Musique de Charles Gounod (1862)
Livret de Barbier et Carré, d'après Gérard de Nerval
LE LIVRET
ADONIRAM, sculpteur
PHANOR, AMROU, MÉTHOUSAÊL, ouvriers d’Adoniram
BÉNONI, apprenti d’Adoniram
SOLIMAN sultan
BALKIS reine de Saba
SADOK grand-prêtre
SARAHIL confidente de Balkis
ACTE I
L'atelier d’Adoniram. Çà et là quelques modèles de
figures colossales, sphinx, lions, taureaux, griffons
ailés et chérubins.
- Scène 1
Adoniram, seul. Il est assis sur un bloc de granit,
le front penché vers la terre et son marteau de sculpteur
à la main.
ADONIRAM
Que cette main vous donne l'être,
Sphinx monstrueux que j'ai rêvés!
Colosses disparus, - vivez!
- Scène 2
Adoniram, Bénoni.
BÉNONI
Salut et longs jours à mon maître!
ADONIRAM
Ah! c'est toi! d'où viens-tu? Pourquoi mes ouvriers
Ont-ils déserté les chantiers?
Quelle ivresse aujourd'hui leur a troublé la tête ?
BÉNONI
Maître, Jérusalem s'épanouit en fête!
ADONIRAM
Une fête! qu'importe! Ai-je donc le loisir
De songer au repos, aux fêtes, au plaisir?...
Quelle fête?
BÉNONI
Le roi par un ordre suprême
Suspend nos travaux pour un jour.
Jeune et belle, et le front paré du diadème,
La reine de Saba vient visiter sa cour.
ADONIRAM (rêveur)
La reine de Saba! Sang pur de tout mélange!
Fleur éclose au pays du feu!...
Quel désir curieux ou quel caprice étrange
La livre à Soliman, cet esclave de Dieu?
BÉNONI
Le roi, dit-on, presse la reine
D'habiter son palais,
Et n'a pu l'obtenir :
Chaque nuit, vers son camp, libre de toute chaîne
Elle veut revenir.
ADONIRAM
La sagesse respire en elle!
Et tu dis qu'elle est jeune et belle?
BÉNONI
Si belle que chacun de nous
En la voyant paraître a fléchi les genoux!
Comme la naissante aurore
Se lève, pâle encore,
Dans l'azur des cieux;
Et bientôt étincelante,
D'une clarté brûlante,
Eblouit les yeux;
Tel son doux printemps rayonne
Sous la vaine couronne
Que mit sur son front le destin!
Mais qui jamais pourra dire
Ta grâce et ton sourire,
O Balkis! - reine du matin!
Sous la gaze se devine
Dans sa splendeur divine
Sa jeune beauté!
Sur son visage réside
Une pudeur candide,
Avec la fierté !
Entre l'ignorance heureuse
Et l'ivresse amoureuse,
Son coeur semble encore incertain;
Mais qui jamais pourra dire
Ta grâce et ton sourire,
O Balkis! - reine du matin!
ADONIRAM
Et que m'importe à moi? Faut-il qu'on m'abandonne
Pour voir la reine et la fête?
Déjà dans le brasier l'ardent métal bouillonne;
Le temps presse! il faut se hâter!...
- Scène 3
Les Mêmes, Phanor, Amrou, Méthousaël.
PHANOR, AMROU, MÉTHOUSAÊL:
Maître!
ADONIRAM
Que voulez-vous?
PHANOR
Nous demandons justice!
ADONIRAM
Parlez!
PHANOR
Je suis Phanor, maçon; et des premiers
J'ai mis ces bras à ton service.
AMROU
Moi, je suis compagnon,
Parmi les Charpentier;
Je viens de Tyr,
Et l'on me nomme Amrou.
MÉTHOUSAÊL
Je suis mineur, comme lui compagnon,
Et Méthousaël est mon nom.
ADONIRAM
Eh bien?
MÉTHOUSAÊL
Eh bien! Un homme est l'égal d'un autre homme!
Nous t'avons, jusqu'au bout, servi fidèlement;
Et pourtant nous voyons, chaque jour, que des traîtres
Obtiennent le salaire et le titre des maîtres,
Qui ne sont dus qu'au dévouement!
PHANOR, AMROU, MÉTHOUSAÊL
Nous ne croyons donc pas implorer une grâce,
Quand nous te demandons, tous trois,
Un salaire plus fort, avec le mot de passe
Dont les maîtres tiennent leurs droits.
ADONIRAM
Assez! Je vous connais!... Une aveugle colère
A dès longtemps égaré vos esprits!
Le mot de passe et le salaire
Des maîtres, - fut toujours le prix
De ceux que des oeuvres insignes
Me signalaient aux yeux de tous!...
Qu'avez-vous fait pour vous en croire dignes?
Tous trois impuissants et jaloux,
Parmi vos compagnons vous attisez la guerre!
J'aurais dû vous chasser naguère
Pour avoir ameuté les ouvriers!...
PHANOR, AMROU, MÉTHOUSAÊL
Qui? Nous!
ADONIRAM
Courbez la tête et gardez le silence!
Ce titre qu'avec insolence
On m'ose demander est pour d'autres que vous
(Les trois ouvriers baissent la tête)
- Scène 5
Méthousaël, Phanor, Amrou.
MÉTHOUSAÊL
Il nous repousse!
PHANOR
Il nous insulte!
AMROU (saisissant leurs mains)
Bien!... Plions la tête sous l'orage!
Et malheur à qui nous outrage,
Amis, si votre coeur sait comprendre le mien!
TOUS TROIS
Il triomphe, il nous offense
Cet orgueilleux serviteur de Baal!
Malheur à lui!... la vengeance
Vient d'un pas lent, mais fatal!
(Ils sortent. - La décoration change.)
- Scène 6
Jerusalem. Vaste terrasse dominant toute la ville.
