de révolutions opérées par le soleil autour de son axe. Cette découverte étant toute récente, Thalès l'enseigna, dit-on, à Mandrayte de Priène ; et celui-ci, enchanté d'une théorie si neuve qu'on avait à peine le droit de l'attendre, lui dit d'opter quelle récompense il voudrait pour une si précieuse communication. “J'aurai été assez récompensé, dit le sage Thalès, si, quand vous démontrerez à quelqu'un ce que je vous ai appris, vous ne vous l'attribuez pas, et si vous me citez de préférence à un autre comme en étant l'inventeur.” Honoraires bien beaux sans doute, bien dignes d'un tel homme, et religieusement payés dans la suite des âges ! car encore aujourd'hui et à tout jamais ce seront les honoraires que nous paierons à Thalès, nous tous qui avons reconnu la vérité de ses observations astronomiques.

Eh bien ! c'est ce dernier genre d'honoraires, ô Carthaginois, que je vous paie en tous lieux pour l'instruction que j'ai acquise auprès de vous dans mon enfance. Partout je me porte comme un enfant de votre cité, partout je vous prodigue des éloges de toute sorte. Votre gloire littéraire est celle qui excite le plus ma studieuse émulation ; votre puissance, celle que je célèbre le plus glorieusement ; vos divinités, celles pour lesquelles j'ai le plus de respect et de vénération.

C'est ainsi que maintenant même, au début de ce discours, je ne crois pas devoir me placer devant un tel auditoire sous de meilleurs auspices que sous ceux du grand Esculape, qui honore la citadelle de votre Carthage d'une si visible protection. A la louange de ce dieu j'ai composé en grec et en latin un hymne, que je vais vous réciter, et dont je lui ai déjà fait la dédicace. Car je ne suis pas pour lui un adorateur inconnu, un fidèle récemment initié, un pontife peu favorablement accueilli : déjà, en prose comme en vers, je lui ai offert le tribut de ma respectueuse éloquence. Pareillement donc je chanterai ici son hymne dans les deux langues. Je le fais précéder d'un dialogue écrit aussi en grec et en latin, dont les interlocuteurs seront Sabidius Severus et Julius Persius : tous deux chers l'un à l'autre et aimés de vous à juste titre par leurs services publics ; tous deux se valant pour l'instruction, pour l'éloquence, pour les vertus du coeur ; si bien qu'on ne saurait dire ce qui les distingue le plus, ou leur modestie pleine de calme, ou leur infatigable activité, ou leurs honneurs éclatants. Unis par une concorde parfaite, ils n'admettent entre eux de lutte et de rivalité que sur un point, à qui des deux chérira le mieux Carthage ; et, dans ce noble assaut, où ils déploient tout ce qu'ils ont de force et d'énergie, aucun des deux ne cède la victoire à l'autre. J'ai pensé que ce dialogue vous ferait plaisir, étant récité par eux, et qu'il y aurait de ma part acte de convenance à le composer, acte de religion à en faire ici la dédicace. Au commencement du morceau, je suppose qu'un de mes compagnons d'études à Athènes demande en grec à Persius l'analyse du discours que j'ai prononcé la veille dans le temple d'Esculape ; et insensiblement je leur adjoins Severus, que je charge dans le dialogue du rôle de l'interlocuteur latin. Car pour Persius, bien qu'il puisse lui-même s'exprimer fort bien en langue latine, il voudra bien, et pour vous et pour nous, parler aujourd'hui la langue d'Athènes...

