LE MARQUIS DE GAGES ET L'ANGLETERRE
Michel L. Brodsky
En annexe, bas de page, liste des loges fédérées au sein de la
Grande Loge provinciale des Pays-Bas autrichiens
Si les relations entre le marquis de Gages, la Grande Loge provinciale des Pays-Bas
autrichiens et le Grand Orient de France sont bien connues, il reste de nombreux
aspects mystérieux quant aux relations qu'il a entretenues avec la Grande Loge
d'Angleterre, dont il reçoit sa patente de grand maître provincial en 1770. Faute d'une
correspondance complète, il est nécessaire de comprendre comment le marquis de
Gages obtint celle-ci, et ensuite quelles ont été ses relations avec la puissance
suzeraine. Plusieurs points méritent donc un examen. C'est l'objet du présent article.
Le titre et la fonction de grand maître provincial sont officiellement mentionnés
pour la première fois par Anderson dans la deuxième édition, celle de 1738, du Livre
des Constitutions (p. 191-195) qui inclut une liste des grands maîtres provinciaux. A
ce sujet W.R.S. Bathurst (1) écrit: « le terme de grand maître provincial tel qu'employé
au XVIIIe siècle n'implique pas qu'il existe une Grande Loge provinciale ou que si elle
existe, elle ait une quelconque ressemblance avec celles que nous connaissons
aujourd'hui (en 1966) ». Et en ce qui concerne l'Europe, ce titre a été attribué pour la
première fois par le duc de Norfolk, grand maître en 1730, en faveur de M. Du Thom
pour le Hanovre dans le Cercle de Saxe, Etat dont le roi George II d'Angleterre était
aussi le souverain. L'Allgemeines Standbuch des Freimaurei cite «Friedrich de
Thorns» né vers 1697, Geheim Rath (conseiIIer privé) qui vécut à Londres de 1726 à
1736 où il était envoyé ou ministre du duché de Brunswick, et ensuite des
principautés de Gotha auprès des rois George Ier et George II. Il est élu membre de la
Royal Society où il est investi le 20 novembre 1729. Son nom n'apparaît dans aucune
liste de loges (2), ni en Angleterre ni en Allemagne. Peut-être le duc de Norfolk, un des
plus grands seigneurs du Royaume, estimait-il qu'une telle nomination faisait partie
de ses pouvoirs de grand maître sans qu'il soit pour cela nécessaire que le titulaire soit
franc-maçon.
Le Livre des Constitutions, édition de 1756 (la première édition d'Entick, p. 291-
292), définit clairement ce qu'est à l'époque un grand maître provincial. Sa
nomination est la prérogative du grand maître qui choisit celui qu'il estime avoir les
capacités nécessaires pour remplir la fonction. Le grand maître provincial n'est pas
nommé à vie mais son mandat dépend du bon plaisir du grand maître. Il reçoit le rang
et les honneurs d'un grand maître adjoint (Deputy Grand Master) dont il peut porter
les décors lors de toutes les cérémonies. Il est tenu de transmettre au grand maître, en
fait au grand secrétaire, un rapport circonstancié des activités de la Province au moins
une fois par an et d'y joindre une liste des loges qui y ont été créées et des
contributions au fonds de Charité de la Grande Loge (3). Ce texte appelle quelques
commentaires: il n'y est pas mentionné qu'une Grande Loge provinciale active est
nécessaire, pas plus qu'il ne désigne les grands officiers provinciaux qui la
composent. C'est la quatrième édition du Livre des Constitutions d'Entick (1767) qui
prévoit la possibilité pour le grand maître provincial de nommer à son choix des
grands officiers provinciaux. Ces derniers portent les décors des grands officiers
(nationaux), mais exclusivement lorsqu'ils officient au sein de leur propre Province.
