L'ATLANTIDE
Pierre Termier
Conférence faite, le 30 novembre 1912, à l’Institut océanographique de Paris.
Editée sous forme d'article dans la Revue scientifique, 51e année, 1913
C’est un sombre poème que celui de l’Atlantide, tel qu’il se déroule à nos yeux, merveilleusement concis et simple, dans deux dialogues de Platon. On comprend, après l’avoir lu, que toute l’Antiquité et tout le Moyen Age, de Socrate à Colomb, pendant une durée de dix neuf cents ans, aient donné le nom de mer Ténébreuse à la région océanique qui fut le théâtre d’un aussi effrayant cataclysme. On la sentait, cette mer, pleine de crimes et de menaces, plus farouche et inhospitalière qu’aucune autre ; et l’on se demandait avec terreur ce qu’il y avait au-delà de ses brumes, et quelles ruines, splendides encore, après cent siècles d’immersion, se cachaient sous l’impassibilité de ses flots. Pour affronter la traversée de la mer Ténébreuse et dépasser le gouffre où dort l’Atlantide, il fallut à Colomb un courage plus qu’humain, une confiance presque déraisonnable dans l’idée qu’il s’était faite de la véritable forme de la Terre, un désir quasi-surnaturel de porter le Christ — à la façon de son patron Saint Christophe, le sublime passeur de fleuves — aux peuples inconnus qui L’attendaient depuis si longtemps, « assis dans l’ombre de la mort »,
Aux bords mystérieux du monde occidental.
Après les voyages de Colomb, la terreur disparaît, la curiosité reste. Les géographes et les historiens s’emparent de la question de l’Atlantide : penchés sur l’abîme, ils cherchent à déterminer l’exacte position de l’île engloutie ; mais, ne trouvant nulle part d’indication précise, beaucoup d’entre eux glissent au scepticisme. Ils doutent de Platon, pensant que ce grand génie a bien pu créer de toutes pièces la fable des Atlantes, ou qu’il a pris pour une île aux dimensions gigantesques une portion de la Mauritanie et de la Sénégambie. D’autres transportent l’Atlantide dans le Nord de l’Europe ; d’autres enfin ne craignent pas de l’identifier à l’Amérique tout entière. Seuls, les poètes demeurent fidèles à la belle légende ; les poètes qui, suivant la magnifique formule de Léon Bloy, « ne sont sûrs que de ce qu’ils devinent » ; les poètes, qui ne voudraient plus d’un océan Atlantique n’ayant aucun drame dans son passé, et qui ne se résignent pas à croire que le divin Platon les ait trompés, ou qu’il ait pu totalement se méprendre [1].
Il se pourrait bien que les poètes eussent raison, une fois de plus. Après une longue période d’indifférence dédaigneuse, voici que, depuis un petit nombre d’années, la science revient à l’Atlantide. Quelques naturalistes, géologues, zoologistes ou botanistes, se demandent aujourd’hui si Platon ne nous a pas transmis, en l’amplifiant à peine, une page de la réelle histoire de l’humanité. Aucune affirmation n’est encore permise ; mais il semble de plus en plus évident qu’une vaste région, continentale ou faite de grandes îles, s’est effondrée à l’ouest des Colonnes d’Hercule, autrement dit du détroit de Gibraltar, et que son effondrement ne remonte pas très loin dans le passé. En tout cas, la question de l’Atlantide se pose à nouveau devant les hommes de science : et comme je ne crois pas que l’on puisse jamais la résoudre sans le concours de l’Océanographie, j’ai pensé qu’il était naturel d’en parler ici, dans ce temple de la science maritime, et d’appeler sur un tel problème, longtemps méprisé et qui maintenant ressuscite, l’attention des océanographes, l’attention aussi de tous ceux qui, du fond du tumulte des cités, prêtent l’oreille au lointain murmure de la mer.
Relisons d’abord ensemble, si vous le voulez bien, le récit de Platon. C’est dans le dialogue intitulé Timée ou De la Nature. Il y a quatre interlocuteurs : Timée, Socrate, Hermocrate et Critias. Critias a la parole ; il parle de Solon, et d’un voyage que fit ce sage législateur à Sais, dans le Delta d’Égypte. Un vieux prêtre égyptien étonne profondément Solon en lui révélant l’histoire des origines d’Athènes, très oubliée des Athéniens. « Je ne t’en ferai pas un secret, Solon, — dit le prêtre — ; je consens à satisfaire ta curiosité, par égard pour toi et pour ta patrie, et surit tout pour honorer la déesse, notre commune protectrice, qui a élevé et institué ta ville, Athènes, issue de la Terre et de Vulcain, et, mille ans plus tard, notre ville à nous, Sais. Depuis la fondation de celle-ci, nos livres sacrés parlent d’une durée de huit mille années. Je vais donc t’entretenir brièvement des lois et des plus beaux exploits des Athéniens pendant les neuf mille ans écoulés depuis qu’Athènes existe. Parmi tant de grandes actions de tes concitoyens, il en est une qu’il faut placer au-dessus de toutes les autres. Les livres nous apprennent la destruction par Athènes d’une armée singulièrement puissante, armée venue de la mer Atlantique et qui envahissait insolemment l’Europe et l’Asie : car cette mer était alors praticable aux vaisseaux et il y avait, au-delà du détroit que vous appelez les Colonnes d’Hercule, une île plus grande que la Libye et que l’Asie. De cette île, on pouvait facilement passer à d’autres îles, et de celles-là à tout le continent qui entoure la mer Intérieure. Ce qui est en deçà du détroit dont nous parlons ressemble à un vaste port dont l’entrée serait étroite, mais c’est une véritable mer, et la terre qui l’environne est un vrai continent. Dans l’île Atlantide régnaient des rois d’une merveilleuse puissance. Ils avaient sous-leur domination l’île entière ainsi que plusieurs autres îles et quelques parties du continent. En outre, de ce côté-ci du détroit, ils régnaient encore sur la Libye jusqu’à l’Égypte, et sur l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie. Toute cette puissance se réunit un jour pour asservir d’un seul coup notre pays, le vôtre, et tous les peuples vivant de ce côté-ci du détroit. Ce fut alors qu’éclatèrent au grand jour la force et le courage d’Athènes. Par la valeur de ses soldats et leur supériorité dans l’art militaire, Athènes avait la suprématie sur les Hellènes ; mais, ceux-ci ayant été forcés de l’abandonner, elle brava seule l’effrayant danger, arrêta l’invasion, entassa victoire sur victoire, préserva de l’esclavage les peuples encore libres et rendit à une entière indépendance tous ceux qui, comme nous, demeurent en-deçà des Colonnes d’Hercule. Plus tard, de grands tremblements de terre et des inondations engloutirent, en un seul jour et en une nuit fatale, tout ce qu’il y avait chez vous de guerriers. L’île Atlantide disparut sous la mer. Depuis ce temps-là, la mer, dans ces parages, est devenue impraticable aux navigateurs ; les vaisseaux n’y peuvent passer, à cause des sables qui s’étendent sur l’emplacement de l’île abîmée [2]. »