A droite le péristyle du temple. - A gauche, un trône
préparé pour Balkis et Soliman.
Soliman. Balkis, puis Adoniram, Sadoc, Bénoni, Courtisans,
Peuple, Ouvriers. Gardes, suite de Soliman et de
Balkis.
Le cortege sort du temple aux acclamations de la foule
CHOEUR DU PEUPLE
Gloire à toi, divine princesse,
Reine au front charmant.
Qui vient visiter la sagesse
Du roi Soliman!
(Le roi paraît sur le seuil du temple et en descend
les degrés avec Balkis, qu'il conduit par la main).
BALKIS
Le monde a retenti du bruit de ces merveilles,
Seigneur! Mais ne pourrais-je voir
Celui qui, vous donnant ses travaux et ses veilles.
A su les concevoir?
SOLIMAN
C'est un bizarre personnage.
Sombre et rêveur. presque sauvage.
Que m'envoya le roi de Tyr;
Son origine est un mystère.
Au milieu des humains il semble solitaire!
Vous le verrez; il va venir.
BALKIS
A votre grandeur souveraine son oeuvre ne faillira pas!
SOLIMAN
Le voici qui, vers nous, dirige enfin ses pas.
(Adoniram entre suivi de Sadoc et de Bénoni)
ADONIRAM
Salut au roi!... Salut à vous, illustre reine!...
J'ai dù me rendre à votre ordre absolu, Seigneur;
- mais le métal est déjà dans la flamme,
Le temps est précieux: le travail me réclame.
SOLIMAN
La reine elle-mème a voulu
Vous payez le tribut de ses louanges, maitre!
BALKIS
Tout éloge, sans doute. est ici superflu;
Mais il me tardait de connaître
Celui dont la puissante main,
Enfantant de si beaux ouvrages,
Lègue à l'étonnement des âges
Ce temple d'or, de cèdre, et de marbre, et d'airain!
ADONIRAM(à part)
O douce voix!... Écho d'un souvenir lointain!
BALKIS
Devant vos ouvriers, que ne puis-je vous dire
Combien votre génie, en sa simplicité,
Maître, me parait grand et combien je l'admire!
ADONIRAM
Est-ce là votre volonté?
SOLIMAN
Et comment rassembler, répandus dans la plaine,
Les flots de cette mer humaine?
Il y faudrait le bras de la divinité!
ADONIRAM
La reine ne saurait rien vouloir d'impossible:
Son ordre, en un moment, peut être exécuté!
(Adoniram gravit les degrés du temple, se tourne vers
la foule, et de la main droite trace dans l'air le T
symbolique. - Un grand mouvement se fait dans la multitude)
SOLIMAN (à part)
De quelle puissance invisible
Dispose ce mortel au génie indompté!
Il rassemble à son gré cette foule innombrable!
A sa voix, ce flot formidable
Engloutirait ma royauté!
O peuple! j'ignorais ta force redoutable!
Vanité! vanité!
(Soliman gravit avec Balkis les degrés du trône - Les
corps de métiers commencent à défiler devant eux, bannières
déployées. - Balkis détache de son cou un magnifique
collier de perles où s'attache un soleil en pierreries,
et le passe au cou d’Adoniram, incliné devant elle.
- Une immense acclamation se fait entendre.)
LE CHOEUR
Hosannah! Hosannah!
Frappez les airs, chants de victoire!
Aux yeux même de Jéhovah
La reine consacre ta gloire!
Hosannah! Hosannah!
ACTE II
Le plateau de Sion.
Au fond du théâtre, un haut-fourneau d'où s'échappe une
fumée rouge. Au-dessous du haut-fourneau le moule de la
mer d'airain. Nuit profonde.
- Scène 1
ADONIRAM
Faiblesse de la race humaine!...
Quelle oeuvre faisons-nous?
Tâche impuissante et vaine!
Un palais pour la volupté!
Un temple pour l'orgueil,
Digne à peine d'un homme!
Toute grandeur absente!
Et c'est là ce qu'on nomme
Créer pour l'éternité!...
(Il se lève)
Fils de Tubal-Kaïn, ô grande et forte race!
Bienfaiteurs des humains! - O sublimes esprits!
Qui de votre passage avez laissé la trace
Sur le Liban superbe, en de vastes débris!
Etait-ce là vos oeuvres colossales,
Quand vos mains bâtissaient les murs d'Hénochia,
Gigantesques travaux, aux formes idéales!
Tels que le Créateur même s'en effraya!...
Inspirez-moi, race divine!
Nobles aïeux en qui j'ai foi.
Maîtres puissants que je devine,
Inspirez-moi !
- Scène 2
Adoniram, les ouvriers.
Quelques ouvriers portent des torches. Adoniram est
assis pensif sur les marches d'un trône dressé sur le
premier plan.
LES OUVRIERS
Maître, tout est prêt!
La nuit est profonde!
D'un reflet sanglant le ciel se rougit!
Le temps est venu! le cratère gronde!
Dans son lit de feu le volcan rugit.
ADONIRAM (se levant, à part)
O Balkis! ô déesse adorable et funeste!
O perle de l'Yémen! pourquoi mes yeux, hélas!
Ont-ils vu ta beauté céleste ?
LES OUVRIERS
Maître, entends notre voix!
Tu ne nous réponds pas!
ADONIRAM (sortant de son rêve)
Amis, cette heure va décider de ma gloire!
Si j'échoue, insulté! grand, si j'ai réussi!
Dans la défaite ou la victoire,
A vous tous, compagnons de mes travaux, merci!
Mais pour que l'oeuvre s'accomplisse,
Quand sur l'airain j'aurai frappé trois fois,
Rapides, attentifs, dociles à ma voix,
Qu'au moindre signe on obéisse!
Et, tous unis dans un suprême effort,
Gardez un silence de mort!