La mise en place des Grandes Loges provinciales d'Angleterre ou d'Outremer est à
cette période en pleine évolution et nous ignorons si les éditions successives du Livre
des Constitutions innovent ou si elles se contentent d'entériner des situations
existantes. La Grande Loge dite des « Ancients » suit une procédure différente. Elle ne
crée des Grandes Loges provinciales qu'Outremer (à l'exception d'une seule en
Angleterre) que lorsqu'il existe un nombre suffisant de loges dans une localité ou une
région. Au besoin, on crée trois loges en un seul endroit et l'une d'entre elles devient
alors la Grande Loge provinciale. Le grand maître provincial est élu par les membres
des loges et il désigne ses officiers. Cette différence découle sans doute de la
composition plus populaire des loges des « Ancients » et de la difficulté de trouver
dans des colonies lointaines, comme le Canada, des nobles personnages prêts à
remplir la fonction de grand maître provincial.
Entre 1730 et 1800, la Grande Loge d'Angleterre crée et constitue trente Grandes
Loges provinciales (4) en Europe seulement, ce qui, contrairement aux autres Grandes
Loges provinciales fondées dans les colonies d'Outremer, implique la nécessité de
tenir compte des circonstances locales aussi bien politiques que religieuses. Les
souverains européens sont fort jaloux de leur autorité sans partage et la plupart
prétendent régenter toutes les activités de leurs sujets, surtout en matière religieuse. Or
la franc-maçonnerie est dès cette époque réputée, en Europe, comme une institution
anglaise et protestante; de ce fait, elle est sujette aux attaques plus ou moins efficaces
de l'Eglise catholique romaine. Deux éléments contradictoires influenceront
l'instauration des loges d'obédience anglaise sur le continent. La Grande Loge
d'Angleterre ne s'occupe ni directement, ni indirectement des questions politiques ou
religieuses. Or les Etats européens ne conçoivent pas qu'une organisation privée dont
les activités sont réservées à des membres sélectionnés par elle-même, qui est donc
secrète selon leurs critères, puisse exister sans qu'elle veuille comploter contre l'Etat
ou l'Eglise, que celle-ci soit protestante ou catholique. D'autre part, la Grande Loge
d'Angleterre ne reconnaît aucune autre autorité maçonnique comme égale ou
supérieure à la sienne; en conséquence, elle ignore superbement les Etats à qui elle ne
doit pas rendre des comptes. L'on pourrait donc s'attendre à ce que la Grande Loge
d'Angleterre, lorsqu'elle délivre des patentes à des Loges ou lorsqu'elle crée des
Grandes Loges provinciales, applique des critères précis et bien définis. En d'autres
mots, qu'elle ait et applique une politique comprise de tous. Or il n'en est rien. C'est
dans ces conditions que le marquis de Gages reçoit en 1770 sa patente de grand maître
provincial. Est-il alors conscient des implications de son engagement vis-à-vis de la
Grande Loge Unie d'Angleterre? Nous l'ignorons.
Il faut attendre 1929 pour que la Grande Loge Unie d'Angleterre expose
officiellement et publiquement sa position vis-à-vis des autres obédiences
maçonniques. Quant aux loges fondées ou affiliées directement ou au travers d'une
Grande Loge provinciale, il est évident, pour les Anglais, qu'elles se conforment en
tous points au Livre des Constitutions de la Grande Loge d'Angleterre. Cette situation
n'est pas toujours vraie. Il existe des problèmes de langue, le grand secrétaire à
Londres ne connaît pas les langues étrangères et dépend d'adjoints qu'il contrôle
difficilement. Mais, en plus, il n'existe pas de rituels officiels ou approuvés par la
Grande Loge. L'on imagine facilement ce qui peut en découler puisque seule la
transmission orale de ceux-ci est permise.
Néanmoins la position de la Grande Loge d'Angleterre au XVIIIe siècle a été
exposée plusieurs fois à l'occasion d'échanges de correspondance, en particulier alors
que des Grandes Loges provinciales affirment leur indépendance et créent des
Grandes Loges ou des Grands Orients nationaux. La lettre que le grand secrétaire
adresse à la Grande Loge Nationale d'Autriche en 1784 est exemplaire à ce sujet (5).
La Grande Loge d'Angleterre Aux Loges d'Autriche, de Bohëme, de Hongrie et de
Transylvanie, aux maçons travaillant à l'Orient de Vienne sous le Titre de Grande Loge
Nationale,
salut force et union
Très chers freres
C'est avec autant de douleur que de surprise que nous avons appris l'établissement à
l'orient de Vienne d'une Grande Loge nationale indépendante.
