WIRTH Le Livre de l'Apprenti (1ère partie - Histoire et Philosophie)

 


LE LIVRE DE L'APPRENTI


(Première partie - Histoire et Philosophie)


Oswald Wirth


"La franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes"


TABLE DES CHAPITRES (Première partie - Histoire et Philosophie)

AUX NOUVEAUX INITIÉS

QUESTIONS RITUÉLIQUES A POSER AUX FF  VISITEURS

APERÇU PHILOSOPHIQUE SUR L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA FRANC-MAÇONNERIE :

Les Origines Maçonniques

L'Art sacré

Premières données historiques

Le Christianisme

Les Ordres monastiques

La Maçonnerie Franche

Les Confraternités de Saint-Jean

Canonisations équivoques

Les Satires contre l'Eglise

L'Alchimie

La Décadence des Corporations

La Kabbale

Les Rose-Croix

La Franc-Maçonnerie moderne

Elias Ashmole

La première Grande Loge

Le Livre des Constitutions

Les Principes fondamentaux de la Franc-Maçonnerie

Extension rapide de la Franc-Maçonnerie.

La Maçonnerie anglo-saxonne

Les débuts de la Maçonnerie en France

Le travail maçonnique selon la conception anglaise

L’Égalité

Les premiers Grands-Maîtres

Constitution d'une autorité centrale

Les Maîtres Écossais

La Période critique

La Maçonnerie initiatique

Les Substituts du Grand-Maître

L'Autonomie illimitée des Loges

Le Grand Orient de France

La Grande Loge de Clermont

La Franc-Maçonnerie avant la Révolution

Claude de Saint-Martin

Mesmer

Cagliostro

La Maçonnerie d'Adoption

L'Initiation de Voltaire

L'Eglise et la Franc-Maçonnerie

Suspension des travaux maçonniques

Le Rite Écossais

La Maçonnerie Impériale

La Restauration

Le Règne de Louis-Philippe

La Grande Loge Nationale de France

Révision constitutionnelle

Dieu et l'Immortalité de l’Âme

Le Prince Lucien Murat

Le Maréchal Magnan

Le Général Mellinet

La Troisième République

Le Convent de Lausanne

Le Grand Architecte de l'Univers

La Grande Loge Symbolique Écossaise

L'Encyclique « Humanum Genus »

Révision des Rituels

Congrès Maçonniques internationaux

La Grande Loge de France


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*        *


AUX NOUVEAUX INITIÉS

TT∴ CC∴FF∴,

En vous initiant à ses mystères, la F∴ M∴ vous convie à devenir des hommes d'élite, des sages ou des penseurs, élevés au-dessus de la masse des êtres qui ne pensent pas.

Ne pas penser, c'est consentir à être dominé, conduit, dirigé et traité trop souvent en bête de somme.

C'est par ses facultés intellectuelles que l'homme se distingue de la brute. — La pensée le rend libre: elle lui donne l'empire du monde. — Penser, c'est régner. 

Mais le penseur a toujours été un être d'exception. — Jadis, lorsque l'homme a eu le loisir de se livrer au recueillement, il s'est perdu dans le rêve ; de nos jours, il tombe dans un excès contraire. La lutte pour la vie l'absorbe, au point qu'il ne lui reste aucun temps pour méditer avec calme et cultiver l’Art suprême de la Pensée.

Or cet Art appelé le Grand Art, l’Art Royal ou Art par excellence, il appartient à la F∴ M∴ de le faire revivre parmi nous. L'intellectualité moderne ne peut pas continuer à se débattre entre deux enseignements qui excluent l'un et l'autre la pensée : entre les églises basées sur la foi aveugle et les écoles qui décrètent les dogmes de nos nouvelles croyances scientifiques.

Alors que tout conspire pour épargner à nos contemporains la peine de penser, il est indispensable qu'une institution puissante ravive le flambeau des traditions qui s'oublient. — Il nous faut des penseurs, et ce n'est pas notre enseignement universitaire qui en forme.

Le penseur n'est pas l'homme qui sait beaucoup. Il n'a point la mémoire surchargée de souvenirs encombrants. C'est un esprit libre, qu'il n'est besoin ni de catéchiser ni d'endoctriner.

Le penseur se fait lui-même : il est le fils de ses œuvres. — La F∴ M∴ le sait, aussi évite-t-elle d'inculquer des dogmes. — Contrairement à toutes les églises, elle ne se prétend point en possession de la Vérité. — En Maçonnerie, on se borne à mettre en garde contre l'erreur, puis on exhorte chacun à chercher le Vrai, le Juste et le Beau.

La F∴ M∴ répugne aux phrases et aux formules, dont les esprits vulgaires s'emparent pour s'attifer de tous les oripeaux d'un faux savoir. — Elle veut obliger ses adeptes à penser et ne propose, en conséquence, son enseignement que voilé sous des allégories et des symboles. Elle invite ainsi à réfléchir, afin qu'on s'applique à comprendre et à deviner. Efforcez-vous donc, TT∴ CC∴ FF∴, de vous montrer devins, dans le sens le plus élevé du mot. — Vous ne saurez en Maçonnerie que ce que vous aurez trouvé vous-mêmes.

Rigoureusement, il devrait être superflu de vous en dire plus long. — Mais, étant données les dispositions si peu méditatives de notre temps, des Maçons expérimentés ont cru devoir venir en aide à la pesanteur trop commune de l'esprit actuel.

Ils ont donc entrepris de rendre la F∴ M∴ intelligible à ses adeptes. — Après avoir publié déjà un Rituel Interprétatif pour le Grade d'Apprenti, ils font paraître le présent Manuel qui sera suivi du Livre du Compagnon et du Livre du Maître.

Leur tâche est ingrate, mais ils comptent sur l'appui et le concours de tous ceux qui sentent le besoin d'une régénération initiatique de la F∴ M∴ — Ils se montreront profondément reconnaissants des conseils et des renseignements qu'on voudra bien faire parvenir à la L∴ Travail et Vrais Amis Fidèles.

Oswald WIRTH



QUESTIONS RITUÉLIQUES A POSER AUX FF∴ VISITEURS


Lorsqu'un Maçon se présente pour prendre part aux travaux d'une L∴, il n'obtient l'entrée du T∴ qu'après avoir été tuilé par le Fr∴ G∴ E∴

En entrant, il exécute la marche et les saluts d’usage, puis il reste debout et à l'ordre entre les deux colonnes, jusqu'à ce qu'il soit invité à prendre place.

A cette occasion, le Vén∴ pourra poser au Fr∴ les questions suivantes, auxquelles il devra savoir répondre : 

D. — Mon Fr∴, d'où venez-vous ?

R. — De la L∴ Saint Jean, Vén∴ M∴ 

D. — Que fait-on à la L∴ de Saint Jean ?

R. — On y élève des temples à la vertu, et l’on y creuse des cachots pour les vices. 

D. — Qu'en apportez-vous ?

R. — Salut, prospérité et bon accueil à tous les frères. 

D. — Que venez-vous faire ici ?

R. — Vaincre mes passions, soumettre mes volontés et faire de nouveaux progrès dans la       Maçonnerie.

Le Vén∴ — Prenez place, mon Fr∴, et soyez le bienvenu au sein de cet atelier qui reçoit avec reconnaissance le concours de vos lumières.

Les auteurs qui ont étudié la F∴ M∴ dans son ésotérisme, c'est-à-dire dans son enseignement caché, ont beaucoup insisté sur l'importance de la question : D'où venez-vous ?

Elle doit être prise par le penseur dans son sens le plus élevé et conduire ainsi au problème de l'origine des choses. L'Apprenti doit chercher d'où nous venons, tout comme le Compagnon devra se demander ce que nous sommes et le Maître où nous allons.

Ces trois questions formulent l'éternelle énigme que toute science et toute philosophie tendent continuellement à résoudre. Nos efforts ne peuvent aboutir qu'à des solutions provisoires, destinées à apaiser momentanément notre soif de curiosité. Mais bientôt nous concevons la vanité des réponses dont nous nous étions contentés, et nous cherchons toujours, sans nous bercer jamais d'illusion en croyant que nous avons trouvé.

Semblable au légendaire Juif errant, l'esprit humain marche toujours. Mais lorsque les hommes se groupent entre eux, leur lien social découle essentiellement des idées qu'ils se font du passé, du présent et de l'avenir des choses.

Il y a donc obligation pour le penseur d'éclairer à ce point de vue ses contemporains. Comme Œdipe, il doit savoir répondre aux interrogations du Sphinx, à moins qu'à l'exemple d'Hercule, il sache tromper la faim de Cerbère, en lançant à pleines poignées la terre du sol dans la triple gueule du gardien des enfers.

La question d'où venez-vous, n'a pas uniquement une portée philosophique : le Rituel y répond en nous reportant à l'Histoire de la Franc-Maçonnerie. — Notre institution dérive, en effet, des confraternités de Saint Jean, titre que portaient au Moyen-Age les corporations constructives auxquelles nous devons tous les chefs-d'œuvres de l'architecture ogivale.

On a en outre voulu voir dans Saint Jean le Janus des Latins. Ce dieu à double visage symbolisait le principe permanent, pour qui le passé et l'avenir ne font qu'un. Son image doit engager les Maçons à regarder en arrière, en même temps qu'en avant ; car, pour préparer à l'humanité les voies du progrès, il faut tenir compte des leçons de l'histoire.




APERÇU PHILOSOPHIQUE 

SUR L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA FRANC-MAÇONNERIE


Considérations préliminaires

Certaines idées sont susceptibles d'exercer une puissance attractive sur les individus isolés. Elles les groupent et deviennent ainsi le pivot intellectuel d'une association.

Mais celle-ci ne saurait être constituée par le seul fait d'un groupement dépourvu de toute stabilité et de toute cohésion. Une agrégation d'individualités disparates ne peut être transformée en un tout permanent, que par l'intervention d'une loi organique instituant la vie collective.

En toute association il faut donc distinguer l'idée et la forme.

L’idée ou l'esprit agit en tant que générateur abstrait : c'est le père de la collectivité, dont la mère est représentée par le principe plastique qui lui donne sa forme.

Ces deux éléments de génération et d’organisation sont représentés en Maçonnerie par deux colonnes, dont la première (masculine-active) fait allusion à ce qui établit et fonde, tandis que la seconde (féminine-passive) se rapporte à ce qui consolide et maintient.

L'historien qui s'éclaire des lumières de la philosophie ne peut faire abstraction de ces deux facteurs essentiels. Pour lui, les annales de notre institution remontent au-delà de l'année 1717, date de la fondation de la F∴ M∴ moderne ; car les idées, qui ont alors réussi à prendre corps, avaient inspiré, à des époques antérieures, de nombreuses tentatives de créations similaires.

Une collectivité qui se fonde ne saurait, d'autre part, improviser son organisation. Tout être se constitue conformément à son espèce, et il bénéficie en cela de l'expérience ancestrale. Tout nouveau-né devient ainsi l'héritier d'une race antique, qui revit en lui, comme il a vécu lui-même dans toute la chaîne de ses devanciers.

En se plaçant à ce point de vue, il est permis d'assigner à la F∴ M∴ une origine des plus anciennes, car elle se rattache à toutes les confraternités initiatiques du passé.

Mais celles-ci paraissent issues des premières associations de constructeurs, comme on peut en juger d'après les circonstances qui ont donné naissance à l'art de bâtir.


Les Origines Maçonniques

La F∴ M∴ ne se livre plus, de nos jours, à des travaux de construction matérielle, mais elle dérive directement d'une confrérie de tailleurs de pierres et d'architectes, dont les ramifications s'étendaient au Moyen-Age sur toute l'Europe occidentale.

En se transmettant les secrets de leur art, ces constructeurs se conformaient à des usages anciens. Ils pratiquaient des rites initiatiques, que les légendes corporatives faisaient remonter à la plus haute antiquité.

Nous devons nous garder de prendre à la lettre ces traditions naïves. Elles tiennent du mythe et cachent le plus souvent un sens allégorique (1).

(1) D'après une de ces légendes, Adam aurait été régulièrement reçu Maçon selon tous les rites, à l'Or∴ du Paradis, par le Père Éternel. C'est une manière de dire que la Franc-Maçonnerie a toujours existé, sinon en acte, du moins en puissance de devenir, vu qu’elle répond à un besoin primordial de l’esprit humain.

Mais il suffit de réfléchir à l'influence exercée primitivement par l'art de bâtir, pour se faire une idée juste du rôle civilisateur que les plus anciennes associations maçonniques ont nécessairement joué.

Ces associations se sont constituées dès que l'architecture est devenue un art. Elles furent appelées, sans doute, à construire tout d'abord les murs des villes primitives. Ces remparts en pierres taillées n'ont pu être l'œuvre que d'ouvriers exercés et groupés en tribus. On se figure volontiers ces artisans se transportant d'un lieu à l'autre pour exercer leur profession là où ils étaient appelés.

Ils ne pouvaient manquer d'être associés pour deux raisons : d'abord, parce que toute construction importante ne saurait être l'œuvre d'individus isolés, et ensuite parce que la pratique de l'art de bâtir exige une initiation professionnelle.

Il est donc évident que, dès les temps les plus reculés, les maçons ont formé des groupements corporatifs, et que, par la force même des choses, ils se sont divisés en apprentis, compagnons et maîtres.

Quant à leur mission civilisatrice, elle s'est manifestée à un double point de vue :

D'une part, les villes, protégées contre les assauts de la brutalité barbare par de solides murailles, devinrent des foyers d'activité pacifique, des asiles inviolables réservés à une élite plus cultivée que la multitude du dehors.

D'un autre côté, les maçons donnèrent l'exemple de l'association en vue d'un travail commun.

On peut donc affirmer que l'Architecture est mère de toute civilisation (2) et c'est à juste titre que les anciens maçons considéraient leur art comme le premier et le plus estimable de tous.

(2) La barbarie est l'état primitif d'insécurité, qui met le plus faible à la merci du plus fort. Les citadins se sont mis à l'abri des barbares, en se retranchant derrière d'infranchissables remparts. Une fois en sécurité, ils ont pu se civiliser en adoptant des lois protégeant le faible contre le fort. L'architecture est donc le facteur primordial de toute réelle civilisation.


L'Art sacré

Primitivement tout a revêtu un caractère religieux. Mais l'art de bâtir était plus particulièrement empreint d'un caractère divin. Les hommes qui s'y livraient exerçaient un sacerdoce. Ils étaient prêtres à leur manière. — En taillant des pierres et en les assemblant pour élever des édifices sacrés, ils croyaient rendre un culte à la divinité.

Toute construction utile était sainte : la détruire était un sacrilège et les plus anciennes inscriptions menacent de la vengeance des dieux tout homme impie qui s'attaquerait aux monuments.

Les constructeurs avaient une religion à eux, entièrement basée sur l'art de bâtir. L'univers était à leurs yeux un immense chantier de construction, où chaque être est appelé à contribuer par ses efforts à l'édification d'un monument unique. — On se figurait un travail incessant, n'ayant jamais commencé et ne devant jamais finir, mais s'exécutant de toutes parts selon les données d'un même plan.

De là vient l'Idée du Grand-Œuvre visant à la construction d'un Temple idéal, réalisant de plus en plus la perfection. De là, en outre, l'usage traditionnel parmi les maçons de consacrer leurs travaux à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers.


Premières données historiques

Nous ne possédons que des renseignements précaires sur les plus anciennes corporations constructives des peuples d'Orient. Mais il est singulier de rencontrer dans l'écriture accadienne le triangle ∆ comme signe de la syllabe rou qui a le sens de faire, bâtir. — Si ce n'est qu'une simple coïncidence, elle est tout au moins frappante, et les Maçons enthousiastes pourront y voir un indice de la haute antiquité de leur symbolisme, car les monuments chaldéens dont il s'agit remontent à plus de 4500 ans avant notre ère.

Les auteurs inconnus des plus anciens livres sacrés de la Chine n'ignoraient pas, d'ailleurs, la valeur symbolique du compas et de l'équerre, insignes du sage qui possède les secrets du Premier Constructeur et sait se conduire conformément à ses intentions (3).

(3) R. F. Gould A Concise History of Freemasonry, Londres, 1903, pp. 3 et 4.

En Égypte le sacerdoce enseignait les sciences et les arts. Certains hiérophantes étaient plus spécialement ingénieurs et architectes. Les artisans placés sous leurs ordres n'avaient droit à aucune initiative.

Les sculpteurs et les tailleurs de pierre furent beaucoup plus libres en Syrie. Ils y formaient des associations religieuses qui parcouraient toute l'Asie-Mineure pour élever partout des temples, selon la convenance des différents cultes.

C'est ainsi que vers l'an 1000 avant J.-C., Hiram, roi de Tyr, put envoyer à Salomon les ouvriers nécessaires à la construction du temple de Jérusalem, du palais royal et des murs de la cité. Ces mêmes constructeurs prirent part également à la fondation de Palmyre.

Plus tard, l'architecture était exercée dans toute la Grèce par les pontifes dionysiens, dont Numa Pompilius perfectionna l'organisation vers l'an 715 avant l'ère chrétienne.

Le législateur romain constitua des collèges de constructeurs, chargés d'exécuter tous les travaux publics. Ces corporations avaient leur autonomie et la loi leur garantissait de nombreux privilèges. Chacune d'elles pratiquait ses cérémonies religieuses particulières, appropriées au métier exercé par ses membres (4). Ceux-ci exerçaient toutes les professions nécessaires à l'architecture religieuse, civile, militaire, navale et hydraulique.