XIX. Le célèbre Asclépiade, un des premiers médecins, leur maître à tous si vous en exceptez le seul Hippocrate, le premier aussi imagina d'appliquer le vin au soulagement des malades, mais, bien entendu, en le donnant à propos ; ce qu'il savait parfaitement reconnaître par l'extrême attention avec laquelle il étudiait sur les veines les pulsations irrégulières ou celles qui étaient satisfaisantes. Un jour donc que de son jardin du faubourg il rentrait dans la ville, il vit sur les boulevards extérieurs un grand convoi dressé, et une foule considérable de gens qui, venus pour ces funérailles, se tenaient debout  alentour en habits de deuil et dans l'attitude d'une profonde tristesse. Il s'avance plus près, pour savoir aussi (curiosité naturelle à l'esprit humain) quel était ce mort, attendu que personne n'avait répondu à ses questions ; peut-être, du reste, songeait-il à faire sur le cadavre quelque remarque dans l'intérêt de son art. Ce qu'il y a de certain, c'est que cet homme étendu là et presque mis en terre fut par lui enlevé au trépas. Asclépiade contemplait ce malheureux, dont tous les membres avaient été déjà saupoudrés d'aromates, le visage déjà recouvert d'une pommade odorante, en l'honneur de qui on préparait déjà le repas funèbre, lorsque des signes certains viennent le frapper. Il redouble d'attention, tâte le corps à plusieurs reprises, et reconnaissant qu'il recèle un principe de vie : “Cet homme n'est pas mort, s'écrie-t-il à l'instant ; qu'on éloigne donc ces torches, qu'on écarte ces feux, qu'on démolisse ce bûcher, que ce festin de mort soit reporté du cercueil à la table.” Des murmures, cependant, s'étaient élevés : les uns disaient qu'il fallait croire le médecin, les autres se moquaient de la médecine. Enfin, malgré les proches parents eux-mêmes (était-ce chez eux désir de l'héritage, ou n'ajoutaient-ils pas encore foi à ses paroles ?), après bien des oppositions et des difficultés, Asclépiade obtint pour le mort un instant de délai ; et l'ayant ainsi arraché des mains des fossoyeurs comme des griffes de l'enfer, il le rapporta dans sa maison, dont il redevenait le maître. Là, il ne tarda pas à ranimer son souffle par la vertu de certains remèdes, et à provoquer la réapparition de la vie cachée dans l'enveloppe de ce corps.

XX. Il existe une parole célèbre d'un sage à propos des festins. “La première coupe, dit-il, est pour la soif, la seconde pour la gaîté, la troisième pour la sensualité, la quatrième pour le délire.” Mais la coupe des Muses produit l'effet contraire : plus elle est abondante et sans mélange, plus elle est près de donner la santé de l'âme. La première coupe, celle des éléments de toutes lettres, fait disparaître l'ignorance ; la deuxième, celle des grammairiens, donne l'instruction ; la troisième, celle du rhéteur, donne l'arme de l'éloquence. C'est après celle-ci que la plupart cessent de boire. Mais, dans Athènes, moi j'ai bu encore d'autres coupes : la coupe mélangée de la poésie ; claire, de la géométrie ; douce, de la musique ; un peu amère, de la dialectique ; enfin celle de la philosophie générale, coupe inépuisable et du plus doux nectar. Vous pouvez en juger : Empédocle fait des vers, Platon des dialogues, Socrate des hymnes, Épicharme de la musique, Xénophon de l'histoire, Xénocrate des satires, tandis qu'à lui seul votre Apulée s'exerce dans tous ces genres et cultive les neuf Muses avec un zèle égal. Sans doute il y apporte plus de bonne volonté que de talent ; mais on ne doit peut-être que se sentir plus disposé à lui accorder des éloges : car, pour tout ce qui est bien, les efforts constituent le mérite, et le résultat n'est qu'éventuel ; de même qu'en fait de crime, la préméditation non suivie d'effet est frappée par les lois, parce que l'âme est tachée de sang, si la main en est pure. Par conséquent, comme c'est assez, pour être puni, de méditer un acte punissable, de même c'est assez, pour avoir droit aux éloges, de s'efforcer d'atteindre un but honorable. Or, rien peut-il procurer des louanges plus belles et plus certaines que de célébrer Carthage, où je ne vois que des citoyens d'une érudition profonde, où tous les genres d'instruction sont étudiés par l'enfance, déployés par les jeunes gens, enseignés par les vieillards ? Oui, Carthage est la vénérable institutrice de toute notre province, Carthage est la muse céleste de l'Afrique, Carthage est la Mnémosyne des Romains.