Les motifs qui ont déterminé ceux d'entre vous qui ont concourus à cet établissement, et
ceux qui l'ont approuvé, devaient produire un effet contraire.
La Maçonnerie établie à la gloire de l'humanité et pour son bonheur, a pour base la
fraternité. En répandant ses douces influences dans l'univers, elle rapproche l'homme de
l'homme, quelque soient ses titres, son rang, les loix et la rivalité des nations. Le vrai
maçon se doit et se voue à sa patrie, sans cesser d'être, comme maçon, citoyen de
l'univers, sans cesser d'avoir et de trouver partout des amis et des freres. La forme des
Gouvememens civils peut changer, celle de la hiérarchie maçonne est immuable. L'on ne
peut y toucher sans détruire l'édifice.
Nous ne nous étendrons pas, Très Chers freres, sur des vérités aussi connues et que vous
n'avez sans doute oubliées que dans un moment de zèle ou vous avés cru de travailler à
la prospérité de vos Loges; et nous nous bornerons à quelques réflexions sur la lettre qui
nous a été adressée de Vienne le 11e jour du 6e mois de la V.L. 5784 (11 août 1784).
La Tolérance établie dans les états autrichiens, dit-on dans cette lettre, la nécessité de
donner aux différentes loges de ces états, la même forme et la même direction, et de réunir
les forces dispersées de la Maçonnerie dans un même systême, sur la même base et au
centre où tous les rayons doivent aboutir, ont rendu nécessaire l'établissement d'une
Grande Loge nationale, indépendante.
Mais t.c.f., n' est-ce qu'en rompant le lien qui vous attache à la Grande Loge d'Angleterre
que vous pouvés espérer de donner une même forme à vos loges? Est-ce en rompant ce
lien par l'établissement d'un nouveau systême que vous leur donnerés une même
direction qui, dans les principes de notre ordre, doit leur être commune avec tous les
autres orients? Est-ce en élevant un sanctuaire contre son sanctuaire, et en multipliant les
points de réunion que tous les rayons pourront aboutir à un centre commun, et que les
forces dispersées de la Maçonnerie seront réunies? Non sans doute.
L'indépendance
déclarée en sa faveur par la Loge nationale de Vienne, indique un nouveau point de
réunion, un nouveau centre où doivent aboutir les rayons des orients autrichiens. Voilà
donc ces orients séparés des autres orients répandus sur le Globe. Voilà donc le systême
de la Maçonnerie changé, son unité détruite, son centre divisé.
La tolérance établie dans les états autrichiens ne peut avoir aucune influence sur notre
ordre. Les loix publiques et les affaires d'état ne sont point de son ressort il ne porte
jamais un oeil critique sur les différens cultes religieux, seuls objets de la tolérance
quelque soient la patrie et la religion de l'homme, ce titre suffit pour intéresser la
Maçonnerie, et les vertus morales suffisent pour l'y faire admettre.
Par son ancienneté et par le soin qu'elle a pris de conserver le dépôt précieux de la
Maçonnerie dans les tems où l'art royal étoit inconnu à toutes les nations, la Grande Loge
d'Angleterre a seule le droit incontestable d'être le centre commun, le point de réunion où
tous les rayons doivent aboutir.
Si quelques unes de vos loges avaient besoin de réforme; S'il vous paroissait
avantageux pour la propagation de notre ordre, d'avoir une loge nationale dépositaire des
pouvoirs de la Grande Loge d'Angleterre elle ne se serait pas refusé à former un
établissement désiré par des enfans qu'elle chérit qui lui en auroient fait connaitre la
nécessité, et qui auroient restés unis avec elle en reconnoissant sa primatie, incompatible
avec l'indépendance déclarée par l'orient de Vienne.
La Grande Loge d'Angleterre ne peut donc, très chers frères, que vous exhorter à effacer
des annales de la Maçonnerie un acte qui en renverse les fondemens et qui, s'i! subsistoit
dans son entier, ne lui permettroit plus de communiquer avec les loges qui y auroient
participé et qui continueroient de reconnoître l'indépendance d'une loge nationale à
Vienne.
