Tönpa Shenrab Miwoshe avec, en main droite, le Yungdrung Chagshing |
TÖNPA SHENRAB MIWOSHE
FONDATEUR DU BÖN
(La religion pré-bouddhique du Tibet)
Per Kvaerne
Traduction de Dominique Guillet
Ce chapitre est extrait de l'ouvrage Bön The Magic World: The Indigenous Religion of Tibet.
Samten Karmay and Jeff Watt editors.
Tönpa Shenrab Miwoshe (l'Instructeur Shenrab, le Grand Homme) est l'Instructeur omniscient et empreint de compassion que les disciples du Bön considèrent comme le guide authentique et universel sur le chemin de la libération du cycle de la naissance et de la mort. Il est la source suprême de la philosophie, des rituels et des pratiques de méditation conduisant vers cette finalité et sa vie est un modèle de perfection inspirant, encore aujourd'hui, les adeptes du Bön.
Le problème que l'on ne peut pas éviter dans la présentation de ce fascinant personnage - au contraire de personnalités religieuses tels que le Bouddha Shakyamuni, Jésus, Mohammed - est le fait que l'existence de Tönpa Shenrab (dans la suite du texte, c'est cette version courte de son nom que nous utiliserons désormais) ne peut pas être prouvée sur la base d'une documentation historique fiable. Il est vrai que, selon les textes Bön, il vécut dans un royaume généralement localisé au nord-ouest du Tibet et il est même réputé, comme nous le verrons, avoir visité le Tibet. Cependant, à l'exception des documents Dunhuang du 9ème siècle EC (1) dans lesquels son nom est mentionné plusieurs fois, il n'existe pratiquement pas de sources extérieures - c'est à dire des textes, des inscriptions, ou d'autres références en dehors de la religion Bön - qui lui font référence. Les adeptes du Bön affirment, en tout cas, qu'il vécut à une époque tellement éloignée, dans le temps, de la nôtre que cela se situe au-delà de tout contexte historique signifiant, une année de sa vie étant égale à cent années de vie humaine. De plus, son nom ne fournit aucun indice qui pourrait nous orienter vers un personnage historique. Tönpa signifie simplement “instructeur” et fait référence à son activité parmi les humains et autres êtres vivants. Shen (gshen) est le nom d'une classe de prêtres à laquelle il est occasionnellement fait référence dans certains textes Tibétains anciens (7ème au 9ème siècles); leurs fonctions et leurs tâches exactes ne sont cependant pas clairement appréhendées, à ce jour, et il est donc préférable de laisser ce terme non traduit. Rab - si épelé rabs - signifie “famille” ou même “classe sociale”; si épelé rab, cependant, il signifie “le meilleur”; dans les deux cas, la prononciation est rab. Shenrab signifie donc soit “de la classe des prêtres shen” ou ce qui est également plausible “le meilleur des prêtres shen”.
Cette absence de preuve historique indiscutable s'avère moins sérieuse qu'elle pourrait sembler à de nombreuses personnes en Occident, habitués que nous sommes à considérer la vie humaine dans le contexte de l'histoire des nations et des civilisations. La religion Bön, en contraste avec la tradition Judéo-Chrétienne, n'a pas comme propos ultime d'établir un fait historique, ni sa véracité, sur la base de ce qui est considéré (à tort ou à raison) comme des événements historiques. Le Bön, comme le Bouddhisme, s'intéresse à pourvoir les voies permettant de vaincre les limitations inhérentes à l'existence conditionnée par la ronde de la naissance et de la mort et c'est donc sur la base de l'efficacité à cet égard qu'il doit, selon la vision de ses adeptes, être jugé. C'est pour cette raison qu'ils y font habituellement référence comme le “Bön Eternel” (Yungdrun Bön) le distinguant ainsi des autres doctrines et pratiques (de nature également Bön, dans le sens de “rituel” ou de “croyance”) dont le propos n'est tout simplement que de gagner des bénéfices séculaires.
