En France, où rien n'est jamais simple, la situation de la maçonnerie, à l'aube du XIXème siècle, était particulièrement complexe.
Après la mort du comte de Clermont (16 juin 1771), cinquième Grand Maître de la « Grande Loge de Paris, dite de France », un schisme divisa la franc-maçonnerie française. Le Grand-Orient de France avait été fondé en 1773 par une assemblée de députés des loges de Paris et des provinces réunis en « Grande Loge Nationale » sous la direction énergique du duc de Montmorency-Luxembourg. Après l'adoption, le 26 juin de cette année-là, de nouveaux statuts qui prévoyaient, entre autres, l'amovibilité des maîtres de loge, le duc de Chartres, cousin du Roi, fut installé le 22 octobre. Mais la Grande Loge Nationale n'avait pu rallier à ses vues tous les maîtres de loges parisiens dont certains étaient, on peut les comprendre, très attachés à l'inamovibilité de leur fonction, privilège que voulait supprimer la jeune obédience. Les rebelles se constituèrent donc en « Très Respectable Grande Loge de France », ou plutôt affirmèrent continuer la Grande Loge, laquelle souvent se qualifia de « Grand-Orient de Clermont », voire « seul grand et unique Grand-Orient de France ». Le 10 septembre 1773, elle annonça la liste de ses Grands Officiers, ne reconnaissant pour Grand Maître que le défunt comte de Clermont et pour administrateur-général le duc de Montmorency-Luxembourg, lequel ne put que protester contre l'abus fait de son nom.
Schisme donc, lequel dura jusqu'en 1799, sans cependant que diffèrent les rituels et les grades pratiqués. Cette maçonnerie-là était bien « française », c'est à dire « moderne », dans la droite ligne de l'héritage britannique quoique accommodée à l'imagination latine, et ce depuis les premières divulgations parisiennes. Prenons garde d'y voir l'équivalent du schisme anglais, anciens contre modernes, qui faisait rage de l'autre côté de la Manche, moins encore de cette fracture toujours béante qui sépare aujourd'hui maçonneries « libérale » et, si l'on veut, « dogmatique ». La différence était surtout sociologique : la Grande Loge était parisienne, roturière et bourgeoise, le Grand-Orient national, aristocratique et de bon ton, dans ses cercles dirigeants tout au moins.
Les deux obédiences firent preuve d'un grand libéralisme en matière de rituels, qu'ils fussent pratiqués dans les loges bleues ou les chapitres. Le Grand-Orient passa un traité d'alliance avec les directoires du Rite Ecossais Rectifié en 1776, leur laissant le contrôle de leurs loges, et, en 1781, avec la loge parisienne de Saint-Jean d'Ecosse du Contrat Social, Mère-Loge pour la France du Rite Ecossais Philosophique, à qui il laissa faculté d'affilier à ses hauts-grades les loges qui le désireraient.
Le Grand-Orient n'en constitua pas moins, le 18 janvier 1782, une « Chambre des Grades » qui, en un louable effort, élabora un Rite « du Grand-Orient », plus tard dénommé Rite Français, qui fut adopté en Assemblée Générale au début de l'année 1786. Les trois grades bleus furent alors codifiés, mais ils ne seront édités collectivement qu'en 1801, en un recueil de trois cahiers, pour le vénérable et les deux surveillants, intitulé « Le Régulateur du Maçon ».
L'avant-propos du rituel de 1786 souligne la volonté de la chambre des grades de codifier un ensemble rituel unique à l'usage des loges de l'obédience :
Un autre point non moins important est l'uniformité depuis longtemps désirée, dans la manière de procéder à l'initiation. Animé de ces principes, le Grand Orient de France s'est enfin occupé de la rédaction d'un protocole d'initiation aux trois premiers grades, ou grades symboliques. Il a cru devoir ramener la maçonnerie à ces usages anciens que quelque novateurs ont essayé d'altérer, et d'établir ces premières et importantes initiations dans leur authentique et respectable pureté. Les loges de sa correspondance doivent donc s'y conformer de point en point...