(4) Plutarque, « Vie des Hommes Illustres », Numa, 17.

Ces confraternités laborieuses se répandirent dans tout l'empire. Elles suivaient la marche des légions romaines pour construire des ponts, des routes, des aqueducs, des camps retranchés, des villes, des temples, des amphithéâtres, etc. Partout elles contribuaient à civiliser les peuples vaincus, en les instruisant dans les arts de la paix. Elles subsistèrent florissantes jusqu'à l'invasion des barbares.

Au troisième siècle, Théophraste nous les dépeint dans les termes suivants : « D'après les traditions de la statuaire antique, les sculpteurs et tailleurs de pierres voyageaient d'un bout à l'autre de la terre avec les outils nécessaires pour travailler le marbre, l'ivoire, le bois, l'or et les autres métaux. La matière informe leur était fournie par les temples qu'ils élevaient sur des modèles divins (5).

(5) Théophraste, « Vie d'Apollonius de Tyane », Traduction de Chassang, p. 202.


Le Christianisme

Les religions professionnelles étaient conformes au génie du polythéisme gréco-romain ; aussi, tant qu'il régna, nul ne put songer à demander compte aux corporations architecturales de leur enseignement religieux particulier. Il n'en fut plus de même lorsque le Christianisme, devenu avec Constantin religion d’État, prétendit fonder l'unité du culte et de la croyance.

Le Suprême Architecte de l'Univers cadrait, sans doute, avec le monothéisme, qu'il semblait avoir devancé. Mais cette simplicité, ce vague propice aux adaptations contradictoires, ne devaient plus satisfaire la nouvelle religion qui formulait des dogmes impérieux et précis, auxquels, de toute nécessité, il fallait désormais se soumettre.

Fidèles à leurs traditions, les constructeurs se gardèrent bien d'entrer en révolte contre la foi officielle (6). Ils se firent baptiser, tout en se réservant d'adapter secrètement le christianisme aux doctrines de la métaphysique architecturale. Ainsi prit naissance une hérésie occulte, parente du gnosticisme, qui s'abstint soigneusement de toute manifestation extérieure. Tout au plus en trouverait-on un indice dans cette facilité singulière avec laquelle les artistes byzantins et cophtes se mettaient indifféremment au service, d'abord des différentes sectes chrétiennes, puis des Musulmans.

(6) « Les Vers d'Or de Pythagore » débutent en prescrivant a l'Initié de rendre extérieurement aux dieux immortels le culte consacré, mais de garder intérieurement sa propre conviction.

Extérieurement soumises à l'absolutisme chrétien, les associations constructives purent prospérer sous l'égide de l'Empire d'Orient, alors qu'elles disparurent en Occident, submergées sous les flots des invasions barbares. Une période vint, où l'on fut bien plus préoccupé de détruire les édifices anciens, que d'en élever de nouveaux.

Le Christianisme, cependant, ne tarda pas à s'imposer aux envahisseurs. L'architecture religieuse fut alors remise en honneur et de nouvelles écoles de constructeurs se constituèrent peu à peu, Elles donnèrent naissance au style roman.


Les Ordres monastiques

Pendant de longs siècles, toute l'Europe occidentale fut en proie à la brutalité de guerriers ignorants, qui ne tremblaient que devant les fantômes de leur imagination grossière. Le clergé chrétien, appliquant en cela les traditions de tous les sacerdoces, apprit très rapidement à dominer ces esprits enclins aux terreurs superstitieuses. Il eut la hardiesse de menacer des conquérants farouches au nom d'un Juge céleste, dont la rigueur impitoyable ne pouvait être fléchie qu'à la faveur de donations pieuses. Ce fut là pour l’Église la source d'immenses richesses.

On vit alors le Christianisme s'entourer d'un appareil fastueux. Après avoir grandi dans l'abnégation et dans la pauvreté, il voulut séduire par la magnificence. Les temples anciens, jadis saccagés par la cupidité des barbares ou renversés par la fureur iconoclaste des nouveaux croyants, devaient être relevés à la gloire du Dieu des chrétiens. Comme on n'avait jamais entièrement cessé de bâtir, les procédés du métier s'étaient conservés parmi les artisans ; mais, lorsqu'il fut question de construire des édifices appropriés aux exigences imprévues du culte chrétien, on manqua tout d'abord d'architectes.

Des moines instruits furent appelés ainsi à étudier l'architecture et leur habileté à tracer des plans ne tarda pas à s'affirmer. Certains abbés, en particulier ceux de la congrégation de Cluny, déployèrent même sous ce rapport un véritable talent. Rivalisant entre eux, ces prélats ne se contentèrent bientôt plus de constructions techniquement grossières, pour l'exécution desquelles ils pouvaient avoir recours à des artisans de rencontre, sédentaires ou nomades. Lorsque, de simples murs en briques ou en moellons, ils voulurent passer aux assemblages de pierres de taille, il leur fallut de toute nécessité former des artistes véritables, surtout quand l'ambition leur vint de frapper les esprits par la hardiesse de voûtes de plus en plus complexes.

Les moines furent ainsi conduits à s'adjoindre, d'une manière permanente, des laïcs tailleurs de pierre, qui, en qualité de frères convers, portaient le froc et recevaient leur subsistance du couvent.


La Maçonnerie Franche

Parmi les ouvriers soumis à la discipline monastique, les mieux doués ne manquèrent pas de s'assimiler des connaissances suffisantes pour leur permettre de diriger eux-mêmes les travaux de leurs compagnons. Il se forma ainsi des architectes laïques, d'un esprit d'autant plus indépendant, qu'ils prenaient davantage conscience de leurs capacités et de leur talent. Leur autorité ne tarda pas à primer celle des moines, qui virent peu à peu les confréries constructives se soustraire à leur tutelle.

Des associations autonomes, rappelant à certains égards les collèges romains, purent ainsi se constituer. Cette évolution semble s'être accomplie tout d'abord en Lombardie, où les traditions antiques, toujours restées vivaces, ont pu d'autant plus facilement être remises en honneur que, par l'intermédiaire de Venise, l'influence byzantine s'exerçait puissamment dans cette région. Ce qui est certain, c'est que la ville de Côme resta longtemps le centre où affluaient les artistes soucieux de se perfectionner en l'art de bâtir. Leur ambition était de se faire initier aux secrets des magistri comacini, titre étendu au XIe siècle, d'une manière générique, à tous les constructeurs.

On prétend qu'en vue de faire consacrer leur indépendance, les associations architecturales laïques, unies entre elles par les liens d'une étroite solidarité, auraient sollicité du pape le monopole exclusif pour la construction de tous les édifices religieux de la chrétienté. Voulant encourager une aussi pieuse entreprise, la Cour de Rome aurait pris la confraternité maçonnique sous sa protection spéciale, en déclarant que ses membres devaient être partout exempts d'impôts et de corvées. Ce seraient ces franchises, que l'on dit octroyées par Nicolas III en 1277 et confirmées par Benoît XII en 1334, qui auraient valu aux protégés du Saint-Siège le nom de Francs-Maçons (7).

(7) Jusqu'ici, la preuve documentaire de ces allégations risquées n’a pas été fournie.

Le patronage du Souverain Pontife expliquerait la faveur que la Maçonnerie franche rencontra auprès de tous les princes chrétiens. En ces temps de ferveur religieuse, ceux-ci ne pouvaient éprouver, d'ailleurs, que des sympathies pour les constructeurs d'églises, qui se répandirent progressivement en France, en Normandie, dans la Grande-Bretagne, en Bourgogne, puis en Flandre et sur les bords du Rhin, pénétrant de là dans toute l'Allemagne. Partout, ces associations ont laissé des monuments d'un style particulier, dit gothique, ou plus exactement ogival, chefs-d'œuvre dont l'uniformité de caractère semble être l'indice d'une entente internationale, maintenue pendant des siècles entre les constructeurs éparpillés sur toute l'Europe occidentale. C’est ce qui fait dire à M. Hope, dans son Histoire de l'Architecture : « Les architectes de tous les édifices religieux de l’Église latine avaient puisé leur science a une même école centrale, ils obéissaient aux lois d'une même hiérarchie ; ils se dirigeaient dans leurs constructions d'après les mêmes principes de convenance et de goût ; ils entretenaient ensemble, partout où on les envoyait, une correspondance assidue, de sorte que les moindres perfectionnements devenaient immédiatement la propriété du corps entier et une nouvelle conquête de l'Art ».


Les Confraternités de Saint-Jean

Les architectes du Moyen-Age aimaient à célébrer les solstices, conformément à des usages remontant aux époques païennes les plus reculées. Afin de pouvoir rester fidèles à des traditions équivoques au point de vue chrétien, ils choisirent pour patrons les deux Saint Jean, dont les fêtes tombent aux époques solsticiales.

On s'est demandé si, à l'abri de ce choix, l'antique culte de Janus n'avait pas retrouvé des adeptes plus ou moins conscients. De même que les deux saints solsticiaux, le dieu au double visage présidait à l'entrée du soleil dans chacun des hémisphères célestes. Janus était d'ailleurs le génie de tous les commencements, aussi bien des années et des saisons, que de la vie et de l'existence en général. Or, il ne faut pas perdre de vue que commencement se dit initium en latin. Les Initiés devaient donc voir la divinité tutélaire de l'initiation dans cet immortel préposé à la garde des portes (janua), dont il écartait ceux qui ne doivent pas entrer. Une baguette (baculum) lui servait à cet effet. Il tenait, en outre une clef, pour indiquer qu'il lui appartenait d'ouvrir et de fermer, de révéler les mystères aux esprits d'élite, ou de les dérober à la curiosité des profanes indignes de la connaître.

Étymologiquement, Jean, il est vrai, ne provient pas de Janus, mais bien de l'hébreu Jeho h'annan, qui se traduit par : « Celui que Jeho favorise ». Le même verbe revient dans H’anni-Baal ou Annibal, qui signifie Favori de Baal. Mais Jeho et Baal ne sont autres que des noms ou des titres du Soleil. Celui-ci était envisagé par les Phéniciens comme un astre brûlant, souvent meurtrier, dont les ravages sont à redouter. Les mystagogues d'Israël y voyaient, au contraire, l'image du Dieu-Lumière qui éclaire les intelligences. Jeho h'annan, Johannès, Jehan ou Jean, devient ainsi synonyme d'Homme éclairé ou illuminé à la manière des prophètes. De même que les artistes des cathédrales, instruits sans doute de doctrines ésotériques fort anciennes, le Penseur véritable ou l'Initié est donc en droit de se dire frère de Saint Jean.

Remarquons, au surplus, que Saint Jean-Baptiste nous est présenté comme le précurseur immédiat de la Lumière rédemptrice ou du Christ solaire. Il est l'aube intellectuelle qui, dans les esprits, précède le jour de la pleine compréhension. Apre et rude, sa voix retentit à travers la stérilité du désert, éveillant les échos endormis, Ses accents véhéments secouent les mentalités rebelles et les préparent à saisir les vérités qui doivent être révélées.

Si le farouche Précurseur se rattache symboliquement aux blancheurs blafardes du matin il convient, par opposition de se représenter Saint Jean l'Evangéliste comme environné de toute la gloire empourprée du couchant. Il personnifie la lumière crépusculaire du soir, celle qui embrase le ciel lorsque le soleil vient de disparaître sous l'horizon. Le disciple préféré du Maître fut, en effet, le confluent de ses enseignements secrets, réservés aux intelligences d'élite des temps futurs. On lui attribue l'Apocalypse, qui, sous prétexte de dévoiler les mystères chrétiens, les masque sous des énigmes calculées pour entraîner les esprits perspicaces au-delà des étroitesses du dogme. Aussi, est-ce de la tradition johannite que se sont prévalues toutes les écoles mystiques, qui, sous le voile de l'ésotérisme, ont visé à l'émancipation de la pensée, N'oublions pas, enfin, que le quatrième Evangile débute par un texte d'une haute portée initiatique, sur lequel s'est longtemps prêté le serment maçonnique. La doctrine du Verbe fait chair, c'est-à-dire de la Raison divine incarnée dans l'Humanité, remonte d'ailleurs, à travers Platon, aux conceptions des anciens hiérophantes.

Parmi ces conditions le titre de loges de Saint Jean convient, mieux que tout autre, aux ateliers où les intelligences, après avoir été préparées à recevoir la lumière, sont amenées à se l'assimiler progressivement, afin de pouvoir la refléter à leur tour.


Canonisations équivoques

Il serait téméraire d'affirmer que les deux Saint Jean relèvent uniquement du symbolisme initiatique. Peut-être correspondent-ils à des personnages ayant réellement existé. D'autres saints, par contre, ne jouissent de leur privilège céleste que parce qu'ils furent jadis extraits du calendrier païen. Dans son Origine de tous les Cultes, Dupuis est très explicite à cet égard :

« Les Grecs, dit-il, honoraient Bacchus sous le nom de Dionysios ou de Denis ; il était regardé comme le chef et le premier auteur de leurs mystères, ainsi qu’Eleuthère. Ce dernier nom était aussi une épithète qu’ils lui donnaient, et que les Latins ont traduite par Liber. On célébrait en son honneur deux fêtes principales : l’une au printemps et l'autre dans la saison des vendanges. Cette dernière était une fête rustique, célébrée dans la campagne ou aux champs ; on l'opposait aux fêtes du Printemps; appelées fêtes de la ville ou Urbana. On y ajouta un jour en l'honneur de Démétrius, roi de Macédoine, qui tenait sa cour à Pella, près du golfe de Thessalonique : Bacchus était le nom oriental du même Dieu. Les fêtes de Bacchus devaient donc être annoncées dans le calendrier païen par ces mots : Festum Dionysii, Eleutherii, Rustici. Nos bons aïeux en ont fait trois saints : Saint Denis, Saint Eleuthère et Saint Rustique, ses compagnons. Ils lisaient au jour précédent : Fête de Démétrius, dont ils ont fait un martyr de Thessalonique. On ajoute que ce fut Maximilien qui le fit mourir par suite de son désespoir de la mort de Lyæus, et Lyæus est un nom de Bacchus, ainsi que Démétrius. On plaça la surveille la fête de Saint Bacchus, dont on fit aussi un martyr d'Orient. Ainsi ceux qui voudront prendre la peine de lire le calendrier latin ou le bref qui guida nos prêtres dans la commémoration des saints et dans la célébration des fêtes, y verront au 7 Octobre : Festum sancti Demetrii ; et au 9 : Festum sanctorum Dionysii, Eleutherii et Rustici. Ainsi, l'on a fait des Saints de plusieurs épithètes, ou des dénominations diverses du même Dieu, Bacchus, Dionysios ou Denis, Liber ou Eleutheros. Ces épithètes devinrent autant de compagnons.

«...Bacchus épousa le Zéphir ou le vent doux, sous le nom de la nymphe Aura. Eh bien ! deux jours avant la fête de Denis ou de Bacchus, on célèbre celle d'Aura Placida ou de Zéphir, sous le nom de Sainte Aure et de Saint Placide. »

Dupuis montre en outre comment la formule des souhaits Perpétua Félicitas donna naissance à Sainte Perpétue et à Sainte Félicité. Il cite encore Sainte Véronique qui vient de Veron Eicon ou Iconica, la vraie face ou l'image du Christ. Saint Rogatien, Saint Donatien, Sainte Flore, Sainte Luce, Sainte Bibiane. Sainte Apollinaire, Sainte Ides, Sainte Marguerite et Saint Hippolyte sont également des adaptations païennes.


Les Satires contre l'Eglise

Dans quelle mesure les réminiscences de l'antiquité ont-elles pu influer sur l'état d'âme des constructeurs du Moyen-Age ? La question est difficile à résoudre ; mais il reste acquis qu'ils étaient animés d'un esprit singulièrement frondeur.

Tout d'abord, au point de vue religieux, ils prétendaient ne relever directement que du pape, et de ce chef, ils affichaient l'irrespect le plus flagrant à l'égard de la hiérarchie ecclésiastique. Leur audace s'est maintes fois manifestée par des caricatures, qu'ils ne craignaient pas de tailler dans la pierre même des cathédrales.

Un moine et une religieuse, représentés dans une attitude de la dernière inconvenance, décorent ainsi l'église de Saint-Sebaldus à Nuremberg, et ce sujet scabreux revient, entre autres, dans une gargouille du Musée de Cluny, à Paris.

Dans la galerie supérieure de la cathédrale de Strasbourg, une procession d'animaux est conduite par un ours qui porte la croix. Un loup tenant un cierge allumé y précède un porc et un bélier chargés de reliques ; tous ces quadrupèdes défilent pieusement, tandis qu'un âne figure à l'autel, disant la messe.

Revêtu d'ornements sacerdotaux, un renard prêche à Brandebourg devant un troupeau d'oies.

Les exemples de cette nature abondent. On rencontre en particulier des jugements derniers parfois fort subversifs, en ce sens que, parmi les damnés, figurent couramment des personnages couronnés ou mitrés. Le pape lui-même coiffé de la tiare et flanqué de cardinaux, a été voué aux flammes éternelles sur le portail du Münster de Berne (Note de L.A.T. :  Collégiale Saint-Vincent de Bern - Berner Münster - à Berne).

Ces indices donnent à supposer que l'initiation conférée secrètement aux membres des confraternités de Saint Jean ne portait pas uniquement sur les procédés matériels de l'art de bâtir.

Certaines sculptures ironiques ont sans doute pu être inspirées par les rivalités qui, à toutes les époques, ont opposé les ordres monastiques au clergé séculier ; mais d'autres traduisent manifestement la pensée intime d'un artiste singulièrement émancipé pour l'époque.