XXI. Quelquefois, lors même qu'on est forcé de faire diligence, on éprouve des retards assez honorables pour qu'on se félicite d'avoir été contrarié dans ce qu'on voulait faire. Supposons des voyageurs pressés de franchir rapidement une distance : ils ont préféré le dos d'un cheval au siège d'un char, à cause de l'ennui des bagages, de la lourdeur des voitures, du retard causé par les roues, des inégalités des ornières, sans parler des pierres amoncelées, des troncs d'arbres énormes, des ruisseaux qui coupent les plaines et des pentes des collines ; ils ont préféré, dis-je, pour éviter toutes ces causes de retard, un cheval qu'ils ont choisi fort et infatigable, rapide et vigoureux, aussi solide des reins que léger des jambes,

Franchissant d'un seul trait les champs et les collines,

comme dit Lucilius : eh bien, quelle que soit l'ardeur avec laquelle ils dévorent l'espace, montés sur cet agile conducteur, s'ils aperçoivent en route un des principaux personnages de l'Etat, aussi honoré pour sa haute sagesse que pour l'éclat de sa famille et de son nom, malgré leur impatience excessive, par déférence pour lui, ils arrêtent leur course, ralentissent le pas, retardent leur bête, et en un clin d'oeil ils sautent à terre. La branche qu'ils tiennent pour frapper leur cheval, ils la passent dans leur main gauche ; et leur droite étant libre de cette manière, ils abordent ce personnage, le saluent. S'il leur fait quelques questions qui prolongent l'entretien, aussi longtemps ils vont à pied et causent avec lui. Enfin, quel que soit le retard, ils s'y résignent volontiers pour accomplir ce devoir.

XXII. Le célèbre Cratès, disciple de Diogène, fut honoré dans Athènes par ses contemporains comme l'était le génie tutélaire de chaque foyer. Jamais aucune maison ne lui était fermée ; un père de famille n'avait pas de secret si intime, que Cratès n'y fût admis et toujours à propos ; il était le conciliateur et l'arbitre par excellence de toutes contestations et de toutes querelles entre parents. Ce que les poètes disent d'Hercule, que dans les temps anciens il subjugua par sa valeur tant de monstres redoutables parmi les bêtes comme parmi les hommes, et qu'il purgea le monde, Cratès le faisait contre la colère, contre l'envie, contre l'avarice, contre le libertinage. Il fut l'Hercule vengeur des monstres qui dégradent l'esprit humain ; il exterminait des âmes tous ces fléaux ; il purgeait les familles ; il terrassait le vice. A moitié nu lui-même, remarquable par une massue, il était (pour dernier rapprochement) né aussi à Thèbes, qui est la patrie d'Hercule si l'on en croit les traditions. Ainsi donc, avant d'être devenu tout à fait Cratès, il fut compté parmi les plus importants personnages de Thèbes. Sa famille était noble ; ses domestiques, nombreux ; sa demeure était ornée d'un ample vestibule ; il possédait de somptueux habits, de nombreux domaines. Mais plus tard il reconnut qu'avec tout ce patrimoine il ne lui avait été légué aucune ressource, aucune base de conduite ; il comprit que tout est éphémère et fragile, que tout ce qu'il y a de richesses sous le ciel ne saurait contribuer au bonheur.