En outre, le Grand-Orient reconnaissait cinq « Ordres » supérieurs, gérés par un Grand Chapitre Général de France que le Grand-Orient s'incorpora en 1786 ou 1787. Les quatre premiers « Ordres », Elu, Ecossais, Chevalier d'Orient et Rose-Croix, reprenaient les degrés supérieurs apparus dans les années 1740-1760 à la fécondité sans pareille. Le cinquième, de même, « comprenait tous les grades physiques et métaphysiques de tous les systèmes particulièrement ceux adoptés par des associations maçonniques en vigueur ». En clair tous les grades supérieurs au Rose-Croix étaient réunis dans ce 5e Ordre, le Kadosch excepté qui avait été reconnu « faux, fanatique et détestable » en 1766.
Le Grand-Orient, soit en son Grand Chapitre soit par ses traités d'alliance avec les directoires Ecossais Rectifiés et la loge-mère du Contrat Social, se voulait donc le dépositaire et le gardien de tous les grades « Ecossais » pratiqués à Paris et en province. Le cinquième Ordre devait se réunir le premier mardi de chaque mois mais on ne sait s'il ne le fit jamais. Certains le croient et pensent qu'il travaillait au grade de Chevalier du Soleil.
La révolution passa par-là, qui donna aux frères d'autres préoccupations que de maçonner à l'unisson. Après la tourmente terroriste, le Grand-Orient reprit ses travaux en 1796 sous l'impulsion d'Alexandre-Louis Roëttiers de Montaleau (1748-1808) qui refusa la succession du duc d'Orléans, lequel avait renié l'ordre dès février 1793 et fut guillotiné le 3 novembre de la même année. Devenu « Grand Vénérable », Roëttiers eut à cœur, non seulement la résurrection du Grand-Orient, mais aussi la réunion des deux grands corps maçonniques d'avant la révolution. Il y réussit par le concordat d'union, signé par des commissaires des deux obédiences le 21 mai 1799, puis sanctionné par le Grand-Orient le 23 mai et par la Grande Loge dans une assemblée extraordinaire le 9 juin. La réunion des deux G.O. de France fut consommée dans l'allégresse le 22 juin 1799.
1.1 La résistance écossaise
Quelques loges « Ecossaises » ne partageaient pas ce bel enthousiasme.
La résistance s'incarna en un homme, Antoine-Firmin Abraham (1753-1818), « chevalier de tous les Ordres maçonniques ». Né à Montreuil-sur-mer le 3 septembre 1753, premier commis de la marine et secrétaire de La Fidèle Union à Morlaix, créateur de la loge Les Elèves de Minerve le 1er février 1802, « il fut le premier qui eut le courage en France d'arborer l'étendard de l'Ecossisme ».
De 1800 à 1802, il fit paraître le « Miroir de la Vérité, dédié à tous les Maçons », en quatre volumes dont le contenu est énuméré dans la bibliographie de Fesch. Le 3ème volume contient la plupart de ses écrits sur l'écossisme : Première circulaire à tous les Maçons Ecossais en France - Circulaire de la R. L. de la Parfaite Union, Orient de Douay et sa profession de foi sur l'Ecossisme - Motifs du traité d'union entre le G.O. de France et les directoires français - Réflexions sur l'existence du soi-disant Grand Chapitre Général de France... Abraham ne mâchait pas ses mots : sa condamnation du Rite Français était sans appel. Dans sa « Circulaire aux Maçons Ecossais » (juin 1802), il écrivait notamment :
Les hauts-grade, en France, ne ressemblent en rien à ceux reconnus dans l'Allemagne, la Russie, la Prusse, la Suède, le Danemark, les Etats-Unis d'Amérique, l'Angleterre, l'Irlande et l'Ecosse ; le Rhin et les mers sont devenus, pour les Francs-Maçons, ce que le Styx fut pour les anciens, la séparation des vivants et des morts... Je vous invite vivement à notifier au Grand-Orient de France, de concert avec les maçons Ecossais, votre ferme et inébranlable résolution de conserver, dans votre atelier, ce Rit (sic) précieux en ce qui concerne les hauts-grades » (Miroir de la Vérité, Tome III : 64-67, cité par Lantoine, II, 135).
La diatribe mérite qu'on s'y arrête. En effet, que dit-elle sinon que les hauts-grades du Grand Orient de France n'étaient pas ceux pratiqués dans les pays étrangers, contrairement aux hauts-grades « Ecossais ». Or, les degrés additionnels anglo-saxons, Royal Arch, Mark ou Knight Templar pour ne parler que d'eux, répandus en Angleterre et aux Etats-Unis, n'étaient pas les hauts-grades « Ecossais » de France !
