SALMON L’Atlantide et le renne


L'ATLANTIDE ET LE RENNE


Philippe Salmon


Publié dans la Revue mensuelle de l'Ecole d'anthropologie de Paris, janvier 1897


Que l’Écosse, par les Féroé et l’Islande, ait été unie au Groenland ; que l’Amérique du Sud ait été unie également à l’Afrique australe, comme le proclament beaucoup de géologues, ces soudures sont plus ou moins éloignées des régions atlantiques moyennes sur lesquelles nous désirons attirer un moment l’attention. La partie de continent disparu dont nous voulons parler aurait, depuis la péninsule ibérique, joint l’Europe à l’Amérique septentrionale, par les Açores, et à l’Amérique centrale, par les Antilles.

« L’Europe occidentale [1] doit son climat tempéré à un grand courant d’eau chaude, le Gulf-Stream, qui, sortant du golfe du Mexique et traversant l’Atlantique, vient baigner les côtes océaniennes de l’Europe, depuis le Portugal jusqu’au Spitzberg ; supprimez le courant et le climat de l’Europe occidentale sera complètement changé ; or l’hydrographie, la géologie et la botanique s’accordent pour nous apprendre que les Açores, Madère, les Canaries sont les restes d’un grand continent qui jadis unissait l’Europe et l’Amérique du Nord. Supposez le continent exondé, le Gulf-Stream est arrêté, n’atteint plus les parages septentrionaux de l’Europe et un climat plus froid amène l’extension des glaciers. »

Cette influence calorifique parait se prolonger tellement loin que le docteur Nansen, dans son récent voyage polaire, l’aurait reconnue à 84° de latitude ; la mer avait une profondeur de 3800 mètres ; les 180 premiers mètres étaient froids, mais il régnait plus bas une température d’un demi-degré au-dessus de zéro : ce qui, dit-il, provient probablement du Courant du Golfe.

La question est bien posée ainsi : le continent portugo-terre-neuvien a-t-il réellement existé ? quand s’est-il effondré ?

Imagination pure ou légende merveilleuse des Atlantes, Solon, Platon, Théopompe ont inventé ou reproduit les fantastiques récits que tout le monde connaît.

« Malgré la concordance de ces témoignages [2] empruntés à la tradition plutôt qu’à l’histoire, l’Atlantide a été longtemps reléguée dans le domaine de la géographie fabuleuse. La science réhabilite aujourd’hui la véracité de ces récits du premier âge, l’existence de l’Atlantide n’est pas seulement possible à ses yeux : elle lui est indispensable pour expliquer la structure de certaines parties du sol de l’Europe méridionale. Il est impossible en effet, au point de vue purement géologique, d’expliquer autrement que par l’existence d’un vaste continent situé au nord-ouest de l’Espagne la formation des immenses dépôts lacustres, remontant à l’époque tertiaire, qu’on a constatés sur trois points différents de la péninsule ibérique ; ces dépôts, qui couvrent près de 14 000 kilomètres carrés et dont la puissance dépasse souvent 100 mètres, ne sauraient être l’œuvre des fleuves qui traversent l’Espagne de l’est à l’ouest et dont le cours est trop limité. Nos géologues voient donc dans ces énormes masses alluviales le produit de grands cours d’eau coulant du nord-ouest au sud-est et appartenant à de vastes étendues qui se seraient affaissées depuis sous les flots de l’Océan. »

Colomb et Verneuil (carte géologique de l’Espagne et du Portugal, 1868) ont figuré, au nombre de trois, ces immenses dépôts tertiaires lacustres dans la Nouvelle-Castille, dans la région catalano-castillane, enfin entre les provinces de Terruel et de Catalogne.