La biographie de Tönpa Shenrab existe en différentes versions. Le plus ancien récit - et le plus court également - est un texte intitulé Dodu (Sutra concis), en un volume, datant peut-être du 11ème siècle, si ce n'est pas plus tôt. Il n'existe pas de traduction en Anglais du Dodu. Une version mieux connue, probablement un peu plus récente, est le Zermig (peut-être “Rayons de Lumière”) (2) en deux volumes et dix-huit chapitres qui fournit un récit épique cohérent et parfois mouvementé de la vie de Tönpa Shenrab, parsemé de textes rituels qui sont encore fréquemment utilisés par la communauté Bön (3). Le bref récit suivant de la vie de Tonpa Shenrab est fondé sur le Zermig.
Le premier chapitre explique comment l'Instructeur de l'Eon antérieur, s'étant retiré dans les cieux, dépêche son plus jeune frère à naître dans le monde des humains afin de continuer la mission de convertir et de faire évoluer tous les êtres vivants. Dans le second chapitre, le futur Instructeur explore le monde afin d'y découvrir une terre appropriée à sa naissance ainsi que des parents convenables. Il fixe son choix sur le royaume d'Olmo Lungring, dans lequel le roi vertueux Gyalbön Tokar (le Bön Royal, le Turban Blanc) règne. Il nous est raconté comment le roi, après avoir pris un bain rituel avec sa suite dans un lac, se marie avec une jeune fille de caste inférieure, avec un Brahmin comme intermédiaire.
Dans le troisième chapitre, Tonpa Shenrab, étant descendu du ciel sur le sommet du Mont Méru au centre du monde, se tourne de nouveau vers ses futurs parents. Un rayon de lumière blanche touche le roi et descend dans ses organes génitaux tandis qu'un rayon de lumière rouge pénètre de même dans la tête de la reine. La croissance, mois par mois, de l'Instructeur dans la matrice de sa mère est soigneusement décrite. Lorsqu'il naît (“à la manière des humains”; en d'autres mots, différemment du Bouddha Shakyamuni qui émerge miraculeusement à sa naissance du flanc de sa mère) le peuple d'Olmo Lungring ainsi que toutes les divinités de l'univers se rassemblent et se réjouissent. Seul le Brahmin, qui a été l'intermédiaire, lorsque ses parent se sont mariés, pleure, conscient d'être trop vieux pour écouter les enseignements du chemin vers la libération du cycle de la naissance et de la mort. Le quatrième chapitre énumère les divers disciples qui s'incarnent miraculeusement à partir du corps et de l'esprit de l'Instructeur alors qu'il n'est encore qu'un jeune enfant.
Le chapitre cinq contient le récit du premier grand acte de conversion de l'Instructeur. Le chasseur Tobu Dotey a tué d'innombrables êtres vivants, dont des êtres humains. Tönpa Shenrab reçoit une injonction divine d'aller vers le pays du pécheur et de le convertir aux voies de la vertu. Il réalise cette mission et Tobu Dotey devient son disciple mais l'intensité accumulée des péchés de Tobu Dotey est si grande qu'au bout de trois années, il chute dans l'abîme des êtres tourmentés dans lequel il souffre des douleurs insupportables pour tous ses actes, paroles et pensées mauvaises. Cependant, grâce à des rituels et à la récitation d'une litanie invoquant de nombreuses divinités, Tönpa Shenrab sauve Tobu Dotey de son existence infernale, tout aussi bien que de toute autre forme d'existence conditionnée par la naissance et par la mort, et le conduit au-delà de la douleur et de l'impermanence.
Les trois chapitres suivants relatent comment l'Instructeur obtint en mariage la princesse du pays d'Hoemo à l'est, et comment elle donna naissance à deux garçons qui, bien qu'encore jeunes, devinrent ses disciples. Le premier de ces chapitres contient un récit dans le récit qui est en fait une variation de l'histoire de Joseph et de l'épouse de Potiphar, l'officier du pharaon. L'épouse de Potiphar, poussée par la passion, tente de séduire Joseph qui travaille pour son mari. Ses avances étant refusées, elle l'accuse d'avoir essayé de la violer. Nous ne pouvons pas décrire, ici, cette histoire dans le détail - connue dans de nombreuses cultures y compris l'Inde - mais il nous suffit de préciser que dans le Zermig, les protagonistes sont les disciples de l'Instructeur, envoyés vers la terre d'Hoemo pour convertir ses habitants et la méchante reine. Cependant, la structure et la conclusion que l'on trouve dans la première histoire se répètent plusieurs fois dans le Zermig: l'Instructeur, ou l'un de ses disciples, s'en va pour convertir un pécheur, ou tout un pays. En raison du péché, diverses calamités, plus particulièrement des maladies, se manifestent et ce n'est qu'après la réalisation de rituels appropriés (suivis par des exhortations à prendre le chemin de la vertu) que le pécheur ou les pécheurs sont sauvés et que le Bön est établi. Cet épisode illustre aussi la manière dont des motifs de narration largement diffusés sont intégrés dans le Zermig, contribuant ainsi à la complexité de son contenu (4).