L'Ecosse connaissait certes l'Ordre d'Hérédom de Kilwinning, implanté en France à Rouen et Paris avant la révolution, mais elle ignorait tout des innovations « Ecossaises ». Les pays germaniques avaient vu l'essor des Ordres templiers issus de la Stricte Observance, revus par Eckleff en Suède, Zinnendorf en Prusse et Willermoz à Lyon. Certains grades « Ecossais », le Rose-Croix notamment, étaient connus outre-manche mais ils ne différaient guère de leur homologue du Grand-Orient. Bref, Abraham se trompait de cible.
La question se pose, légitime : qu'étaient ces loges « Ecossaises » sinon des loges conférant des hauts-grades ? Connaissaient-elles une forme particulière de grades bleus, c'est à dire une méthode spécifique d'amener les impétrants à la maîtrise qui les différencie des loges classiques du temps ? Certes, dans les pays de langue anglaise cohabitaient, plutôt mal, deux traditions, celle de la Grande Loge de 1717, dite des « Modernes », et celle de la Grande Loge « selon les anciennes constitutions », fondée en 1751 à Londres par des maçons irlandais. Si on peut, par analogie, parler à leur sujet de « Rite ancien » et de « Rite moderne », ce serait une faute d'extrapoler cette situation au continent. « Ecossais » et « ancien » n'étaient pas synonymes, pas plus d'ailleurs que « Français » et « moderne » ! Cela dit, l'influence « ancienne » était inexistante en France et tous les rituels continentaux du XVIII siècle, qu'ils se disent « Ecossais » ou non, se rattachaient peu ou prou à la tradition « moderne », sans cependant la copier servilement.
1.2 Rite Moderne et Rite Ancien
Pendant plusieurs décennies, la « première » Grande Loge fondée à Londres en 1717 fit la loi en Angleterre. C'est à elle que l'on doit la tripartition des grades et l'introduction de la légende d'Hiram, véritables landmarks sans laquelle il ne peut y avoir de franc-maçonnerie. Ses rituels ne sont connus que par des divulgations, dont la plus essentielle reste le « Masonry dissected » de Samuel Prichard (1730). Lorsque la maçonnerie fut introduite en France, les premiers adeptes de ce qui devait devenir la Grande Loge de France en adoptèrent tout naturellement les usages avant de les adapter et de les développer selon leur sensibilité propre. Ils en gardèrent l'essentiel, qui reste aujourd'hui la base même du Rite Français :
° Les deux surveillants sont placés à l'ouest de la loge.
° Le ternaire Soleil-Lune-Vénérable sont les trois grandes lumières de la franc-maçonnerie, représentées par les trois chandeliers d'angle placés autour du tableau de la loge.
° La loge est supportée par trois colonnes (Sagesse-Force-Beauté)
° Les « mots » J... et B... sont ceux respectivement des 1er et 2ème grades.
° Au 3ème grade, « l'ancien mot de maître », Jéhovah, n'est pas « perdu » mais seulement remplacé par un mot de circonstance, M... B... La clef du grade est l'expérience mystique que connaît le néophyte lorsqu'il est couché dans la tombe qui porte le nom du Très-Haut.
En 1751 fut instituée, à Londres toujours, la « Très Ancienne et Honorable Fraternité des Maçons Francs et Accepté », dont les membres étaient pour la plupart d'origine irlandaise. Cette innovation vint rompre la belle unité britannique, d'autant que les Grandes Loges d'Irlande et d'Ecosse reconnurent bientôt la jeune obédience comme seule régulière, car seule fidèle aux « anciens usages ». De fait, leur bouillant Grand Secrétaire, Laurence Dermott, n'eut de cesse qu'il n'ait dénoncé les « déviations » de la première Grande Loge, leur reprochant pêle-mêle d'avoir simplifié et déchristianisé les rituels, omis les prières, inversé les mots sacrés des premier et deuxième grades, abandonné la cérémonie « secrète » d'installation d'un vénérable et, surtout, rejeté le grade de Royal Arch. Sans trop de vergogne, il qualifia de « Modern » les tenants de la plus ancienne Grande Loge, ce qui permit de nommer « Antient », ou Ancienne, sa toute récente obédience.