LES OUVRIERS
A qui n'obéit pas... la mort!
ADONIRAM, LES OUVRIERS
Voici l'heure fatale,
Mon oeuvre colossale
Est dans la main de Dieu!
O vous dont la grande âme
Respire dans la flamme,
Protégez-nous, esprits du feu !
LES OUVRIERS
Voici l'heure fatale,
Ton oeuvre colossale
Est dans la main de Dieu !
O vous dont la grande âme
Respire dans la flamme,
Protégez-nous, esprits du feu !
(Bruit de fanfare)
ADONIRAM
Ecoutez cette fanfare!
(Le cortège du roi et de la reine Balkis entre en
scène.)
LES ESCLAVES
Place au roi Soliman! place à la reine!
ADONIRAM (à part)
O cieux!
De mes sens quel trouble s'empare! C'est elle!
Ce moment terrible ou radieux
Va me couvrir de gloire ou d'opprobre à ses yeux!
- Scène 3
Les Mêmes, Soliman, Balkis, Sadoc, la suite de Soliman,
puis Bénoni, Amrou, Phanor, Méthousaël.
ADONIRAM (s'inclinant devant Balkis)
De votre divine présence,
Reine, vous daignez honorer nos travaux?
BALKIS
Dans votre puissance
Maître, je viens vous admirer!
SOLIMAN
L'épreuve est solennelle et cette heure est suprême!
Prends garde, Adoniram d'affronter Dieu lui-mème
il peut brisser ton oeuvre et tromper ton effort!
ADONIRAM
Les rois sont comme nous les esclaves du sort!
BALKIS
Divinité du feu, c'est ici votre empire,
Vous commandez aux noirs démons;
Et si vous triomphez, nul ne pourra se dire
Plus grand qu'Adoniram.
ADONIRAM (avec enthousiasme)
A l'oeuvre, compagnons!
ADONIRAM et LES OUVRIERS
Voici l'heure fatale,
Mon/ton oeuvre colossale
Est dans la main de Dieu!
O vous dont la grande âme
Respire dans la flamme,
Protégez-nous, esprits du feu!
BALKIS
Voici l'heure fatale,
Son oeuvre colossale
Est dans la main de Dieu!
O vous dont la grande âme
Respire dans la flamme,
Sur lui planez, esprits du feu!
SOLIMAN et SADOC
Voici l'heure fatale,
Son oeuvre colossale
Est dans la main de Dieu!
Il commande à la flamme
Les désirs de notre âme
Pour le Très-Haut ne sont qu'un jeu!
(Adoniram et les ouvriers remontent vers le fond du
théâtre. On voit des torches courir dans l'ombre. Les
groupes se forment autour du moule et du haut-fourneau.)
BALKIS (à Soliman)
Venez, seigneur!
(Elle monte rapidement les degrés du trône et reste
debout. Au moment où Soliman va la suivre, Bénoni, effaré,
entre en scène et aborde précipitamment le roi)
BÉNONI (à demi-voix)
O roi! tout est perdu!
Vengeance!
Etendez le sceptre royal!
Sauvez Adoniram!
SOLIMAN
Que dis-tu?
(Adoniram parait à la base du haut-fourneau et frappe
trois coups sur une feuille de bronze. Un silence profond
s'établit dans la foule)
BALKIS
Le signal!
BÉNONI
Trois hommes l'ont trahi!
BALKIS
Seigneur! l'oeuvre commence;
Armés de pics et de leviers,
Voici le maître avec les ouvriers!
(Les ouvriers, sous la conduite d Adoniram, ont commencé
à attaquer la glaise calcinée qui ferme l'orifice
du haut-fourneau)
BÉNONI
Le temps presse
Étendez votre main tutélaire
SOLIMAN
Sais-tu leurs noms?
BÉNONI
Phanor, Amrou, Méthousaél!
BALKIS
L'argile s'empourpre et s'éclaire,
Adoniram brandit une massue...
BÉNONI
O ciel! Seigneur!
BALKIS
Il a frappé!
BÉNONI
Seigneur
BALKIS
Le flot s'élance!
SOLIMAN
11 est trop tard, enfant! Silence!
(Bénoni s'éloigne rapidement et disparaît. Amrou,
Phanor et Méthouseôl se glissent sur le devant de la
scène et suivent avec anxiété les progrès de la coulée.
Sous le coup de massue donné par Adoniram dans l'argile,
une ouverture s'est faite qui grandit peu à peu et qui
donne passage au torrent lumineux de la fonte)
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
Le torrent enflammé
Va rouler son flot rapide
Dans un lit à demi-formé
De sable encore humide!
BALKIS
O spectacle sublime!
Etrange! surhumain !
SOLIMAN (pensif)
Jehovah! sa grandeur
Est encore dans ta main.
(En ce moment la fonte commence à sortir de son lit et
à déborder du moule)
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
Le fleuve déborde du moule!
Le sable trop chargé s'écroule!
ADONIRAM (d'une voix terrible)
A moi!
BALKIS
Dieu puissant!
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
Vain effort! Le cratère vomit la mort!
(La lave ardente, contenue dans un bassin, d'où elle
gagne par des conduits le moule de la mer d'airain. est
projetée dans les airs et retombe en pluie de feu sur la
foule. Les collines, couvertes d'une innombrable multitude,
sont éclairées comme par les lueurs d'un incendie)
LA FOULE
Ah!
(Tout le monde luit avec terreur.)
ADONIRAM
Malheur!
(Adoniram fuit éperdu. Un long silence succède aux
clameurs de la foule, qui se perdent dans le lointain.
Tout à coup une musique se fait entendre. Le personnage
de Tubal-Kain se dresse lentement au milieu des débris.
