FABRE DES ESSARTS Johannites et Simoniens




JOHANNITES ET SIMONIENS


Fabre des Essarts


Article publié dans la revue L'Initiation n° 12 (1895)


I

Le grand apôtre de l’idée chrétienne, celui qui, après Jésus, représente le plus intensivement l’évangélique mansuétude, celui qui fut par excellence le prêtre de la charité. Ce n’est ni Pierre, cette tête brûlée par le soleil de Judée, dont le dévouement était tout en éclats, en paroles bruyantes, qui résonnait comme une cymbale et raisonnait comme un fou ; ni Paul, cet âpre batailleur, qui apporta dans la prédication de la bonne nouvelle un fanatisme de même aloi que celui dont il faisait preuve en poursuivant les premiers chrétiens : c’est Jean, le disciple bien-aimé, l’élu dont la tête reposa sur le sein du Christ, l’ami de l’heure funèbre, le pieux héros qui suivit le Maître jusqu’au sommet du Golgotha. On est vraiment stupéfait de l’inexplicable aberration qui a poussé tout un groupe de l’Église naissante à lui préférer Céphas, que son triple reniement aurait dû placer à un rang très inférieur dans la hiérarchie apostolique. Je veux bien que ses pleurs aient lavé sa faute, que Jésus lui ait pardonné son incroyable lâcheté. Mais ce repentir venait-il du cœur ? N’était-ce pas encore un de ces accès passionnels dont il était coutumier ? S’il en eût été autrement, s’il avait pleuré ces vraies larmes que l’amour seul fait couler, il aurait tout bravé, tout vaincu, et pharisiens et sadducéens et scribes et princes des prêtres pour accompagner son Maître sur la voie de douleur, et c’est Simon Pierre et non Simon de Cyrène qui eût aidé le grand Martyr à porter sa croix !

La Gnose ne s’y est point trompée. Son évangile fut toujours celui de Jean, et c’est Jean qui pour elle est le chef moral et le protagoniste de la communion chrétienne.


II

À quel moment et par quel complexe artifice la tradition simonienne se substitua-t-elle à la tradition johannite ? Il est bien difficile de l’établir. Dès l’origine du christianisme on constate l’existence des deux églises. Pierre devait naturellement plaire davantage à la masse des croyants par ce qu’il y avait de brusque et d’emporté en lui, et peut-être aussi par ses faiblesses mêmes. La foule, qui connaît, elle aussi, ces élans passionnés, ces fougueux transports que suivent de lamentables réactions, la foule se trouvait plus près de lui. Pour elle Jean était trop mystique, trop voisin de l’idéale et calme perfection. Il tenait trop de l’ange, pas assez de l’homme. S’il nous est permis d’évoquer ici un souvenir platonicien, nous dirons que Jean incarnait le νοῦς et Pierre le Θύμος.

Jean parlait au vulgaire un langage plus pur, plus élevé, qu’il ne seyait pour être compris de tous. Il devait être, — et c’est là sa sublime gloire, — l’apôtre de l’élite intellectuelle, de ceux pour qui la raison est le rayonnement de l’amour, et pour qui l’étude est un acte d’adoration.

Pierre et Paul au contraire parlaient la langue de tout le monde. De là, évidemment, l’immense popularité qui s’attacha à leur nom. La légende elle-même se mit de la partie. Elle les fit tous deux mourir à Rome, bien que le premier n’y ait probablement jamais mis les pieds.

Mais le proto-christianisme rendit justice à Jean. Il en fit le premier évêque d’Éphèse. Or on sait que cette ville occupe le premier rang dans la nomenclature des sept églises d’Asie.

Nous pensons que la qualité de citoyen romain que Paul revendiquait si hautement ne fut pas sans influence sur le choix de Rome comme capitale du monde chrétien.

Quoi qu’il en soit, la vraie tradition chrétienne, — la tradition johannite, — était créée, et, malgré les efforts des primats romains, nous allons la voir sous mille formes s’affirmer et se continuer à travers les âges. C’est bien contre elle que les portes de l’enfer ne sauront point prévaloir.

Les Templiers, ces héritiers directs de la Gnose, se réclameront de saint Jean l’Evangéliste, et son nom flamboiera au fronton de leur église, jusqu’au jour où Philippe IV, signant le pacte sanglant avec Clément V, l’orgueilleux hériter de Pierre, ruinera une autorité religieuse menaçante à la fois pour l’absolutisme papal et pour la toute-puissance royale.

Cette tradition johannite, nous la retrouvons également chez les Albigeois et chez les Vaudois qui y demeureront fidèles sous le fer des persécuteurs.