Qu'un navire, se disait-il, soit solide, habilement fait, bien établi au-dedans, au-dehors orné d'élégantes peintures ; qu'il ait un gouvernail bien mobile, de solides amarres, un mât élevé ; que la hune en soit remarquable, les voiles, brillantes ; enfin tout l'équipement, aussi commode à la manoeuvre que flatteur pour le coup d'oeil ; si ce navire n'est pas dirigé par un pilote, ou s'il l'est par la tempête, combien facilement, avec tous ces superbes appareils, il ira s'engloutir dans les abîmes ou se briser contre les écueils ! Voyez encore les médecins quand ils entrent chez un malade pour une visite. Aucun d'eux, parce qu'il voit dans la maison de superbes balustres, des lambris couverts d'or, des troupeaux d'enfants et d'adolescents d'une rare beauté debout autour du lit dans l'appartement, aucun d'eux donne-t-il pour cela bon espoir au malade ? Non ; mais lorsqu'après s'être assis à son chevet, avoir pris sa main, l'avoir tâtée, avoir étudié les pulsations et leurs intervalles, le médecin y trouve du désordre et de l'irrégularité, il lui déclare que son état est dangereux. Ce richard est condamné à la diète : de la journée, dans sa maison où règne l'opulence, il ne reçoit pas un morceau de pain ; cependant que tous ses serviteurs se divertissent et font bombance. Et à cela sa condition ne saurait rien faire.

XXIII ... Vous qui avez voulu de moi une improvisation, acceptez d'abord cet essai ; plus tard, j'y donnerai suite. Si je ne me trompe, je ne risque rien en me risquant à improviser, puisque par des sujets préparés j'ai obtenu déjà vos suffrages ; et je ne crains pas de vous déplaire pour des frivolités, vous ayant satisfaits en plus grave matière. Il faut que vous me connaissiez sous tous les rapports ; et par ce barbouillage informe, comme dit Lucilius, vous jugerez si je suis le même quand je parle d'abondance, que quand je suis préparé. (Je m'adresse à ceux d'entre vous qui ne me connaissent pas encore ce talent.)

Ces essais d'improvisation, vous ne les écouterez pas, bien entendu, avec plus de sévérité que je les ai écrits ; mais vous les accueillerez avec plus de complaisance que je n'en apporte encore à vous les lire. C'est du reste l'habitude ordinaire des gens sensés. Juges rigoureux en matière d'ouvrages médités longuement, ils sont portés à être faciles pour ce qui est impromptu. Un ouvrage écrit est livré à leur examen et à leur critique ; mais ce qui est dit d'abondance, ils l'écoutent et l'accueillent sans sévérité. Or, c'est justice ; puisque tout ce qui est écrit restera tel, même quand l'auteur ne le lira plus : tandis que des improvisations, que vous devez en quelque sorte vous partager exclusivement, seront toujours ce que les aura faites votre accueil ; et plus ensuite je modifierai mon genre, plus je m'assurerai vos éloges.

Je vois qu'en effet vous m'écoutez avec plaisir. Vous tenez donc entre vos mains le sort de l'esquif. A vous, d'en arrondir et d'en déployer les voiles, afin qu'elles ne soient pas pendantes et lâches, ou fermées et repliées. Pour moi, j'aurai occasion d'appliquer le mot d'Aristippe, ce célèbre fondateur de la secte des Cyrénéens, ce disciple de Socrate (titre qu'il préférait lui-même). Un tyran lui demanda quel profit il avait retiré d'une si longue et si pénible étude de la philosophie ; Aristippe répondit : “C'est de pouvoir converser avec tous les hommes sans crainte et sans embarras.” J'aurai des expressions soudaines pour un sujet conçu soudainement. Je ferai comme quand il s'agit d'une muraille qu'il est nécessaire de construire à la hâte, et où l'on ne s'attache ni à jeter à la base des fondements massifs, ni à régulariser la façade, ni à la tirer au cordeau. Dans cette maçonnerie de paroles, je n'apporterai pas de ma montagne des pierres taillées d'aplomb, également aplanies partout, bien proportionnées et bien symétriques à toutes leurs arêtes ; mais je m'accommoderai aux besoins de la construction. Ici je mettrai des pierres inégales et raboteuses ; là j'en mettrai de bien polies et bien glissantes ; là d'autres, dont les angles ressortiront ; ailleurs, d'autres, qui seront à peu près rondes ; et nulle part le cordeau n'alignera, nulle part l'équerre n'égalisera : nulle part le fil à plomb n'établira la verticale. Car aucune chose ne peut être à la fois hâtée et parfaite : on ne saurait rien voir qui réunisse le mérite de la perfection à l'agrément de la célérité. Je me suis prêté aux désirs de quelques personnes qui ont formellement désiré que le discours qu'on attendait de moi fût improvisé ; et en vérité je crains bien qu'il ne m'arrive ce que le fabuliste Ésope nous raconte être arrivé à son corbeau ; à savoir, qu'en cherchant à obtenir une gloire nouvelle, je ne sois contraint de perdre le faible mérite qui m'a été concédé antérieurement... Mais vous me questionnez sur cet apologue ; et je ne serai pas fâché moi-même de vous réciter une fable.