« Une aussi grande masse de sédiments d’eau douce [3] lentement déposés en couches horizontales atteste l’existence de fleuves immenses qui ont déversé pendant un laps de temps considérable leurs eaux dans ces larges bassins. De tels fleuves supposent eux-mêmes de grands continents, où ils prenaient leurs sources, continents qu’on ne peut d’ailleurs placer que dans le nord-ouest ; c’est là, entre l’Espagne, l’Irlande et les États-Unis, que se trouvait sans doute le continent atlantique qui, alors et plus tard, fit un pont aux migrations des plantes, des animaux et de l’homme lui-même. »

Ce pont a dû servir dans les deux sens ; les plantes, les animaux, les hommes ont pu s’y rencontrer, qu’ils soient partis d’un côté ou de l’autre. Une observation ethnologique nous semble devoir être faite maintenant. Si aucune migration asiatique vers l’Europe n’était possible tant qu’a duré la barrière formée de la mer Glaciale à la Méditerranée, à travers l’Obi la Caspienne, l’Aral, etc., et si, à l’époque magdalénienne, le type crânien indigène platydolichocéphale s’est modifié, comme on l’a vu à Laugerie-Basse et à Chancelade, par un relèvement du front en façade ; enfin, si cette modification céphalique doit être attribuée au contact d’une autre race, il convient peut-être de placer son origine dans les régions atlantiques effondrées où les centres anthropogéniques ont pu se former comme ailleurs.

« Vers l’ouest, de nombreux sondages [4] opérés dans les mers qui baignent l’Europe occidentale ont révélé l’existence d’un plateau sous-marin qui, au point de vue géologique, doit être considéré comme partie intégrante d’un continent entouré d’abîmes de plusieurs milliers de mètres de profondeur et recouvert au moyen de 50 à 200 mètres d’eau seulement. Ce piédestal de la France et des Iles Britanniques n’est autre chose que la base de terres anciennes démolies par le travail continu des vagues [5]. C’est la fondation d’un édifice continental disparu [6]. »

Le plateau télégraphique n’est pas le seul ; connus ou inconnus, il y en a d’autres. Le prince de Monaco, lors de son expédition de l’année dernière, en a rencontré un nouveau vers 90 kilomètres dans le sud de l’archipel des Açores ; à une profondeur de 241 mètres seulement, le banc avait 55 kilomètres de tour et présentait deux points culminants de 76 et 190 mètres.

« Y a-t-il eu réellement, continue G. Hervé, une extension atlantique de l’ancien continent ? C’est ce que des faits de plusieurs ordres permettent d’inférer légitimement. Les travaux des géologues français et américains ont révélé une Atlantide dont l’existence repose sur des données précises.

« Depuis longtemps on avait signalé (G. Hervé) les nombreuses identités entre les espèces animales vertébrées et invertébrées tertiaires et quaternaires vivantes et fossiles des deux côtés de l’Océan Atlantique (Lyell, Antiq. 479-485 — Hamy, Précis, 71 — Trouessart, Géogr. zoologique, 79, 323). Des botanistes, comme Unger et Oswald Heer, étaient amenés par l’étude des flores fossiles à plaider en faveur d’un continent atlantique tertiaire fournissant la seule explication plausible qu’on pût imaginer de l’analogie entre la flore miocène de l’Europe et la flore actuelle de l’Amérique orientale (Lyell, 405 — E. Blanchard, Les communic. terrestres entre les continents pendant l’âge moderne de la Terre, in Revue sc., 1891).

« Ce qui intéresse le plus dans ces faits (G. Hervé), c’est non seulement le passage, au pliocène, du Mastodon de la région paléarctique à la région néarctique, mais surtout celui de l’EL antiq. (El. Jacksoni du Canada, El. Colombi du Texas, de l’Alabama, du Mexique) et de l’El. primigenius, au chelléen et au moustérien.

« Enfin des instruments chelléens ont été recueillis dans le drift ou le lœss américain (Kansas, vallées de la Rivière Plate, du Mississipi, de la Delaware, de la Susquehanna, Mexique), sur le versant atlantique (Brinton, Thomas Wilson).