En 1760, une autre divulgation, les « Three Distinct Knocks... », révéla la teneur des rituels « anciens dont les différences essentielles avec le Rite moderne méritent d'être soulignées :
° Le premier et le second surveillant ont chacun en main une colonne de 20 pouces, qui représentent les deux colonnes du Temple de Salomon.
° Le second surveillant est placé au milieu de la colonne du midi, tandis que le premier surveillant se tient à l'ouest (ils sont en fait postés devant les portes du temple). Ils sont assistés par deux diacres, fonction d'origine irlandaise, l'un situé à la droite du vénérable, l'autre à la droite du premier surveillant.
° Les chandeliers, toujours associés au ternaire soleil-lune-maître de la loge mais dénommés petites lumières (lesser Lights), sont placés à la droite du vénérable et des surveillants. La bible, l'équerre et le compas, placés sur l'autel devant le vénérable, sont appelés Grandes Lumières de (ou plutôt « dans ») la Maçonnerie ».
° Les mots sacrés sont B∴ au 1er grade et J∴ au 2ème.
° L'ancien mot de maître est perdu par la mort d'Hiram car il faut être trois pour le prononcer (c'est la fameuse « règle de trois » déjà évoquée dans les premiers catéchismes britanniques). Salomon et le roi de Tyr ne peuvent donc plus le communiquer aux nouveaux maîtres qui doivent se contenter d'un mot de substitution.
La France, à l'époque, ne connut rien de ces développements et continua, comme par le passé, à ne pratiquer que le Rite moderne, embelli, augmenté, enrichi certes, mais fondamentalement identique à lui-même. L'écossisme que prônait Abraham n'était finalement rien d'autre, pour les grades bleus, qu'un avatar du Rite moderne de Prichard.
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Mots de passe
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Communiqués durant la cérémonie, avec les
autres « secrets ».
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Communiqués
au candidat avant l'entrée dans la loge.
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Disposition des colonnes
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J au nord-ouest, B au sud-ouest
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B au sud-ouest, J au nord-ouest
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Mots sacrés
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J au 1er grade, B au 2ème grade
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B au 1er grade, J au 2ème grade
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Disposition
des surveillants
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Tous deux à l'ouest, le 1er au sud, le 2ème au nord
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Le 1er à l'ouest, le 2ème au sud
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Diacres
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Absents
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Présents
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Grandes Lumières
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Soleil, lune, maître de la loge
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Bible, équerre, compas
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« Ancien » mot du maître
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Substitué mais connu
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Substitué car perdu (règle de trois)
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Fig. 1 : Comparaison des rites moderne et ancien
1.3 L'anathème du Grand-Orient
Abraham ne manquait pas de partisans. Outre sa loge, les Elèves de Minerve, et celle de La Parfaite Union de Douai, il pouvait compter sur l'appui de la Mère-Loge Ecossaise de Marseille qui n'avait jamais reconnu l'autorité du GODF, du chapitre provincial d'Hérédom de Kilwinning, fondé à Rouen en 1786, et de quelques loges, telle La Réunion des Etrangers à Paris, fondée en 1784 par un maçon danois. Le mouvement prit suffisamment d'ampleur pour que le GODF décide, le 12 novembre 1802, de formuler un arrêté déclarant irrégulières les loges professant des Rites étrangers à ceux reconnus par lui et défendant aux loges de sa juridiction de leur donner asile et de communiquer avec elles sous peine d'être rayées de ses tableaux. Cet arrêté appela la protestation de la Parfaite Union de Douai (18 décembre 1802) et celle (21 février 1803) de la Réunion des Etrangers qui se déclara choquée d'avoir été taxée d'irrégularité « sur sa persévérance à conserver le titre de Loge Ecossaise ».
Elle l'avait pris dès 1788 et repris lors de son réveil...