Il y a plus : Rome elle-même, Rome, le boulevard indiscutable de la tradition simonienne, enferme dans ses murs, encore à l’heure présente, un hommage éclatant à la prééminence du disciple bien-aimé sur le disciple renégat. La cathédrale de la ville éternelle n’est point la basilique de Saint-Pierre, mais bien celle de Saint-Jean-de-Latran, construite sur l’emplacement où le glorieux évangéliste fut, suivant la légende, plongé dans l’huile bouillante avant son exil à Pathmos.

Si de ces faits, qui d’eux-mêmes parlent assez haut, nous passons aux détails du rituel catholique, d’autres curieuses constatations restent à faire, qui ne peuvent qu’étayer plus solidement encore notre thèse.

C’est d’abord la date de la fête de Saint-Jean l’Évangéliste. Cette solennité a lieu, dans l’Église romaine elle-même, le 27 décembre, au surlendemain par conséquent de la fête de Noël. En rapprochant ainsi la fête du bien-aimé disciple de celle du divin maître, il n’y a pas à douter qu’on ait voulu prouver quel rang élevé saint Jean occupait dans la hiérarchie hagiologique.

Par contre, la fête de saint Pierre et de Saint-Paul se trouve reléguée au 29 juin, c’est-à-dire bien loin en dehors des séries aventuelle, quadragésimale et pascale.

En second lieu, remarquons que l’évangile de saint Jean est le seul des quatre dont un texte ait été inséré dans la partie fixe de la liturgie du missel. Et ce texte est précisément celui que la Gnose orthodoxe reproduit dans la plupart de ses cérémonies : In principio erat verbum.

Un autre vestige bien significatif du johannisme original, c’est cet aigle aux, ailes déployées qui dans la plupart de nos vieilles églises servait encore, il y a quelques années, de pupitre aux choristes, et constituait ce fameux lutrin qui joue un rôle si important dans l’économie de l’office chanté. Détail non moins significatif, c’est depuis l’adoption définitive du rite romain que l’aigle a été remisé dans le matériel démodé des arrière-sacristies. Dernièrement, j’en ai vu un fort beau en visitant Saint-Ouen de Rouen, lequel se morfondait sous la poussière et les toiles d’araignées, au fond d’une chapelle abandonnée. En prononçant ces ineptes proscriptions, nos seigneurs les évêques ont certainement obéi à un mot d’ordre venu ex cathedra Petri.

Au lieu des lourds antiphonaires reliés de vieux cordons, margés de vermillon et noblement ornés de signets multicolores, que supportaient les ailes tendues de l’oiseau de Jean de Patmos, et autour desquels majestueusement se groupaient les choristes en chape, on voit maintenant de modestes livrets format Charpentier tenus par ces mêmes officiers de chœur, très incommodément assis sur de chancelants escabeaux, au long des stalles canonicales. Si l’orthodoxie simonienne y a trouvé une petite revanche, je ne crois pas que l’esthétique religieuse y ait beaucoup gagné. Mais, matière de bréviaire ! comme dirait maître Alcofribas. Passons.


III

Il y a un demi-siècle, un intéressant illuminé, auquel je consacre une assez longue étude dans mes Hiérophantes, essaya d’instaurer en France le culte johannite. Il avait réussi à former un certain nombre d’adeptes. Malheureusement sa louable entreprise tomba dans un ritualisme compliqué et bizarre qui donna prise au ridicule. À cette époque, le ridicule tuait encore chez nous. Fabré-Palaprat et son culte en moururent.

La franc-maçonnerie elle-même a conservé divers souvenirs de l’antique johannisme, mais ces souvenirs sont aussi peu compris du troupeau que le reste des symboles de cette fraternelle institution. Chaque jour les diverses loges de l’obédience du grand Orient, continuant leur œuvre iconoclaste, s’acharnent à en supprimer quelque vestige. Ils ne se doutent guère, nos bons frères, qu’ils font ainsi cause commune avec la curée romaine. Je laisse à notre excellent collaborateur Oswald Wirth le soin de le leur prouver plus doctement que moi, dans le grand ouvrage qu’il prépare sur le symbolisme maçonnique.

À nous, les fidèles de la Gnose, les Parfaits et les Parfaites que le saint Plérome éclaire de sa lumière, à nous de ramener le cours des saines traditions. Sur les débris du trône vermoulu de Céphas, sur la poussière de l’absolutisme simonien, dressons un autel indestructible à la gloire de celui qui chérit Jésus, plus que ne le fit aucun de ses disciples, et dont la parole suprême fut ce cri sublime jeté aux humanités futures :

« AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES ! »


Ŧ FABRE DES ESSARTS.



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