La lune se lève. Tubal-Kain trace dans l'air le signe
maçonnique; aussitôt la vasque apparaît entourée des génies
du feu, armés de leviers et de marteaux: une clarté
magique éclaire ce tableau. - La toile tombe.)
ACTE III
Le lavoir de Siloé.
Un bois de cèdres et de palmiers éclairé par les premières
lueurs du matin. - Au fond, quelques tentes à demi
cachées par les arbres.
- Scène 1
Les suivantes de Balkis.
CHOEUR
Déjà l'aube matinale,
Le front ceint de pourpre et d'or.
Dans sa clarté virginale
Baigne l'ombre du Thabor.
Dans son amoureux sourire
La rose de Saaron
S'épanouit et s'admire
Dans les ondes du Cédron.
Les troupeaux fuyant la crèche
Aux premiers feux du matin,
Vont paissant dans l'herbe fraîche
La marjolaine et le thym.
La brise avec indolence
Caresse les verts palmiers,
Et d'un coup d'aile balance
La cime des ébéniers.
Déjà l'aube matinale,
Le front ceint de pourpre et d'or,
Dans sa clarté virginale
Baigne l'ombre du Thabor.
(Une troupe de jeunes filles Juives entre en scène.)
- Scène 2
Les Suivantes de Balkis, jeunes filles Juives.
LES JUIVES
Que Dieu vous accompagne, Ô filles Sabéennes!
LES SABÉENNES
Que Dieu soit avec vous, Ô filles de Sion!
LES JUIVES
A peine fait-il jour, vous courez par nos plaines!
LES SABÉENNES
Le jour a réveillé l'oiseau dans le sillon.
LES JUIVES
On dit que votre reine est d'une rare beauté!
LES SABÉENNES
La sagesse, dit-on, inspire votre roi.
LES JUIVES
Est-il vrai que pour eux le temple se prépare?
LES SABÉENNES
Dieu préserve Balkis de votre austère loi!
LES JUIVES
Ce pays de Saba, dont le ciel vous vit naître,
Offre donc à vos coeurs un joug moins redouté ?
LES SABÉENNES
L'amour d'un jeune époux et non le joug d'un maitre;
Et la danse et les chants avec la liberté !
LES JUIVES
Comme vous nous aimons et les chants et la danse
Nos pieds frappent le sol guidés par le tambour.
LES SABÉENNES
Montrez-nous de vos pas le rythme et la cadence,
Nous vous enseignerons les nôtres en retour.
- Scène 3
Les Mêmes. Balkis, Sarahil.
BALKIS
Mes filles, allez, je vous prie,
Continuer vos jeux sous cet ombrage épais;
Sur ces rives devant cette plaine fleurie
La reine veut se reposer en paix.
LES JEUNES FILLES JUIVES
O divine beauté. Ciel pur que rien n'altère,
Sourire du matin qui rayonne sur nous,
Heureux le roi parmi les heureux de la terre,
S'il est vrai que ton coeur l'a choisi pour époux!
(Sur un signe do la reine, Sarah et le choeur s'éloignent)
- Scène 4
Balkis, seule.
BALKIS
Me voilà, seule enfin! De quelle ardente flamme
Brillaient les yeux de ce fier étranger!
Son orgueil, son courage en face du danger,
Ont su toucher mon âme !...
Pour être reine, hélas! cesse-t-on d'être femme?
Plus grand dans son obscurité
Qu'un roi paré du diadème,
Il semblait porter en lui-même
Sa grandeur et sa royauté!
Funeste serment qui me lie!
Résigne-toi, mon coeur; oublie!...
L'oublier, lui que j'ai pu voir,
De son bras dominant l'espace,
Du Roi braver le vain pouvoir
Et l'effrayer par son audace!
L'oublier, quand hier encore,
Au caprice de son génie,
Ses mains, dans le porphyre et l'or.
Créaient la forme et l'harmonie!...
Aux lueurs d'un ciel embrasé
Je l'admirais domptant la flamme!
A mes pieds je l'ai vu brisé,
Et l'amour envahit mon âme!
- Scène 5
Balkis, Adoniram.
BALKIS
Adoniram!
ADONIRAM
Balkis!
(Il veut s'éloigner)
BALKIS
Pourquoi m'évitez-vous?
ADONIRAM
Ma douleur veut la solitude!
BALKIS
Un ami qui nous plaint
Rend nos chagrins plus doux!
ADONIRAM
Qu'importe ma gloire effacée
A la royale fiancée
De Soliman, chef des Hébreux?
BALKIS
Vainement je cherche à comprendre
Ce qui vous éloigne de moi!
On pourrait croire à vous entendre
Que vous être jaloux du roi!
ADONIRAM
Non, reine!... il n'est pas de race
A troubler ce coeur orgueilleux!
Sur l'autour qui fuit dans l'espace
L'aigle n'abaisse pas ses yeux!
S'il était mon égal, peut-être
Soliman, par moi détrôné,
Apprendrait au monde étonné
Que l'esclave est jaloux du maître!
BALKIS
Mais qui donc êtes-vous, seigneur?
ADONIRAM
Un obscur ouvrier.
Indigne de salaire,
Et qui mérite la colère
De ce fils de berger
Qu'a choisi votre coeur!
BALKIS
Quand la flamme embrasait la nue,
C'est pour vous que Balkis émue
Implorait le ciel rigoureux!
Dans mes regards vous pouvez lire.
Vainqueur, si j'ai pu vous sourire.
Je vous console malheureux!
(Adoniram repousse la main de Balkis)
Pour guérir votre âme blessée
Cette main par voux repoussée
Vous offre un appui généreux.
ADONIRAM
Non! Jamais!
BALKIS
Adoniram! Ah! Adoniram! que faut-il dire
Pour retenir ici vos pas?
ADONIRAM
Reine!...Vous oubliez que Soliman soupire!
BALKIS
Qu'importe Soliman, si je ne l'aime pas!
