LA QUESTION DE L'ATLANTIDE
Henry Vignaud
Paru dans le Journal de la Société des Américanistes, tome 10, 1913
Cette vieille question a fait l’objet récemment de plusieurs monographies curieuses qui intéressent particulièrement les Américanistes. En effet, s’il est vrai, comme le porte l’histoire à laquelle Platon attribue une origine égyptienne, qu’il a existé, dans les temps préhistoriques, un continent, aujourd’hui disparu, situé à l’ouest de l’Afrique occidentale, on peut supposer que ce continent, qui occupait une partie notable de l’Atlantique, était le lieu d’origine des populations primitives de l’Amérique et qu’il créait, en tous cas, un moyen facile de communication entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Des hypothèses de ce genre et d’autres ont été maintes fois avancées et on remplirait bien des pages avec la seule nomenclature de tout ce qui a été écrit sur l’emplacement de ce continent perdu. Ce n’est, toutefois, que de nos jours que la question a pu être traitée scientifiquement. Avant les grands progrès réalisés par la Géologie, avant la création de l’Océanographie, tout ce que l’on pouvait dire de l’Atlantide manquait de base, et les savants, doués de quelque esprit critique, en étaient réduits à voir un mythe dans le récit de Platon. Il semble qu’il n’en soit plus de même aujourd’hui et que l’opinion qui voit dans la légende de l’Atlantide le souvenir d’un fait historique s’appuie sur des raisons scientifiques.
Déjà, au commencement de ce siècle, Bory de Saint-Vincent, qui jugeait d’après des observations physiques faites en personne sur les lieux mêmes, s’était prononcé pour l’existence de l’île de Platon et avait cherché à en déterminer l’emplacement, mais, de son temps, les données scientifiques sur lesquelles il pouvait s’appuyer n’étaient pas suffisantes pour imposer la conviction et la plupart des savants qui traitèrent la question après lui, se montrèrent plutôt sceptiques.
Notre collègue, M. Verneau, qui a parlé plusieurs fois de l’Atlantide, est un de ceux qui se sont prononcés le plus catégoriquement contre l’existence de cette île continentale, du moins où on la place [1]. Pour lui, le récit de Platon n’est qu’une fable et les îles Canaries, pour ne parler que de celles-là, ne sont pas, comme on l’a dit, les débris d’un continent disparu, mais des îles volcaniques qui ont émergé à une date relativement récente. Pour preuve de ces assertions, M. Verneau avance, entre autres raisons, qu’il n’existe dans ces îles aucun reste fossile d’animaux et de plantes terrestres ; que ceux qu’on y a trouvés sont exclusivement marins et que l’existence à Madère de blocs erratiques d’origine septentrionale indique que la mer était libre quand ils y ont été transportés, à l’époque glaciaire, ce qui ne peut se concilier avec l’hypothèse d’une terre intercontinentale qui se serait effondrée depuis. Mais ces remarques de l’éminent professeur datent d’une quinzaine d’années et depuis lors, on a fait des observations qui ont autorisé plusieurs savants à exprimer une opinion contraire. Déjà en 1867, M. Lapparent avait admis la réalité dû fond de la tradition recueillie par Platon et tout récemment, Kretschmer a concédé que des faits véritables ont pu donner à Platon l’idée de son Atlantide qui serait ainsi l’expression poétique de réalités scientifiques.
L’éminent paléontologue irlandais, Robert Francis Scharff, auteur d’un livre de premier ordre sur les origines de la vie en Amérique (Distribution and origin of life in America, Londres, 1911), l’explorateur Louis Gentil auquel on doit un excellent petit livre sur le Maroc physique [2], le géologue René Termier, de l’Académie des Sciences [3], et le zoologiste Louis Germain, du Muséum [4], qui viennent de reprendre cette question, sont plus explicites que l’ont été leurs prédécesseurs. Tous, bien que différant sur quelques points dans la manière d’envisager le problème, sont d’accord pour affirmer que la fameuse Terre a existé, et tous appuient leur affirmation sur des raisons d’ordre géologique et paléontologique que le manque de renseignements scientifiques ne permettaient pas dé produire antérieurement.