Les principaux officiers du G.O. y étaient accueillis avec tous les honneurs consacrés par l'usage, et jamais ils n'ont témoigné la moindre peine de voir le Vivat de leurs remerciements couvert par le Houzay Ecossais. La R.°. L.°., persuadée que l'humeur ou le caprice de quelques officiers du G.O. ne peut changer la nature et l'essence des choses ; que l'Ecossisme est le seul Rit qui ait conservé dans toute leur pureté les principes et les Statuts qui nous ont été transmis de la Montagne Sainte qui est indubitablement le berceau de notre Ordre ; que les autres Rits n'en sont que des déviations plus ou moins éloignées...a pris le parti qui lui convenoit, et qu'elle a dû prendre, celui de se procurer le droit incontestable de rester Loge Ecossaise (Gout, 1985 : 31).
Mais cela ne nous apprend pas en quoi cette maçonnerie « Ecossaise » différait de celle du Grand-Orient. Il ne suffit pas de fulminer un anathème. Encore faut-il qu'il repose sur des faits précis. Force est de constater que nous restons sur notre faim car aucun des protagonistes de l'époque n'apporte d'éléments substantiels au débat. Constater que le Houzay remplaçait dans les loges Ecossaises le Vivat français peut paraître insuffisant et l'évocation de la montagne (imaginaire) d'Hérédom, « berceau indubitable de l'Ordre », ne peut raisonnablement être considéré comme un véritable casus belli. En-dehors de toutes considérations proprement rituelles, les différences essentielles résidaient dans le refus d'utiliser les rituels rédigés par le GODF et dans les prérogatives accordées aux détenteurs des hauts-grades Ecossais. L'usage ne datait pas d'hier et les « Règlements généraux » établis en 1743 « pour servir de règle à toutes les loges du royaume » évoquaient déjà, pour les réfuter d'ailleurs, les prétentions et prérogatives des Maîtres Ecossais. L'usage s'en était cependant largement répandu. Ce qui permit à Gout d'écrire :
Une loge Ecossaise, c'était en effet une loge bleue restée fidèle aux rituels des degrés symboliques antérieurs à l'instauration du Rite Français, une loge au sein de laquelle les Frères revêtus des hauts-grades recevaient des honneurs particuliers ; et qui, en général, croyaient observer les usages de l'ancienne maçonnerie d'Ecosse.
On pourrait ajouter à cette description la conviction, déjà affirmée dans le discours du chevalier Ramsay (1686-1743) et reprise par la plupart des systèmes de hauts-grades continentaux, que l'origine de la Franc-maçonnerie devait se chercher au temps des croisades et non chez les opératifs des siècles passés.
1.4 Le Rite Ecossais Philosophique
Les adversaires du Rite Français ne constituaient pas un corps homogène et rien ne permet d'affirmer que leurs loges pratiquaient un rituel uniforme. Il suffit d'ailleurs de constater que certains des composants de cette mouvance, l'Ordre d'Heredom de Kilwinning notamment, étaient eux-mêmes des organismes de hauts-grades, sans rituel bleu défini. Le Rite Ecossais Philosophique (REP), pratiqué par certains, était probablement ce qui ressemblait le plus à un Rite aux contours reconnaissables.
D'origine avignonnaise, voire marseillaise, apparu vers 1774, ce Rite était celui de la loge parisienne de Saint Jean du Contrat Social créée en 1770 et travaillant selon les rituels d'Avignon depuis 1776. Elle avait, en 1781, négocié avec le GODF un concordat qui lui accordait le droit de créer des ateliers supérieurs de son Rite en France et des loges bleues à l'étranger. Bien que la loge soit tombée en sommeil durant la révolution, son Rite s'était maintenu dans quelques loges de France et notamment dans la Parfaite Union de Douai qui le pratiquait depuis 1784.
Les rituels du REP sont connus. La bibliothèque du Suprême Conseil pour la Belgique en conserve plusieurs exemplaires, identiques à ceux publiés il y a 20 ans par R. Désaguliers, provenant de la loge d'Avignon, Saint Jean de la Vertu persécutée.
Leur lecture montre que ces rituels ne différaient guère de ceux en usage dans les loges françaises du temps. Les « instructions » d'Avignon et du Régulateur ne diffèrent que par la présentation et l'ordre des questions-réponses.
J'en reprendrai les éléments principaux :
° Les officiers sont disposés selon l'usage « moderne » : le vénérable à l'Orient, le 1er surveillant au Sud-ouest devant la colonne B, le 2ème surveillant au Nord-Ouest devant la colonne J.