En attendant votre réponse nous sommes toujours, très chers freres par tous les N M. à
nous C.
Vos très affectionnés frères.
Une lettre (6) identique quant au fond est adressée à la même époque au Grand
Orient de Varsovie qui a été fondé le 26 février 1784. Elle reflète donc bien ce que l'on
doit considérer comme la ligne politique qui est appliquée par la Grande Loge
d'Angleterre au XVIIIe siècle.
Malheureusement, nous ne possédons pas la correspondance entre le marquis de
Gages et la Grande Loge Unie d'Angleterre avant que ce dernier ne soit investi de la
charge de grand maître provincial. Les documents originaux, sa patente et celle créant
la Grande Loge provinciale ont disparu. Force nous est donc de tenter de reconstituer
l'histoire avant cette création dans l'espoir d'éclairer les circonstances qui l'ont
amenée. La première tentative de constituer une loge en Belgique sous l'obédience de
la Grande Loge d'Angleterre date de 1763 à Gand, car il faut bien considérer que la
date de 1721 pour la fondation de la loge de Mons n'a jamais été démontrée, comme
le prouvent bien les commentaires polis et dubitatifs qui suivent l'article de Gustave
Jottrand (7) publié en 1897 dans Ars Quatuor Coronatorum.
Le premier essai de fonder une loge sous la Grande Loge d'Angleterre dans les
Pays-Bas autrichiens émane d'un groupe de maçons gantois qui souhaitent installer
cette loge à Gand. La seule trace que nous possédons est attestée par la copie d'une
lettre d'un nommé François Premier Lamens (8) :
MEMOIRE POUR LE MILORD Co o
une Troupe des F.macons duement recu se trouvant ensemble de tems en tems à Alost
ville Entre bruxelles et gand desirent ardement de pouvoir tenir une Loge duement
constitué et d'avoir pour cette fin une patente de la Mere Loge de Londres avec le pouvoir
y inserré de pouvoir patenter d'autres Loges dans le pays bas autrichien. et de les
authoriser au nom de la Respectable mere Loge de Londres. ils désirent une
correspondence Etroite avec la dite mere Loge Exclusivement a tout autre Loge de ces
pays, puisque ces ne pourront etre ou des fausses loges, ou des loges créées par nous,
puisque notre respectable ordre est tout à fait perdu chez nous. et que nous tacherons de
le remettre dans toute sa splendeur, nous demandons aussi un cachet pour sceller nos
patentes, et vouloir contribuer a tout ce que des pareils engagemens pourraient exiger de
nous, Cy deriere le tableau de notre loge presante
Gand le 17 mars 1765
Francois Premier Lammens
Negociant a Gand
Cette tentative légèrement antérieure à celle d'Alost désigne Depotter comme
premier vénérable maître. On peut supposer que les membres et le vénérable maître
étant inconnus à Londres, la demande n'a jamais été traitée, si elle est arrivée. En fait
ces frères ambitieux demandent un statut de Grande Loge provinciale. La demande de
la loge d'Alost, elle, est introduite auprès de la Grande Loge d'Angleterre par un
personnage assez mystérieux, le «milord» mentionné dans la lettre. Il s'agit de
Thomas Chambers Cecil, écuyer dont le chef de famille était duc d'Exeter. Il vivait en Flandre et il est possible qu'il ait été un partisan des Stuart en exil. Il n'est pas connu
comme ayant été franc-maçon mais, par son statut nobiliaire, il avait la possibilité
d'être « influential» (9) à Londres. Ce qui est curieux, c'est qu'il est en fait désigné
comme étant le premier vénérable maître de la loge d'Alost, ce qu'il n'a jamais été.
Mais évidemment il représentait aux yeux du grand secrétaire, à Londres, un
personnage beaucoup plus important que Depotter, malgré que celui-ci soit désigné
comme « Grand Bailly de la principauté de Sotteghem ».