Le chapitre dix est un exemple de ce processus combiné de rituel et de narration, incluant une longue description des tourments attendant les pécheurs après leur mort ou les punitions auxquelles ils ont déjà été sujets, suivis de leur libération grâce à la force des rituels réalisés par l'Instructeur lorsqu'il a vu la sincérité de leurs repentance. Ce chapitre est suivi par trois chapitres d'intérêt particulier. Leur thème est la lutte entre l'Instructeur et le Seigneur des Démons, Kyabpa Lagring (“Longues Mains Pénétrantes”) qui, à toute occasion possible, tente de nuire à l'Instructeur. Comme il ne peut pas lui nuire directement, le Seigneur des Démons attaque de façon répétée la famille et les biens de l'Instructeur, de préférence lorsque ce dernier est absent de son palais d'Olmo Lungring. Le Seigneur des Démons coupe les arbres fruitiers de l'Instructeur et brûle le coffre contenant ses ouvrages de rituels mais son succès n'est que temporaire. Il vole également les chevaux de l'Instructeur et les emmène dans les terres sauvages de Kongpo dans le sud-est du Tibet. Tönpa Shenrab se lance dans une folle poursuite, éliminant tous les obstacles que le Seigneur des Démons place sur son chemin, récupère ses chevaux et s'en retourne triomphant à Olmo Lungring, ayant obtenu la fille du roi de Kongpo comme sa (seconde) femme en échange. Cet épisode est décrit comme la première rencontre des Tibétains avec le “Bön Eternel”, le Bön séculaire de leurs prêtres natifs, ne consistant que de magie et de divination.
Kyabpa Lagring néanmoins obtient un succès temporaire lorsqu'il réussit à convaincre la fille de Tonpa Shenrab, Shensa Nechung, à s'enfuir avec lui vers sa forteresse le “Château des Souffrances”. Au début, elle est assez satisfaite de sa nouvelle vie et de sa belle-famille démoniaque mais tout cela change soudainement lorsqu'elle donne naissance à deux garçons jumeaux Tabu-Tung et Sibu-Tung, “Petit Garçon-Tigre” et “Petit Garçon Léopard”. De leurs dents acérées, ils sucent le sang de ses seins et de leurs ongles acérés, ils lacèrent tout son corps de blessures. Dans son désespoir, elle appelle son père à la rescousse. Tönpa Shenrab, volant à travers le ciel avec une suite de cinq cent disciples, se retrouve en un clin d'oeil devant la porte du Château des Souffrances. Les démons ne peuvent empêcher l'Instructeur de libérer Shensa Nechung de leurs griffes mais la jeune femme a encore une longue route pénible à suivre, incluant des visions terrifiantes des régions de l'enfer, avant que son repentir ne soit sincère et qu'elle soit digne de recevoir les purifications qu'éventuellement l'Instructeur lui confère.
Les treizième et le quatorzième chapitres évoquent de nouveau la dissémination du Bön. Le treizième chapitre, situé en Chine, est particulièrement vivant. Kongtsey, le roi sage et pieux de Chine (dont le nom est vraisemblablement un écho distant de celui du philosophe Konfuzi, connu à l'ouest comme Confucius) a construit un temple magnifique afin de disséminer les enseignements du Bön et d'éliminer les démons. Le Seigneur des Démons, Kyabpa Lapring, et sa troupe tentent de le détruire et bien qu'ils n'y arrivent pas au prime abord, le danger s'accroît lorsqu'ils arrivent à éveiller un monstre des mers de son sommeil au fond de l'océan. Le monstre nage tout droit vers le temple, les mâchoires grand ouvertes, prêt à l'engloutir. Lorsqu'il entend le cri d'angoisse du Roi Kongtsey, Tönpa Shenrab de nouveau arrive à la rescousse: grâce à sa puissance spirituelle, il crée cinq divinités féroces qui vainquent et chassent le monstre. Le Bön Eternel peut maintenant être propagé sans plus d'obstacles et la fille du Roi de Chine est donnée à l'Instructeur en mariage.