L'Alchimie

Si nous nous demandons à quelle source a pu être puisée, au Moyen-Age, une inspiration mystique étrangère, ou même secrètement hostile à l'Église, nous sommes amenés à nous souvenir du prestige dont jouissait alors la Philosophie hermétique. Sous prétexte de chercher la Pierre des Sages, des adeptes, c'est-à-dire des penseurs indépendants, s'appliquaient en réalité à pénétrer les secrets de la nature, en approfondissant indifféremment les œuvres de tous les philosophes, qu'ils fussent grecs, arabes ou hébreux. Cet éclectisme devait aboutir à des doctrines si peu catholiques, au sens ordinaire du mot, qu'il eût été imprudent de les exposer autrement que sous le voile d'allégories et de symboles. La transmutation du plomb en or devint ainsi le thème de dissertations fort savantes, où la métaphysique religieuse avait beaucoup plus de place que la métallurgie ou la chimie. Le Grand Œuvre visait à réaliser le bonheur du genre humain, grâce à une réforme progressive des mœurs et des croyances. La lecture attentive des traités d'alchimie postérieurs à la Renaissance ne peut laisser subsister aucun doute à cet égard, car le style des disciples d'Hermès devint moins énigmatique, lorsque diminua pour eux le danger de s'expliquer librement.

L'ancienne architecture sacrée était d'ailleurs essentiellement symbolique. Depuis le plan d'ensemble d'un édifice, jusqu'aux moindres ornements de détail, tout devait être ordonné selon certains nombres mystiques et d'après les règles d'une géométrie spéciale, connue des seuls initiés.

Les figures géométriques donnaient lieu, en effet, à des interprétations, sur lesquelles se greffait une doctrine secrète, prétendant fournir la clef de tous les mystères. Or, les constructeurs des cathédrales ont prouvé, par leurs œuvres, qu'ils étaient instruits de ces traditions philosophiques, dont les alchimistes étaient simultanément détenteurs.

On ne saurait déterminer dans quelle mesure les uns tenaient des autres leurs connaissances initiatiques, Toujours est-il, que l'Hermétisme a souvent inspiré les tailleurs de pierres dans le choix de leurs motifs d'ornementation. Les Alchimistes, d'autre part, n'ignoraient pas le sens que les Maçons rattachent à leurs outils.



Rien n'est plus significatif, à cet égard, qu'une gravure du traité intitulé : L'Azoth, ou le moyen de faire l’or caché des Philosophes, de Frère Basile Valentin (8). On y voit un personnage à deux têtes, dont la main droite tient un compas et la gauche une équerre. C'est l'androgyne alchimique, unissant l'énergie créatrice mâle à la réceptivité féminine, associant, en d'autres termes, le Soufre au Mercure, ou l'ardeur entreprenante de la colonne J∴ à la stabilité pondérée de la colonne B∴ Il est debout sur le dragon symbolisant le quaternaire des éléments, dont l'initié doit triompher au cours de ses épreuves.

(8) Publié à la suite des « Douze clefs de la Philosophie traictant de la vraye médecine métallique », Paris, Pierre Moët, 1610.


La Décadence des Corporations

En devenant riche et puissante, l'Eglise devait nécessairement se corrompre. Il vint une époque où le haut clergé, livré à toutes les intrigues de la politique, affichait le luxe le plus insolent et ne prenait même plus la peine de dissimuler la corruption de ses mœurs.

Les fidèles en furent scandalisés. Leur ancienne ferveur fit place au doute et de nombreuses hérésies purent prendre racine dans les esprits. Ce fut l'aube du réveil intellectuel qui se préparait.

Le nouvel état d'âme eut sa répercussion sur l'architecture religieuse. Les donateurs se firent rares. A force de bâtir des églises, - il y en avait d'ailleurs partout -, les membres des confraternités de Saint-Jean trouvèrent de moins en moins l'emploi de leur talent. Ils s'étaient, au surplus, spécialisés dans le style dit « gothique » désormais démodé. Puis vint le schisme de Luther, qui, en déchaînant d'effroyables guerres de religion acheva de désorganiser les anciennes corporations constructives.

Elles menaçaient de disparaître, en ne laissant d'elles-mêmes que de vagues traces documentaires, mais en affirmant leur puissance passée par des monuments incomparables, qui s'imposeront toujours à l'admiration de la postérité.


La Kabbale

Tout ne devait pas être perdu. Une transformation s'élaborait, en provoquant tout d'abord un mouvement intellectuel du plus haut intérêt.

Tandis que des querelles de dogme divisaient les esprits, des intelligences d'élite voulurent approfondir impartialement les questions religieuses. On fut amené ainsi à étudier plus spécialement la métaphysique religieuse des Juifs. Ceux-ci se prétendaient en possession d'une doctrine secrète remontant jusqu'à Moïse : c'était à leurs yeux la tradition par excellence, dite Qabbalah en hébreu. Il s'agissait en réalité de conceptions dérivées, pour une bonne part, du Gnoticisme alexandrin et empruntées ainsi au patrimoine de l'antique initiation. Leur caractéristique était de faire ressortir la concordance fondamentale des religions. Ces rêveries mystiques eurent pour effet pratique de suggérer l'idée d'une philosophie ralliant indistinctement les fidèles de tous les cultes, sans les obliger à renier leurs croyances particulières.

De vigoureux penseurs, en communion de volonté les uns avec les autres, ayant appliqué toute leur énergie cérébrale à des spéculations de cette sorte, il on résulta finalement une tension particulière dans l'atmosphère mentale du XVIIe siècle.


Les Rose-Croix

L'excès du mal appelle le remède. Les ravages du fanatisme aveugle devaient conduire au rêve d'une régénération universelle par l'amour et par la science. Vers 1604, une association secrète (9) voulut rappeler le christianisme à l'intelligence de ses mystères et enseigner au monde les lois de la fraternité.

(9) L'ordre des Rose-Croix ne fut jamais organisé en corps. On était considéré comme lui appartenant par le seul fait que l'on possédait certaines connaissances. Les Frères de la Rose-Croix ne se réunissaient pas pour délibérer ou travailler en commun. Ils sa contentaient d'entretenir des relations épistolaires et de se communiquer le fruit de leurs études.

Les affiliés avaient choisi pour emblème une rose fixée sur une croix et se racontaient la légende d'un certain Christian Rosenkreuz, dont ils prétendaient poursuivre l’œuvre. Ils firent beaucoup parler d'eux et, tout en se perdant dans les nuages de l'Hermétisme et de la Théosophie, ils n'en réussirent pas moins à frapper les imaginations et à y semer des germes dont l'éclosion ne devait pas se faire attendre.


La Franc-Maçonnerie moderne

La conception d'un idéal (Colonne J∴) reste stérile, tant que manquent les moyens pratiques de réalisation (Colonne B∴). Les aspirations généreuses des philosophes ne pouvaient être mises en œuvre qu'à l'aide d'une organisation positive. L'esprit ou l'âme ne peuvent rien, s'ils ne disposent d'un corps comme instrument d'exécution.

Or, à l'époque où, grâce aux Rose-Croix et à d'autres mystiques, une entité spirituelle planait en quelque sorte dans l'air, anxieuse de s'incarner, un organisme propice vint s'offrir à elle comme de lui-même.

N'ayant plus leur raison d'être, les anciennes confraternités maçonniques s'étaient partout dissoutes, sauf en Grande-Bretagne et en Irlande, où a toujours régné un esprit favorable à la survivance de toute tradition ancienne et respectable. Par la force d'une habitude passée dans les mœurs, des associations de Maçons libres et acceptés subsistaient donc encore au XVIIe siècle, dans divers centres des trois royaumes insulaires. Il était alors de notoriété publique que les Freemasons se reconnaissaient entre eux à certains signes, qu'ils s'étaient engagés par serment à garder secrets. On savait également que, dans toutes les circonstances de la vie, ils étaient tenus de se prêter une assistance réciproque. Depuis leur décadence au point de vue de l'exercice de l'art du bâtir, la pratique de la solidarité devenait, en effet, l'objet essentiel de ces confraternités. La mode se répandit alors de s'y faire accepter à titre de membre honoraire, et les Loges maçonniques se montrèrent d'autant plus accueillantes aux « gentlemen » qui ne maniaient pas professionnellement la truelle, que les gens du métier se désintéressaient de plus en plus d'une institution ne répondant plus guère à leurs besoins pratiques. Les Maçons acceptés devinrent ainsi peu à peu aussi nombreux que les Maçons libres, et, au commencement du XVIIIe siècle, ils furent franchement en majorité.

C'est à ce moment que fut prise une résolution d'une extrême importance. Elle eut pour effet de faire renoncer aux entreprises matérielles de l'ancienne maçonnerie professionnelle, désignée comme opérative, par opposition à une nouvelle Maçonnerie purement philosophique, dite spéculative.

Ainsi prit naissance la Maçonnerie moderne, qui emprunte aux constructeurs du Moyen Age un ensemble de formes allégoriques et de symboles ingénieux, des règles de bonne discipline et des traditions de fraternelle solidarité, afin d'appliquer le tout à l'enseignement d'une architecture sociale, s'efforçant de construire le bonheur humain, en travaillant au perfectionnement intellectuel et moral des individus.


Elias Ashmole

La Maçonnerie moderne répondait à un besoin ressenti dans toute l'Europe par les plus nobles esprits. Elle devait donc se répandre avec une rapidité qui semblait tenir du prodige. Aussi, lorsque plus tard on voulut remonter à sa source, on ne put se défendre de l'idée que, semblable à Minerve surgissant toute armée du cerveau de Jupiter, la conception maçonnique avait dû être mûrie par quelque penseur de génie.

Afin de découvrir le fondateur d'une aussi merveilleuse institution, les Maçons anglais du XVIIIe siècle furent passés en revue. On apprit ainsi que, le 16 octobre 1646, un savant antiquaire, adepte de l'hermétisme et des connaissances secrètes alors en vogue, fut reçu Maçon à Warrington, petite ville du comté de Lancastre. Il n'en fallut pas davantage pour ériger Elias Ashmole — c'est le nom du personnage — en héros de légende. On lui attribua tout le mérite de la réforme accomplie. Selon le F∴ Ragon et d'autres historiens, ce serait lui, le Rose-Croix, qui aurait imprimé un caractère initiatique aux rituels ouvriers primitifs (10). Or, il n'en est rien ; l'influence que cet amateur de sciences cachées exerça sur la Franc-Maçonnerie resta nulle. Déçu vraisemblablement par la nature des « mystères » qui lui furent révélés lors de son initiation, il ne reparut en loge qu'au bout de 31 ans, le 11 mars 1682, pour la seconde et dernière fois de sa vie, comme en témoigne son diary (journal) qu'il n'a jamais cessé de tenir jour par jour avec une scrupuleuse minutie.

(10) Cette assertion téméraire, reconnue depuis inexacte, a été reproduite page 25 de la première édition (1894) du « Livre de l’Apprenti ».


La première Grande Loge

Contrairement à ce que, en bonne logique, il était permis de se figurer, les documents positifs nous montrent l'organisation de la Maçonnerie moderne prenant naissance inconsciemment. Les plus grandes choses peuvent, en effet, être appelées à l'existence par des individualités qui n'ont aucun soupçon de la portée de leurs actes.

Ce fut le cas des Maçons londoniens qui, le 24 juin 1717, se réunirent pour célébrer la fête traditionnelle de Saint Jean-Baptiste. Ils étaient membres de quatre Loges si peu prospères que, pour ne pas se désagréger entièrement, elles décidèrent de rester unies sous l'autorité d'officiers spéciaux. Or, chacune des loges étant présidée par un Maître (11), on donna le titre de Grand-Maître au président du nouveau groupement, qui, elle-même, se qualifia Grande-Loge. Encore est-il douteux que ces appellations furent adoptées dès 1717, la principale préoccupation ayant fort bien pu être, cette année-là, de se réunir à nouveau en nombre suffisant au prochain solstice d'été.

(11) Pour la distinguer des autres Maîtres, on lui donnait l'épithète de « Vénérable » (Worshipful Master), ou on le désignait comme Master in the Chair ou Chair Master, d'où est venue l'expression de Maître en chaire (Meister vom Stuhl ou Stuhlmeister en allemand).

Le premier Grand-Maître fut Antony Sayer, homme obscur, de condition fort modeste. Il avait été choisi faute de mieux, aussi s'empressa-t-on, en 1718, de lui donner comme successeur George Payne, bourgeois bien posé, qui n'avait pas assisté à la réunion précédente. Le prochain élu fut Jean-Théophile Désaguliers (12), docteur en philosophie et en droit, membre de la Société Royale des Sciences de Londres, Après avoir accompli son année de grande maîtrise, ce physicien distingué restitua le maillet au F∴ Payne, faute d'un plus illustre personnage.

(12) Né à la Rochelle, le 12 Mars 1683, fils d'un pasteur calviniste qui dut se réfugier en Angleterre à la suite de la révocation de l'Édit de Nantes (1685).

Pour consacrer le prestige de la Grande-Loge, il importait d'ailleurs de placer à sa tête un homme de qualité. Aussi les Maçons de Londres furent-ils au comble de leurs vœux, lorsqu'en 1721, Sa Grâce, le duc de Montagu, daigna accepter la dignité de Grand-Maître. Cette élection fut du meilleur effet sur le monde profane. Il devint désormais de bon ton d'appartenir à la Société des Francs-Maçons, universellement cotée comme une compagnie distinguée.


Le Livre des Constitutions

Les modifications apportées au régime des anciennes confraternités constructives donnèrent lieu à la promulgation d'un nouveau code de la loi maçonnique. La rédaction en fut confiée au F∴ James Anderson dont l'ouvrage est intitulé : The Book of Constitutions of the Freemasons, containing the history, charges and regulations of that most ancient and right worshipful fraternity.

Il y est dit, en « ce qui concerne Dieu et la religion » :

« Un Maçon est obligé, de par sa tenure (13), d'obéir à la loi morale ; et, s'il comprend bien l'Art, il ne deviendra jamais un stupide athée, ni un libertin irréligieux.

(13) Terme féodal : obligation contractée par le détenteur du fief.

« Bien que, dans les temps passés, les Maçons furent astreints, dans chaque pays, de pratiquer la religion du dit pays, quelle qu'elle fût, on estima désormais plus opportun de ne leur point imposer d'autre religion que celle sur laquelle tous les hommes sont d'accord, et de leur laisser toute liberté quant à leurs opinions particulières. Il suffit donc qu'ils soient des hommes bons et loyaux, gens d'honneur et de probité, quelles que soient les confessions ou les convictions qui les distinguent »

« Ainsi, la Maçonnerie deviendra le centre d'union et le moyen d'établir une sincère amitié entre personnes qui, en dehors d'elle, fussent constamment demeurées séparées les unes des autres. »

Relativement à l'autorité civile, suprême ou subordonnée nous lisons ensuite :

« Le Maçon est un paisible sujet des pouvoirs civils, en quelque lieu qu'il réside ou travaille ; il ne doit jamais être impliqué dans des complots ou des conspirations contre la paix et la prospérité de la nation, ni se comporter incorrectement à l'égard des magistrats subalternes, car la guerre, l'effusion du sang et les insurrections ont été, de tout temps, funestes à la Maçonnerie. ....... Si quelque Frère venait à s'insurger contre l'État, il faudrait se garder de favoriser sa rébellion, tout en le prenant en pitié, comme un malheureux. S'il n'est d'ailleurs convaincu d'aucun autre crime, la loyale confraternité, — bien que tenue de désavouer la rébellion, afin de ne point porter ombrage au gouvernement établi, ni lui fournir un motif de méfiance politique — ne saurait l'expulser de la Loge, ses rapports avec celle-ci demeurant indissolubles. »

L'article VI, qui traite « de la conduite en Loge » recommande enfin :

« Que vos démêlés particuliers ou vos querelles ne franchissent jamais le seuil de la loge ; évitez plus encore les controverses sur les religions, les nationalités ou la politique, attendu qu'en notre qualité de Maçons, nous ne professons que la religion universelle mentionnée plus haut. Nous sommes d'ailleurs de toutes les nations, de toutes les langues, de toutes les races, et si nous excluons toute politique, c'est qu'elle n'a jamais contribué dans le passé à la prospérité des loges et qu'elle n'y contribuera pas davantage dans l'avenir. »


Les Principes fondamentaux de la Franc-Maçonnerie

A la lumière des extraits qui précèdent, la Franc-Maçonnerie moderne nous apparaît comme une association d'hommes choisis, dont la moralité a pu être éprouvée, si bien que, se sentant parfaitement sûrs les uns des autres, ils peuvent pratiquer entre eux une fraternité sincère et sans réserve.

Ces hommes, reconnus bons, loyaux et probes, sont tenus d'éviter avec le plus grand soin tout ce qui risquerait de les diviser. Il leur est spécialement interdit de se chercher chicane quant à leurs convictions intimes, tant religieuses que politiques, leur vertu caractéristique devant être, en toutes choses, la TOLÉRANCE.

Or, pour être tolérant, il est indispensable d'acquérir des idées larges et de s'élever au-dessus de l’étroitesse de tous les préjugés. La Franc-Maçonnerie s'efforce, en conséquence, d'émanciper les esprits ; elle s'applique, en particulier, à les affranchir des erreurs qui entretiennent la méfiance et la haine parmi les hommes. Ceux-ci, à ses yeux, ne doivent être estimés qu'en raison de la valeur effective qu'ils tiennent de leurs qualités intellectuelles et morales, toute autre distinction de croyance, de race, de nationalité, de fortune, de rang, ou de position sociale, devant s'effacer au sein des réunions maçonniques.