ADONIRAM
Vous l'épousez pourtant!... Il a votre promesse!...
BALKIS
Oui, j'étais libre encore, et mon âme ignorait
Tout ce que la pitié peut cacher de tendresse!.
L'amour m'en a depuis révélé le secret.
ADONIRAM
Que dites-vous?...- O dieux!
J'attire sur ma tête la foudre et la tempête!...
Si je m'abuse, ô dieux!... je suis perdu!...
L'avez-vous dit? l'ai-je entendu!
Oh! ne parlez pas: laissez-moi le doute!
Ce moment heureux ou funeste, hélas!
Mon coeur l'appelait, mon coeur le redoute!
Laissez-moi mourir!... Oh! ne parlez pas !
BALKIS (à part)
Qu'ai-je dit! je tremble, et de son ivresse
L'amoureux transport fait rougir mon front.
ADONIRAM
Pour tant de beauté, pour tant de jeunesse,
Qu'ai-je à vous offrir?... la honte et l'affront!
BALKIS (à part)
Tu le veux, mon coeur!... Qu'un regard achève
Cet aveu brûlant que tu renfermais!
ADONIRAM (se prosternant devant Balkis)
Non! Dût à jamais s'envoler mon rêve:
Dût ce doux espoir me fuir à jamais!...
Oh! ne parlez pas: laissez-moi le doute!
Ce moment heureux ou funeste, hélas!
Mon coeur l'appelait, mon coeur le redoute!
Laissez-moi mourir!... Oh! ne parlez pas!
BALKIS
Ah! c'est trop longtemps lui laisser le doute!
Malgré le malheur qui l'accable, hélas!
Malgré le danger que mon coeur redoute,
Un charme inconnu m'attire en ses bras!
(Elle s'abandonne à l'étreinte amoureuse d'Adoniram)
- Scène 6
Les Mêmes, Bénoni, Sarahil.
BÉNONI
Mon maître!...Gloire à toi! ton front abattu
Peut aux yeux d'Israël sans honte reparaître!...
Ton oeuvre est debout!
ADONIRAM
Que dis-tu?
BÉNONI
Les Djinns ont de leurs mains achevé notre tâche!
Leurs marteaux dans la nuit ont frappé sans relâche.
Les lions, les taureaux sous la vasque entraînés,
Surgissent avec l'aube à nos yeux étonnés!
O prodige! ô merveille!
Jérusalem s'éveille,
Et de ses mille voix élève jusqu'aux cieux
Le nom d'Adoniram, fier et victorieux!
Hosannah!
BALKIS, SARAHIL, BÉNONI, ADONIRAM
Hosannah!
(Manque le septuor)
ACTE IV
Mello. La salle du palais d'été de Soliman - Au fond,
une galerie fermée par des rideaux.
- Scène 1
Choeur et danse
LE CHOEUR
Soliman notre roi va s'asseoir au festin,
Près de Balkis, la reine du matin!
Faites fumer l'encens, la myrrhe et le cinnamme
Dans les trépieds d'onyx où pétille la flamme;
Et vous, fleurs du Thabor,
Vous, filles de Sion, renouez vos sandales,
Et faites sur les dalles
Sonner vos anneaux d'or !
(Soliman entre suivi de Sadoc)
(Allegro)
(Moderato)
(Andante moderato)
(Allegretto)
(Mouvement de Valse - Animé)
- Scène 2
Soliman, Sadoc, le Choeur.
SOLIMAN
La reine?...
SADOC
Elle n'est point venue!
SOLIMAN (à part)
Par quel caprice encor est elle retenue?
(haut)
Il suffit! Laissez moi!
LE CHOEUR
Quel nuage assombrit le front de notre Roi?
(Sadoc sort avec le choeur).
- Scène 3
SOLIMAN (seul)
Oui, depuis quatre jours, hommes d'armes, lévites,
Tout veille, tout est prêt; - la flamme est sur l'autel;
Et quand l'heure est venue, au moment solennel,
O perfide Balkis, tu me fuis, tu m'évites!...
Tu ris de la crédulité
De ce coeur amoureux par tes charmes dompté!
Sous les pieds d'une femme,
Abaissant de son âme
La royale fierté, Soliman, ô folie !
S'incline et s'humilie devant ta volonté
S'il s'armait cependant de son pouvoir suprême,
S'il se lassait d'attendre et d'espérer en vain,
S'il faisait seulement un signe de la main,
S'il s'éveillait!..Mais non...il rêve encore! Il t'aime!
Aujourd'hui ton esclave et ton époux demain!...
- Scène 4
Soliman, Sadoc, Amrou, Phanor, Méthousaël.
SADOC
Ces hommes sont venus pour démasquer un traître,
Seigneur...
SOLIMAN
Laissez-nous!
(Amrou, Phanor et Méthousaël s'inclinent devant Soliman.
Sur un signe du roi, Sadoc se retire.)
- Scène 5
Soliman, Amrou, Phanor, Méthousaël.
SOLIMAN
Hâtez-vous de parler!
Quels secrets avez-vous tous trois à me révéler?
AMROU
Seigneur, j'ai visité les chantiers, et le maître
Parmi nous aujourd'hui n'a pas daigné paraître.
PHANOR
Moi, je m'étais caché Sous le bois d'orangers,
Dans le tombeau du prince Absalon, sur la route
Qui mène au camp des étrangers...
J'entends un bruit de pas, Je me penche et j'écoute
Un homme au front coiffé d'un turban, au bras nu
Passe, serrant les plis de sa robe qui traîne;
C'était Adoniram. - Mes yeux l'ont reconnu.
Il allait du côté des tentes de la reine.
SOLIMAN
Achevez!
MÉTHOUSAËL
C'est à moi de parler. L'autre nuit,
parmi les Sabéens, sous l'habit d'un esclave,
A pas furtifs, je me suis introduit.