Comment le marquis de Gages est-il devenu grand maître provincial de la Grande
Loge provinciale des Pays-Bas autrichiens? Goblet d'Alviella (10) donne une version
élaborée de l'approche du marquis de Gages et de la manière dont ces deux patentes
lui ont été attribuées par la Grande Loge d'Angleterre.
La plus grande partie des documents auxquels il se réfère ne sont hélas plus
disponibles, mais le portrait qu'il donne de Vignoles doit être revu à la lumière d'un
article plus récent (11) qui se base sur les archives hollandaises, pays où il a été fort actif
au début de sa carrière maçonnique. La conclusion de E. Stolper définit bien le
personnage: «il faut admettre que De Vignoles (dont le véritable nom était sans
doute Jean Joseph Joniot) était un individu bien remarquable. Il est certain qu'il était
égoïste, quasi mégalomane, et son caractère était très complexe ce qui lui créa de
nombreuses difficultés ... De Vignoles était sans aucun doute un homme compétent, et
si l'on tient compte qu'il est mort dans la misère, c'était un escroc incompétent» (12). Dans ces conditions, il est relativement simple de comprendre comment le grand
secrétaire de la Grande Loge d'Angleterre James Heseltine, qui ne parlait aucune
langue étrangère, a été impressionné par le titre du marquis de Gages et comment les
patentes demandées lui ont été attribuées.
La lecture de ces patentes montre bien que le marquis de Gages oublie très vite les
obligations qui lui incombent financièrement vis-à-vis de la Grande Loge
d'Angleterre. Les seules loges reprises dans les listes de la Grande Loge
d'Angleterre (13) sont les suivantes: Alost La Discrète Impériale n° 341 du 5 juin
1765; Gand La Constante Union n° 427 de juillet 1768, qui sont antérieures à la
Grande Loge provinciale; et enfin Mons La Parfaite Harmonie n° 394 (14) du 20
janvier 1770. Ainsi que la loge d'Ostende L'Ancienne Impériale (15) n° 223 de la
Grande Loge des Ancients du 10 mars 1784 sous la dénomination Bayley's English
Hotel Ostend, qui, elle, n'a jamais été sous l'autorité du marquis de Gages.
Cela nous amène au coeur du problème: le marquis de Gages a-t-il réellement agi
en tant que grand maître provincial d'une Grande Loge provinciale sous l'autorité de
la Grande Loge d'Angleterre?
II existe une seule copie de lettre adressée au marquis de Gages par la Grande Loge
d'Angleterre; elle date du 26 août 1779 (16). Elle est fort curieuse:
A son Excellence le marquis de Gages à Mons, Pays-Bas autrichiens
R(ight) W(orshipful) P(rovincial) G(rand) M(aster),
J'ai l'honneur d'accuser réception de votre lettre du 24 avril grâce à l'obligeance du F.
d'Outremer (17) qui est en possession d'informations correctes en ce qui concerne le F. De
Vignoles. Ce Monsieur n'est plus PGM pour les loges étrangères, et il ne réside plus à
Londres.
J'ai eu de longues conversations avec le F. D'Outremer au sujet des différents sujets que
vous lui avez confiés, et j' ai le plaisir de satisfaire avec plaisir à sa demande et vous envoi
sous ce pli l'Almanack de cette année, et les tracés imprimés des réunion trimestrielles de
la Grande Loge pour les douze derniers mois, et je prends soin de ce que Votre
Excellence reçoive régulièrement chaque année les changements des grands officiers de
la Grande Loge. Les officiers actuels sont: (la liste manque).
En ce qui concerne une exemption des contributions à la Grande Loge : J'ai consulté le
grand maître, et votre requête ne peut être acceptée dans sa présentation car elle blesserait
notre Fond de Charité si un tel précédent était admis, mais la Grande Loge n'a pas
l'intention d'exiger le paiement d'une somme annuelle par Votre Excellence, en laissant
cette question entièrement à la discrétion de la Grande Loge provinciale que vous
présidez.
L'état de notre Société est très florissant dans toutes les parties du monde suivant les
rapports que nous recevons quotidiennement et à Londres, particulièrement ses
conséquences et la dignité dépasse toutes les périodes passées.