Voilà certes un récit qui n’a point la couleur d’une fable. Il est d’une précision presque scientifique. On peut penser que les dimensions de l’île Atlantide y sont quelque peu exagérées ; mais il faut se rappeler que le prêtre égyptien ne connaissait pas l’immensité de l’Asie, et que les mots plus grande que l’Asie n’ont pas dans sa bouche la signification qu’ils auraient aujourd’hui. Tout le reste est parfaitement clair et parfaitement vraisemblable. Une grande île, au large du détroit de Gibraltar, nourrice d’une race nombreuse, forte et guerrière ; d’autres îles plus petites, dans un large chenal séparant la grande île de la côte africaine ; on passe aisément de la grande île dans les petites, et de celles-ci sur le continent, et il est facile, ensuite, de gagner les bords de la Méditerranée et d’asservir les peuples qui s’y sont établis, ceux du Sud d’abord jusqu’à la frontière de l’Égypte et de la Libye, puis ceux du Nord jusqu’à la Tyrrhénie et jusqu’à la Grèce. À cette invasion des pirates atlantes, Athènes résiste avec succès. Peut-être eût-elle été vaincue, cependant, quand un cataclysme vient à son aide, engloutissant l’île Atlantide en quelques heures, et retentissant, par de violentes secousses et un raz-de-marée effroyable, sur toutes les côtes méditerranéennes. Les armées en conflit disparaissent, surprises par l’inondation des rivages ; et quand les survivants se ressaisissent, ils s’aperçoivent que leurs envahisseurs sont morts, et ils apprennent ensuite que la source même est tarie, d’où descendaient ces terribles bandes. Lorsque, longtemps après, de hardis marins se risquent à franchir les Colonnes d’Hercule et à cingler vers les mers occidentales, ils sont bientôt arrêtés par une telle abondance d’écueils, débris des terres englouties, que la peur les prend, et qu’ils fuient ces parages maudits, sur lesquels semble planer une malédiction divine.
Dans un autre dialogue, intitulé Critias ou De l'Atlantide, et qui est comme la suite du Timée, Platon se laisse aller à nous décrire l’île fameuse. C’est encore Critias qui parle ; Timée, Socrate et Hermocrate l’écoutent. « Selon la tradition égyptienne, — dit-il — une guerre générale s’éleva, il y a neuf mille ans, entre les peuples qui sont en deçà des Colonnes d’Hercule et les peuples venant d’au-delà. D’un côté, c’était Athènes ; de l’autre, les rois de l’Atlantide. Nous avons dit déjà que cette île était plus grande que l’Asie et l’Afrique, mais qu’elle a été submergée à la suite d’un tremblement de terre, et qu’à sa place on ne rencontre plus qu’un sable qui arrête les navigateurs et rend la mer impraticable ». Et Critias nous développe la tradition égyptienne sur l’origine fabuleuse de l’Atlantide, échue en partage à Neptune et dans laquelle ce dieu a placé les dix enfants qu’il eut d’une mortelle. Puis il décrit le berceau de la race atlante : une plaine située près de la mer, et s’ouvrant dans la partie médiane de l’île ; et la plus fertile des plaines ; autour d’elle, un. cercle de montagnes s’étendant jusqu’à la mer, cercle ouvert au midi et protégeant la plaine contre les souffles glacés du nord ; dans ces montagnes superbes, de nombreux villages, riches et populeux ; dans la plaine, une ville magnifique, dont les palais et les temples sont construits en pierres de trois couleurs, blanches, noires et rouges, tirées des flancs mêmes de l’île ; çà et là, des mines produisant tous les métaux utiles à l’homme ; enfin, les bords de l’île, coupés à pic. Et dominant de haut la mer tumultueuse [3]. On peut sourire en lisant l’histoire de Neptune et de ses fécondes amours ; mais la description, géographique de l’île n’est pas de celles dont on plaisante et qu’on oublie. Elle va si bien, cette description, avec ce que nous imaginerions aujourd’hui d’une grande terre, émergée dans la région des Açores, et jouissant de l’éternel printemps qui est l’apanage de ces îles ; terre formée d’un socle de roches anciennes supportant, avec quelques lambeaux de terrains calcaires de couleur blanche, des montagnes volcaniques éteintes et des coulées de laves, noires ou rouges, depuis longtemps refroidies.
Telle est l’Atlantide de Platon ; et telle est, d’après le grand philosophe, l’histoire de cette île, histoire fabuleuse dans ses origines, comme la plupart des histoires, extrêmement précise et hautement vraisemblable dans les détails de sa terminaison tragique. C’est là, d’ailleurs, tout ce que l’antiquité nous apprend : car les récits de Théopompe et de Marcellus, beaucoup plus vagues que celui de Platon, ne sont intéressants que par l’impression qu’ils nous laissent de l’extrême diffusion de la légende parmi les peuples des rives méditerranéennes. En somme, jusque très près de notre ère, on a beaucoup cru, tout autour de la Méditerranée, à l’antique invasion des Atlantes, venus d’une grande île ou d’un continent, venus en tout cas d’au-delà des Colonnes d’Hercule, invasion brusquement arrêtée par la submersion, instantanée ou tout au moins très rapide, du pays d’où sortaient ces envahisseurs.