Le traître dont l'orgueil nous brave,
Adoniram... était chez la reine.
SOLIMAN
Poursuis!
MÉTHOUSAËL
L'âme enivrée et les yeux éblouis,
Il contemplait ses traits!..Il lui parlait à voix basse;
La brise me redit leurs paroles d'amour!
Cependant le temps fuit, l'heure s'envole et passe !...
Ils ne se sont quittés qu'aux premiers feux du jour.
SOLIMAN (avec colère)
Vous mentez, vous mentez! Traîtres, Demandez grâce !
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAËL
Que ton bras irrité
Punisse l'imposture!
Quant à moi, je le jure,
J'ai dit la vérité.
SOLIMAN
Mensonge et lâcheté!
Misérable imposture!
Jamais la vérité
Ne sort d'une âme impure!
Je vous connais tous trois: - des maîtres
Vainement vous osez réclamer le titre et le salaire,
Et contre Adoniram tournant votre colère,
Vos coeurs se sont unis par le même serment!
MÉTHOUSAËL
Si j'ai menti, la mort sera mon châtiment.
AMROU et PHANOR
O roi! Qu'Adonaï nous protège et t'éclaire!
SOLIMAN
Mensonge et lâcheté!
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAËL
J'ai dit la vérité.
- Scène 6
Les Mêmes, Sadoc.
SADOC
Seigneur, Adoniram s'avance
Traîné par un char triomphal,
Et suivi d'un peuple en démence
Qui se presse aux abords de ce séjour royal
SOLIMAN
Allez! qu'on les retienne enfermés près d'ici!
J'attends Adoniram! qu'il se hâte! qu'il vienne!
S'ils m'ont trompé, ma main les livre à sa merci!...
S'ils ont dit vrai, je sais punir aussi!
(Sadoc s'éloigne avec Amrou, Phanor et Méthousaél)
SOLIMAN(rêveur)
Mon peuple est à ses pieds, ma cour lui fait cortège!
(Adoniram paraît au fond, précédé et suivi de la foule
des courtisans)
Il vient...sortons enfin du doute qui m'assiège.
- Scène 7 (…)
- Scène 8
Soliman, Adoniram, Sadoc, Courtisans.
SOLIMAN (s'avançant au-devant d'Adoniram)
De ces folles clameurs qui donc marche escorté?
Est-ce le roi de Tyr ou Balkis elle-même?
Non : - c'est Adoniram, un serviteur que j'aime,
Un maître habile, au bras puissant et redouté,
Un sublime ouvrier créateur de merveilles!...
Ah! que ne suis-je roi de ce vaste univers,
Pour payer dignement tant d'efforts et de veilles !
Parlez: - Que voulez-vous?...Mes trésors sont ouverts.
ADONIRAM
Ce temple où ma pensée est unie à la vôtre
Sera ma récompense, et je n'en veux point d'autre.
Mais las de déjouer des complots odieux,
Je venais, seigneur roi, vous faire mes adieux.
LE CHOEUR
Adoniram quitte ces lieux!
SOLIMAN
Ce départ imprévu cache quelque mystère!
ADONIRAM
Je n'ai rien à cacher, je n'ai rien à vous taire!
SOLIMAN(à part)
Mes regards vers la terre lui font baisser les yeux.
ADONIRAM (à part)
Quel éclair de fureur a passé dans ses yeux!
LE CHOEUR
Adoniram quitte ces lieux.
SOLIMAN
Qu'Adoniram vainqueur s'enivre de sa gloire,
Et commande au monde étonné!
ADONIRAM
Le roi daigne applaudir lui-même à ma victoire!
Vaincu, j'étais abandonné!
SOLIMAN
Que faut-il à ce coeur blessé pour qu'il oublie?
Veux-tu que Soliman devant toi s'humilie?
Que puis-je offrir encore à ton orgueil jaloux?
Sois dans Jérusalem le premier après nous!
Que mon peuple t'honore à l'égal de moi-même?
Que ton front radieux porte le diadème!
Vous tous qui m'entendez, fléchissez les genoux.
LE CHOEUR (s'inclinant)
Honneur à toi, que la gloire environne
D'une immortelle splendeur
Dieu t'a choisi! Soliman te couronne
Tu partages sa grandeur !
(Soliman ôte le diadème de son front et s'avance pour
le placer sur la tête d'Adoniram)
ADONIRAM (reculant d'un pas)
Seigneur, vous êtes roi!...
SOLIMAN
Je veux être ton frère!...
(Adoniram baisse la tête et se tait).
Oses-tu repousser cette main tutélaire?
Et dois-je croire, avant de te laisser partir,
Qu'elle devrait plutôt sur toi s'appesantir?
ADONIRAM (redressant fièrement la tête) -
A cent mille ouvriers dont la voix le proclame
Adoniram dicte sa loi
Jaillisse une étincelle, et Sion est en flamme!...
Qui de vous osera porter la main sur moi ?
(On s'écarte avec respect).
Me voulait-on combler d'honneurs pour me proscrire?
Libre je suis venu, libre je me retire.
Qu'Adonaï garde le roi!
LE CHOEUR
O sacrilège audace!
Sans remords, sans effroi, le traître brave en face
Le courroux de son roi.
ADONIRAM
Tout est possible à mon audace!
Mon coeur ne connaît pas l'effroi!
Je ris d'une vaine menace !...
Qu'Adonaï garde le roi!
(Il sort)
SOLIMAN
Sacrilège menace!
Oses-tu, sans effroi,
Traître, braver en face
Le courroux de ton roi
- Scène 9
Soliman, Sadoc, le Choeur, puis la Reine, Sarahil,
Suivantes de la Reine.
SOLIMAN
Un rebelle
Dédaigne mes bienfaits et brave mon courroux;
Mon bras te l'abandonne, ô justice éternelle!