M. Germain énumère à cet égard des faits très nombreux d’où il résulte que les îles de l’Atlantique forment deux groupes ayant une origine différente : celui du Golfe de Guinée (Fernando Po, île du Prince, San Thomas, Ascension et Sainte-Hélène), dont la faune est africaine équatoriale, et celui des quatre archipels des Canaries, des Açores, de Madère et du Cap Vert, dont la faune homogène n’a de rapports ni avec celle du premier groupe, ni avec celle de l’Afrique tropicale, mais en a beaucoup avec les faunes de la région circaméditerranéenne, comprenant le sud de l’Europe et le nord de l’Afrique, ainsi qu’avec celle des Antilles, et d’une partie du continent américain.
S’appuyant sur des considérations de ce genre et notamment sur le fait, soupçonné déjà depuis longtemps, mais que le géologue Louis Gentil a mis en relief après deux explorations au Maroc, à savoir que la chaîne du haut Atlas se prolonge jusqu’à l’Océan et plonge ensuite sous l’Atlantique pour se relever aux Canaries, M. Germain montre qu’il est également établi que l’Atlantique est traversée par un long plateau dirigé sensiblement du Nord au Sud, dont les hauts sommets approchent de la surface, et de chaque côté duquel s’ouvre une vallée profonde, d’où émanent, dans celle qui longe les côtes de l’Europe et de l’Afrique, les quatre archipels dits de l’Atlantique ; cela posé, M. Germain formule les conclusions suivantes :
Le groupe des îles du golfe de Guinée formait, aux époques antérieures au Crétacé, un continent qui unissait l’Amérique du Sud à l’Afrique équatoriale : c’était le continent Africain-Brésilien.
Le groupe des îles de l’Atlantique formait aussi autrefois Une masse continentale qui se reliait, d’un côté à la Mauritanie et au Portugal, et dé l’autre à un point indéterminé de l’Amérique, probablement au Venezuela : c’était l’Atlantide.
Le continent Africano-Brésilien s’est effondré antérieurement à l’autre. Le continent Atlantique paraît s’être disloqué en plusieurs temps. Un premier morcellement aurait eu lieu d’abord du côté des Antilles et aurait laissé à découvert les îles de-ce nom, ainsi que la Floride. Une autre catastrophe aurait laissé subsister une vaste plateforme, reliée à la Mauritanie, qui, a Une époque très récente, ainsi que l’indique le fait que dans les dépôts quaternaires de l’Afrique occidentale, on trouve de nombreux spécimens d’une espèce qui ne vit actuellement qu’aux Canaries, se serait également morcelée, pour donner naissance aux Açores, à Madère, aux îles Cap Vert et enfin aux Canaries. Cette dernière dislocation doit être placée au voisinage du néolithique et ce serait ses plus récentes phases, dont les hommes avaient conservé le souvenir, qui servit de texte au récit de Platon,
Avec quelques réserves, ces conclusions sont celles de M. Gentil qui écrit que l’existence de l’Atlantide est un « fait scientifiquement démontré », si l’on l’ait abstraction de. l’époque à laquelle elle se serait effondrée. C’est également ce que pense M. Termier, qui fait un tableau brillant et émouvant des terribles révolutions dont l’Atlantique à’été et sera encore le théâtre et qui déclare qu’on a la certitude qu’une vaste région s’est effondrée à l’ouest des Colonnes d’Hercule et que cet effondrement ne remonte pas très loin dans le passé. Dès l’année 1903, M. Scharff s’était prononcé dans le même sens [5] et il est juste de dire qu’il est le premier à avoir énuméré les nombreuses raisons, empruntées aux sciences naturelles, qui militent en faveur de l’existence d’une terre interocéanique aux temps du Pléistocène, alors que l’homme avait déjà fait son apparition dans l’Europe occidentale et pouvait aisément occuper ou traverser cette terre. Ajoutons que tout récemment M. Pitard, et un peu avant lui, M. Friedlander, ont fait, l’un à Puerto-Ventura, l’autre à l’île de Mayo, du Cap Vert, des observations géologiques qui sont de nature à confirmer les vues de ceux qui admettent la réalité de l’Atlantide.