Les quinzième et seizième chapitres introduisent un nouveau thème: la renonciation de l'Instructeur au monde. Jusqu'alors, il a été un roi, le Seigneur d'Olmo Lungring, avec un entourage composé d'épouses, de fils et d'une fille. Maintenant le temps est venu d'endosser les robes d'un moine et de se retirer dans la nature sauvage afin de pratiquer l'austérité, en dépit des requêtes de son entourage de ne pas les abandonner. Plus tard, ils suivent tous son exemple et abandonnent la vie du monde, à la grande joie des démons. Néanmoins, le triomphe des démons est de courte durée : profondément influencé par la pratique pure et concentrée d'austérités de l'Instructeur, le Seigneur des Démons se convertit et se joint aux rangs des disciples de Tönpa Shenrab, pour être suivi ultérieurement par tous les autres démons.
Les deux derniers chapitres décrivent en longueur la fin de la vie terrestre de l'Instructeur - un événement illusoire, bien sûr, puisqu'il est dès l'origine un être omniscient et immortel. Son passage apparent au-delà de la souffrance et de la mort possède donc un but purement pédagogique, à savoir de prévenir la croyance erronée qu'il existe quoi que ce soit d'éternel et d'indestructible dans le monde des phénomènes. Tout comme le Bouddha Shakyamuni, Tönpa Shenrab est également (apparemment) emporté par la maladie et les rituels de guérison réalisés par son entourage n'ont pas d'effets durables. Ses disciples le prient de ne pas les abandonner mais l'Instructeur les console avec l'assurance que, bien qu'il doive quitter cette vie afin d'instruire le futur Instructeur dans sa demeure céleste, les enseignements du Bön Eternel vont néanmoins perdurer et se répandre dans le monde des humains. Son corps est finalement brûlé et ses reliques sont précieusement conservées. Les disciples également couchent sur papier tous ses enseignements et les textes sont traduits en langages innombrables et disséminés au travers du monde, incluant l'Inde. Dans ce pays, selon certaines traditions Bön, les enseignements de Tönpa Shenrab furent éventuellement transformés dans les enseignements du Bouddha Shakyamuni - le Bouddhisme donc, selon cette vision, n'est qu'un développement tardif et localisé du Bön.
Figure 54. L'histoire de la vie de Tönpa Shenrab.
Tibet 18-19 ème siècles. Rubin Museum of Art
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Bien que cette narration biographique de l'Instructeur possède certains éléments qui fassent écho à la biographie du Bouddha Shakyamuni - plus particulièrement sa renonciation à la vie du palais royal et son passage au-delà de la douleur à la fin de sa vie - les différences sont néanmoins beaucoup plus flagrantes. L'Instructeur propage le Bön alors qu'il est encore un laïc et ses épouses et fils jouent des rôles importants dans cette connexion. Jusqu'à la dernière phase de sa vie, il n'est pas un moine errant, en contraste avec le Bouddha Shakyamuni, mais il sort fréquemment de sa capitale entouré de toutes les marques de la puissance royale, même si ses conquêtes sont spirituelles. Au cours de ses campagnes spirituelles, il réalise le salut d'êtres non seulement au travers des instructions qu'il confère - bien que cette activité, il est vrai, soit essentielle - mais aussi par l'entremise de puissants rituels. De plus, la lutte prolongée avec le Seigneur des Démons est d'une nature entièrement différente de celle de l'assaut de Mara sur le Bouddha Shakyamuni au moment précédant l'Eveil de ce dernier - dans le cas de Tönpa Shenrab, c'est une lutte permanente dans laquelle certains érudits (probablement de façon trop précipitée) ont perçu des influences du dualisme Iranien ou même Manichéen (5).