Voici venir la reine. Que Jéhovah juge entre nous!
(Entrée de la reine de Saba)
SARAHIL (bas à Balkis)
Je veille près de vous, profitez des instants.
BALKIS
Va, je t'appellerai quand il en sera temps.
SARAHIL
Redoutez quelque piège!...
BALKIS
Mon amour me protège;
Je ne crains rien de lui.
Va! qu'Adoniram soit prêt, demain nous aurons fui.
(Sur un signe de Soliman, la cour se retire dans la
galerie du fond. - Sarahil s'éloigne avec les suivantes
de la reine. Les rideaux du fond se referment. Quelques
esclaves ont disposé des coussins, et une table avec des
coupes et une amphore.)
- Scène 10
Soliman, Balkis.
SOLIMAN(à part)
Elle est en mon pouvoir!
BALKIS (à part)
Je reprendrai le gage
Qu'il a reçu de moi!
(Haut)
Prince, un sombre présage
A troublé mes esprits! - Au nom de votre amour,
J'ose encore vous prier de m'accorder un jour.
SOLIMAN
Sans craindre mon courroux
Vous bravez follement l'amour que j'ai pour vous.
BALKIS (souriant)
Ce n'est pas votre amour, Seigneur, qui m'épouvante,
Mes regards auraient dû le dire à Soliman!
Pour que l'époux accorde un jour à sa servante,
Je promets une heure à l'amant!
Permettez que Balkis un moment se repose !
Qu'à mes pieds enchaîné Soliman rêve encore,
Et des vins dont l'ardeur chasse l'ennui morose,
Je veux emplir sa coupe d'or.
(Elle s'assied sur les coussins; Soliman prend place
à ses genoux.)
SOLIMAN
Soyez fière, Balkis, du pouvoir de vos charmes,
Devant tant de beauté, ma colère est sans armes!
(Tendant sa coupe à Balkis)
Versez! - J'oublie à vos genoux
Ma sombre inquiétude et mes soupçons jaloux!
BALKIS
Ah! Soliman jaloux!
SOLIMAN
Non! Leur complot se brise
A vos pieds!...On disait qu'aux bras d'un autre amant
La nuit voyait Balkis, parjure à son serment,
Soupirer des aveux emportés par la brise!
Malheur à qui voulait lâchement me tromper!
Non!... Balkis est sincère et je lis en son âme!
Balkis est dans mes bras et partage ma flamme;
Balkis ne veut pas m'échapper!
BALKIS (se levant)
Seigneur!
SOLIMAN(la retenant)
L'amant réclame l'heure qu'on dispute à l'époux!
BALKIS
Si j'ai quelque pouvoir sur vous...
SOLIMAN
Non! cette heure est à moi!
Non! je suis roi! je t'aime!
O Balkis! crains de m'irriter!
Aux puissances de l'enfer même
Ce bras saura te disputer !
(Il entoure Balkis de ses bras et l'attire à lui avec
passion.)
BALKIS
Seigneur! vous êtes en délire!
SOLIMAN
Non! non! tu me l'as dit!...
Ce n'est pas de l'effroi que Soliman t'inspire!
BALKIS
Sarahil! Sarahil! à moi!
(Sarahil paraît au fond, sans être vue de Soliman, et
échange un regard avec Balkis.)
SOLIMAN
En vain tu veux me fuir!... Nul ne peut te défendre!
Adoniram lui-même est trop loin pour t'entendre !...
(Sarahil verse dans la coupe du roi le contenu d'un
flacon d'or qu'elle tenait caché sous son manteau et
s'éloigne rapidement.)
Je bois à nos amours, Balkis, je bois à toi !
(Soliman saisit la coupe, la vide d'un seul trait et
la rejette loin de lui)
BALKIS
Folle rage! impuissant blasphème!
Soliman veut m'épouvanter!
Les menaces de l'enfer même
Ici ne sauraient m'arrêter!
SOLIMAN
Je suis roi! je suis roi! je t'aime!
O Balkis! crains de m'irriter!
Aux puissances De l'enfer même
Ce bras saura te disputer !
(Saisissant les mains de Balkis)
Viens! si tu me trompais, qu'Adonai me venge!
Si tu m'aimes, je veux d'un éternel amour
Acheter mon pardon !
(Tressaillant soudain et s'arrêtant.)
Dieu! quel pouvoir étrange
Semble enchaîner mes pas! l'ombre obscurcit le jour!
Tout s'efface à ma vue!
BALKIS (l'observant)
Il s'endort, Il succombe;
Son front appesanti sur les coussins retombe!
SOLIMAN (se redressant tout à coup et regardant Balkis
avec égaremen).
Ah!... Dalila!... Malheur!... Ah! perfide beauté!...
(il retombe sans force sur les coussins.)
BALKIS
La ruse m'enchaîna! la ruse me délivre
Avec ce breuvage enchanté,
Tu buvais à longs traits le sommeil qui t'enivre
Et qui me rend ma liberté !
SOLIMAN (cédant au sommeil)
O désespoir! ô rage!
BALKIS
Adieu! roi d'Israël! J'aime, et ce n'est pas toi!
(Arrachant du doigt de Soliman l'anneau donné par elle)
Et j'emporte ce gage et je reprends ma foi!
SOLIMAN (d'une voix éteinte)
Malheur! malheur sur toi!
(Il s'endort)
ACTE V
Le Ravin Du Cédron. Site sauvage. - Au fond, parmi
les rochers, coulent les eaux du Cédron. - La foudre
gronde. - Le ciel est sillonné d'éclairs.
- Scène 1
Adoniram, seul.
ADONIRAM
C'est ici! Du Cédron j'entends gronder les flots;
Aux lueurs des éclairs j'ai reconnu la route.
La reine va venir. Mon coeur veille; et j'écoute!...