Je suis chargé par sa Grâce le Duc de Manchester de faire part à Votre Excellence de ses
salutations les plus respectueuses. Et j'ai l'honneur d'être de la manière la plus
respectueuse et par les nombres mystérieux
Votre serviteur dévoué et votre Frère affectueux.
J.H. G.S.
London 26 juin 1779
En d'autres termes, le marquis de Gages, qui était personnellement fort riche,
demande à la Grande Loge d'Angleterre de l'exempter des droits de création de loges
(qu'il n'a jamais payés) et des versements prévus au fonds de Charité. Le nom
« anglais» lui suffisait, mais il n'en souffrait pas les obligations, qui découlaient de
son acceptation de la grande maîtrise provinciale. Le grand secrétaire ne parlait peut-être
pas le français mais cela ne l'empêche pas d'être un fin diplomate quand il renvoie
la balle en invitant la Grande Loge provinciale à prendre ses responsabilités.
Comment interpréter une telle situation ?
Du côté anglais, il existe une bonne volonté et un désir d'ouverture vis-à-vis des
francs-maçons étrangers qui peuvent ouvrir des loges en français à Londres;
l'extension de la maçonnerie en Europe est la bienvenue pour autant qu'elle passe par
le canal de la Grande Loge. Ce qui se passe dans les loges et Grandes Loges
provinciales n'est pas soumis à des contrôles et des inspections. Il est supposé que les
rites et pratiques maçonniques sont semblables, si pas identiques, à ceux en usage en
Angleterre. Même si ce n'est pas le cas, cela n'a aucune importance: l'hostilité
violente de la Grande Loge d'Angleterre vis-à-vis de la Stricte Observance en
Allemagne ne repose pas sur la modification des rituels mais sur l'affirmation par cette
organisation de son indépendance et parce qu'elle exige que les loges qui sont
« rectifiées» quittent l'obédience de toutes les autres Grandes Loges. Comme les rares
visiteurs sont en général des personnages importants (ministres, envoyés
diplomatiques et presque toujours nobles, vrais ou faux), ils sont acceptés pour ce
qu'ils sont censés représenter jusqu'au moment où les supercheries sont découvertes.
Cette attitude est généralisée au XVIIIe siècle qu'il s'agisse de Vignoles, de Casanova,
du comte de Saint-Germain ou de Cagliostro dont la carrière culbute au moment où
des escroqueries ou des abus de confiance l'obligent à prendre la fuite. La franc-maçonnerie
en Angleterre durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle comprend trois
strates de membres, à commencer par les très hauts personnages de la noblesse qui
occupent des fonctions élevées dues à leur potentiel de patronage dans la société
civile. Les carrières maçonniques, à quelques rares exceptions près, sont courtes et
lorsqu'ils descendent de charge, ils sont parfois fort jeunes. Le duc de Beaufort (1744-1803) devient grand maître à vingt-trois ans en 1767. Il est présent en Grande Loge en
1767 puis n'a plus d'activités maçonniques. On trouve aussi de nombreux maçons qui
appartiennent à la petite noblesse ou à la haute bourgeoisie qui occupent des
fonctions dirigeantes au sein de la Grande Loge durant de nombreuses années. Et
enfin la grande masse des maçons fait partie des artisans, des professions
indépendantes; leur activité se limite à leurs propres loges et ils ne s'intéressent pas
aux relations extérieures. Le grand secrétaire James Heseltine occupe ses fonctions de
1769 à 1783. Il travaille à son domicile et n'est pas rétribué, dépendant des largesses
du grand maître. Comme de plus il doit faire face à des situations complexes qui lui
échappent (comme la Stricte Observance en Allemagne), on comprend qu'il consacre
peu de temps à la Grande Loge provinciale des Pays-Bas autrichiens et qu'il se repose
sur des individus, tel Vignole, qui parfois s'avèrent ne pas être dignes de la confiance
qui leur a été accordée.