Voyons maintenant ce que dit la science, touchant la possibilité ou la probabilité d’un semblable effondrement, si récent, si brusque, si étendu en surface et si colossal en profondeur. Mais il faut au préalable rappeler les données de la Géographie sur la région de l’océan Atlantique où le phénomène aurait dû se produire.
Pour un navire marchant droit vers l’ouest, la largeur de l’océan Atlantique, par le travers du détroit de Gibraltar, est d’environ 6 400 kilomètres. Un tel navire aboutirait à la côte américaine dans les parages du cap Hatteras ; il n’aurait, dans son voyage, rencontré aucune terre. Il serait passé, sans les voir, entre Madère et les Açores ; et il aurait laissé les Bermudes trop loin dans le sud pour que ces îles coralliennes, très petites et très basses, eussent, aux yeux de son équipage, émergé de l’horizon marin. Ses passagers n’auraient rien soupçonné du relief des fonds océaniques, si tourmenté pourtant ; et aucun des mystères de la mer Ténébreuse ne se serait dressé devant eux.
Mais il eût suffi au navire d’allonger un peu sa route, de se détourner d’abord vers le sud-ouest, puis vers le nord-ouest, puis encore vers le sud-ouest, pour reconnaître successivement Madère, les Açores les plus méridionales, enfin les Bermudes. Et si les voyageurs, que nous supposons embarqués sur notre esquif, avaient possédé un matériel perfectionné de sondage, et avaient su s’en servir, ils auraient constaté, non sans surprise, que les profondeurs marines, au-dessus desquelles ils passaient, sont étrangement inégales. Très près de Gibraltar, le fond descend à 4 000 mètres ; il se relève brusquement pour former le socle, très étroit, qui porte Madère ; il retombe à 5 000 mètres entre Madère et les Açores méridionales ; remonte à moins de 1 000 mètres au voisinage de ces dernières ; se tient longtemps entre 1 000 et 4 000, au sud et au sud-ouest des Açores, avec de très brusques saillies dont quelques-unes s’approchent bien près de la surface de la mer ; plonge ensuite jusqu’à plus de 5 000 mètres, et même, sur un petit parcours, jusqu’à plus de 6 000 ; se redresse encore, soudainement, en un sursaut qui correspond au socle des Bermudes ; demeure enfoui sous 4 000 mètres d’eau jusqu’à une faible distance de la côte américaine, et se relève enfin, en une rampe rapide, vers le rivage.
Imaginons un instant que nous puissions vider entièrement l’océan Atlantique, l’assécher d’une façon totale ; et, cela fait, contemplons, de haut, le relief de son lit. Nous voyons deux grandes dépressions, deux vallées énormes s’allonger du nord au sud, parallèlement aux deux rivages, séparées l’une de l’autre par une zone médiane surélevée. La vallée de l’ouest, qui court le long de la côte américaine, est la plus large et la plus profonde des deux ; elle présente quelques fosses ovales, sorte de trous ou d’entonnoirs descendant à plus de 6 000 mètres au-dessous du niveau des rivages, et aussi de rares piliers — dont un correspondant aux Bermudes — qui, du fond des gouffres, montent hardiment vers la lumière. La vallée de l’est, le long de la côte européenne, puis de la côte africaine, nous apparaît plus étroite, moins profonde, mais beaucoup plus accidentée : et de nombreuses pyramides, les unes minces et fragiles comme celle de Madère, les autres massives comme celles qui portent les archipels des Canaries et du Cap Vert, se dressent çà et là, au milieu de la vallée ou près de son bord oriental. La zone médiane surélevée dessine à nos yeux un long promontoire, dont l’axe coïncide avec l’axe même de l’abîme atlantique, qui se courbé en S comme les deux vallées et comme les deux rivages, et qui, partant du Groenland et englobant dans sa masse l’Islande et les îles septentrionales, va s’amincissant vers le sud et finit en pointe sous le 70e degré de latitude australe. Dans la plus grande partie de son parcours, ce promontoire a une largeur moyenne d’environ 1 500 kilomètres. Loin d’être régulière et à courbure sphérique uniforme, sa surface est toute bossuée, hérissée de saillies, criblée de cavités, surtout dans la région des Açores, ce que nous appelons Açores n’étant que les sommets des plus hautes protubérances.
Il est certain que, dans cette vision d’ensemble de l’océan tari et desséché, nous observerions beaucoup d’autres choses, qui sont invisibles sous l’épaisseur des eaux. Nous verrions, non seulement la disposition longitudinale que je viens de décrire et qui nous a été révélée par les sondages, mais aussi les accidents transversaux, qui ne peuvent pas manquer d’exister et sur lesquels, à l’heure actuelle, nous ne savons à peu près rien, parce que les sondages ne sont pas encore assez nombreux. La carte de l’archipel des Açores montre clairement que les neuf grandes îles qui le composent s’alignent sur trois bandes parallèles, dirigées de l’est-sud-est à l’ouest-nord-ouest : et ces bandes sont jalonnées par les îles sur une longueur totale de près de 800 kilomètres. Nul doute que de tels alignements ne se prolongent très loin sous les ondes, et qu’ils n’aient une grande importance dans le modelé du fond océanique. Mais ils ne sont évidemment pas les seuls. Un jour viendra où les cartes des fonds de l’Atlantique seront tout à fait précises et détaillées : on verra alors des lignes de fractures et des bandes de plis traverser le vaste abîme, et courir d’Europe aux Etats-Unis, ou du Maroc aux Antilles, ou de la Sénégambie au continent sud-américain.