(Après un silence.)
Ah! ma tâche est finie et j'aspire au repos!
Que Soliman règne et commande en maître,
De sa grandeur je ne suis point jaloux!
Il est d'autres destins, il est un bien plus doux
Que mon coeur veut connaître!...
Balkis, sortons tous deux de cet impur séjour!
Quittons ces lieux maudits pour n'y plus reparaître!
Et notre âme oubliera ses angoisses d'un jour
Dans une éternité de bonheur et d'amour!
- Scène 2
Adoniram, Méthousaël, puis Amrou et Phanor.
ADONIRAM
Méthousaël!
MÉTHOUSAÊL
Tes yeux ont su me reconnaître;
C'est bien moi. Me voici!
ADONIRAM
Que me veux-tu?
MÉTHOUSAÊL
Je veux être salué maître!
ADONIRAM
Toi, misérable esclave, au coeur perfide et traître!
MÉTHOUSAÊL
Si tu tiens à sortir d'ici dis-moi d'abord le mot de
passe!
ADONIRAM
Jamais! arrière! - Fais-moi place!
Honte et malheur à tous ceux de ta race!
MÉTHOUSAÊL
Ta vie est dans mes mains;
Ta résistance est vaine!
N'irrite pas ma haine
Par de nouveaux dédains!
ADONIRAM
Eloigne-toi!
(Il le repousse ; Phanor et Amrou se dressent devant
lui pour lui barrer le passage)
Phanor!
PHANOR
Le mot de passe!
ADONIRAM
Malheureux!
AMROU
Le mot de passe!
PHANOR et AMROU -
Ta vie est dans mes mains;
Ta résistance est vaine!
N'irrite pas ma haine
Par de nouveaux dédains!
ADONIRAM
Infâmes serviteurs! Lâche et perfide engeance!
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
Tremble à ton tour! - Voici l'heure de la vengeance!
ADONIRAM (avec éclat)
Vif rebut des humains,
Votre menace est vaine !
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
Ta vie est dans mes mains;
Ta résistance est vaine !
ADONIRAM
Votre impuissante haine
Réveille mes dédains !
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
N'irrite pas ma haine
Par de nouveaux dédains!
ADONIRAM
Arrière!
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL (le menaçant de leurs
poignards)
Livre-nous d'abord le mot des maîtres!
ADONIRAM
Non!
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
Parle!
ADONIRAM
Non!
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL (le frappant)
Meurs donc!
ADONIRAM
Ah! traîtres!
(il tombe. - La tempête éclate avec fracas. - Les
trois meurtriers se penchent dans la nuit et écoutent.)
AMROU, PHANOR, MÉTHOUSAÊL
On approche! - Fuyons, protégés par la nuit
(Ils disparaissent derrière les rochers.)
ADONIRAM
Balkis!
- Scène 3
Adoniram, Balkis.
BALKIS (paraissant au fond) -
La foudre gronde! - l'éclair luit!
L'orage a loin de moi dispersé mon escorte,
Et sa voix, étouffant mes cris,
Dans un mugissement furieux les emporte!
(Elle s'avance dans les ténèbres avec terreur.)
Adoniram!
ADONIRAM (d'une voix mourante)
Balkis!
BALKIS
Juste ciel!...
ADONIRAM
Balkis!
BALKIS (s'élançant vers Adoniram et s'agenouillant près
de lui.)
A moi!
ADONIRAM
N'appelle pas!
BALKIS
O douleur insensée!
Désespoir impuissant Je sens sa main glacée
S'échapper de ma main couverte de son sang!
ADONIRAM (se soulevant avec effort).
Ne te perds pas toi-même!...
Ne brave pas leur dieu!...
Souviens-toi que je t'aime !...
Mon coeur te suit!... Adieu!...
BALKIS (avec désespoir, soutenant Adoniram dans ses
bras).
Non, tu ne mourras pas c'est ma voix qui t'implore!
C'est moi! moi, ta Balkis! entends-moi! parle encore!
O dieux ! c'est mon amour qui te livre au trépas!
Non, tu ne peux mourir ! non tu ne mourras pas!
(Adoniram expire)
Ah !...
(Un long silence succède au cri de désespoir de la
reine. Balkis tombe éperdue sur le corps inanimé d’Adoniram;
puis, se soulevant avec effort, elle passe au
doigt d’Adoniram l'anneau repris par elle à Soliman)
Reçois du moins ce gage suprême!
Sois mon époux dans la mort même!...
- Scène 4
Les Mêmes, Bénoni, Serahil, Esclaves et Serviteurs de
la reine, accourant armés de torches et suivis par la
foule des ouvriers.
LE CHOEUR
O terreur!
BALKIS (lugubre et solennelle)
Adoniram n'est plus!
La main qui nous sépare est facile à connaître!
Malheur à Soliman!
LE CHOEUR
O terreur! ô forfait!
BALKIS (montrant Adoniram aux ouvriers prosterné)
Emportons dans la nuit vers un autre rivage
Les restes vénérés du maître qui n'est plus!
Et que son nom divin soit redit d'âge en âge
Jusques aux derniers jours des siècles révolus!
O Dieu! la nuit s'éclaire,
Le séjour des esprits apparaît à mes yeux!
Adoniram renaît sous leur main tutélaire;
Et prend sa place au rang des demi-dieux!
(Les rochers ont disparu. - Le théâtre s'éclaire et
laisse voir dans tout son éclat le palais des génies du
feu. La figure d’Adoniram apparaît lentement devant Tubal-
Kaïn, qui lui tend les bras. - Le peuple est agenouillé
devant cette vision.)
LE CHOEUR
Tubal-Kaïn t'appelle
Dans la vie éternelle,
Et la voix de ses fils élève jusqu'aux cieux
Le nom d'Adoniram fier et victorieux.
Hosannah! Hosannah
FIN