Extension rapide de la Franc-Maçonnerie.

Le code maçonnique, rédigé et imprimé par ordre de la Grande Loge d'Angleterre, reçut l'approbation solennelle de celle-ci le 17 janvier 1723. Il a toujours été considéré, depuis, comme le document qui détermine les normes caractéristiques de la Franc-Maçonnerie moderne. Son importance est donc capitale, puisque toute organisation qui s'écarterait des principes dont il fut inspiré, cesserait, par le fait même, d'être maçonnique.

Le livre d'Anderson permit d'ailleurs de faire connaître au loin la nouvelle confraternité, qui répondait aux aspirations à la fois les plus nobles et les plus généreuses. Elle ne tarda pas à exercer une véritable fascination sur quantité d'esprits d'élite. On y vit affluer, en particulier, les penseurs qui étaient alors épris de la doctrine de l'Humanitarisme. N'était-ce pas une forme, une organisation, qui s'offrait spontanément, pour revêtir d'un corps tangible les conceptions, jusque-là nuageuses, des philosophes ? Alors que le sectarisme et l'intolérance venaient de mettre l'Europe à feu et à sang, on devait hautement apprécier, en outre, la largeur de vues dont les Francs-Maçons faisaient preuve en matière de religion et de dogmatisme, non moins que sous le rapport des dissentiments politiques. A la pureté des principes et à l'élévation des tendances s'associaient enfin certaines allures de mystères et d'impénétrabilité, dont la séduction ne fut pas moins puissante.

Dans ces conditions, les loges se multiplièrent très rapidement, d'abord en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, puis sur le continent, pour gagner finalement jusqu'aux confins du monde civilisé. Au début, il est vrai, les loges ne se fondaient pas toujours en vertu de pouvoirs formels émanant de la première Grande Loge. Tout Maître-Maçon, régulièrement initié en Angleterre, se croyait le droit de propager à l'étranger la lumière maçonnique. A cet effet, il s'entourait, autant que possible, de quelques autres Maçons et procédait avec eux à des réceptions selon les formes rituéliques. A la rigueur, il initiait, de son autorité privée, un profane qu'il estimait digne de cette faveur, puis, à eux deux, ils procédaient à l'initiation d'un nouvel adhérent, en sorte de constituer une loge simple, destinée à devenir d'abord juste, par l'adjonction de deux nouveaux membres et finalement parfaite, lorsque par son effectif, elle atteindrait ou dépasserait le nombre sept.

Une loge pouvait d'ailleurs se tenir en n'importe quel local convenablement clos et à l'abri de toute indiscrétion. Certaines figures tracées à la craie sur le plancher suffisaient pour transformer en sanctuaire la première chambre venue.

On conçoit que des loges aussi facilement appelées à l'existence aient pu disparaître avec une égale facilité, sans laisser de traces documentaires de leur activité. Aussi, l'histoire de l'introduction de la Franc-Maçonnerie dans les différents pays se trouve-t-elle enveloppée, le plus souvent, d'une profonde obscurité. On est réduit fréquemment à des récits équivoques, dont il est impossible de contrôler l'exactitude.


La Maçonnerie anglo-saxonne

Dès qu'un grand seigneur fut à la tête de la Grande Loge d'Angleterre, sa prospérité se trouva immédiatement assurée. Douze loges seulement avaient pris part, le 24 juin 1721, à l'élection du duc de Montagu. Or, trois mois après, il y en avait seize, puis vingt à la fin de l’année ; en 1725, quarante-neuf loges furent représentées à la Grande Loge.

Ce qui fit surtout rechercher désormais l'initiation maçonnique, c'est qu'elle conférait, en quelque sorte, un brevet de respectabilité. Le public anglais manifestait cependant quelque méfiance à l'égard d'une société par trop indifférente en matière de religion. Afin de le rassurer, les Freemasons ne tardèrent pas à s'affirmer en toutes choses d'une scrupuleuse orthodoxie anglicane.

Tout un mouvement se dessina dans ce sens peu après 1723, nombre d'esprits timorés se scandalisant des innovations consacrées par le Livre des Constitutions. Celui-ci avait, à leurs yeux, le très grave tort de ne rendre aucune croyance obligatoire, alors que traditionnellement tout Maçon avait l'impérieux devoir d'être fidèle à Dieu et à la Sainte Église.

Jalouses de leur autonomie, beaucoup de loges refusèrent, en outre, de reconnaître à la Grande Loge de Londres une autorité qu'elles prétendaient usurpée.

Pour des motifs de cet ordre, et sous d'autres prétextes, il se produisit au sein de la Maçonnerie anglaise une série de scissions qui eurent pour conséquence, à partir de 1751, d'opposer l'une à l'autre deux Grandes Loges ennemies.

La plus récente de ces Grandes Loges ne fut pratiquement constituée qu'en 1753. Comme ses adhérents se targuaient de rester attachés aux anciens usages, ils ne s'en instituaient pas moins Ancient Masons, par opposition aux Modern Masons, dont la Grande Loge était en réalité la plus ancienne, puisqu'elle remontait à 1717.

Ce fut là ce que les historiens ont appelé le Grand Schisme. La constitution des Ancients rendait obligatoire la croyance en Dieu. Leur rituel abondait en prières et multipliait les citations bibliques, autant que les formules pieuses. Il comportait d'ailleurs un grade supplémentaire, celui de Royal Arch.

Dans ces conditions, étant donné l'esprit qui règne parmi les Anglo-Saxons, la concurrence des Anciens devait s'affirmer désastreuse pour les Modernes. Afin de ne point se discréditer entièrement dans leur propre pays, ceux-ci durent céder, en capitulant peu à peu sur la plupart des principes qui, au début, avaient séduit l'élite des penseurs de toute l'Europe.

De réaction en réaction, les Modernes en arrivèrent finalement à ne plus se différencier des Anciens que par des nuances rituéliques. Il n'y avait plus là de quoi faire sérieusement obstacle à la fusion des deux Grandes Loges anglaises, qui en 1813, s'entendirent pour constituer ensemble la Grande Loge Unie d'Angleterre.


Les débuts de la Maçonnerie en France

Il se peut que des réfugiés anglais se soient livrés, en France, à des travaux maçonniques peu après 1649, date de la condamnation à mort et de l'exécution de Charles Ier. Parmi ceux d'entr'eux qui fréquentaient la cour de Saint-Germain, ou parmi les officiers des régiments irlandais au service du roi de France, il y eut très vraisemblablement des Maçons acceptés. Se sont-ils parfois réunis, dans les formes consacrées, pour « tenir loge » selon l'usage de l'époque ? Cela est fort possible : mais nous manquons jusqu'à ce jour de preuves documentaires (14).

(14) Un adversaire véhément de la F∴ M∴, M. Gustave Bord, qui s'est livré aux recherches historiques les plus minutieuses prétend posséder les preuves, mais ne les a pas publiées.

De toutes les façons, il ne saurait être question de fondation de loges permanentes, se réunissant périodiquement, qu'à partir du premier quart du XVIIIe siècle. Encore ne peut-on rien affirmer de précis relativement aux loges qui, les premières, furent régulièrement constituées sur le Continent : L'Amitié et Fraternité, O∴ de Dunkerque (actuellement L∴ n° 313 de la Grande Loge de France) et la Parfaite Union, O∴ de Mons, revendiquent à cet égard la priorité, l'une et l'autre se prétendant fondées en vertu de constitutions délivrées par le duc de Montagu en 1721.

Malheureusement, les procès-verbaux de la Grande Loge d'Angleterre ne font mention d'aucune création semblable.

Pour Paris, on fait remonter les premières réunions maçonniques en 1725. Un groupe d'Anglais, à la tête desquels se trouvaient Charles Radclyffe, devenu lord Derwentwater depuis la décapitation de son frère aîné (15), le chevalier Maclean (dont les Français firent Maskelyne) et François Heguerty, cadet au régiment de Dillon, semble avoir pris l'habitude, vers cette époque, de se réunir rue des Boucheries, chez un traiteur anglais nommé Hure, à l'enseigne du « Louis d'Argent ». Cette loge n'avait pu se constituer que motu proprio, c'est-à-dire en vertu des seuls droits que ses fondateurs croyaient tenir de leur initiation. Elle ne songea probablement même pas à se donner dès le début un titre distinctif ; elle parait cependant s'être placée sous le patronage de Saint-Thomas de Cantorbery.

(15) James Radcliffe, exécuté à Londres, le 14 février 1716.

Composée surtout de réfugiés Jacobites, cette loge ne se rattachait en rien à la Grande Loge de Londres, dont l'autorité centrale tendait à s'établir. Certains Maçons français y virent une infériorité, aussi fondèrent-ils le 7 mai 1729, une nouvelle loge, dont André-François Lebreton devint le premier Maître. Ce fut la loge Saint-Thomas au Louis d'Argent qui se réunissait rue de la Boucherie, « A la Ville de Tonnerre », chez Debure. Le 3 avril 1732, elle se fit octroyer une charte régulière sous le n° 90, par le vicomte de Montagu, alors grand-maître de la Grande Loge d'Angleterre. Cette loge fut visitée en 1735 par Desaguliers et le duc de Richmond, qui dirigèrent ses travaux au milieu d'une brillante assistance, comportant Montesquieu et le comte de Waldegrave, ambassadeur d'Angleterre.

De cette loge se détacha, le 1er décembre 1729, une autre loge qui prit d'abord le nom de son fondateur, le lapidaire anglais Coastown, dit Coustaud, pour s'intituler plus tard Loge des Arts Sainte-Marguerite.

Une quatrième loge fut enfin constituée en 1735, rue de Bussy, dans la maison d’un traiteur nommé Landelle. Ce devint la Loge d'Aumont, lorsque le duc de ce nom s'y fit recevoir.


Le travail maçonnique selon la conception anglaise

Les Maçons anglais n'ont jamais éprouvé le besoin d'imprimer à leurs travaux un caractère particulièrement philosophique. En soulevant des discussions au sein des loges, ils auraient craint de contrevenir à cet esprit de fraternité que la Franc-Maçonnerie a pour mission essentielle de propager et d'entretenir. Ils ont toujours cru qu'il fallait se contenter en loge de pratiquer le rituel et rien du plus. Aussi, au cours de leurs réunions, se bornent-ils à procéder scrupuleusement, selon toutes les formes, aux réceptions prévues. Comme c'est là cependant une occupation monotone, souvent fastidieuse et toujours fort aride, ils s'en dédommagent chaque fois par un festin, qu'ils estiment honnêtement gagné. Tant qu'il est procédé aux cérémonies rituéliques, la discipline la plus parfaite est observée : chacun se tient correct, solennel et digne, sans se permettre d'échanger le moindre propos avec son voisin. Mais lorsque les ouvriers sont appelés à passer du labeur au rafraîchissement, et que, clos dans le temple, les travaux sont repris sous une autre forme autour de la table de banquet, alors toute contrainte disparaît, la plus franche cordialité s'établit entre les convives, et c'est le verre en main que la fraternité se manifeste vraiment expansive.

C'est parce que les loges parisiennes ne connurent d'abord d'autre mode de travail, qu'elles se réunissaient invariablement chez des restaurateurs. Parmi ceux-ci, il s'en trouva qui cherchèrent à exploiter la situation, en se faisant recevoir Maçons et même en acquérant le droit de tenir loge. Or, le Maître de Loge qui vendait à boire et à manger avait une tendance naturelle à se préoccuper surtout de ses intérêts commerciaux. Sous sa direction, les travaux maçonniques risquaient fort de perdre le caractère de dignité qui leur convient.

Cela conduisit, par la suite, à de graves abus. Certaines loges donnèrent lieu, en effet, à des critiques malheureusement trop justifiées. On y admettait n'importe quel candidat, pourvu qu'il fût en état de subvenir aux frais d'initiation ; puis, les « travaux de mastication » devinrent ouvertement la chose essentielle, l'Instruction maçonnique se concentrait avec prédilection sur ce vocabulaire grotesque et aucunement initiatique, dont on persiste parfois à faire usage dans les agapes ou banquets d'ordre.


L’Égalité

On ne se faisait cependant pas recevoir Maçon, même dans les loges équivoques, pour le seul plaisir de faire ripaille. Ce qui fascinait par-dessus tout dans l'institution, c'est la pratique de l'égalité. On savait que, sous l'égide du niveau maçonnique, les plus grands seigneurs fraternisaient sans réserve avec ce que l'on appelait alors les gens du commun. Au sein des loges se trouvait donc réalisé l'idéal d'une vie plus parfaite. Les castes s'y effaçaient, l'individu n'y étant plus apprécié qu'en tant qu'Homme, c'est-à-dire en raison de sa valeur réelle, abstraction faite de ses conditions de naissance.

La Franc-Maçonnerie vint ainsi offrir un excellent, terrain de culture au ferment des idées révolutionnaires.

Le gouvernement de Louis XV ne devait pas s'y tromper. Il ne s’était pas ému, tant que des étrangers seuls se réunissaient plus ou moins mystérieusement entre eux. Lorsque des personnages de la haute noblesse française se joignirent à eux, il ne songea pas encore à prendre ombrage. Mais dès qu'il fut reconnu que des manants s'associaient, sous le couvert de la Maçonnerie, aux gens de condition, l'autorité envisagea comme particulièrement suspect le mystère dont les Maçons s'obstinaient à s'entourer.

Désormais, les loges furent surveillées par la police, qui fut amenée à prendre à leur égard une série de mesures de rigueur. Rien n'y fit : le mouvement était lancé. Les interdictions officielles, les arrestations brutales, les amendes infligées aux cabaretiers qui recevaient les Maçons ne firent que du bruit et de la réclame. On en fut quitte pour redoubler de précautions. Les esprits frondeurs estimèrent d'ailleurs piquant d'affronter quelque danger et de prendre des allures de conspirateurs.


Les premiers Grands-Maîtres

Vers la fin de 1736, les membres des quatre loges parisiennes, réunis au nombre d'une soixantaine, procédèrent pour la première fois, à l'élection d'un Grand-Maître. Le scrutin désigna Charles Radcliff, comte de Derwentwater, pair d'Angleterre, qui succéda au chevalier écossais Jacques Hector Macleane, lequel depuis plusieurs années, remplissait l'office de Grand-Maître, probablement en sa qualité de plus ancien Maître de loge (16).

(16) C'est par erreur que les historiens ont donné jusqu'ici la nom de « Lord Hanouester » comme celui de l'élu de 1736. Le nobiliaire britannique ignore ce personnage. Des documents conservés dans les archives de la grande Loge de Suède établissent, par contre qu'en 1735 Macleane a signé, à Paris, des pièces en qualité de Grand-Maître et que, l'année suivante le 27 octobre 1736 son successeur signait : Derwentwater. Ces faits sont confirmés par un écrit paru en 1744, à Francfort et à Leipzig sous le titre: Der sich selbst vertheidigende Freimaurer.

Se préparant à quitter la France (17), le nouveau Grand-Maître convoqua, pour le 24 juin 1738, une assemblée ayant mission de lui choisir un successeur.

(17) On suppose que lord Derwentwater se rendit à Rome, auprès du prétendant Charles-Edouard, avec qui il débarqua en Ecosse la 27 juin 1745. Fait prisonnier après la bataille de Culloden (27 avril 1746), désastreuse pour la cause des Stuarts, il fut décapité le 3 décembre 1746, partageant ainsi le sort de son frère aîné.

Il avait été entendu que la Grande-Maîtrise serait confiée désormais à un Français, élu ad vitam. En ayant été informé, le roi menaça de la Bastille celui de ses sujets qui se permettrait d'accepter ce poste. Louis de Pardaillon de Gondrin, duc d'Antin, connu d'abord sous le nom de duc d'Epernon, ayant été élu, ne s'en laissa pas moins proclamer « Grand-Maître général et perpétuel des Maçons dans le royaume de France ».

Louis XV ne crut pas devoir sévir contre ce Pair de France. En revanche, le lieutenant de police, Hérault, voulut s'en prendre à une réunion de Francs-Maçons que présidait précisément le duc d'Antin. Celui-ci se porta sans hésiter au-devant du chef de la police, et, l'épée au poing, lui intima l'ordre de se retirer. Cet incident servit grandement la propagande maçonnique.

Ce Grand-Maître énergique devait malheureusement mourir à l'âge de trente-six ans, le 9 décembre 1743.

Il fut d'autant plus regretté que son successeur, Louis de Bourbon-Condé comte de Clermont, prince du sang, ne s'attacha aucunement à marcher sur ses traces.


Constitution d'une autorité centrale

L'assemblée qui, le 11 décembre 1743, confia la grande-maîtrise au comte de Clermont, eut l'ambition de soumettre toutes les loges françaises à une autorité centrale rattachée à la Grande Loge d'Angleterre. C'est ainsi que fut alors adopté le titre de Grande Loge Anglaise de France, sans qu'une charte de grande loge provinciale ait été obtenue de Londres. Il s'agissait moins de se subordonner au pouvoir maçonnique reconnu comme régulier, que de marquer l'adhésion aux mêmes principes et l'adoption d'un mode de travail identique.

Deux faits sont à ce point de vue caractéristiques. D'abord la promulgation d'Ordonnances générales, destinées à servir de règle à toutes les loges du royaume. Or, ce premier code maçonnique français reproduit, en les adaptant aux circonstances, les principales dispositions du Livre des Constitutions du F∴ Anderson. 