« Il n’est donc pas douteux (G. Hervé) : 1° qu’à un moment l’Amérique s’est trouvée réunie à l’Europe et que cette réunion existait encore au milieu du quaternaire [7] ; 2° que l’homme s’est répandu d’un continent à l’autre à travers le continent atlantique ; mais il est impossible d’admettre que la jonction ait été seulement établie, comme le pensait Darwin, par les régions septentrionales de l’ancien et du nouveau monde presque continuellement réunies par des terres que le froid a rendues depuis infranchissables. Un tel passage est tout à fait insuffisant pour expliquer l’exode de nombreuses petites coquilles terrestres de même espèce des deux côtés du pont, ainsi que pour les plantes. Cette jonction s’étendait certainement beaucoup plus au sud. »

Nous nous associons à ces judicieuses appréciations de G. Hervé, en expliquant que, selon nous, pour le peuplement de l’Amérique, il convient de mettre en réserve l’existence présumée d’une race atlantique à laquelle pourrait être attribué le relèvement du front de nos Magdaléniens, race qui, grâce au pont, aurait sans doute porté les mêmes éléments ethniques vers l’ouest, en Amérique, où nos Chelléens ont pu passer aussi au moment probable du développement de notre industrie quaternaire prenant les formes acheuléennes.

Dans tous les débris des terres atlantiques, dans toutes ces îles habitées ou dépourvues d’habitants, lors de leur découverte par nos modernes navigateurs, des recherches attentives s’imposent : celle des instruments paléolithiques et celle des restes humains contemporains. L’utilité de ces investigations pourrait être signalée à un savant prince, membre de la Société d’anthropologie de Paris, qui fréquente ces parages pour d’autres études et qui peut-être voudrait bien s’associer à une œuvre d’archéologie préhistorique.

De nombreux savants, dans tous les pays, ont écrit : les uns, que l’Atlantide n’avait pas pu dépasser la période tertiaire ; les autres, qu’elle avait pu atteindre la période quaternaire, mais sans déterminer d’une manière précise les temps de la disparition.

Parmi les géologues, de Lapparent estime [8]’ que « la fin du pliocène et la majeure partie du pléistocène ont été marquées par une suite d’effondrements, dont le résultat définitif a été d’ouvrir entre l’Europe et l’Amérique la fosse de l’Atlantique septentrional ».

Or nous savons que le renne a séjourné chez nous de l’époque moustérienne jusqu’à la fin de l’époque magdalénienne, mais sans jamais dépasser le versant nord des Pyrénées; convient-il d’admettre que cette chaîne de montagnes formait la limite méridionale de l’aire géographique du renne, parce que l’interposition de l’Atlantide arrêtait encore le réchauffement du Gulf-Stream trop loin, sur l’Océan, et maintenait à notre pays le climat froid du Nord ? Si le renne ensuite fut contraint de remonter, n’est-ce point par la température graduellement adoucie qu’a procurée à notre pays l’effondrement successif dont nous parlons, faisant place de proche en proche au courant d’eau chaude et lui permettant enfin de baigner dès lors nos côtes ; nos régions, désormais inhospitalières, inhabitables pour l’herbivore tarandien, sont abandonnées par lui et il gagne, au nord, les terres et les neiges où se cache son indispensable alimentation.

Peut-on considérer comme une démonstration complémentaire de l’existence de l’Atlantide, l’habitat du renne prolongé dans nos régions jusqu’à la fin de l’époque magdalénienne?

Peut-on considérer la disparition de cet animal comme étant la conséquence du réchauffement de notre climat par le Gulf-Stream ?

Peut-on penser que l’Atlantide ou mieux sa dernière partie soit restée soudée à la péninsule ibérique jusqu’au moment où le renne nous a quittés ?

A ces trois questions nous croyons qu’on peut répondre oui, sans témérité.

Et la destruction de l’Atlantide, pour ainsi dire, n’est pas encore achevée» car elle continue sur nos rives océaniennes à raison de quinze hectares environ par an.

Le chemin de l’Amérique s’est ainsi perdu sous les yeux de nos Magdaléniens et leurs fils ont vu une autre voie s’ouvrir à leur activité, mais vers le nord-est, sous l’influence de l’adoucissement qui mettait le renne en fuite ; on peut les suivre avec leur faune et leur industrie finissante le long des rivages ou des glaciers fondus de l’ancienne mer du Nord et en Russie, à Bologoje, plus loin encore, si nous sommes bien informés.