Donnons maintenant la parole à la Géologie. De même que l’œil du peintre perçoit tout un monde de couleurs et de reflets insoupçonné des autres hommes, l’œil du géologue est impressionné par des lueurs très vagues et très incertaines qui illuminent, pour lui seul, la nuit des gouffres, et la nuit, plus noire, du lointain passé. Et son oreille, sensible comme celle du musicien, vibre à des murmures, à des craquements, à des soupirs, qui viennent des profondeurs de la planète ou des profondeurs de l’histoire, et que la multitude prend pour l’absolu silence.
Voici un premier fait. La région orientale de l’océan Atlantique est, sur toute sa longueur et probablement d’un pôle à l’autre, une grande zone volcanique. Dans la dépression qui longe la côte africaine et la côte européenne, et dans la partie orientale de la bande surélevée qui occupe le milieu de la mer, les volcans abondent. Tous les piliers qui atteignent la surface de la mer y affleurent sous la forme d’îles volcaniques, ou portant des volcans. L’île Gough, Tristan da Cunha, Sainte-Hélène, l’Ascension, les îles du Cap Vert, les Canaries, la grande Madère et les îlots voisins, toutes les Açores, l’Islande, l’île de Jan-Mayen, sont, ou intégralement ou en majeure partie, formées de laves. Je dirai dans un instant comment certains dragages, en 1898, ont trouvé les laves, par des fonds de 3 000 mètres, sur une ligne allant des Açores à l’Islande et à 500 milles environ, ou 900 kilomètres, au nord des Açores. Un navigateur a constaté, en 1838, l’existence d’un volcan sous-marin, à l’équateur, par 22° environ de longitude ouest, c’est-à-dire sur la ligne qui joint l’Ascension à l’archipel du Cap Vert : des vapeurs chaudes sortaient des ondes, et des bas-fonds avaient pris naissance, différents de ceux qu’indiquaient les cartes. Dans les îles que je viens de nommer, beaucoup de volcans sont encore en activité ; ceux qui sont éteints paraissent éteints d’hier ; partout les tremblements de terre sont fréquents ; çà et là, des îlots, brusquement, surgissent de la mer, ou des écueils, depuis longtemps connus, disparaissent. La continuité de ces phénomènes est masquée par l’océan ; mais, pour le géologue, elle n’est pas douteuse. La zone volcanique de l’Atlantique oriental est comparable en longueur, en largeur, en activité éruptive ou sismique, à celle qui forme le bord occidental de l’Amérique et coïncide, dans le sud, avec la Cordillère des Andes ; elle est un des traits caractéristiques du visage actuel de la Terre, tout comme la ceinture de feu de l’océan Pacifique. Or, il n’y a pas de volcan sans un effondrement, ou tout au moins sans un affaissement de quelque morceau de l’écorce terrestre. Les volcans de la ceinture de feu du Pacifique jalonnent le bord d’une fosse marine profonde qui fait le tour de cet océan, et qui, sans doute, n’a pas fini de s’approfondir ; les volcans de la Méditerranée se dressent sur la margelle de grands abîmes récemment ouverts et où d’énormes montagnes sont descendues. Il faut donc qu’il y ait aussi, dans le fond de l’océan Atlantique, actuellement encore, une certaine mobilité, et que la ride médiane de ce fond, déjà surélevée, n’ait pas terminé son mouvement relatif d’ascension par rapport à la dépression orientale. Tandis que les rivages continentaux de cet océan paraissent maintenant immobiles, et cent fois plus impassibles que les rivages de lamer Pacifique, le fond de l’Atlantique bouge, dans toute la zone orientale, large d’environ 3.000 kilomètres, qui comprend à la fois l’Islande, les Açores, Madère, les Canaries et les îles du Cap Vert. C’est là, actuellement, une zone instable de la surface de la planète ; et, dans une telle zone, les plus terribles cataclysmes peuvent, à chaque instant, survenir.
Il en est certainement survenu, et qui ne datent que d’hier. Je demande à tous ceux que préoccupe le problème de l’Atlantide d’écouter attentivement et de graver dans leur esprit cette brève histoire : il n’en est pas de plus significative. Dans l’été de 1898, un navire était employé à la pose du câble télégraphique sous-marin qui relie Brest au cap Cod. Le câble avait été rompu ; et on cherchait à le repêcher, au moyen de grappins. C’était par 47°0’ de latitude nord et 29°40’ de longitude à l’ouest de Paris, à 500 milles environ au nord des Açores. La profondeur moyenne était d’à peu près 1 700 brasses, ou 3 100 mètres. Le relevage du câble présenta de grandes difficultés, et il fallut, pendant plusieurs jours, promener les grappins sur le fond. On constata ceci : le fond de la mer, dans ces parages, présente les caractères d’un pays montagneux, avec de hauts sommets, des pentes roides et des vallées profondes. Les sommets sont rocheux, et il n’y a de vases que dans le creux des vallées. Le grappin, en parcourant cette surface très tourmentée, se prenait constamment dans des roches à pointes dures et à arêtes vives ; il revenait presque toujours cassé ou tordu, et les tronçons remontés portaient de grosses et larges stries et des traces de violente et rapide usure. A plusieurs reprises, on trouva entre les dents du grappin de petites esquilles minérales, ayant l’aspect d’éclats récemment brisés. Toutes ces esquilles appartenaient au même genre de roches. L’avis unanime des ingénieurs qui assistaient au dragage fut que les éclats en question avaient été détachés d’une roche nue, d’un véritable affleurement, acéré et anguleux. La région d’où provenaient les éclats était d’ailleurs précisément celle où les sondages avaient révélé les plus hauts sommets sous-marins et l’absence presque complète de vases. Les esquilles, ainsi arrachées à des affleurements rocheux du fond de l’Atlantique, sont d’une lave vitreuse, ayant la composition chimique des basaltes et appelée tachylyte par les pétrographes. Nous conservons quelques-uns de ces précieux fragments au Musée de l’École des Mines de Paris.