° Les mots sacrés sont « J... » au 1er grade, « B... » au 2ème grade et « M... » au 3ème grade. L'inversion des mots décidée par la Grande Loge des Modernes en 1730 (ou 1739) était respectée, comme elle le sera dans toutes les loges françaises au XVIII siècle, y compris dans les loges « écossaises ».
° Les trois grandes lumières sont le soleil, la lune et le maître de la loge.
° Les mots de passe, communiqués pendant la cérémonie, sont « Tub... » au 1er grade, « Schi... » au 2ème grades et « Gib... » au 3ème grade.
° Les voyages du candidat au 1er grade sont marqués par les purifications par l'eau et le feu.
° La lettre G, dévoilée au 2ème grade, signifie « Gloire à Dieu, Grandeur au Vénérable et Géométrie à tous les Maçons ». Elle désigne le Grand Architecte de l'Univers.
° Point essentiel, la version de la légende d'Hiram est celle qui était en usage en France depuis l'introduction du grade de maître : l'ancien Mot de Maître, Jehova, n'est pas perdu lors de la disparition de l'architecte. Il est seulement remplacé par un mot de substitution M...B... Ceci est un élément fondamental car le Rite des « Anciens » affirmait au contraire que seuls trois le connaissaient. La mort d'Hiram empêchait qu'il fût encore communiqué et le choix d'un mot de substitution devenait ainsi bien plus qu'une marque de prudence.
Si Rite Ecossais et Rite Français étaient foncièrement identiques, il nous faut cependant souligner une différence conséquente : la disposition des grands chandeliers autour du tapis de la loge, décrite par les Règlements généraux de la Respectable mère Loge Saint Jean d'Ecosse de la Vertu persécutée, à « l'Orient d'Avignon », datés de 1774, cités par René Désaguliers dans son article essentiel de 1983.
Au milieu du Temple et sur le pavé, sera tracé avec de la craie, le tableau connu de tout Maçon. Il y aura trois grands chandeliers portant chacun un flambeau : placés, l'un au coin du tableau, entre l'Orient et le midi ; les deux autres à l'Occident, l'un entre le midi et l'Ouest, l'autre entre l'Ouest et le Nord.
Or cette disposition, SE-SO-NO, qui nous paraît familière puisque c'est celle du Rite Moderne Belge, n'était pas celle des premières loges françaises. Les « tableaux » illustrant les premières divulgations et les gravures célèbres de Lebas montrent invariablement les chandeliers aux angles NE-SE-SO. Dans la confession de John Coustos aux inquisiteurs portugais, en 1743, nous lisons que le vénérable maître, siégeant à l'Est, était flanqué de deux bougies tandis qu'une troisième brillait à l'Ouest auprès de deux surveillants, disposition confirmée par les divulgations françaises, à condition de bien les lire :
Dans les Loges régulières et bien achalandées, ces Chandeliers hauts comme des Chandeliers d'Autel, sont communément de forme triangulaire et décorés des attributs de la Maçonnerie. Les quatre points Cardinaux marqués sur le Dessein règlent la place des trois Cierges, du Grand Maître et des deux surveillants. On met une de ces lumières à l'Orient, l'autre au Midi, et la troisième à l'Occident. Le Grand-Maître se place à l'Orient, entre la lumière d'Orient et celle du Midi.
Les loges du GODF avaient conservé cette disposition comme le montrent les illustrations du « Régulateur du Maçon » (1801) : la loge d'apprenti y est éclairée par trois bougies portées par trois grands chandeliers triangulaires placés aux angles N-E., S-E. et S-O. Il s'agit là d'un autre exemple de la fidélité du « Rite Français » aux traditions de la Grande Loge anglaise dite des Modernes puisque cette disposition était celle des « nouvelles loges selon les instructions de Désaguliers », selon un texte fondamental anglais du début du siècle précédent. Les loges françaises suivaient ainsi la coutume de la maçonnerie dite plus tard « moderne », celle de la Grande Loge de 1717.
La signification de ces lumières était donnée par Prichard qui, dans son « Masonry dissected » de 1730, écrivait :
Q. Have you any Lights in your Lodge ?
A. Yes, Three.
Q. What do they represent ?
A. Sun, Moon and Master-Mason.
N.B. These Lights are three large Candles placed on high Candlesticks (my italics).