Un article spécial stipule, en outre, que la Grande Loge ne reconnaît aucun grade en dehors de ceux d'Apprenti, Compagnon et de Maître, entendant ainsi répudier les nouveautés qui venaient de surgir.


Les Maîtres Écossais

Le 21 mars 1737, le chevalier André-Michel Ramsay, qualifié « Grand Orateur de l'Ordre », fut amené à prononcer, pour une réception de Francs-Maçons, un discours qui eut un immense retentissement.

La Franc-Maçonnerie y était rattachée aux mystères de l'antiquité, mais plus directement encore aux ordres religieux et militaires qui se constituèrent à l'occasion des croisades. Instruit de l'histoire de son pays, Ramsay croyait de plus retrouver en Ecosse le foyer où les traditions maçonniques se seraient conservées avec le maximum de pureté.

Ce morc∴ d'arch∴ ne visait qu'à instruire les néophytes et les Maçons en général. Des théories hasardées s'y trouvaient exposées avec une entière bonne foi. L'auteur ne proposait d'ailleurs aucune innovation, pas plus la création de grades supplémentaires, que la réforme du ritualisme alors en usage.

Il a cependant été rendu responsable de toutes les inventions qui devaient lancer la Maçonnerie dans d'inextricables complications. En réalité, Ramsay n'y fut directement pour rien, car jamais il n'imagina le système de grades qui lui fut attribué plus tard. Mais ceux qui le conçurent s'inspirèrent visiblement des idées émises dans le fameux discours de 1737.

Comparant la Maçonnerie à la Chevalerie religieuse, Ramsay avait fait correspondre les Apprentis aux Novices, les Compagnons aux Profès et les Maîtres aux Parfaits.

On en prit texte, plus tard, pour combiner une Maçonnerie d'abord en six grades, puis en sept ou neuf, ensuite en vingt-cinq et finalement en trente-trois degrés.

A l'origine, cependant, on ne vit surgir que des Maîtres Écossais, dont les intentions étaient on ne peut plus louables. Ils se proposaient, en effet, de réformer la Maçonnerie importée d'Angleterre, en prenant comme modèle la Maçonnerie d'Ecosse que, sur la foi des affirmations de Ramsay, ils croyaient plus ancienne et mieux organisée.

Ces réformateurs ne semblent pas avoir immédiatement constitué un quatrième grade ; mais comme ils prétendaient dans les loges à certaines prérogatives, la Grand Loge Anglaise de France crut devoir leur opposer le texte suivant, qui forme l'article 20 des Ordonnances générales arrêtées le 11 décembre 1743 :

« Ayant appris depuis peu que quelques frères se présentent sous le titre de maîtres écossais et revendiquent, dans certaines loges, des droits et des privilèges dont il n'existe aucune trace dans les archives et usages de toutes les loges établies sur la surface du globe, la Grande Loge, afin de maintenir l'union et l'harmonie qui doivent régner entre tous les Francs-Maçons, a décidé que tous ces maîtres écossais, à moins qu'ils ne soient Officiers de la Grande Loge ou de toute autre Loge particulière, doivent être considérés par les frères à l'égal des autres apprentis ou compagnons, dont ils devront porter le costume sans aucun signe de distinction. »


La Période critique

Les abus auxquels les Maîtres Écossais se proposaient de remédier provenaient surtout du recrutement défectueux de certaines loges. On y avait admis trop facilement des esprits frivoles ou grossiers, incapables de comprendre la Franc-Maçonnerie et de s'en montrer dignes. Ceux d'entre les Maçons qui se considéraient comme plus raffinés éprouvèrent alors la besoin de se distinguer des autres et de se réunir à part. S'étant concertés en assez grand nombre, ils résolurent de chercher à s'emparer graduellement de la direction des loges, afin d'y appliquer leurs projets de réforme.

Cette conspiration ne fut pas du goût des Maîtres de loges parisiens réunis en Grande Loge. Aussi leur premier soin fut-il de se déclarer « perpétuels et inamovibles, de peur que l'administration générale de l'Ordre, confiée à la Grande Loge de Paris, en changeant trop souvent de mains, ne devint trop incertaine et trop chancelante. » Constitué sous d'aussi fâcheux auspices, le pouvoir central de la Maçonnerie française devait nécessairement manquer d'autorité. Il eut contre lui l'organisation naissante des Maîtres Ecossais, qui, à la Maçonnerie dite « anglaise », préconisée par la Grande Loge comme seule authentique et régulière, ne tardèrent pas à opposer une autre Maçonnerie baptisée « écossaise », prétendue de beaucoup plus ancienne, plus excellente et plus respectable.

Il s'agissait, en réalité, d'une conception essentiellement française, dont on aurait en vain cherché le modèle en Ecosse. Mais Ramsay avait donné de la Maçonnerie de son pays une notion si avantageuse, que plus d'un Maçon français a pu, de la meilleure foi du monde, localiser dans les brumes du nord de la Grande-Bretagne des utopies conçues par contraste avec ce qu'il avait sous les yeux.

Les imaginations une fois lancées dans cette voie, il se trouva, par la suite, des fantaisistes assez peu scrupuleux pour étayer leurs assertions trompeuses de documents forgés de toutes pièces, ou pour le moins scandaleusement antidatés. En l'absence de toute autorité régulatrice reconnue, chacun voulut finalement se mêler de réformer ou de perfectionner la Maçonnerie à sa façon. C'est alors que l'on vit surgir de toutes parts les organisations les plus variées, s'intitulant : Mères-Loges, Chapitres, Aréopages, Consistoires et Conseils de toutes sortes. Les Maçons en étaient venus à ne plus se grouper qu'à la faveur d'un nouveau système de hauts-grades. Le plus récent de ces systèmes voulait naturellement toujours se faire passer pour plus ancien et plus illustre que tous les autres. Des légendes fallacieuses furent ainsi accréditées, et l'on inventa des grades aux titres de plus en plus flatteurs pour la vanité de ceux qui les recherchaient.


La Maçonnerie initiatique

L'exubérance vitale qui s'est manifestée au sein de la Maçonnerie française du XVIIIe siècle, ne devait pas se traduire uniquement par des effets fâcheux.

Réduite à la sécheresse de sa forme anglaise, la Maçonnerie ne pouvait guère convenir au génie latin. Le mot initiation implique pour nous bien autre chose que la simple révélation des « mystères » qui permettent aux Francs-Maçons de se reconnaître entre eux. Il évoque un passé prestigieux, et sollicite le Maçon moderne à réaliser l'idéal de l'Initié antique.

Précisément, un académicien versé dans l’étude de l'antiquité, l'abbé Terrasson, avait fait paraître, en 1728, un roman philosophique intitulé Séthos, qui eut de nombreuses éditions. Ce récit, inspiré des Aventures de Télémaque, de Fénelon, avait pour héros un prince égyptien, dont l'éducation se complète sous la grande Pyramide. Là, dans des sanctuaires secrets machinés en conséquence, tout aspirant à la suprême sagesse devait, aux dires de l'auteur, subir les épreuves les plus terrifiantes.

En comparant cette mise en scène dramatique — et d'ailleurs parfaitement imaginaire — au cérémonial de réception en usage dans la Franc-Maçonnerie, on fut amené à ne voir en celle-ci qu'une pâle réminiscence des anciens mystères. Des réformateurs se préoccuperont par suite, d'imprimer au rituel maçonnique un caractère plus conforme aux traditions initiatiques. Il devait viser à former réellement des Initiés, c'est-à-dire des hommes supérieurs, des penseurs indépendants dégagés des préjugés du vulgaire, des sages instruits de ce qui n'est pas à la portée de chacun.

Sous l'empire de ces préoccupations, le rituel français des trois premiers grades fut progressivement transformé en un véritable chef-d'œuvre d'ésotérisme. Pour qui sait le comprendre, il enseigne à conquérir réellement la Lumière. Aucun des détails du cérémonial qu'il prévoit n'est arbitraire ; tout s'y tient, l'ensemble étant logiquement coordonné et chaque partie donnant lieu à des interprétations du plus haut intérêt.

On ne saurait en dire autant du rituélisme des stades dits supérieurs, qui trahissent fréquemment, de la part de leurs auteurs, une ignorance déplorable en matière de symbolisme. Si mal venus qu'ils aient pu être, ces grades n'en présentaient pas moins une certaine utilité pratique. En conférant aux roturiers des titres pompeux de chevaliers ou de princes, ils réalisaient à leur manière l'égalité des conditions sociales, à une époque où il importait moins de rabaisser la noblesse que de s'élever jusqu'à elle.


Les Substituts du Grand-Maître

Si le comte de Clermont avait voulu prendre à cœur les fonctions de grand-maître, il aurait pu parer à la plupart des désordres qui devaient compromettre l'unité du la Maçonnerie française. De grandes espérances s’étaient fondées sur ce prince du sang, dont l'élection, confirmée avec empressement par les loges de province, semblait à tous pleine de promesses. Hélas ! on ne devait pas tarder à reconnaître que le choix du grand-maître avait porté sur un courtisan et non sur un véritable Maçon.

Sachant la Maçonnerie mal vue en haut lieu, le comte de Clermont se garda bien de prendre fait et cause pour elle. Loin d'user de son crédit pour la défendre contre un redoublement de tracasseries policières, il ne songea, dès le début, qu'à se dérober aux devoirs de la charge qu'il avait acceptée (18). Prenant prétexte du commandement que, sans le moindre talent militaire, il exerçait aux armées, son premier soin fut de transmettre ses pouvoirs de grand-maître à un substitut.

(18) Le comte de Clermont n'osa porter le titre de grand-maître qu'à partir de 1747, le roi, par dérision sans doute, ayant alors daigné le lui permettre.

Comme tel figura d'abord un banquier nommé Baure, lequel, plus timoré sans doute encore que le comte de Clermont, s'abstint complètement de faire acte de grand-maître. Comme il allait jusqu'à se dispenser d'assembler la Grande-Loge, on fit comprendre au comte de Clermont la nécessité de se choisir un mandataire plus actif. C'est alors que le maître de danse Lacorne, un intrigant suspect de complaisances honteuses, parvint à se faire nommer substitut particulier du Grand Maître, titre qui mit à sa discrétion toute l'administration maçonnique.

Ce choix, estimé scandaleux, souleva des protestations véhémentes. Il y eut scission au sein de la Grande Loge, dont la majorité refusa de s'assembler sous la présidence de Lacorne. L'anarchie devint alors complète, sans que le Comte de Clermont tentât d'y remédier.

En 1762, cependant, la confusion ayant été portée à son comble, les plus sérieuses représentations sont faites au comte de Clermont. Celui-ci se décide alors à révoquer Lacorne et à nommer le F∴ Chaillon de Jonville son substitut général. Il en résulte une trêve, qui rapproche momentanément les factions rivales. Mais l'harmonie n'est pas possible : des dissentiments s'élèvent, de plus en plus aigus. On en arrive aux injures et même aux coups. Lorsque, le 4 février 1767, la Grande Loge s'assemble pour célébrer la fête de l'Ordre, un tumulte se produit et dégénère en pugilat. Le lieutenant de police, M. de Sartines, en ayant été informé, ordonne alors à la Grande Loge de suspendre ses séances.


L'Autonomie illimitée des Loges

En l'absence de tout pouvoir régulateur, la Franc-Maçonnerie française n'en continua pas moins à déployer ses potentialités latentes bonnes ou mauvaises. La Grande Loge n'avait jamais exercé d'ailleurs qu'un semblant d'autorité. En 1755, elle avait renoncé à se dire « anglaise », pour ne plus s'intituler que « Grande Loge de France ».

Ce changement de titre avait coïncidé avec une révision des statuts de l'Ordre. Le texte qui fut alors adopté stipule, à l'article 23, que seuls les Maîtres de Loge et les Ecossais auront le droit de rester couverts. Les Maîtres Ecossais reçoivent, en outre, mission d'inspecter les travaux des Loges et d'y rétablir l'ordre le cas échéant (article 42).

C'était là, par rapport aux « Ecossais », un revirement complet d'attitude. Repoussées en 1743, leurs prétentions furent, douze ans plus tard, reconnues et légitimées par une sanction officielle. C'est que, dans l'intervalle, leur prestige avait grandi alors que s'amoindrissait celui du Grand-Maître. On les croyait seuls capables désormais de porter remède aux abus contre lesquels ils n'avaient cessé de s'élever.

Ils ne purent malheureusement que veiller à l'observation plus scrupuleuse des formes rituéliques, sans réussir à rendre certaines Loges plus sévères en matière de recrutement. Une sorte de concordat tacite avait, du reste, été conclu entre eux et les Maîtres de Loge, dont ils étaient ainsi tenus de respecter l'inamovibilité. Or, c'est précisément celle-ci qui était la source des pires scandales.

Il est à remarquer, que pendant la suspension forcée des travaux de la Grande Loge, quelques FF∴ remuants ne se firent aucun scrupule d'usurper son titre et d'agir en son nom. C'est ainsi qu'au commencement de 1768, la Grande Loge d'Angleterre fut saisie d'une proposition d'entrer en correspondance régulière avec la Grande Loge de France. Négligeant de se renseigner d'une façon précise, on crut à Londres pouvoir accepter, sans concevoir le moindre soupçon du subterfuge.

En réalité, à partir de 1767, aucun lien administratif, si relâché soit-il, ne maintint plus, ne fût-ce qu'un semblant de cohésion entre les loges françaises. Pour la plupart, elles ne voulurent plus relever que d'elles-mêmes, Chacune pratiquait le rite qu'il lui avait plu d'adopter, et si tant d'ateliers se plurent alors à se dire « écossais », c'est que ce vocable couvrait toutes les fantaisies. Il consacrait l'indépendance des loges qui avaient rompu avec les règles et traditions de la Maçonnerie dite « anglaise ».


Le Grand Orient de France

A la mort du comte de Clermont, survenue le 16 juin 1771, la Grande Loge jusque-là en sommeil, fut convoquée en vue de procéder à l'élection d'un nouveau Grand-Maître. Son Altesse sérénissime Louis- Philippe-Joseph d'Orléans, duc de Chartres, qui prit plus tard le nom de Philippe-Egalité, obtint la majorité des suffrages.

Tout comme son prédécesseur, ce personnage princier ne fut jamais qu'un piètre Maçon, qui devait aller, en 1793, jusqu'à renier formellement la Franc-Maçonnerie (19). On paraît, du reste, ne pas s'être trop illusionné sur son compte, car, en même temps que le Grand-Maître, dont les fonctions étaient surtout honorifiques, on eut soin de nommer un administrateur-général, chargé de présider d'une manière effective aux destinées de l'ensemble de la Maçonnerie française. Ce poste, qui n'était secondaire qu'en apparence, fut confié au duc de Luxembourg, alors âgé de trente-trois ans. Nul choix ne pouvait être mieux inspiré. Plein de zèle et d'ardeur, l'administrateur-général comprit qu'il lui incombait de grouper en un seul faisceau toutes les forces maçonniques du royaume. L'anarchie ayant atteint son paroxysme, le besoin d'une autorité centrale coordinatrice se faisait puissamment sentir. Résolu à constituer cette autorité, le duc de Luxembourg songea tout d'abord à provoquer des réformes au sein de la Grande Loge ; mais il ne tarda pas à se convaincre qu'il n'y avait rien à espérer de ce côté. Les Maîtres de loges inamovibles se considéraient comme des détenteurs de fiefs et n'admettaient pas que leurs droits fussent mis en question.

(19) Voir Daruty. "Recherches sur le Rite Ecossais", p. 134, la lettre par laquelle il répudie ses fonctions.

S'entourant alors des Maçons les plus compétents, l'administrateur-général élabora, de concert avec eux, un plan complet de réorganisation ; puis, quand tout fut prêt, il prit une initiative sans précédent, en invitant les loges de province à se faire représenter à Paris par des députés, lesquels, conjointement avec les représentants des loges de la capitale, devaient délibérer sur le projet de réforme et prendre, d'une manière générale, des mesures d'intérêt commun.

L'assemblée qui, à la suite de cette convocation, se réunit à Paris, au commencement de mars 1773, prit le titre de Grande Loge Nationale. Elle se considéra comme investie de pleins pouvoirs pour l'organisation en France d'un gouvernement maçonnique basé sur le régime représentatif, la loi maçonnique devant être désormais l'expression de la volonté générale. Il fut donc décidé que chaque loge serait représentée d'une manière permanente, auprès de la nouvelle autorité centrale, appelée Grand Orient de France. On stipula, en outre, que les officiers des ateliers ne seraient plus élus que pour une année, ce qui mit fin au privilège du Maître de loge, intitulé depuis vénérable Maître ou simplement Vénérable.

La diversité des rites étant admise, le Grand Orient ne visait pas à réaliser l'uniformité au sein de la Maçonnerie française. Il se bornait à constituer une centralisation essentiellement administrative, qui, tout en fédérant les loges, leur permettait de rester rattachées aux multiples corps maçonniques précédemment établis. L'autorité centrale reçut cependant mission de vérifier les pouvoirs de tous ces groupements, afin de déterminer nettement les droits de chacun.

Tous les Maçons qui, à la suite de cette vérification générale, furent reconnus comme réguliers, reçurent communication, à partir de 1777, d'un double mot de reconnaissance, renouvelé tous les six mois. Cette mesure est restée particulière à la Maçonnerie française, l'emploi des mots de semestre ne s'étant pas répandu à l'étranger, où le « tuilage » continue à s'effectuer dans toute son ancienne ampleur.