L'histoire de Tönpa Shenrab possède de nombreuses caractéristiques d'une épopée et la question est soulevée de savoir s'il existe d'autres narrations dans le monde Tibétain qui puissent avoir contribué à sa formation ou qui puissent lui être corrélées. Nous avons déjà vu que des motifs littéraires anciens et largement répandus peuvent être identifiés dans le Zermig (par exemple, le motif de l'épouse de Potiphar). Un autre motif, identifié par Samten Karmay, est la rencontre du Roi de Chine, Kongstey, avec un jeune garçon qui s'avère posséder une sagesse et une agilité mentale de loin supérieures à celles du roi qui prend conscience finalement qu'il a rencontré un être surnaturel. C'est une adaptation d'une histoire Chinoise bien documentée de la rencontre du philosophe Konfuzi avec un enfant similaire (6). Il existe, cependant, des parallèles extensifs avec un genre de littérature Tibétaine que l'on peut caractériser comme des “épopées religieuses”, et en premier lieu l'histoire exemplaire de l'adepte Tantrique Indien du huitième siècle Padmasambhava qui, à la requête du roi Trisong Detsen, pénétra au Tibet, soumit les démons indigènes hostiles qui tentaient de lui bloquer le chemin et fonda le premier monastère Tibétain, à Samy, en obtenant en même temps une consort Tibétaine. En Occident, on considère depuis longtemps que les adeptes du Bön ont plagié sans vergogne cet épisode, ainsi que d'autres récits, afin de créer une littérature qui leur soit propre. Eu égard aux exploits parallèles de Tönpa Shenrab et de Padmasambhava, cependant, il a été démontré, de manière convaincante, que les emprunts sont allés dans l'autre sens et que ce fut l'épopée de Tönpa Shenrab qui a pourvu de la matière textuelle que les auteurs Bouddhistes ont mis à profit (7).
Les similarités entre Tönpa Shenrab et le héros de la grande épopée des Tibétains, l'épopée du Roi Gesar de Ling, valent également la peine d'être soulignées. Cette histoire existe sous forme écrite tout autant qu'orale et elle est encore chantée de nos jours par des bardes professionnels dans le Tibet Oriental. Les origines de l'épopée de Gesar sont loin d'être claires bien que certains de ses éléments puissent être vraisemblablement retracés au 11ème siècle EC; en d'autres mots, à la même période approximativement que le Zermig. Tout comme Shenrab, Gesar vit dans une demeure céleste avant sa descente dans le monde des humains et, tout comme Shenrab, c'est un roi qui sort de son royaume dans toutes les directions afin de soumettre les souverains mauvais et d'établir la voie vers la libération spirituelle. On pourrait argumenter que la religion promue par Gesar est le Bouddhisme (il est, en fait, réputé être une manifestation d'un Bodhisattva) mais on pourrait tout aussi bien affirmer que c'est probablement une transformation tardive de ce qui était intrinsèquement le prototype des idéaux martiaux des Tibétains (8).
Le Zermig est un texte volumineux et une édition moderne imprimée en comprend plus de 800 pages. Elle est, néanmoins, de petit volume comparée à une version de la vie de l'Instructeur datant du 14 ème siècle. Ce texte, intitulé Ziji (Splendeur) consiste en douze volumes de style Tibétain en feuillets oblongs et atteindrait, dans une édition moderne imprimée, probablement les 5000 pages. Il n'est pas surprenant qu'une traduction dans un langage Occidental n'en ait pas été encore entreprise. Le Ziji suit basiquement la narration antérieure du Zermig mais le nombre d'expéditions missionnaires au travers du monde, entreprises par l'Instructeur sortant gaillardement de son château entouré de ses disciples, est accru. Intercalés au milieu de cette narration de style épique, se trouvent de nombreux textes philosophiques, rituels et doctrinaux. Toute la collection est donc empreinte d'une certaine ressemblance à l'épopée Indienne, le Mahabharata, dans laquelle un grand nombre de textes didactiques insérés contribuent à former la plus longue épopée du monde (9).