Le fait a été signalé en 1899 à l’Académie des Sciences. Peu de géologues en ont, à ce moment-là, compris la très grande portée. Une telle lave, entièrement vitreuse, comparable à certains verres basaltiques des volcans des îles Sandwich, n’a pu se consolider à cet état que sous la pression atmosphérique. Sous plusieurs atmosphères, et à plus forte raison sous 3 000 mètres d’eau, elle aurait certainement cristallisé. Elle nous apparaîtrait formée de cristaux enchevêtrés, au lieu d’être faite uniquement de matière colloïdale. Les études les plus récentes ne laissent, à ce sujet, aucun doute ; et je me contenterai de rappeler l’observation de M. Lacroix sur les laves de la montagne Pelée de la Martinique : vitreuses, quand elles se figent à l’air libre, ces laves se remplissent de cristaux dès qu’elles se refroidissent sous un manteau, même peu épais, de roches antérieurement solidifiées. La terre qui constitue aujourd’hui le fond de l’Atlantique, à 900 kilomètres au nord des Açores, a donc été couverte de coulées de laves quand elle était encore émergée. Elle s’est, par conséquent, effondrée, descendant de 3 000 mètres ; et comme la surface des roches y a gardé l’allure tourmentée, les rudes aspérités, les arêtes vives des coulées laviques très récentes, il faut que l’effondrement ait suivi de très près l’émission des laves, et que cet effondrement ait été brusque. Sans cela, l’érosion atmosphérique et l’abrasion marine eussent nivelé les inégalités et aplani toute la surface. Continuons le raisonnement. Nous sommes ici sur la ligne qui joint l’Islande aux Açores, en pleine zone volcanique atlantique, en pleine zone de mobilité, d’instabilité et de volcanisme actuels. Conclusion nécessaire : toute une région au nord des Açores, comprenant peut-être les Açores et dont ces îles, dans ce cas, ne seraient que les ruines visibles, s’est effondrée tout récemment, probablement à cette époque que les géologues appellent actuelle tant elle est récente, et qui, pour nous, les vivants d’aujourd’hui, est quelque chose comme hier.
Si vous vous rappelez maintenant ce que je vous disais tout à l’heure de l’inégalité extrême des fonds au sud et au sud-ouest des Açores, vous penserez avec moi qu’un dragage minutieux donnerait, au sud et au sud-ouest de ces îles, les mêmes résultats qu’ont donnés, au nord, les opérations de repêchage du câble télégraphique. Et devant vos yeux s’agrandira alors, presque démesurément, la région effondrée, la région qui s’est brusquement abîmée hier, et dont les Açores ne sont plus que les témoins, échappés à l’écroulement général.
Mais voici d’autres faits, toujours de l’ordre géologique. L’abîme atlantique, presque tout entier semble être de date relativement récente ; et, avant l’effondrement de la région açorienne, d’autres effondrements s’y étaient produits, dont l’ampleur, plus aisément mesurable, confond l’imagination.
Depuis qu’Eduard Suess et Marcel Bertrand nous ont appris à regarder la planète, et à déchiffrer les lentes ou rapides transformations de son visage à travers les injures des siècles sans nombre, nous avons acquis la certitude de l’existence d’une très ancienne liaison continentale entre le nord de l’Europe et le nord de l’Amérique, et d’une autre liaison continentale, très ancienne aussi, entre la massive Afrique et l’Amérique du Sud. Il y a eu un continent nord-atlantique comprenant ensemble la Russie, la Scandinavie, la Grande-Bretagne, le Groenland, le Canada, auquel s’est agrégée plus tard une bande méridionale, faite d’une grande partie de l’Europe centrale et occidentale et d’un immense morceau des États-Unis. Il y a eu aussi un continent sud-atlantique, ou africano-brésilien, allant au nord jusqu’au bord méridional de l’Atlas, à l’est jusqu’au golfe Persique et au canal de Mozambique, à l’ouest jusqu’au bord oriental des Andes et aux sierras de Colombie et de Venezuela. Entre les deux continents passait la dépression méditerranéenne, cet antique sillon maritime, de largeur incessamment variable, qui forme écharpe autour de la Terre depuis le début des temps géologiques, et que nous voyons encore si profondément marqué dans la Méditerranée actuelle, la mer des Antilles et la mer de la Sonde. Une chaîne de montagnes, plus large que la chaîne des Alpes, et peut-être aussi haute, en quelques-unes de ses parties, que le majestueux Himalaya, s’est dressée autrefois sur le bord méditerranéen du continent nord-atlantique, embrassant les Vosges, le Plateau Central français, la Bretagne, le sud de l’Angleterre et de l’Irlande, et aussi Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse et, dans les États-Unis, toute la région des Appalaches. Les deux côtes qui se regardent, à 3 000 kilomètres de distance, par-dessus les eaux atlantiques, celle de la Bretagne, de Cornouailles, du sud de l’Irlande d’une part, celle de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse d’autre part, sont parmi les plus belles côtes à rias qui soient au monde : et leurs rias se font face. Dans l’une comme dans l’autre, les plis de l’ancienne chaîne sont coupés brusquement, et souvent normalement, par le rivage ; et les lignes directrices de la chaîne européenne se prolongent exactement par celles de la chaîne américaine. Ce sera, dans quelques années, une des joies des océanographes, de constater, en levant la carte détaillée des fonds entre l’Irlande et Terre-Neuve, la persistance d’une allure plissée, d’une allure montagneuse orientée, sur l’emplacement de cette vieille chaîne engloutie.
Cette vieille chaîne a reçu de Marcel Bertrand le nom de chaîne hercynienne. Eduard Suess la nomme chaîne des Altaïdes, parce qu’elle vient de la lointaine Asie ; et les Appalaches, pour lui, ne sont plus que les Altaïdes américaines.