Y a-t-il dans les considérations et dans les faits qui viennent d’être sommairement exposés, des raisons suffisantes pour écarter toutes les objections de M. Verneau et de ceux qui pensent comme lui ? On hésiterait à l’admettre même si les faits avancés étaient tous rigoureusement établis et s’il était démontré qu’ils ont la portée qu’on leur donne. Mais, sur certains points tout au moins, il est permis d’avoir quelques doutes à cet égard.
Toujours est-il que, contrairement à ce que pensait, il y a à peine quelques années, la majorité des savants, on incline aujourd’hui très fortement à croire qu’il a existé, à l’ouest du Détroit de Gibraltar une terre ou des îles continentales qui, pendant un temps, ont relié l’Ancien Monde au Nouveau et dont les quatre Archipels de l’Atlantique seraient les débris. Mais est-ce de cette terre, ou de l’une de ces îles que Platon a voulu parler ? Sommes-nous fondés à dire qu’il connaissait ces anciennes convulsions du globe, à la suite desquelles disparut un grand continent dont l’existence nous est révélée aujourd’hui seulement par la science ? Il semble bien difficile de le croire. Que l’homme ait été le témoin des- dernières révolutions du globe, c’est ce qu’on ne saurait contester ; mais que le souvenir de ces événements, qui datent d’une époque où l’homme ne connaissait aucun moyen de fixer sa pensée, se soit transmis oralement pendant des centaines d’années jusqu’à l’époque où les Egyptiens purent le recueillir pour en entretenir Socrate, c’est bien invraisemblable. Est-ce que si une tradition rappelant ces faits avait réellement existé en Egypte, d’autres que Platon, Hérodote par exemple, ne l’auraient pas connue ? Or tout ce que les anciens ont dit de l’Atlantique vient du seul Platon dont le récit contient, d’ailleurs, bien des choses évidemment imaginaires, comme, ce qui y est dit du rôle joué par les Athéniens dans cette affaire, à une époque où ils n’existaient pas. Remarquons aussi qu’en supposant que les Egyptiens aient pu garder le souvenir de l’effondrement d’un vaste continent, on revient implicitement à la théorie dés cataclysmes périodiques aujourd’hui abandonnée. Rien n’autorise à croire que c’est dans une brusque commotion et non par l’action lente des forces naturelles, toujours en action, que le continent dont on retrouve les traces au fond de l’Atlantique a disparu.
Il semble donc que l’Atlantide des savants ne soit pas celle de Platon qui peut n’avoir existé que dans l’imagination du grand penseur. Cette manière de voir ne détruit toutefois aucune des constatations faites par les Géologues, les Paléontologues ainsi que par les Océanographes et laisse subsister les conclusions auxquelles elles servent de base. Il se peut donc que les dernières phases des révolutions de l’Atlantique dont ces savants sont parvenus à faire la preuve aient eu lieu à une date où l’évolution de l’homme était achevée, et que, de même que ces terres disparues ont servi de pont à de nombreuses espèces animales pour passer de l’un à l’autre des deux continents que nous appelons aujourd’hui le Nouveau Monde, des migrations humaines aient suivi le même chemin. Mais, au point de vue de l’Américanisme, il n’y a pour nous rien à retenir de la légende platonicienne. S’il y a eu une Atlantide, ce qui ne paraît plus douteux, ce n’est probablement pas celle dont le grand penseur grec nous a raconté la destruction tragique ; c’est bien plutôt celle que la science moderne a découverte au fond de l’Atlantique et dont quelques points épars ont échappé à la destruction.
NOTES
1) Verneau (Dr. R.). A propos de l’Atlantide (Bulletin de la Société d’Anthropologie, avril 1898).
2) GENTIL (Louis). Le Maroc physique. Paris, Alcau, 1912, 1 vol. in-16.
3) TERMIER (Pierre). Le problème de l’Atlantide. Revue scientifique, 11 janvier 1913.
4) GERMAIN (Louis). Le problème de l’Atlantide. Annales de Géographie, 15 mai 1912.
5) SCHARFF (Dr. R. F.). Some remarks on the Atlantide problem (Proceedings of the Royal Irish Academy, July 1903.