Si nous étudions une série de cinq tangkas dans la collection du Museum Rubin des Arts, nous découvrons qu'ils appartiennent clairement à un même ensemble mais, puisqu'ils sont exempts d'inscriptions, il semblerait, au premier abord, que ce soit une mission impossible que de tenter d'identifier les nombreux personnages et épisodes composant la scène très peuplée de chaque rouleau. Cependant, deux en sont virtuellement identiques avec deux tangkas, numéros 3 et 12 dans un ensemble de 10 rouleaux préservés au Musée Guimet à Paris. Les tangkas (10) Rubin sont donc d'origine Tibétaine Orientale, datant probablement du 18 ème siècle. Ce qui est plus important, c'est qu'elles faisaient autrefois partie d'un jeu de douze rouleaux, au moins, illustrant la vie et les exploits de Tönpa Shenrab, selon spécifiquement la version contenue dans le Ziji. Dans la tangka illustrée en figure 54, la nature royale de l'Instructeur est mise en valeur: il est dépeint siégeant sur son trône, il voyage dans un chariot (un mode de transport inconnu dans la vie réelle du Tibet) accompagné par des animaux tels qu'un lion et un tigre ou par des musiciens soufflant dans des trompettes ou frappant des cymbales et il est protégé du soleil par des bannières de parasols, une marque de la royauté. Par contre, dans la tangka 12, les activités de l'Instructeur à la suite de son ordination en moine sont dépeintes et par conséquent il porte une robe monacale. Bien que, comme nous l'avons vu, toute sa famille et son entourage se tournent éventuellement vers la vie ascétique, il est à noter que l'Instructeur n'est pas réputé avoir fondé des monastères ou même (en contraste avec le Bouddha Shakyamuni) des communautés d'ascètes errants. L'ordre monastique est simplement considéré comme une institution éternelle allant de soi, différente de, mais pas intrinsèquement supérieure à, la vie séculaire dans la mesure où ces deux styles de vie peuvent conduire à la libération du cycle de la mort et de la naissance.
Le jeu de tangkas narratives du Muséum Rubin des Arts est particulièrement intéressante car l'un des rouleaux semblerait correspondre à l'une des deux tangkas qui manquent dans le jeu de Paris (probablement correspondant à ce qui aurait été la tangka n°8 dans le Musée Guimet). Parmi d'autres scènes, ce rouleau montre l'abduction de Shensa Nechung, la fille de Tonpa Shenrab, par le Seigneur des Démons, et le Château des Souffrances dans lequel on peut la voir assise avec les jumeaux auxquels elle a ensuite donné naissance. La partie inférieure de la tangka illustre le vol des chevaux de Tönpa Shenrab par le Seigneur des Démons. Les deux autres tangkas, bien qu'appartenant manifestement au jeu qui est analysé ici, ne peuvent pas être présentement placées avec une certitude absolue au sein de la narration du Ziji. Il s'avère de même impossible de dire si l'un des jeux à été copié à partir de l'autre ou si les deux sont dérivés du même prototype unique.
Les illustrations du Ziji, soit sous la forme de tangkas peintes, ou même des impressions xylographiques de masse, étaient en tout cas extrêmement populaires parmi les adeptes du Bön dans le Tibet Occidental. Une collection de telles impressions a été récemment publiée par Samten Karmay. Elles furent produites à partir de bloc en bois gravés à Gyalrong dans les années 1750; malheureusement, les blocs de bois furent détruits durant la Révolution Culturelle Chinoise. Ce serait un travail intéressant - qui reste à entreprendre - de comparer ces impressions avec les peintures existantes.
Tönpa Shenrab continue d'intriguer et de fasciner les adeptes contemporains du Bön de diverses manières. Il reste d'importance cruciale dans les rituels, en tant que source de leur efficacité et de leur légitimisation. Sa vie est considérée comme un modèle et une source d'inspiration et, au cours des années récentes, des représentations théatrales de style Occidental, mettant en scène certains des épisodes de sa vie, ont été réalisées dans les communautés de réfugiés au bénéfice de la population. Il est réputé avoir été un roi réel, qui régna sur Olmo Lungring, un royaume véritable situé dans notre monde; simultanément, cependant, c'est un royaume auquel l'accès - du moins à notre époque - n'est possible que dans des “états altérés de conscience”, c'est à dire au cours de visions, de rêves, ou d'états méditatifs, un royaume, en d'autres mots, assez similaire au royaume de Shambala de la tradition Bouddhiste Tibétaine (11). Ainsi Tönpa Shenrab, tout en pourvoyant la religion Bön avec une identité distincte et certaine, contribue également à l'intégration de cette tradition dans le contexte plus vaste de la culture et des valeurs Tibétaines.