Ainsi, la région de l’Atlantique, jusqu’à une époque de ruine dont le début ne peut pas être précisé, mais dont la lin est tertiaire, c’est-à-dire relativement récente, a été occupée par une masse continentale, que bordait, au sud, une chaîne de montagnes : et tout cela s’est effondré, bien avant l’effondrement de ces terres volcaniques dont les Açores semblent être les derniers vestiges. A la place de l’Atlantique Sud, il y a eu, de même, pendant bien des milliers de siècles, un grand continent maintenant descendu très profondément sous la mer. Il est probable que ces mouvements de descente se sont produits en plusieurs fois, les contours de la Méditerranée qui séparait alors les deux continents se modifiant fréquemment au cours des âges. Dès le milieu du Crétacé, la Méditerranée s’avançait jusqu’aux Canaries, et son rivage méridional, à ce moment-là, était très près de l’emplacement aujourd’hui occupé par ces îles : nous avons, à ce sujet, un précieux repère, récemment trouvé par M. Pitard, et très exactement daté par MM. Cottreau et Lemoine. La région des îles du Cap Vert, à la même époque, appartenait encore au continent africano-brésilien.
Pendant que la Méditerranée, en cette région atlantique, s’agrandissait par l’effondrement graduel de ses rivages, elle se morcelait peut-être, et, en tout cas, son fond s’accidentait, par la propagation au-dessous d’elle de nouveaux plis et de nouvelles rides. Dans ce large et profond sillon, où les sédiments venus des deux continents du Nord et du Sud s’accumulaient sur d’énormes épaisseurs, le mouvement s’est, en effet, propagé, qui a donné naissance, en Europe, pendant les temps tertiaires, à la chaîne des Alpes.
Jusqu’où s’est étendue, dans la région atlantique, cette chaîne tertiaire, cette chaîne alpine ? Et quelle a été, toujours dans la même contrée aujourd’hui océanique, l’ampleur de ses dénivellations ? Des fragments de la chaîne sont-ils montés assez haut pour se dresser, quelques siècles durant, au-dessus des ondes, avant de rentrer, soudainement ou lentement, dans la nuit sans étoiles ? Les plis des Alpes et de l’Atlas se sont-ils propagés jusqu’à la mer des Antilles ? Et faut-il admettre, entre nos Alpes et la Cordillère des Antilles — qui n’est elle-même qu’une avancée sinueuse de la grande Cordillère des Andes —, une liaison tectonique, comme nous admettons — depuis que Suess nous l’a montrée — une liaison stratigraphique ? Questions encore sans réponse. M. Louis Gentil a suivi, dans l’Atlas occidental, les plis de la chaîne tertiaire jusqu’au rivage de l’océan, et il les a vus, ces plis, s abaissant graduellement, s’ennoyant, comme disent les mineurs, descendre dans les flots : la direction qu’ils ont, sur- cette côte d’Agadir et du cap Ghir, est telle que, prolongés par la pensée, ils nous conduiraient aux Canaries. Mais pour avoir le droit d’affirmer que les Canaries sont des fragments surélevés de l’Atlas englouti, il faudrait avoir observé des plis dans leurs dépôts crétacés : et je ne crois pas que cette observation ait été faite. L’Atlas, comme chacun sait, est seulement l’une des branches de la grande chaîne tertiaire ; il est le prolongement dans le Nord de l’Afrique du système montagneux de l’Apennin. Quant aux vraies Alpes, qui sont la branche principale de la même chaîne, on les suit sans peine jusqu’à la Sierra-Nevada et jusqu’à Gibraltar. Par dessous le détroit de Gibraltar, elles se réunissent au Rif. Mais le. Rif, où quelques géologues veulent voir le prolongement du système alpin tout entier, ne correspond certainement qu’à une partie de ce système : toute une bande septentrionale de plis alpins, sortis de dessous les nappes de la Sierra-Nevada, marche vers l’ouest, au lieu de se diriger vers Gibraltar. Je les vois, sous les terrains récents, traverser l’Andalousie, former une étroite bande sur le côté d’Algarve, et finalement, au cap Saint-Vincent, brusquement coupés et ne manifestant aucune tendance à l’ennoyage, se cacher dans la mer. Leur direction prolongée nous mènerait à Santa-Maria, la plus méridionale des Açores, où l’on connaît des sédiments miocènes, non plissés. Au total, on a de fortes raisons de croire au prolongement atlantique des plis tertiaires, de ceux de l’Atlas vers les Canaries, de ceux des Alpes vers les îles méridionales des Acores : mais rien ne permet encore, ni d’étendre très loin, ni de limiter très près ce prolongement. Les sédiments de Santa-Maria prouvent seulement que, à l’époque miocène, c’est-à-dire quand les grands mouvements alpins étaient terminés en Europe, un rivage de la Méditerranée passait non loin de cette région des Açores, rivage de continent ou de grande île. Un autre rivage de la même mer miocène passait près des Canaries.
De toute façon, la géographie a singulièrement changé dans la région atlantique, au cours des dernières périodes de l’histoire delà Terre ; et l’extrême mobilité du fond de l’océan, manifestée actuellement par une telle multiplicité de volcans et une telle étendue de champs de laves, date assurément, de loin. Effondrements pendant les temps secondaires, élargissant la Méditerranée et faisant disparaître les ruines de la chaîne hercynienne ; plissements dans toute la zone méditerranéenne, pendant la première moitié de l’ère tertiaire, modifiant les fonds de cette mer et faisant surgir, ici ou là, près de sa côte septentrionale, des îles montagneuses ; effondrements encore, à partir du Miocène, dans la zone méditerranéenne plissée et dans les deux aires continentales, allant jusqu’à la ruine définitive des deux continents et à l’effacement de leurs rivages ; apparition, alors, dans le fond de l’immense domaine maritime qui résulte de ces affaissements, d’un modelé nouveau, dont la direction générale va du nord au sud, et qui masque ou, tout au moins, affaiblit l’ancienne empreinte ; jaillissement des laves, un peu partout, dans les îles qui subsistent, et qui sont des ruines, et dans le fond même des mers, ce jaillissement étant la compensation nécessaire et inévitable de la descente, si profonde, de pareils morceaux de l’écorce : tel est, en raccourci, l’histoire de l’océan Atlantique depuis quelques millions d’années. Beaucoup d’épisodes de cette histoire ne seront jamais datés de façon précise ; mais nous savons que certains d’entre eux sont tout à fait récents. M. Louis Gentil nous a apporté, à cet égard, de bien intéressantes observations, relevées au long des côtes marocaines : Le détroit de Gibraltar s’est ouvert au début du Pliocène. Déjà, à l’époque tortonienne, la mer baignait le rivage d’Agadir ; et donc, à cette date déjà, Madère et les Canaries étaient séparées du continent. Mais les couches tortoniennes, et même les couches plaisanciennes, sur ce rivage marocain, sont dénivelées et plissées. Il y a donc eu, dans la zone où se prolongeait l’Atlas, des mouvements importants postérieurs au Plaisancien, par conséquent quaternaires. Le chenal qui sépare Madère et les Canaries de la masse africaine s’est encore approfondi dans les temps quaternaires, c’est-à-dire tout près de nous.