La Grande Loge de Clermont

Les réformes provoquées par le duc de Luxembourg froissaient de nombreuses susceptibilités. Le Grand Orient avait été substitué à l'ancienne Grande Loge par une sorte de coup d'État, dont la légalité pouvait être contestée. Les mécontents se retranchèrent donc derrière des droits prétendus imprescriptibles, pour refuser d'adhérer au nouvel ordre des choses. Il y eut ainsi en France deux autorités maçonniques rivales, subsistant l'une à côté de l'autre en fort mauvaise intelligence. Tout en se dénonçant réciproquement comme irrégulières, elles n'en avaient pas moins simultanément toutes deux à leur tête, le duc de Chartres, en sa qualité de Grand-Maître de toutes les loges régulières de France. Les adversaires du Grand Orient formaient ce que l'on appelait communément la Grande Loge de Clermont, laquelle se désignait elle-même comme l'Ancien et Unique Grand Orient de France.


La Franc-Maçonnerie avant la Révolution

De 1773 à 1789, la Maçonnerie prit en France une immense extension. Elle était alors en vogue. Il était de bon ton d'en faire partie. Ses mystères excitaient la curiosité générale, d'autant plus qu'on leur demandait la clef de toutes les énigmes. Les nouvelles idées semblaient ne pouvoir mieux s'accréditer qu'à la faveur des formes maçonniques. C’est ainsi que la Maçonnerie servit aux propagandes les plus diverses. Les initiations secrètes donnaient du piquant aux abstractions philosophiques les plus ardues ; elles astreignaient à réfléchir sur des problèmes scientifiques, quand elles ne conféraient pas un enseignement voilé, mais d'autant plus redoutable, en matière politique.

L'influence que les loges exercèrent sous ce dernier rapport a été mise en lumière par Louis Blanc dans les termes suivants :

« Il importe, dit-il, d'introduire le lecteur dans la mine que creusaient alors sous les trônes, sous les autels, des révolutionnaires bien autrement profonds et agissants que les encyclopédistes (20). »

(20) Louis Blanc, « Histoire de la Révolution française » (Les Révolutionnaires Mystiques), p. 37.

Puis il montre comment la chute de l'ancien régime fut préparée par les loges, sans que néanmoins il y ait eu complot de leur part. Les Maçons de l'époque n'étaient ni des conspirateurs ni des énergumènes se consumant en vaines déclamations contre les abus dont il y avait à se plaindre. C'étaient uniquement des hommes sincères, qui se contentaient de mettre en pratique dans les loges les idées de Liberté, d'Égalité et de Fraternité. Mais la F∴ M∴ présentait dans ses usages l'image d'une société fondée sur des principes contraires à ceux du milieu ambiant :

« Dans les loges maçonniques, les prétentions de l'orgueil héréditaire étaient proscrites et les privilèges de la naissance écartés... Dans le cabinet de réflexions, le profane lisait cette inscription caractéristique : « Si tu tiens aux distinctions humaines, sors : on n'en connaît point ici ! » Par le discours de l'orateur, le récipiendaire apprenait que le but de la F∴ M∴ était d'effacer les distinctions de couleur, de rang, de patrie ; d'anéantir le fanatisme ; d'extirper les haines nationales ; et c'était là ce qu'on exprimait sous l'allégorie d'un Temple immatériel, élevé au Grand Architecte de l'Univers par les sages des divers climats, temple auguste dont les colonnes, symboles de force et de sagesse, étaient couronnées des grenades de l'amitié.

« Ainsi, par le seul fait des bases constitutives de son existence, la F∴ M∴ tendait a décrier les institutions et les idées du monde extérieur qui l'enveloppait. Il est vrai que les instructions maçonniques portaient soumission aux lois, observation des formes et des usages admis par la société du dehors, respect aux souverains. Il est vrai que, réunis à table, les Maçons buvaient au roi dans les Etats monarchiques, et au magistrat suprême dans les républiques. Mais de semblables réserves, commandées à la prudence d'une association que menaçaient tant de gouvernements ombrageux, ne suffisaient pas pour annuler les influences naturellement révolutionnaires, quoique en général pacifiques de la F∴ M∴ Ceux qui en faisaient part continuaient bien à être, dans la société profane, riches ou pauvres, nobles ou plébéiens ; mais, au sein des loges, temples ouverts à la pratique d'une vie supérieure, riches, pauvres, nobles, plébéiens, devaient se reconnaître égaux et s'appelaient frères. C'était une dénonciation indirecte, réelle pourtant et continue, des iniquités, des misères de l'ordre social; c’était une propagande en action, une prédication vivante (21). »

(21) Louis Blanc, loc. cit. 


Claude de Saint-Martin

Vers 1750, Martinez Pasqualis, un kabbaliste d'origine portugaise, institua le Rite des Élus Cohens (ou Prêtres), qui eut des loges à Bordeaux, à Toulouse, à Lyon et à Paris. On s'y livrait à des pratiques de théurgie. Les adeptes prétendaient approfondir la science des âmes et acquérir des facultés extraordinaires.

Le plus célèbre d'entre eux fut Louis-Claude de Saint Martin dit le Philosophe Inconnu, qui devint à la fin du XVIIIe siècle le chef de l'école mystique française. Ses ouvrages eurent un immense retentissement, surtout le premier, intitulé : Des Erreurs et de la Vérité, ou les Hommes rappelés au principe universel de la Science. L'influence de ce penseur raffiné fut considérable. On lui doit la devise ; Liberté, Égalité, Fraternité, comme le montre Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution, au chapitre des « Révolutionnaires Mystiques » (22).

(22) Pages 46 et 47.


Mesmer

Dès 1778, un médecin autrichien attira l'attention des savants français sur un agent thérapeutique qu'il croyait avoir découvert dans ce qu’il appelait le magnétisme animal. Repoussé d'abord avec mépris, il réussit à convaincre d'Eslon, le médecin du comte d'Artois. Ses théories magnétiques furent alors mises en lumière et justifiées par des cures surprenantes.

D'Eslon et Mesmer, son initiateur, étaient Maçons, et, afin de n'enseigner leurs secrets qu'à des hommes choisis, reconnus incapables d'en faire mauvais usage, ils instituèrent une Maçonnerie ad hoc, pratiquant le rite dit de l'Harmonie universelle.


Cagliostro

Nul homme n’eut le don d'émerveiller autant ses contemporains que Joseph Balsamo, plus connu sous le nom de comte de Cagliostro. Après avoir fait l'admiration des principales villes d'Europe, ce prestigieux Sicilien vint étonner Paris en 1785. Il y fut accueilli avec empressement par la loge des Philalèthes, qui était toujours en quête de mystères et de révélations surnaturelles. Or, Cagliostro se donnait comme un grand initié, instruit des suprêmes arcanes des antiques sanctuaires de Thèbes et de Memphis. A ce titre, il avait déjà fondé à Lyon la loge La Sagesse triomphante. A Paris, il perfectionna son système pour créer une Maçonnerie androgyne, prétendue égyptienne, dont il fut le Grand-Copte. La suggestion et l'hypnotisme y eurent une grande place et peuvent expliquer certaines pratiques divinatoires qui n'ont plus lieu de nous surprendre de nos jours.


La Maçonnerie d'Adoption

Les Maçons français songèrent, dès 1730, à faire participer la femme aux travaux maçonniques. Diverses associations furent créées à cet effet, de 1740 à 1750, sous le titre de Félicitaires, d'Ordre des Chevaliers et Chevalières de l'Ancre, d'Ordre des Chevaliers et Nymphes de la Rose, d’Ordre des Dames Ecossaises de l'Hospice du Mont-Thaba, d'Ordre de la Persévérance, etc.

Mais toutes ces créations ne se rattachaient que très vaguement à la F∴ M∴, qui n'accorda qu'en 1774 son patronage officiel à la Maçonnerie des Dames. De nombreuses loges d'adoption furent alors fondées. Parmi elles se distingua la loge la Candeur, dont les fêtes brillantes attiraient les plus hautes notabilités de la Cour (duchesse de Chartres, duchesse de Bourbon, princesse de Lamballe, etc.).


L'Initiation de Voltaire

La loge des Neuf-Sœurs procéda, en 1778, à la réception de Voltaire, présenté par Benjamin Franklin et Antoine Court de Gebelin. Ce fut un triomphe pour la Maçonnerie. La séance était présidée par Lalande, qui avait groupé autour de lui les Maçons les plus distingués de l'époque. Parmi ceux dont les noms sont restés célèbres, il convient de citer : Helvétius, Bailly, Mirabeau, Garat, Brissot, Camille Desmoulins et Condorcet ; puis Chamfort, Danton, don Gerle, Rabaut Saint-Etienne, Pétion et le génovéfain Pingré, membre de l'Académie des Sciences.


L'Eglise et la Franc-Maçonnerie

La Maçonnerie française du XVIIIe siècle n'était nullement hostile au Catholicisme. Elle ne discutait aucune question de dogme, laissant à chacun ses croyances et ne demandant qu'à respecter tout ce qui, sous une forme quelconque, se rapportait au service divin. Tout prêtre lui apparaissait comme sacré, l'ordination correspondant, selon les idées de l'époque, à la suprême initiation. Aussi les membres du clergé, tant séculier que régulier, étaient-ils accueillis dans les loges avec empressement. On leur conférait d'emblée les plus hauts grades, sans les astreindre aux épreuves traditionnelles, et cela le plus souvent à titre gratuit, sur simple présentation, toute enquête préalable étant jugée superflue. Dans ces conditions, plus d'un ecclésiastique cumula les dignités de l'Église avec celles de la Franc-Maçonnerie, et l'on trouvait cela tout naturel ! A deux reprises déjà, la Papauté avait cependant lancé l'anathème contre les Francs-Maçons.

La rumeur publique avait, en effet, révélé au pape Clément XII l'existence de certaines sociétés de Liberi Muratori ou de Francs-Maçons. On avait rapporté à Sa Sainteté, que, « dans ces associations, des hommes de toute religion et de toute secte, attentifs à respecter une apparence d'honnêteté naturelle, se liaient entre eux par un pacte aussi étroit qu'impénétrable. Se soumettant à des lois et à des statuts faits par eux-mêmes, ils s'engageaient, en outre, par un serment rigoureux prêté sur la Bible, et sous les peines les plus sévères, à tenir cachées, par un silence inviolable, les pratiques secrètes de leur société ».

Le Souverain Pontife en conçut les plus vives inquiétudes, et, faisant appel aux lumières de plusieurs cardinaux, il les réunit d'urgence à Rome le 25 juin 1737. On ne négligea pas de convoquer en cette occurrence l'inquisiteur du Saint-Office de Florence, qui fut pour beaucoup, sans doute, dans la rédaction de la bulle In eminenti Apostolatus Specula du 28 avril 1738.

Clément XII part de ce principe que si les associations maçonniques « ne faisaient pas le mal, elles n'auraient point cette haine de la lumière ». Il repasse ensuite dans son esprit « les grands maux qui résultent ordinairement de ces sortes de sociétés ou conventicules, non seulement pour la tranquillité des États, mais encore pour le salut des âmes. Aussi, dit-il, considérant combien ces sociétés sont en désaccord, tant avec les lois civiles qu'avec les lois canoniques, et instruit par la parole divine à veiller jour et nuit, en fidèle et prudent serviteur de la famille du Seigneur, pour empêcher ces hommes d'enfoncer la maison comme des brigands et de ravager la vigne comme des renards, c'est-à-dire de pervertir les coeurs simples, et, à la faveur des ténèbres, de percer de leurs traits les âmes pures ; pour fermer la voie si large qui de là pourrait s'ouvrir aux iniquités qui se commettraient impunément, et pour d'autres causes justes et raisonnables à nous connues, de l'avis de plusieurs de nos Vénérables Frères les Cardinaux de la Sainte Église Romaine, et de notre plein pouvoir apostolique, nous avons résolu de condamner et de défendre ces dites sociétés, assemblées, réunions, associations, agrégations ou conventicules appelés de Liber Muratori ou de Francs-Maçons, ou appelés de tout autre nom, comme nous les condamnons et défendons par notre présente constitution, qui demeurera valable à perpétuité. »

Le pape interdit ensuite aux fidèles toute espèce de rapport avec la F∴ M∴, sous peine d'excommunication « pour laquelle personne, si ce n'est à l'article de la mort, ne pourra recevoir le bienfait de l'absolution de qui que ce soit autre que nous-même ou le Pontife romain alors existant ».

Pour terminer, il est prescrit au clergé de faire usage de ses pouvoirs contre les transgresseurs comme fortement suspects d'hérésie. Ils doivent être punis des peines qu'ils méritent, et quand besoin sera, on ne doit pas hésiter à requérir l'intervention du bras séculier.

Cette bulle devait rester sans effet en France, les magistrats du Parlement de Paris en ayant constamment refusé l'enregistrement. Elle ne fut donc jamais légalement promulguée dans les états de Sa Majesté très chrétienne, pas plus que la Constitution apostolique Providas de Benoît XIV, parue en 1751. Les Maçons français purent ainsi croire que les interdictions pontificales ne les concernaient pas.


Suspension des travaux maçonniques

Au cours de la tourmente révolutionnaire, presque toutes les loges cessèrent de se réunir. On croyait alors que l'idéal de la Franc-Maçonnerie allait se réaliser dans la société profane, et plus d'un Franc-Maçon estimait, avec le citoyen Philippe-Egalité, « qu'il ne doit y avoir aucun mystère ni aucune assemblée secrète dans une République, surtout au début de son établissement » (23). Le temps n'était d'ailleurs plus aux études sereines. La lutte qui enfiévrait les esprits s’opposait à la recherche calme et désintéressée du Vrai. Dans ces conditions, les clubs politiques, tapageurs et passionnés, répondaient infiniment mieux aux besoins des hommes d'action, que les loges, réservées au recueillement philosophique et à la tolérance humanitaire. Sauf de très rares exceptions, tous les ateliers maçonniques cessèrent donc de fonctionner à partir de 1793. Le régime de la Terreur fit tomber en sommeil le Grand-Orient de France, en même temps que tous les corps rivaux qui, à des titres divers, prétendaient au gouvernement des loges.

(23) Lettre adressés par le Grand Maître au Secrétaire du Crand-Orient, le 5 janvier 1793. (Daruty, « Recherches sur le Rite Écossais », p. 134.)

En décembre 1795, Rœttier de Montaleau, un Maçon courageux et zélé, entreprit de réveiller les loges du Grand-Orient, qui, au nombre de dix-huit, répondirent à son appel. Leur exemple fut suivi par quelques ateliers de l'ancienne Grande Loge de Clermont, qui, trop faibles pour constituer une puissance maçonnique autonome, acceptèrent, en 1799, de fusionner avec le Grand-Orient. Celui-ci devint ainsi transitoirement l'unique pouvoir administratif de la Maçonnerie française.


Le Rite Écossais

L'unité devait être rompue dès 1801 par le F∴ Claude-Antoine Thory, qui s'efforça de réorganiser l'ancien Rite Ecossais Philosophique, comportant dix grades (1. Apprenti. — 2. Compagnon. — 3. Maître. — 4. Maître parfait. — 5. Chevalier Elu Philosophe. — 6. Grand Ecossais. — 7. Chevalier du Soleil. — 8. Chevalier de l'Anneau lumineux. — 9. Chevalier de l'Aigle blanc et noir. — 10. Grand Inspecteur Commandeur). Ce corps, qui s'adressait plus particulièrement aux esprits épris d'Alchimie et de Mysticisme, se maintint jusqu'en 1826. Il eut son importance, puisque 75 loges ont travaillé sous ses auspices ; mais un autre « Rite Ecossais » était destiné à le supplanter.

Le 22 septembre 1804, le F∴ de Grasse-Tilly réussit, en effet, à constituer un Suprême Conseil pour la France des Souverains Grands Inspecteurs Généraux du 33e et dernier degré du Rite Ecossais Ancien Accepté. C'était une nouveauté importée de Charleston (Etats-Unis), où huit grades supplémentaires avaient été ajoutés aux vingt-cinq de l'ancien Rite de Perfection, propagé en Amérique en vertu d'une patente délivrée, le 27 août 1761, au F∴ Etienne Morin par le Conseil des Empereurs d'Orient et d'Occident.

Pour accréditer l'innovation, ses auteurs n'avaient pas craint de l'attribuer à Frédéric II, roi de Prusse, à qui le prétendant Charles-Edouard Stuart passait pour avoir légué jadis la suprême direction de la Maçonnerie Ecossaise. On affirmait à ce sujet que, le 1er mai 1786, le monarque prussien avait revêtu de sa signature les grandes Constitutions qui portaient à 33 les degrés écossais.

Les Maçons allemands ont démontré depuis à satiété le caractère apocryphe de ce document, dont l'original n'a du reste jamais pu être produit. Initié à Brunswick, le 15 août 1738, avant son avènement au trône, le grand Frédéric ne s'est plus occupé de Maçonnerie à partir de 1744. Il n'a jamais possédé que les trois premiers degrés et l'on sait actuellement qu'il blâmait la complication des hauts-grades. Mais on ignorait tout cela en 1804, et la nouvelle hiérarchie de grades fut acceptée avec empressement. 

En voici la nomenclature :

1. Apprenti.

2. Compagnon. 

3. Maître.

4. Maître Secret. 

5. Maître Parfait.

6. Secrétaire Intime. 

7. Prévôt et Juge.

8. Intendant des Bâtiments. 

9. Maître Élu des Neufs.

10 Illustre Élu des Quinze.

11 Sublime Chevalier Élu (Chef des Douze Tribus) 

12 Grand Maître Architecte.

13 Royale Arche.

14 Grand Élu, Parfait et Sublime Maçon (Ancien Maître Parfait, dit de la Perfection ou Grand Écossais de la Voûte sacrée de Jacques VI.)