D'autre part, le marquis de Gages a pour dessein de se tailler un petit royaume
maçonnique dans sa région, il va y consacrer beaucoup de temps et d'énergie. Il réalise
que, du côté de la France, il ne peut espérer une délégation régionale de pouvoirs pour
une Grande Loge provinciale après la création en 1773 du Grand Orient de France. Des
Grandes Loges provinciales sont réglementairement prévues par le Grand Orient de
France, or leur création en pays étranger rencontre de sérieux obstacles politiques. Le
Grand Orient de France défend farouchement son autorité exclusive sur toutes les
loges du royaume et la création sous son autorité d'une Grande Loge provinciale en
terre autrichienne est une source de conflits susceptible de déborder sur le plan de la
politique de l'Etat.
Le marquis de Gages doit aussi tenir compte de ce que Vienne surveille les loges
de près. Il est vraisemblablement conscient de ce fait; il se tourne alors vers
l'Angleterre et entame des négociations, dont nous ignorons les détails, avec Vignole.
Cette correspondance avec Vignole et sa Grande Loge provinciale des Pays Etrangers
qui n'a jamais eu qu'une existence sur papier, offre au marquis de Gages une chance
qu'il va saisir. Mais il n'a certainement pas l'intention de permettre aux autorités
politiques d'investiguer ou simplement de mettre en doute sa fidélité vis-à-vis de la
couronne autrichienne. Il est d'abord «chambellan de l'Impératrice» avant d'être le
subordonné du grand maître de la Grande Loge d'Angleterre.
Cela explique pourquoi il porte un titre de grand maître provincial qui lui a été
régulièrement attribué, il dirige une Grande Loge provinciale régulièrement et
légalement constituée au regard de la franc-maçonnerie. Mais comme volontairement,
et non par manque de moyens, il ne paie jamais les cotisations qu'il doit payer pour
faire enregistrer les vingt-trois loges qu'il a créées, pas plus que les montants que la
Grande Loge provinciale doit payer au fonds de Charité, il n'existe aucun lien
matériel qui le lie à la Grande Loge d'Angleterre. Il est le maître dans sa Province. De
ce fait, il reste fidèle à la Couronne d'Autriche et on ne peut rien reprocher au
chambellan de sa Majesté. La situation générale se détériore dans les années 1780,
Joseph II, l'empereur réformateur, entend appliquer sa politique avec rigueur et l'on
observe les prémices des Révolutions de 1789. Il tente alors d'obtenir une
reconnaissance de son indépendance par le Grand Orient de France. Celui-ci ne peut
que constater qu'en fait, il n'est pas indépendant et il paraît alors évident qu'il devra
tôt ou tard devenir le subordonné de la Grande Loge nationale de Vienne. Ses espoirs
d'indépendance sont brisés: il ne sera jamais qu'un grand maître provincial. Le
marquis de Gages est une personnalité attachante durant ces années où de gros nuages
s'amoncellent sur l'horizon politique de l'Europe. Il est encore un véritable seigneur
féodal éclairé, évidence qui est démontrée par la bonne gestion de sa Grande Loge
provinciale. Faut-il regretter qu'ayant failli à ses obligations financières, les loges
qu'il crée en Belgique n'auront jamais la «nationalité» anglaise? Mais est-ce
important? Il est évident que si le marquis de Gages avait fait enregistrer ses loges à
Londres, elles eussent disparu tout aussi rapidement, qu'enes aient été supprimées par
l'empereur Joseph II ou par les commissaires du Directoire après Fleurus (NDLR : Bataille de Fleurus, le 26 juin 1794; l'armée révolutionnaire française vainc les forces de la Coalition (Royaume-Uni, Saint-Empire, électorat de Brunswick-Lunebourg) et s'empare des Pays-Bas autrichiens).
Ce que montre l'examen des relations entre la Grande Loge provinciale des Pays-Bas
autrichiens et l'Angleterre, c'est le gouffre profond qui déjà séparait la franc-maçonnerie
anglaise d'une certaine forme de franc-maçonnerie continentale.
Le
marquis de Gages a tenté de jeter un pont; il n'est pas responsable de son échec:
l'Ancien Régime est à la veille de disparaître et il n'est qu'un représentant de celui-ci.