Telles sont les données de la géologie. Extrême mobilité de la région atlantique, surtout à la rencontre de la dépression méditerranéenne et de la grande zone volcanique, large de 3 000 kilomètres, qui court, du sud au nord, dans la moitié orientale de l’océan actuel ; certitude de la survenue d’immenses effondrements, où des îles, et même des continents, ont disparu ; certitude que quelques-uns de ces effondrements datent d’hier, sont d’âge quaternaire, et qu’ils ont pu, par conséquent, être vus par l’homme ; certitude que quelques-uns ont été soudains, ou tout au moins très rapides. Voilà de quoi encourager ceux qui se fient encore au récit de Platon. Géologiquement parlant, l’histoire platonicienne de l’Atlantide est extrêmement vraisemblable.
Consultons maintenant les zoologistes. C’est un jeune savant français, M. Louis Germain, qui va nous répondre : et je regrette vraiment beaucoup de ne pouvoir lui donner réellement la parole et de n’être ici que son très insuffisant interprète.
Tout d’abord, l’étude de la faune terrestre actuelle des îles des quatre archipels, Açores, Madère, Canaries, Cap-Vert, a convaincu M. Germain de l’origine nettement continentale de cette faune ; il y relève même de nombreux indices d’une adaptation à la vie désertique. En particulier, la faune malacologique se rattache à celle de la région circaméditerranéenne, tandis qu’elle diffère de la faune équatoriale africaine. Les mêmes analogies avec la faune circaméditerranéenne s’observent dans les Mollusques du Quaternaire.
En second lieu, les formations quaternaires des Canaries ressemblent à celles de la Mauritanie et renferment les mêmes espèces de Mollusques, par exemple les mêmes Helix.
De ces deux premiers faits se dégage, pour M. Germain, cette conclusion nécessaire, que les quatre archipels ont été liés au continent africain jusqu’à une époque très voisine de la nôtre, tout au moins jusque vers la fin du Tertiaire.
Troisième fait : il y a, dans les Mollusques actuels des quatre archipels, des espèces qui semblent être les survivantes d’espèces fossiles du Tertiaire européen ; et pareille survivance existe aussi dans la série végétale, une fougère, l’Adiantum reniforme, actuellement disparue d’Europe, mais connue dans le Pliocène du Portugal, continuant aujourd’hui de vivre aux Canaries et aux Açores.
M. Germain déduit de ce troisième fait la liaison, jusqu’aux temps pliocènes, avec la péninsule ibérique, du continent qui embrassait les archipels ; et la coupure de cette liaison pendant le Pliocène.
En quatrième lieu, les Mollusques Pulmonés qu’on appelle Oleacinidae ont une répartition géographique singulière. Ils ne vivent que dans l’Amérique centrale, les Antilles, le bassin méditerranéen, et les Canaries, Madère et les Açores. En Amérique, ils ont gardé la grande taille qu’ils avaient en Europe à l’époque miocène ; dans le bassin méditerranéen et dans les îles atlantiques, ils se sont fortement rapetisses.
Cette répartition géographique des Oleacinidœ implique évidemment l’extension jusqu’aux Antilles, aux débuts du Miocène, du continent qui embrassait Açores, Canarien et Madère, et l’établissement, pendant le Miocène ou vers sa fin, d’une coupure entre les Antilles et ce continent.
Restent deux faits, relatifs aux animaux marins, et qui paraissent ne pouvoir s’expliquer, l’un et l’autre, que par la persistance, jusque tres près des temps actuels, d’un rivage maritime courant des Antilles au Sénégal, et, même, reliant la Floride, les Bermudes et le fond du golfe de Guinée. Quinze espèces de Mollusques marins vivent à la fois dans les Antilles et sur les côtes du Sénégal, et ne vivent pas ailleurs, sans que cette coexistence puisse s’expliquer parle transport des embryons. D’autre part, la faune de Madréporaires de l’île San-Thomé, étudiée par M. Gravier, comprend six espèces : une ne vit, en dehors de San-Thomé, que dans les récifs de la Floride ; et quatre autres ne sont connues qu’aux Bermudes. Comme la durée de la vie pélagique des larves de Madréporaires est seulement de quelques jours, il est impossible d’attribuer au jeu des courants marins cette étonnante répartition.
En tenant compte de tout cela, M. Germain est conduit à admettre l’existence d’un continent, atlantique lié à la péninsule ibérique et à la Mauritanie, et se prolongeant assez loin vers le Sud, de façon à posséder quelques régions au climat désertique. Au Miocène encore, ce continent va jusqu’aux Antilles. Il se morcelle ensuite, d’abord du côté des Antilles, puis dans le Sud, par l’établissement d’un rivage marin qui va jusqu’au Sénégal et jusqu’au fond du golfe de Guinée, puis enfin dans l’Est, probablement au Pliocène, le long de la côte d’Afrique. Le dernier grand débris, finalement abîmé et n’ayant plus alors laissé d’autres vestiges que les quatre archipels, serait l’Atlantide de Platon.