Les dolichocéphales et les brachycéphales avaient commencé à marcher en sens inverse à la rencontre les uns des autres. Ce fait n’est point étranger à notre sujet.

La véritable zone de séparation de l’Europe et de l’Asie n’était point constituée, écrit El. Reclus (I, 10), par des systèmes de montagnes, mais au contraire par une série de dépressions jadis remplies en entier par le bras de mer qui joignait la Méditerranée à l’Océan Glacial.

Impossible par conséquent, dit Georges Hervé (cours cité), d’admettre des migrations asiatiques au pliocène ou pendant l’affaissement du sol du quaternaire inférieur.

S’il est vrai géologiquement que, comme contre-partie des affaissements océaniens dans lesquels l’Atlantide a sombré, un soulèvement européoasiatique a fait remonter au jour des régions sous-marines considérables, depuis le golfe d’Obi au nord jusqu’à l’Asie Mineure au sud, on aurait ainsi l’explication de la barrière antérieure, alors disparue, qui aurait retardé le contact de la race à crâne long et de la race à crâne court.

Enfin, si le grand phénomène atlantique s’était achevé à l’époque magdalénienne, avec le départ du renne, le contact des deux races aurait à son tour une facile explication, au moyen de leur rencontre sur un itinéraire connu, l’une conduite du sud-ouest au nord-est par la faune émigrante, l’autre du nord-est au sud-ouest, après avoir pu franchir les passages desséchés entre le golfe d’Obi et la Mer Noire.

Nous sommes parvenus aux temps mésolithiques et la période néolithique va commencer avec l’industrie campignienne qui se mêle au magdalénien prolongé. Les tranchets qui sont le type principal du campignien sont-ils dus à l’invention des enfants de nos indigènes occidentaux, comme l’ont écrit les savants danois ? Cet instrument caractéristique nouveau est-il l’œuvre probable des brachycéphales orientaux, comme Georges Hervé Ta indiqué dans son cours ? Quoi qu’il en soit, actuellement, la traînée campignienne se peut suivre depuis les Pyrénées (le Mas d’Azil) à travers la France, la Suisse, la Belgique, la Pologne, le Danemark, les régions au sud du lac Ladoga ; elle se retrouve dans un archipel de la mer de Behring, avec l’intervalle de la Sibérie asiatique que les Musées russes parviendront sans doute à combler. Mais où le tranchet a-t-il pris son origine et dans quel sens a-t-il marché ? C’est un point à l’ordre du jour ; G. d’Ault du Mesnil a entrepris de rassembler les éléments de nature à élucider la question ; la solution ne sera pas sans portée sur nos classifications [9].


NOTES

1) Charles Martins, Glaciers actuels et période glaciaire, Paris, Claye, 1867, p. 91.

2) Charles Tissot, Exploration scientifique de la Tunisie. — Géographie comparée de la province romaine d’Afrique, Paris, Imprimerie nationale, 1884, in-4°, I, 667.

3) Georges Hervé, Cours d’ethnologie professé à l’École d’anthropologie de Paris, 1893-1897.

4) Georges Hervé, Cours déjà cité.

5) Nous ajoutons : et des tremblements de terre classiques, furieux agents de dislocation, qui n’ont cessé de menacer et qui atteignaient hier encore les Antilles (la Guadeloupe).
6) El. Reclus, I, 12.

7) Le présent travail recherche si l’Atlantide n’aurait pas subsisté jusqu’à la disparition du renne dans l’Europe occidentale.

8) Traité de Géologie, 3e édition, Paris, Masson, 1893, p. 1392.

9) Notre Revue, dans son numéro de juin dernier, p. 189, a publié le dessin d’un ciseau de pierre provenant d’une population esquimaude de l’archipel Kadiak (mer de Behring) ; Paul Poutjaline a trouvé les tranchets sur du magdalénien à Bologoje, entre Pétersbourg et Moscou ; un autre tranchet, recueilli en Pologne, est figuré dans l’Archéologie russe, d’Ouvarov, Moscou, 1881, t. II, pl. 42, n° 1898.

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