II ne vécut pas pour voir la Révolution française transformer son pays et c'est peut-être
mieux ainsi.
Notes
(1) W.R.S. BATHURST, «The Evolution of the English provincial Grand Lodge ». dans Ars
Quatuor Coronatorum. 79. 1966. p. 216-232.
(2) GREINER, «Gennan Freemasonry in the present era », dans Ars Quatuor Coronatorum. 9.
1896, p. 52-82.
(3) Op. cit., p. 217.
(4) A partir de l'Union des deux Grandes Loges en 1813, les Grandes Loges provinciales hors
d' Angleterre sont dénommées "District" sans que cela modifie leur statut.
(5) Bibliothèque de la Grande Loge Unie d' Angleterre. Dossier Pays-Bas autrichiens. Copie sans
date d'expédition.
(6) M. BRODSKY, English Freemasonry in Europe 1717-1919. The Prestonian Lecture 1994.
Privately printed. Copie dans Ars Macionica. na 6.
(7) Gustave JOTTRAND, dans Ars Quatuor Coronatorum, 10. 1897, p. 46-57.
(8) Copie d'une lettre (telle qu'elles étaient conservées dans les dossiers) datée du 17 mars 1765,
et écrite par François Premier Larnmens de Gand. Elle est destinée à un personnage appelé " Milord ». Cette lettre est reproduite (en respectant l'orthographe originale) au départ d'une
photocopie.
M. L. BRODSKY, "Un ancien document maçonnique belge », dans Annuaire de la
Grande Loge Régulière de Belgique, 1987, p. 25-35.
(9) Avoir le bras long.
(10) E. GOBIET D'AI.VIELLA, « The English provincial Grand Lodge of Austrian Netherlands and its
grand maître the marquis de Gages », dans Ars Quatuor Coronatorum. 25. 1912, p. 39-68.
(11) E.E. STOLPER, " More about de Vignoles Grand Master for Foreign Lodges », dans Ars
Quatuor Coronatorum, 96, 1983, p. 211-218.
(12) Op. cit., p. 218.
(13) J. LANE, Masonic Records 1717-1894.
(14) Nouvelle numération des loges en 1770.
(15) Ce nom est repris d'une mention manuscrite dans Lane. La loge est connue sous son adresse.
,.
(16) M. BRODSKY, English Freemasonry. op. cit., p. 71.
(17) Aucun maçon de ce nom n'est repris sur les listes connues. ce qui ne veut pas dire qu'une
personne de ce nom ou peut-être « Outrelmont " ne faisait pas partie d'une des loges de la Province.
*
ANNEXE INSÉRÉE PAR "LES SENTIERS D’HERMÈS"
LISTE DES LOGES FÉDÉRÉES AU SEIN DE LA
GRANDE LOGE PROVINCIALE DES PAYS-BAS AUTRICHIENS
(Obédience créée en 1770 et dissoute en 1786)
Bienfaisance, à Gand (1776).
Concorde Universelle, à Anvers (1776).
Constance, à Marche-en-Famenne (1783).
Constance de l'Union, à Bruxelles (1783).
Constante Fidélité, à Malines (1771).
Constante Union, à Gand (1770).
Discrète Impériale, à Alost (1770).
Félicité, à Gand (1783).
Frères Réunis, à Tournai (1770).
Heureuse Rencontre, à Bruxelles (1772).
Parfaite Amitié, à Bruxelles (1772).
Parfaite Égalité, à Bruges (1770).
Parfaite Union, à Anvers (1786).
Parfaite Union, à Luxembourg (1776).
Parfaite Union, à Mons (1776).
Parfaite Union avec changement de nom en Bonne Amitié, à Namur (1777).
Sincère Amitié, au régiment de Kaunitz (1783).
Trois Niveaux, à Ostende (1786).
Union, à Bruxelles (1773).
Union Fraternelle, à Bruxelles (1786).
Union Indissoluble, au régiment de Murray (1778).
Vraie et Parfaite Harmonie, à Mons (1770).
Vrais Amis de l'Union, à Bruxelles (1783).
Sceau de la Grande Loge Provinciale des Pays-Bas Autrichiens |