Je me garderai bien, dans mon incompétence, d’émettre le moindre avis sur la valeur zoologique des faits signalés par M. Germain et sur le degré de certitude des conclusions qu’il en tire. Mais comment n’être pas frappé de la concordance presque absolue de ces conclusions zoologiques et de celles où nous a conduits la Géologie ? Et qui pourrait maintenant, en présence d’un accord aussi complet, établi sur des arguments si différents, douter encore de la conservation, jusqu’à une époque très voisine de nous, de vastes terres émergées dans la partie de l’océan qui se trouve à l’ouest des Colonnes d’Hercule ?
Cela suffit ; et voilà ce qu’il faut retenir de notre brève causerie. Reconstituer, même approximativement, la carte de l’Atlantide, restera toujours une opération difficile. Actuellement, il n’y faudrait même pas songer. Mais il est tout à fait raisonnable de croire que, longtemps après l’ouverture du détroit de Gibraltar, certaines de ces terres émergées existaient encore, et, parmi elles, une île merveilleuse, séparée du continent africain par une chaîne d’autres îles plus petites. Une seule chose reste à démontrer, la postériorité du cataclysme qui a fait disparaître cette île à l’établissement de l’humanité dans la région occidentale de l’Europe. Le cataclysme n’est pas douteux. Des hommes existaient-ils alors, qui aient pu en subir le contre-coup et en transmettre le souvenir ? toute la question est là. Je ne la crois pas du tout insoluble ; mais il me semble que ni la Géologie, ni la Zoologie ne la résoudront. Ces deux sciences me paraissent avoir dit tout ce qu’elles pouvaient dire ; et c’est de l’Anthropologie, de l’Ethnographie, enfin de l’Océanographie, que j’attends maintenant la réponse définitive.
En attendant, libre à tous les amoureux des belles légendes de croire à l’histoire platonicienne de l’Atlantide ! Non seulement la science, la plus moderne science, ne leur en fera pas un crime ; mais c’est elle-même qui, par ma voix, les y invite. C’est elle-même qui, les prenant par la main, et les conduisant sur la rive de l’océan fertile en naufrages, évoque à leurs yeux, avec les milliers de navires désemparés, submergés ou réduits à l’état d’épaves, les continents, et les îles sans nombre, ensevelis au fond des abîmes.
Pour moi, je ne puis plus ne pas penser aux brusques mouvements de l’écorce terrestre, et, parmi eux, à ce phénomène terrifiant de la disparition presque soudaine de quelque pan de continent, de quelque élément d’une chaîne de montagnes, de quelque grande île, dans un gouffre de plusieurs milliers de mètres de profondeur. Qu’un tel phénomène se soit produit, et même répété à bien des reprises, au cours des dernières périodes géologiques, et qu’il ait souvent atteint une ampleur gigantesque, c’est ce dont aucun géologue n’a le droit de douter. On s’étonne parfois que de semblables cataclysmes n’ait pas laissé de traces sur nos rivages, sans réfléchir que c’est la soudaineté même de leur survenue et de leur fuite qui les rend difficilement saisissables. Aucun d’eux, à la vérité, ne s’est déchaîné sans provoquer un abaissement du niveau moyen des mers ; mais la compensation ne s’est point fait attendre, et le rapide soulèvement d’un autre compartiment du fond océanique, ou la sortie, plus lente, et à tout jamais inimaginable, des fleuves sous-marins de laves, a bientôt rétabli l’équilibre : tant est précise la balance où sont pesés, d’un côté les abîmes, de l’autre les montagnes.
Et quand je relis ainsi, dans ma pensée, ces pages terribles de l’histoire de la Terre, volontiers, devant la mer qui sourit, indifférente, devant la mer « plus belle que les cathédrales », je songe au dernier soir de l’Atlantide, auquel ressemblera peut-être le dernier soir, le « grand soir », de l’humanité. Tous les jeunes hommes sont partis pour la guerre, par delà les îles du Levant et les lointaines Colonnes d’Hercule ; ceux qui sont restés, hommes d’âge mûr, femmes, enfants, vieillards et prêtres, interrogent anxieusement l’horizon marin, espérant y voir poindre les premières voiles, annonciatrices du retour des guerriers. Mais, ce soir, l’horizon est vide et sombre. La mer semble devenir ténébreuse ; et, comme elle, le ciel se charge de menaces. Depuis plusieurs jours, la terre a frémi et tremblé. Le sol s’est fendu, çà et là, exhalant des vapeurs brûlantes. On dit même que, dans la montagne, des cratères se sont ouverts, par où jaillissent des fumées et des flammes, et qui lancent en l’air des pierres et des cendres. Maintenant, il pleut partout une poussière grise et chaude. La nuit est venue tout à fait, effroyablement noire : et l’on ne verrait rien, si l’on n’avait allumé quelques torches. Prise soudain d’une terreur folle, la multitude se rue dans les temples ; mais voici que les temples s’écroulent, cependant que la mer s’avance, envahissant le rivage, avec une clameur atroce qui couvre, invinciblement, toutes les autres clameurs. Quelque chose passe, qui pourrait bien être la Colère de Dieu. Puis, tout s’apaise ; il n’y a plus ni montagnes, ni rivage ; il n’y a plus que la mer insoucieuse, endormie sous le ciel du Tropique aux astres innombrables ; et, dans le souffle des alizés, j’entends chanter la voix du poète immortel :
Ô flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds, redoutés des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées ;
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous !
PIERRE TERMIER,
Membre de l’Académie des Sciences,
Directeur du Service de la Carte Géologique de la France.
NOTES
1) Le dernier venu de ces poètes de l’Atlantide est une jeune fille, Emilie de Villers (Les Ames de la Mer, Paris, 1911, chez Eug. Figuière).
2) ŒUVRES DE PLATON, trad. par V. Cousin, t. XII, p. 109-13. Paris, chez Rey et Gravier.
3) ŒUVRES DE PLATON, trad. par V. Cousin, t. XII, p. 247. Paris, chez Rey et Gravier.