15 Chevalier d'Orient ou de l'Épée. 

16 Prince de Jérusalem.

17 Chevalier d'Orient et d'Occident. 

18 Rose-Croix.

19 Grand Pontife ou Sublime Écossais de la Jérusalem céleste.

20 Vénérable Grand Maître de toutes les Loges régulières (ancien : Grand Patriarche Noachite). 

21 Noachite (ou Chevalier Prussien ; ancien : Grand Maître de la Clef de la Maçonnerie).

22 Chevalier Royale-Hache (Prince du Liban). 

23 Chef du Tabernacle. (Grade nouveau)

24 Prince du Tabernacle. (Grade nouveau)                                      

25 Chevalier du Serpent d'Airain. (Grade nouveau)

26 Écossais Trinitaire (Prince de Merci) (Grade nouveau)

27 Grand Commandeur du Temple. (Grade nouveau)

28 Chevalier du Soleil (ancien 23e : Souverain Prince Adepte). 

29 Grand Écossais de Saint-André. (Grade nouveau.)

30 Chevalier Kadosch (ancien 24e : Illustre Chevalier Commandeur de l'Aigle Blanc et Noir). 

31 Grand Inspecteur Inquisiteur Commandeur. (Grade nouveau).

32 Sublime Prince du Royal Secret. (ancien 25e.)

33 Souverain Grand Inspecteur Général. (Grade nouveau)

Comme le Grand-Orient pratiquait alors, sous le nom de « rite français », un système comportant sept grades, dont le dernier, celui de Rose-Croix, correspondait au 18e du rite écossais, les fondateurs du Suprême Conseil auraient pu se contenter de la collation des degrés qu'ils appelaient philosophiques (du 19e au 30e) et administratifs (31e, 32e et 33e). Se réservant ainsi dans la Franc-Maçonnerie un rôle d'état-major, l'Écossisme pouvait en assumer la direction spirituelle ou théorique, en abandonnant au Grand-Orient tous les soins d'administration et de gouvernement pratique.

Un concordat fut bien signé dans ce sens, le 5 décembre 1804, mais les clauses n'en furent loyalement exécutées ni d'un côté ni de l'autre. Il y eut donc rupture dès l'année suivante à la suite de l'institution au Grand-Orient, le 21 juillet 1805, d'un Directoire des Rites (24). Il y eut dans la suite de nombreuses tentatives de fusion des Rites et d'unification, par ce moyen, de la Maçonnerie française. Mais la division devait se maintenir entre les Maçons « Écossais » et leurs FF∴ « Français », les uns et les autres se targuant, avec quelque puérilité, de pratiquer les traditions maçonniques les plus pures.

(24) Devenu, en 1814, Suprême Conseil des Rites et depuis Grand Collège des Rites, Suprême Conseil des Grands Inspecteurs Généraux, 33e et dernier degré du rite écossais ancien et accepté pour la France et toutes les possessions françaises.

L'organisation définitive du Rite Écossais remonte d'ailleurs à 1821, le Suprême Conseil s'étant mis à constituer, à partir de cette époque, aussi bien des loges symboliques (des trois premiers degrés), que des ateliers supérieurs.


La Maçonnerie Impériale

Après la Révolution, la F∴ M∴ fut soumise dans tous les pays à un régime de surveillance étroite. Pour se faire tolérer les Maçons durent protester dans les diverses monarchies de leur attachement au souverain.

En France, le premier Consul fut sur le point de supprimer la société des Francs-Maçons. Les représentations des FF∴ Masséna, Kellermann et Cambacérès le décidèrent néanmoins à ménager une association qui n'était à craindre que si on l'obligeait à se cacher. Devenu empereur, Bonaparte jugea donc plus politique d'autoriser son frère Joseph à prendre la haute direction de l'ordre, en acceptant la Grande-Maîtrise qui lui était offerte. Mais Cambacérès et Murat durent lui être adjoints en vue d'exercer une étroite surveillance au bénéfice du gouvernement.

La Maçonnerie devint ainsi, en quelque sorte, une institution officielle. Envahie par la foule des dignitaires de l'Empire, elle dut s'abstenir de tout ce qui aurait pu contribuer à émanciper les esprits. Il ne lui était permis de vivre qu'à la condition d'afficher en toute circonstance l'adulation la plus plate du despotisme. Ce régime porta à son apogée la prospérité matérielle du Grand Orient qui, en 1814, comptait 905 loges, dont 73 militaires.

Contrairement à toute attente, ces dernières, souvent fort indépendantes, se firent à l'étranger les propagatrices des principes de la Révolution. Des officiers républicains ont même pu conspirer sous le couvert de formes maçonniques spéciales. C'est ainsi qu'un certain Ordre du Lion intervint dans la tentative du général Mallet qui, en 1812, faillit renverser l'Empire.

La Maçonnerie d'adoption, prétexte à de brillantes fêtes, de bienfaisance, bénéficia, d'autre part, des encouragements de l'impératrice Joséphine.


La Restauration

Les changements dynastiques de 1814 et 1815 mirent la Maçonnerie française en fâcheuse posture. Après avoir encensé l'Empire avec toute l'emphase d'une sincérité équivoque, on crut devoir amadouer Louis XVIII par des flagorneries élevées au même diapason. Lors des Cent Jours, il fallut faire volte-face, quitte à renchérir d'acclamations frénétiques en faveur du second retour du roi légitime !

De cruelles humiliations firent ainsi expier à la Franc-Maçonnerie la faute qu'elle avait commise en sortant de sa sphère. Il ne lui appartient pas plus de féliciter que de blâmer les gouvernements sous l'autorité desquels ses adeptes se trouvent placés, puisqu'elle astreint celui-ci à respecter, toujours et partout, l'ordre établi quel qu'il soit. Toute manifestation politique lui est, en conséquence, interdite, non moins par sa dignité, que par la conscience de sa haute mission éducative et philosophique.

Il serait injuste, cependant, de se montrer trop sévère à l'égard de palinodies auxquelles, vu l'exceptionnelle difficulté des temps, il n'était guère possible d'échapper. L'Église, alors toute puissante, venait, en effet, d'entrer en ligne contre la Franc-Maçonnerie, que le clergé dénonçait à la haine de tous les amis du trône et de l'autel. Le pape Pie VII venait de lancer sa bulle Ecclesiam a Jesu Christo, du 13 septembre 1821. Elle est plus spécialement dirigée contre les Carbonari, dont la société est certainement, selon le pape « une imitation, sinon un rejeton de la F∴ M∴ » — « La promiscuité d'hommes de toute religion et de toute secte » est un grief capital aux yeux de l'Eglise, qui redoute également de voir « donner à chacun, par la propagation de l'indifférence, en matière de religion, toute licence de se créer une religion à sa fantaisie et suivant ses opinions, système tel que peut-être ne pourrait-on pas en imaginer un plus dangereux. »

Quant à la Constitution Apostolique Quo graviora de Léon XII, parue le 13 mars 1825, elle se borne à reproduire les précédentes condamnations en les étendant à toutes les sociétés secrètes, présentes et à venir, qui concevraient des projets hostiles à l'Eglise et aux souverainetés civiles. Les serments prêtés par les affilés sont déclarés nuls, en vertu de la décision du IIIe Concile de Latran qui déclare qu' « il ne faut point appeler serments, mais plutôt parjures, tous les engagements contraires au bien de l'Église et aux institutions des Saints-Pères. « Rien n'est d'ailleurs aussi touchant que l'affection du Pape pour les « Princes Catholiques » ses « très-chers Fils en Jésus-Christ » qu'il aime « d'une tendresse singulière et toute paternelle. » Il les exhorte à lui prêter main forte contre des gens qui « sont semblables à ces hommes à qui Saint Jean, dans sa seconde épître, défend de donner l'hospitalité et qu'il ne veut pas qu'on salue, et que nos pères ne craignent point d'appeler les premiers-nés du démon. » — Aux fidèles qui seraient tentés de se laisser enrôler dans ces sectes criminelles, Léon XII cite la parole de l'Apôtre aux Romains : « Ceux qui font ces choses sont dignes de mort ; et non seulement ceux qui les font, mais encore ceux qui s'associent à ceux qui les font. » Pour terminer, le Pape ouvre la porte au repentir. Il conjure les égarés de revenir à Jésus-Christ, et, « afin de leur aplanir une voie facile à la pénitence », il suspend en leur faveur pendant l'espace d'une année, tant, l'obligation de dénoncer leurs associés, que la réserve des censures qu'ils ont encourues, en sorte que tout confesseur régulier peut momentanément les absoudre.

Contrairement à celles du XVIIIe siècle, les nouvelles excommunications eurent en France leur plein effet. Il n'y avait plus de corps juridique pour en refuser l'enregistrement et, grâce au concordat de 1801, le pape exerçait désormais un pouvoir qui ne lui avait jamais été concédé par l'ancienne monarchie.


Le Règne de Louis-Philippe

La F∴ M∴ n'avait pas conspiré contre le gouvernement de Charles X, mais elle s'était montrée favorable aux idées libérales qui prévalurent en 1830. La monarchie constitutionnelle lui en fit un crime et se montra plus tracassière encore que le régime précédent.

Condamnés dès lors à une réserve extrême, les Maçons furent détournés de tout travail sérieux. La politique leur étant interdite, celle-ci se tramait en dehors des loges, dans les « ventes » des Carbonari ou sous le couvert de conventicules plus secrets encore. Les idées nouvelles, dont Saint-Simon et Fourier s'étaient faits les apôtres, se discutaient d'ailleurs en dehors de la Franc-Maçonnerie, qui se montrait méfiante à leur égard. Dans ces conditions, les temples maçonniques ne retentirent plus guère que des échos de querelles fastidieuses se renouvelant sans cesse entre Grand Orient et Suprême Conseil. Il y avait là de quoi rebuter de nombreux FF∴ qui, en se retirant, obligèrent leurs loges à se mettre en sommeil.

Il y eut cependant des tentatives de fusion des Rites, d'abord en 1819 et 1826, puis en 1835 et en 1841. Si l'on ne parvint pas à s'unir, on finit cependant pas se tolérer réciproquement et à vivre presque en bonne intelligence. Le 10 décembre 1830 les deux puissances rivales offrirent même en commun une fête brillante au général Lafayette.

Un réveil de l'activité maçonnique semble se manifester fin 1840, par la fondation d'une maison de secours en faveur des Maçons malheureux.

Le Grand Orient tente ensuite de secouer la torpeur des loges en publiant un bulletin trimestriel de ses travaux (1843). Des Maçons instruits se trouvent ainsi encouragés à publier des ouvrages sur la Franc-Maçonnerie. Mal leur en prit, car, émue de divulgations déclarées illicites, l'autorité maçonnique se mit à sévir de la façon la plus malencontreuse, d'abord contre le F∴ Ragon, vénérable de la loge « Les Trinosophes », auteur d'un Cours Philosophique et interprétatif des initiations anciennes et modernes, puis contre le F∴ Clavel, coupable d'avoir fait imprimer sans permission une Histoire pittoresque de la Franc-Maconnerie».

Plus tard, le Grand Orient est assez mal inspiré pour entraver l'heureuse initiative des loges de province, qui se réunissent en congrès à la Rochelle (1845), à Rochefort et à Strasbourg (1840), puis à Saintes et à Toulouse (1847).


La Grande Loge Nationale de France

Le triomphe de la démocratie en 1848 devait avoir sa répercussion dans la F∴ M∴ : dix-sept loges se dérobèrent à la tutelle du Suprême Conseil, pour se constituer en confédération indépendante, régie par une Grande Loge Nationale de France.

La nouvelle puissance maçonnique proclame la souveraineté des loges, dont elle garantit l'autonomie. Elle vise à la fusion des rites et déclare abolis les grades supérieurs, dont elle met le rituel à la disposition des Maîtres.

Ces procédés révolutionnaires ne sont goûtés ni du Grand Orient, ni du Suprême Conseil, qui refusent de reconnaître la Grande Loge Nationale. Celle-ci en revanche réussit à nouer des relations suivies avec la Maçonnerie étrangère.

Mais la nouvelle organisation était trop démocratique. Elle déplut à la police, qui prononça la dissolution de la Grande Loge. Il fallut s'incliner, et, après s'être réuni une dernière fois le 15 janvier 1851, on se sépara, non sans avoir dressé un acte d'énergique protestation.


Révision constitutionnelle

Le premier code maçonnique du Grand Orient date de 1826. Avant cette époque la confédération n'était régie que par des statuts remontant à 1773 et par la série des décrets, souvent contradictoires, pris par les assemblées successives.

Une révision des statuts adoptés en 1826 avait eu lieu en 1839; mais en 1847 on mit à l'étude un remaniement plus profond de la loi maçonnique. On aboutit ainsi à un projet de constitution élaboré par une commission spéciale. Ce travail fut soumis en 1849 à la sanction des représentants de toutes les loges de France, sans distinction de rite. Tous les Maçons réguliers avaient du moins été invités à coopérer à cette œuvre réformatrice, mais, en fait, les ateliers du Grand Orient envoyèrent à peu près seuls des délégués.

La nouvelle Constitution permet aux loges d'exercer un contrôle permanent sur les actes de l'administration centrale. A cet effet les mandataires de tous les ateliers de la confédération se réunissent chaque année pendant une semaine en Assemblée générale ou Convent, avec mission de voter des mesures d'intérêt commun, de procéder à l'élection des administrateurs de l'Ordre, de sanctionner la gestion financière, etc.


Dieu et l'Immortalité de l’Âme

Tout en déclarant que la F∴ M∴ regarde la liberté de conscience comme un droit propre à chaque homme et qu'elle n'exclut personne pour ses croyances, les constituants de 1819 crurent devoir proclamer comme principe fondamental de la F∴ M∴ la croyance à l'existence de Dieu et à l'immortalité de l'âme.

Ces déclarations constitutionnelles furent dans la suite jugées contradictoires.


Le Prince Lucien Murat

En 1848 le Grand Orient s'était départi de la réserve stricte que la F∴ M∴ doit s'imposer en matière politique. Une délégation officielle avait exprimé ses félicitations aux membres du gouvernement provisoire (*).

(*) Note de L.A.T. :  Révolution de 1848, abolissement de la monarchie et instauration de la IIe République, présidée par Louis-Napoléon Bonaparte (futur Napoléon III).

Ce précédent entraîna aux démarches les plus humiliantes lorsque se produisit le coup d'État (*). 

(*) Note de L.A.T. :  le 2 décembre 1851, dissolution de la IIe République, reprise de pouvoir par Napoléon III et instauration du Second Empire.

La Grande-Maîtrise, restée vacante depuis 1814, dut alors être rétablie au bénéfice du prince Murat, qui, imposé par le gouvernement, fut docilement élu le 9 janvier 1852.

Ce cousin de l'Empereur voulut régir en despote. Afin de paralyser l’inclinaison de la F∴ M∴, il lui suscita des embarras financiers par l'acquisition de l'hôtel de la rue Cadet, puis en 1860, il n'hésita pas à faire intervenir la police pour assurer sa réélection. Au vote, ce fut cependant le prince Napoléon qui obtint la majorité. Mais un ordre impérial obligea les deux princes à décliner toute candidature. La Grande-Maîtrise resta par suite sans titulaire jusqu'au 11 janvier 1862, date d'un décret de l'Empereur nommant lui-même le Maréchal Magnan Grand-Maître du Grand Orient.

C'est à cette même année (1862) que remonte la fondation de l'Orphelinat Maçonnique, institution qui n'a cessé depuis de rendre d'immenses services.


Le Maréchal Magnan

En plaçant à la tête de la Maçonnerie l'un de ses complices du coup d'Etat, l'Empereur (Napoléon III) n'avait pas précisément en vue de favoriser les travaux symboliques.

La nouveau Grand-Maître apporta tout d'abord dans l'exercice de ses fonctions une brutalité bien digne d'un héros de guerre civile. Il fit sommation au Suprême Conseil du Rite Ecossais d'avoir à se rallier de force au Grand Orient.

Mais les Maçons écossais ne se montrèrent accessibles à aucune intimidation. Ils avaient à leur tête l'académicien Viennet, qui répondit aux injonctions arbitraires de la créature de l'Empereur par la lettre suivante :

« Paris, le 25 Mars 1862. 

« Monsieur le Maréchal,

« Vous me sommez pour la troisième fois de reconnaître votre autorité maçonnique, et cette dernière sommation est accompagnée d'un décret qui prétend dissoudre le Suprême Conseil du Rite Ecossais ancien et accepté. Je vous déclare que je ne me rendrai pas à votre appel, et que je regarde votre arrêté comme non avenu.

« Le décret impérial qui vous a nommé Grand-Maître du Grand Orient de France, c'est-à-dire d'un rite maçonnique qui existe seulement depuis 1772, ne vous a point soumis l'ancienne Maçonnerie qui date de 1723. Vous n'êtes pas, en un mot, comme vous le prétendez, Grand-Maître de l'Ordre Maçonnique en France et vous n'avez aucun pouvoir à exercer à l'égard du Suprême Conseil que j'ai l'honneur de présider : l'indépendance des loges de mon obédience a été ouvertement tolérée, même depuis le décret dont vous vous étayez sans en avoir le droit.