Le corbeau et le renard ayant aperçu tous deux à la fois un morceau friand, se hâtaient, pour aller le saisir, avec un empressement égal ; mais égale n'était pas leur vitesse, parce que le renard courait et que le corbeau volait. L'oiseau eut donc bientôt pris les devants sur le quadrupède ; et, porté facilement dans les airs à l'aide de ses ailes déployées de droite et de gauche, le premier il s'abat sur le morceau, le saisit, et, ainsi doublement joyeux et de sa proie et de sa victoire, il reprend son vol, pour aller sur la cime d'un chêne voisin se percher en toute sûreté. Le renard alors, ne pouvant de ses pieds monter sur l'arbre, y fit grimper la ruse ; il se plaça au-dessous du ravisseur, que sa proie rendait si fier, et il se mit à lui prodiguer de perfides éloges. “Quelle folie était la mienne de le disputer sans espoir de succès à l'oiseau d'Apollon ! A-t-on jamais vu un corps mieux proportionné ! Il n'est ni trop petit ni trop grand, et tel qu'il le faut pour ses besoins et pour sa beauté. Que ce plumage est moelleux ! cette tête, gracieuse ! ce bec, solide ! quel regard perçant ! quelles serres vigoureuses ! Parlerai-je de sa couleur ? il y en avait deux principales, la noire et la blanche, qui constituent la différence du jour et de la nuit : Apollon les a données toutes les deux à ses oiseaux chéris, la blanche au cygne, la noire au corbeau. Mais pourquoi faut-il que, de même qu'il a donné le chant au cygne, il n'ait pas également donné de la voix à son rival ? au moins, ce bel oiseau, qui domine si incontestablement toute la gent ailée, ne serait pas privé du mérite de la voix, ce favori du dieu de la musique ne vivrait pas muet et silencieux.” Le corbeau n'eut pas plus tôt entendu dire que cet avantage seul lui manquait sur les autres oiseaux, qu'il voulut donner un vaste éclat de gosier, afin de ne pas le céder en cela même au cygne : et, oubliant le gâteau qu'il tenait, il ouvrit son bec de toute sa grandeur, de manière que ce qu'il avait conquis par son vol, il le perdit par son chant, et que le renard au contraire regagna par la ruse ce qu'il avait perdu à la course. Résumons cette fable en peu de mots autant qu'elle en est susceptible. Le corbeau, pour se montrer habile chanteur (mérite que le renard avait dit manquer seul à toutes ses perfections), se mit à croasser, et la proie qu'il tenait dans son bec devint le partage de son flatteur.

XXIV. ... Je sais depuis longtemps ce que vous me demandez par ces démonstrations : vous voulez que j'achève le reste du sujet en latin : car, au commencement de la séance, les opinions étant divisées, je me souviens avoir promis que personne d'entre vous, ni ceux qui étaient pour le grec, ni ceux qui étaient pour le latin, ne se retireraient sans avoir entendu l'une et l'autre langue. Ainsi donc, si vous le permettez, nous nous en tiendrons là pour la langue d'Athènes. Il est temps de revenir dans le Latium et de quitter la Grèce : car nous voilà arrivés à la moitié du sujet, et, autant que je puis en juger, cette seconde partie, comparée à celle qui a été précédemment exposée en grec, n'est ni moins vigoureuse pour les arguments, ni moins abondante en pensées, ni moins riche en exemples, ni moins soutenue pour le style ...


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