Q. Why so ?
A. Sun to rule the Day, Moon the Night, and Master-Mason his Lodge.
Les rituels français avaient fait un pas de plus en les dénommant « Grandes Lumières »
Que vîtes-vous lorsque vous fûtes reçu maçon ?
Trois Grandes Lumières disposées en équerre, l'une à l'Orient, l'autre à l'Occident et la troisième au Midi.
Que signifient ces trois Grandes Lumières ?
Le soleil, la lune et le maître de la loge.
Si la loge anglaise était éclairée par trois lumières, elle était supportée par trois « piliers », Sagesse, Force et Beauté, représentées par le vénérable maître et les deux surveillants. Les deux Grandes Loges « Moderne » et « Ancienne » étaient, pour une fois, d'accord sur ce point. Les divulgations des années 1760 (The Three distinct Knocks Or the Door of the most Antient Free-Masonry [...]) et de 1762 (Jachin and Boaz or an authentic key to the door of Free-Masonry [....]) rapportaient le même dialogue :
Mas. What supports your Lodge ?
Ans. Three great Pillars.
Mas. What are their Names ?
Ans. Wisdom, Strength and Beauty.
Mas. Who doth the Pillar of Wisdom represent ?
Ans. The Master in the East.
Mas. Who doth the Pillar of Strength represent ?
Ans. The Senior Warden [in the West].
Mas. Who doth the Pillar of Beauty represent ?
Ans. The Junior Warden [in the South].
Les premières divulgations françaises allaient plus loin et affirmaient l'assimilation de ces « piliers » aux colonnes J et B du temple de Salomon (« pillar » se traduit indifféremment par colonne ou pilier, alors qu'en français, colonne désigne un support de forme circulaire, pilier désignant un support de forme quelconque). Lorsqu'il décrit le tableau de la loge, le « Nouveau Catéchisme des Francs-Maçons » (p.41) est très explicite :
Au dessous [de la fenêtre d'Orient], où ils supposent un troisième Pilier, Beauté. Sur l'une des deux Colonnes réelles, Force et un grand J. qui veut dire JaKhin, et sur l'autre Sagesse et un grand B qui veut dire Booz, et dans le centre de l'Etoile Flamboyante paroit un grand G.
Légende : tableau de la loge d'apprenti-compagnon du « Nouveau catéchisme des Francs-Maçons » de 1749. Remarquons l'emplacement des flambeaux-lumières marqués par des macarons.
Oublions la disposition variable, et parfois fantaisiste, de Sagesse, Force et Beauté. L'important est l'assimilation des « supports » de la loge aux deux colonnes J et B du temple de Salomon et leur association très forte aux deux surveillants. Le rituel de compagnon (1767) de la loge du marquis de Gages, La Vraie et Parfaite Harmonie à l'orient de Mons ne disait rien d'autre :
La colonne des apprentis porte les lettres J-F pour Jakin et Force ; la colonne des compagnons les lettres B-B pour Boaz et Beauté.
D'où le schéma suivant :
Fig. 2 : Disposition de la loge française
En résumé, la loge française :
° est supportée par trois colonnes, Sagesse-Force-Beauté, dont deux ne sont autres que les colonnes, J et B, du temple de Salomon, auxquelles sont associées les Surveillants, la troisième, imaginaire, l'étant au Maître de la loge ;
° elle est éclairée par trois lumières disposées en équerre aux angles de la loge : le soleil, la lune et le Maître de la loge.
Le déplacement des lumières dans la loge avignonnaise modifiait radicalement la géographie de la loge et les associations symboliques qu'elle recelait. En effet, l'article suivant des Règlements généraux stipulait :
Toute assemblée de Maçons sera appelée Loge et sera présidée par un frère qu'on nommera Vénérable, et par deux autres frères qu'on appellera Surveillants qui représentent les Trois Lumières ou les Trois Colonnes de la Loge, laquelle aura encore pour Officiers un Orateur, un Secrétaire, un trésorier, un garde des Timbres et Sceaux, deux Maîtres des Cérémonies, un Maître Ordonnateur des Banquets et deux Infirmiers et Aumôniers (souligné par moi).