« L'Empereur a seul le pouvoir de disposer de nous, et si sa Majesté croit pouvoir nous dissoudre, je me soumettrai sans protestation ; mais comme aucune loi ne nous oblige d'être Maçons malgré nous, je me permettrai de me soustraire, pour mon compte, à votre domination.

« Je suis, etc.

« Signé : Viennet. »

Cette attitude énergique attira vers l'Écossisme les esprits hostiles à l'Empire, et le Suprême Conseil, en dépit de son organisation peu démocratique, devint désormais un centre de protestation républicaine.

L'échec du Maréchal Magnan lui fit concevoir une plus haute idée de la F∴ M∴ Instruit peu à peu par ses conseillers, il devint finalement un Maçon sincère, dont le zèle produisit les plus heureux résultats. Il s'efforça de réparer tout le mal dû à la fâcheuse intervention du prince Murat. Les finances du Grand Orient furent réorganisées. Puis, comme les pouvoirs de la Grande-Maîtrise avaient été étendus d'une manière abusive, le Maréchal se fit le promoteur d'une révision constitutionnelle qui restitua à l'Assemblée générale du Grand Orient l'exercice intégral du pouvoir législatif. Il obtint en outre de l'Empereur le droit pour le Grand Orient de nommer à nouveau son Grand-Maître. Enfin son changement d'attitude fut si complet, que, lors de sa mort, survenue en 1868, il avait acquis des droits à la reconnaissance des Maçons.


Le Général Mellinet

Pendant les cinq dernières années de l'Empire, le Grand Orient eut à sa tête le général Mellinet, vieux Maçon profondément dévoué à la F∴ M∴, qu'il servit avec autant de bienveillance que de fermeté.

La Maçonnerie française était alors à l'apogée de son prestige. L'anathème fulminé contre elle à plusieurs reprises par le fougueux Pie IX lui valut les sympathies de tous les esprits éclairés que révoltait le Syllabus.

Le Grand Orient avait pris l'habitude d'intervenir auprès des différentes puissances maçonniques, chaque fois qu'un principe humanitaire paraissait méconnu. Il insista auprès de la Maçonnerie prussienne pour lui faire rapporter les décisions prises à l'égard des Israélites, déclarés inadmissibles dans la F∴ M∴ Des démarches furent faites, en outre, pour amener les loges américaines à ne plus refuser l'initiation aux hommes de couleur. Enfin, le Grand Orient s'affirmait au dehors avec une autorité digne de la nation française, qui se complaisait dans la mission chevaleresque qu'elle s'était attribuée.

Les loges, d'autre part, se livraient à des études qui eurent à l'intérieur un retentissement considérable. Tandis que le F∴ Massol préconisait la Morale Indépendante, des questions de philosophie ou d'économie sociale et politique étaient partout discutées avec une grande liberté.


La Troisième République

En 1870, le F∴ Babaud-Laribière n'accepta la Grande-Maîtrise que pour préparer la suppression de cette dignité. Les travaux maçonniques furent interrompus par la guerre franco-allemande. Dix loges parisiennes se réunirent cependant en septembre 1870 dans l'intention de charger une députation de se rendre auprès du roi de Prusse, à l'effet de faire appel à son cœur de Franc-Maçon. Il s'agissait d'obtenir que ses troupes épargnassent femmes, vieillards et enfants, tout en respectant la propriété individuelle et en s'abstenant de bombardements inhumains comme celui de Strasbourg. Surexcitée par des discours véhéments la réunion vota finalement un manifeste déclarant le roi et le prince royal de Prusse, « ces monstres à face humaine», indignes de leur titre de Franc-Maçon. Cette initiative n’eut d’autre effet que d’offenser les Maçons allemands et s’opposer jusqu’en 1905, à la reprise des relations officielles entre les obédiences françaises et celles d’Allemagne.

Voulant éviter une effusion de sang entre Français, les Maçons parisiens organisent le 29 avril 1871 une manifestation pacifique qui parvint jusqu'à Neuilly, d'où une délégation se rendit à Versailles sans rencontrer auprès du Gouvernement l'esprit de conciliation espéré. (*)

(*) Note de L.A.T. :  Ce paragraphe évoque très rapidement, et sans le nommer, l’épisode de guerre civile nommé « La Commune » - consécutif au siège de Paris par les troupes allemandes - et ses combats et massacres entre « Communards » et « Versaillais ». Il convient ici de signaler que des Francs-Maçons participèrent à ces événements dans un camp comme dans l’autre. 

L'autorité allemande ayant exigé, à la suite de l'annexion de l’Alsace-Lorraine, que les huit loges de la région rompissent toute relation avec le Grand Orient de France, ces ateliers préférèrent cesser leurs travaux et se dissoudre. Leurs membres fondèrent à Paris la L∴ Alsace-Lorraine et le Grand-Orient brisa tout rapport avec les puissances maçonniques de l'empire allemand.

Après les désastres qui atteignirent si cruellement leur pays, les Maçons français ne songèrent plus qu'au relèvement de la patrie. En présence de la catastrophe amenée par le régime césarien, tous leurs efforts visèrent désormais au triomphe de la démocratie. La cause de la F∴ M∴ fut identifiée avec celle de la République, et si les luttes électorales ont pu parfois tenir une trop grande place dans les préoccupations des loges, c'est que l'étendard maçonnique avait rallié tous les amis du progrès qui s'entendirent pour déjouer les embûches de la réaction et du cléricalisme.


Le Convent de Lausanne

La Maçonnerie Ecossaise, qui s'est fait beaucoup de tort par ses légendes mal fondées et par sa hiérarchie prétentieuse, voulut en 1875 se donner une organisation internationale. Tous les Suprêmes Conseils se firent à cet effet représenter à Lausanne, où l'on arrêta les Grandes Constitutions qui doivent régir l'ensemble des Maçons Ecossais.


Le Grand Architecte de l'Univers

L'Assemblée générale du Grand Orient avait eu fréquemment à discuter l'article 1er de la Constitution. Il fut reconnu en 1876 que la F∴ M∴ doit s'abstenir de toute affirmation dogmatique. Consultées sur le maintien du paragraphe stipulant que la F∴ M∴ a pour principes l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, les loges donnèrent mission à leurs mandataires de voter la suppression de ce texte malencontreux. Le Convent de 1877 modifia donc la Constitution dans le sens requis.

Cette décision entraîna l'abandon de la formule « A la Gloire du Grand Architecte de l'Univers » que traditionnellement on plaçait en tête de tous les documents maçonniques.

Quelques ateliers voulurent faire ressortir plus tard que le vote du Convent de 1877 n'impliquait pas nécessairement cette mesure. Le dogme devait être écarté, mais une formule essentiellement symbolique n'aurait dû offusquer personne, puisque chacun reste libre de l’interpréter selon ses convictions personnelles.

Mais une Assemblée, qui n'a que quelques jours devant elle pour se prononcer sur un très grand nombre de questions, ne peut apporter dans son examen ni le soin, ni la compétence désirables. Le symbolisme maçonnique resta donc mutilé.

A l'étranger, on en prit texte pour rompre avec le Grand Orient de France. La Grande Loge d'Angleterre pouvait obéir en cela à de vieilles rancunes contre une puissance maçonnique qui avait un moment éclipsé son prestige. De même que la Maçonnerie suédoise, elle devait, en outre, voir d'un mauvais œil la propagande républicaine des Maçons français. Quant aux diverses Grandes Loges des Etats-Unis, elles furent inspirées autant par leurs sentiments piétistes, que par leur animosité contre une obédience qui avait voulu leur imposer la fraternité des nègres. — Les cléricaux ne manquèrent naturellement pas cette occasion de déclamer contre l'athéisme de la F∴ M∴


La Grande Loge Symbolique Écossaise

En 1868, 1873 et 1879. le Suprême Conseil avait frappé de radiation un certain nombre d'Ateliers et de Maçons qui s'étaient insurgés contre son autorité.

A la suite de ces mesures disciplinaires, douze loges victimes de leur attachement aux idées de progrès et d'émancipation maçonniques, constituèrent une alliance autonome sous le nom de Grande Loge Symbolique Ecossaise. La nouvelle puissance maçonnique fut aussitôt reconnue par le Grand Orient et plus tard par le Suprême Conseil. Ne pratiquant que les trois premiers degrés, elle revendiquait pour les loges le droit de s'administrer elles-mêmes et se basait essentiellement sur le principe : Le Maçon libre dans la Loge libre.


L'Encyclique « Humanum Genus »

Dans son Allocution solennelle « Multiplices inter » du 25 septembre 1865, Pie IX avait énuméré les actes par lesquels ses prédécesseurs avaient prétendu exterminer « cette société perverse vulgairement appelée Maçonnerie. » Mais il le constate le cœur navré: « Ces efforts du Siège apostolique n'ont pas eu le succès que l'on eût dû espérer. La secte maçonnique n'a été ni vaincue ni terrassée : au contraire, elle s'est tellement développée, qu'en ces jours difficiles elle se montre partout avec impunité et lève le front plus audacieusement que jamais. » De là, nouvel anathème, dont la Maçonnerie ne se trouva pas plus mal, au contraire. Mais, comme la papauté ne peut pas se résoudre à reconnaître l'inanité de ses foudres, nous voyons paraître, le 20 avril 1884, une très longue instruction de Sa Sainteté Léon XIII.

Le pape y prend à partie la F∴ M∴ et ce qu'il appelle le « naturalisme », par opposition au surnaturalisme révélé de l'Eglise. Il applique son éloquence à réfuter des doctrines qu'il prête souvent fort gratuitement à ses adversaires. Mais, ce qui surprend de la part d'un pape que l'on a voulu faire passer pour un homme de génie, c'est qu'il se fasse l'écho des plus pitoyables racontars. « Ceux qui sont affiliés, dit-il, doivent promettre d'obéir aveuglément et sans discussion aux injonctions des chefs ; de se tenir toujours prêts, sur la moindre notification, sur le plus léger signe, à exécuter les ordres donnés, se vouant d'avance, en cas contraire, aux traitements les plus rigoureux, et même à la mort. De fait, il n’est pas rare que la peine du dernier supplice soit infligée à ceux d’entre eux qui sont convaincus, soit d'avoir livré la discipline secrète de la Société, soit d'avoir résisté aux ordres des chefs ; et cela se pratique avec une telle dextérité que la plupart du temps, l’exécuteur de ces sentences de mort échappe à la justice établie pour veiller sur les crimes et pour en tirer vengeance. »

Quel est de nos jours l'homme de bon sens qui s'attache encore à de pareilles fables ? Est-il admissible que l'on soit de bonne foi lorsqu'on se fait l'écho d'aussi ridicules calomnies ? En tous les cas, on comprend les Maçons du XVIIIe siècle qui ne prenaient pas les excommunications au sérieux.


Révision des Rituels

Les formes traditionnelles de la F∴ M∴ avaient cessé d'être comprises par un grand nombre de Maçons. L'initiation réelle était perdue. On réclamait par suite des réformes tendant à tout simplifier, sous prétexte de se mettre en harmonie avec les progrès — et malheureusement aussi avec l'ignorance — du siècle.

Le Grand Collège des Rites du Grand Orient de France crut donner satisfaction à toutes les exigences en publiant un rituel inspiré des desiderata formulés par les ateliers (1886).

Mais le nouveau cérémonial ne fut pas du goût des Maçons instruits, qui le jugèrent dénué de toute portée ésotérique. Sur leur avis, beaucoup de loges refusèrent de renoncer aux anciens usages. D'autres au contraire, renoncèrent à toute espèce de symbolisme. Il en est résulté un défaut absolu d'homogénéité, contre lequel il est très important de réagir.


Congrès Maçonniques internationaux

L'Exposition universelle de 1889 devait réunir à Paris un grand nombre de Maçons étrangers. Le Grand Orient voulut en profiter pour convoquer un congrès maçonnique international, permettant à la Maçonnerie française de se justifier des accusations dirigées contre elle depuis 1877.

Les motifs des décisions prises à cette époque furent exposés d'après les documents officiels, de manière à bien établir que, si la F∴ M∴ s'est refusée à prendre pour base un dogme, c'est qu'elle entend planer au-dessus de toutes les questions d'églises et de sectes. Elle tient à dominer toutes les discussions, sans prendre parti pour aucune école. Le temple symbolique ne saurait ressembler à quelque chapelle étroite : il ne peut représenter que le vaste abri toujours ouvert à tous les esprits généreux et vaillants, à tous les chercheurs consciencieux et désintéressés de la Vérité, de même qu'à toutes les victimes du despotisme et de l'intolérance. Les puissances maçonniques qu'il importait le plus de convaincre n'avaient malheureusement pas cru devoir répondre à l'invitation du Grand Orient, dont la situation ne resta éclaircie qu'aux yeux des fédérations amies. Mais celles-ci, du moins, se déclarèrent pleinement satisfaites des explications fournies, aux termes desquelles il n'avait jamais été question de substituer une négation matérialiste à une affirmation spiritualiste, l'unique souci des Maçons français ayant été de sauvegarder le principe de la liberté absolue de conscience, en restant dans l'esprit de l'article premier de la Constitution de 1723.

Le Congrès de 1889 eut d'ailleurs pour résultat pratique de faire ressortir la nécessité d'une organisation permettant aux corps maçonniques du monde entier de se concerter et d’entretenir des relations suivies. On songea tout d'abord à convoquer des congrès périodiques, auxquels toutes les puissances maç∴ du monde devraient être représentées. Mais une entente préalable était indispensable à cet effet ; c'est ce que comprit la Grande Loge Suisse « Alpina », qui proposa par la suite la constitution d'un Bureau international de relations maçonniques.

Le Bureau ne devait entrer en fonction que le 1er janvier 1903. — Dans l'intervalle, une conférence maçonnique universelle avait eu lieu à Anvers, du 21 au 24 juillet 1894. Elle fut suivie, en 1896, d'une réunion qui se tint à La Haye, à l'occasion de la célèbre conférence diplomatique relative au désarmement et à l'arbitrage entre nations. L'Exposition de 1900 permit ensuite de donner un éclat particulier au deuxième Congrès maçonnique de Paris. Puis vint, en septembre 1902, le Congrès de Genève, auquel des délégués allemands participèrent pour la première fois à titre officieux. Ils devaient ensuite assister officiellement au Congrès maçonnique international de Bruxelles, en août 1904 et préluder, dans ces deux circonstances, à la réconciliation des Grandes Loges de leur pays avec la Maçonnerie française.


La Grande Loge de France

La scission dont la Grande Loge symbolique Ecossaisse était issue en 1880, n'avait pas empêché le Suprême Conseil de persister à régir en souverain les ateliers placés sous sa juridiction. Les loges cependant devaient, par la suite, s'émanciper peu à peu de son autorité qui, en fin de compte, ne fut plus guère reconnue qu'en théorie. Ce relâchement eut une répercussion d'autant plus fâcheuse sur le trésor central, que la gestion financière du Suprême Conseil avait soulevé des critiques dont prirent prétexte les ateliers peu empressés à s'acquitter de leurs redevances.

Pour sortir d'embarras, le Suprême Conseil consentit à octroyer aux loges leur autonomie administrative (Décret du 7 novembre 1894). Aussitôt les délégués de toutes les loges écossaises, dissidentes ou non, résolurent de se constituer en Grande Loge de France. Cette nouvelle fédération devait réunir les loges placées jusqu'ici sous l'obédience du Suprême Conseil à celles qui avaient formé la Grande Loge Symbolique Écossaise. La fusion fut immédiatement acceptée en principe ; mais, le 23 février 1895, on crut devoir l'ajourner jusqu'au moment où les deux groupes auraient liquidé chacun sa situation financière. L'unité de la Maçonnerie symbolique écossaise ne fut ainsi réalisée qu'à partir de 1897. Encore n'y eut-il pas d'emblée fusion effective entre les éléments qui avaient consenti à s'associer. Longtemps encore chacun d'eux devait conserver son individualité, avec ses tendances propres, souvent contradictoires, au sein de la nouvelle organisation.

Celle-ci eut ainsi des débuts difficiles, car aux antagonismes à concilier s'ajoutait la nécessité de substituer l'ordre à l'anarchie dans les rapports entre les loges et l'autorité centrale. Grâce à des concessions réciproques, l'harmonie fut cependant toujours maintenue et progressivement consolidée. Les Maçons dévoués qui eurent à présider aux destinées de la Grande Loge de France surent, en outre, inspirer confiance, donner aux loges des habitudes de régularité, en assurant, par ce fait, le bon fonctionnement administratif de la fédération.

Ils comprirent d'ailleurs que la Grande Loge de France pouvait se préparer un brillant avenir, en nouant des relations fraternelles avec toutes les puissances maçonniques reconnues comme régulières. Dans l'intérêt de ces relations, la Grande Loge prit soin de ne s'écarter en rien des traditions symboliques de la Maçonnerie universelle. Elle croyait ainsi pouvoir entrer officiellement en rapport avec toutes les autres Grandes Loges, et des démarches furent faites en conséquence. Il lui fut alors objecté de n'être pas pleinement souveraine et indépendante puisque, dans le but de rester « écossaise », elle continuait à travailler, « au nom et sous les auspices du Suprême Conseil du Rite Ecossais Ancien Accepté pour la France et ses dépendances ».

Cette objection fut levée par un décret du Suprême Conseil, rendu le 26 juillet 1904, à la suite duquel la Grande Loge de France a pu se proclamer strictement autonome, indépendante et souveraine. Il fut alors possible à la fédération française des loges du Rite Ecossais d'entrer en relations d'amitié avec de nombreuses puissances maçonniques étrangères, et en particulier avec l'Union des huit grandes loges allemandes.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


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