Notes:
1. Les Manuscrits Dunhuang sont Pelliot Tibétain 1068, 2; 1134; 1136; 1194; 1289 à la Bibliothèque Nationale de Paris et Autel Stein 730 à la Bibliothèque Britannique de Londres.
2. J'y fais référence ainsi qu'à la version suivante (Ziji) par leur titre court. La signification du terme Zermig n'est pas claire
3. Le texte Tibétain et la traduction Anglaise des sept premiers chapitres du Zermig furent publiés par A. H. Francke dans Asia Major volumes 1 (1924), 3-6 (1926/27 et 1929/30) et dans Asia Major New Series volume 1 (1949/50).
4. L'analyse de cet épisode se trouve chez Per Kvaerne, A Premiminary Study of Chapter VI of the Gzer-mig, 185-191 dans Michael Aris et Aung San suu Kyi, eds. Tibetan Studies in Honour of Hugh Richardson: Proceedings of the International Seminar on Tibetan Studies. Oxford. 1979. (Warminster: Aris and Philips, 1980).
5. J'ai évoqué certaines des questions corrélées à l'influence potentielle Iranienne sur la religion Tibétaine, en particulier sur le Bön, dans “Dualism in Tibetan Cosmogonic Myths and the Question of Iranian Influence” (163-174 dans Christopher I. Beckwith, eds, Silver on Lapis: Tibetan Literary Culture and History. (Bloomington Ind. the Tibet Society, 1987).
6. “The Interview between Phyva Keng-tse Lan-med and Confucius” 169-189 in Samten Karmay The Arrow and the Spindle, Studies in History, Myths, Rituals and Beliefs in Tibet. Katmandou.
7. Anne-Marie Blondeau, “Le Lha-dre bka thang” 29-126 dans Ariane Macdonald. Etudes Tibétaines dédiées à la mémoire de Marcelle Lalou (Paris Adrien Maisonneuve. 1971).
8. Il n'existe malheureusement pas de traduction adéquate de l'épopée de Gesar en Anglais, alors que certaines parties sont disponibles en très bonne traduction Française ou Allemande. La meilleure introduction en Anglais est probablement Geoffrey Samuel “Ge sar of Ling: the Origin and Meaning of the East Tibetan Epic” 711/721 in Shoren Ihara and Zuiho Yamaguchi, eds, Tibetan Studies, Proceedings of the 5 th Seminar of the International Association for Tibetan Studies, Narta, 1989 (Narita: Naritasan Shinshoji, 1992). Cependant, la seule étude profonde des origines de l'épopée de Gesar dans un langage Occidental reste l'oeuvre monumentale (on pourrait même dire “épique”) de Rolf A. Stein Recherches sur l'Epopée et le barde au Tibet (Paris, Bibliothèque de l'Institut des Hautes Etudes Chinoises et Presses Universitaires de France 1959).
9. Des extraits des parties doctrinales du Ziji ont été traduites par David Snellgrove The Nine Ways of Bon. (Boulder Prajna Press, 1980, first published in London Oriental Series 18. London and New York: Oxford University Press 1967). Cet ouvrage peut être considéré comme l'oeuvre fondamentale dans l'étude du Bön en Occident, établissant cette religion comme un système de pensée, de méditation et de rituel cohérent et indépendant plutôt qu'une simple copie du Bouddhisme.
10. Le jeu doit avoir consisté de douze rouleaux. Les dix tangkas qui ont survécu sont analysées en détail par Per Kvaerne “Peintures Tibétaines de la vie de Tonpa Shenrab” 36-81 dans Arts Asiatiques 41 (1986). Pour une traduction de l'introduction à cet article voir Per Kvaerne “A set of Tangkas Illustrating the life of Tonpa Shenrab in the Musée Guinet de Paris” 62-67 in the Tibet Journal 12, n° 3, 1987.
11. On Shambala, voir Edwin Bernbaum. The Way to Shambala: A search for the Mythical Kingdom beyond the Himalayas (Garden City. N. Y.: Anchor Press, Doubleday 1980).