Alors que les colonnes et les lumières constituent deux ternaires distincts dans la loge Française, ils sont ici fondus en un ensemble unique réunissant les trois officiers principaux, les chandeliers et les supports de la loge, ensemble illustré par la disposition nouvelle des chandeliers d'angle. Tout naturellement, les colonnes J et B en perdront leur fonction de support de la loge.
L'instruction du grade d'apprenti du Rite Ecossais Philosophique contient en germe l'annonce de cette fusion :
D : Qu'avez-vous vu quand on vous a donné la Lumière ?
R : Trois grandes lumières ; le Soleil, la Lune et le Vénérable.
D : N'avez-vous point vu d'autres Lumières ?
R : Trois grands flambeaux qui représentent le Vénérable et les Surveillants
Ceci permit à R. Désaguliers d'écrire en 1983 :
C'est, à mon sens, cette disposition des chandeliers-colonnes autour du tapis-carré long et leur association étroite avec le Vénérable et les deux Surveillants qui fonda le « Rite Ecossais » pour les trois premiers grades.
Concluons rapidement :
Dans une loge Ecossaise,
- le Vénérable Maître et les deux Surveillants sont à la fois lumières (les grands chandeliers) et colonnes (Sagesse-Force-Beauté, supports de la loge),
- les trois grands chandeliers, par un glissement sémantique bien compréhensible, deviennent donc aussi les trois piliers-supports de la loge,
- les deux colonnes J et B perdent leur signification originelle pour n'être plus que les colonnes des apprentis et des compagnons,
- le ternaire traditionnel, Soleil-Lune-Vénérable Maître, est maintenu mais son association aux chandeliers a disparu.
Fig. 3 : Disposition de la loge Ecossaise "Philosophique"
Le tout peut être résumé par une grille assez simple :
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Rite Ecossais "Philosophique"
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Disposition des colonnes
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J au NO, B au SO
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J au NO, B au SO
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Disposition des surveillants
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J au NO, B au SO
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J au NO, B au SO
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Disposition des lumières (flambeaux d’angle)
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NE, SE, SO
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SE, SO, NO
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Acclamation
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Vivat, Vivat, Vivat
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Houzey, Houzey, Houzey
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Grandes
Lumières
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Soleil, lune, maître de la
loge
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Soleil, lune, maître de la
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Fig. 4 : Comparaison des rites Français et Ecossais "Philosophique"
(Les mots entre guillemets ont été ajoutés pas les Sentiers d'Hermès)
(N.B. par les Sentiers d'Hermès : ne pas confondre Rite Ecossais Philosophique et Rite Ecossais Ancien et Accepté. Le tableau de la figure 4 évoque le REP et non le REAA. Le REP a bien une structure "moderne", et non "ancienne" comme le REAA : position des Colonnes, des Surveillants, etc. Les Sentiers d'Hermès ont cru utile d'ajouter cette précision à l'article de Pierre Noël car quelques lecteurs - l'adjectif "philosophique" n'ayant pas été repris par l'auteur pour la figure 4 - ont pensé de bonne foi qu'il s'agissait du REAA).
La seule différence significative est la fusion, au Rite Ecossais, des colonnes et des lumières, fusion induite par leur déplacement aux mêmes angles que les colonnes.
Rien dans tout cela ne justifie la condamnation d'Abraham. La maçonnerie « Ecossaise » différait peut être de la maçonnerie française classique, mais pas d'une façon aussi radicale que le prétendait le chantre de l'écossisme. Toutes deux relevaient de l'influence du « Rite Moderne » introduit en France avec l'Ordre maçonnique mais adapté aux sensibilités locales. Le point de rupture ne se trouvait pas dans les rituels des grades bleus mais bien dans le désir de conférer, comme par le passé, les hauts-grades dans les loges et le refus de l'autorité « dogmatique » du Grand-Orient. Il n'est pas exagéré, me semble-t-il, d'avancer que la résistance des loges Ecossaises fut provoquée par la volonté centralisatrice du GODF et non par l'abandon d'une certaine tradition initiatique imaginaire.
Quoiqu'il en soit, l'ostracisme du Grand-Orient prépara le terreau qui permit l'éclosion, en France, d'un Rite jusque là inédit, le Rite Ecossais Ancien et Accepté, car, sans l'appui inconditionnel des « Ecossais » condamnés par le Grand-Orient, les protagonistes de 1804 n'auraient pu mener leur entreprise à bien.