CONCILIATION GNOSTIQUE
Léonce Fabre des Essarts
I
Quiconque se plonge dans l’étude de la Gnose ne saurait dès d’abord, eût-il l’oes triplex dont parle Horace, échapper à une sorte de vertigineux épouvantement. Tant de sèves bouillonnent autour de lui, de si touffus branchages s’entrecroisent et s’enchevêtrent, de si complexes harmonies se succèdent et se heurtent tant d’ombres et tant de lumière se manifeste à la fois, qu’il se croit égaré en un fuligineux pandémonium, ne sachant plus où trouver le dextre chemin ni la normale orientation, se demandant même si une orientation est possible.
C’est qu’aussi bien tout semble contribuer à cet égarement. De Simon le Mage à Prescillien, c’est une série ininterrompue de flagrantes contradictions, – on le dirait du moins, – en doctrine comme en morale. Valentin par exemple, dans sa filiation éonique admet une ogdoade, une décade et une dodécade. D’autre part, il proclame la liberté de la chair, tout en décernant des honneurs spéciaux à la virginité. Marcion, lui, admet bien aussi les trente Éons, mais il prêche la continence, et condamne le mariage. Carpocrate, de son côté, reconnaît l’existence d’anges oppresseurs des hommes. Il veut du reste que nous cédions à la concupiscence, que nous obéissions à tous ses appels pour ne pas être dominés par elle. Pour lui, rien n’est bon ni mauvais in se. En cela il est diamétralement opposé aux montanistes, ennemis de tous les plaisirs sensuels, passant une partie de leur existence dans les jeûnes et la xérophagie. Les Nicolaïtes, vont jusqu’à conseiller la communauté des femmes. Les Ophites affectent des tendances universalistes, admettent le magisme, le platonisme et même le judaïsme, si impitoyablement proscrit par les antitactes, qui affirment que tout ce que contient l’Ancien Testament est inspiré par le démon et qu’il faut en pratiquer le contre-pied. Saturnin enseigne que le mariage et la génération viennent aussi de Satan et que Jéhovah n’est qu’un des sept anges démiurgiques. Les Borboriens et les Phibionites adorent un éon femelle, Barbels, et se livrent systématiquement aux plus incestueuses copulations. D’après les Caïnites, tous les excommuniés, tous les maudits, Caïn, Cham, Esaü, Coré, Dathan, les sodomites, Judas Iscariote lui-même, doivent être réhabilités : ce sont des calomniés ; leur crime qui est leur gloire, c’est d’être entrés en lutte avec Dieu des Juifs, qui n’est qu’un faux Dieu. Les esséniens se drapent chastement dans de longues robes blanches pour prier : les Adamites ne se présentent dans leurs temples qu’en état de complète nudité.
En prenant connaissance de ces détails, on est vraiment tenté de s’écrier avec M. de Pressensé que la Gnose est le cauchemar de l’humanité !
Il n’en est rien pourtant. M. de Pressensé n’est qu’un puritain étroit, et celui qui se scandalise en pénétrant dans le pronaos gnostique, et qui ne sait pas triompher de son impression première, n’est pas digne de contempler les merveilles du sanctuaire.
Que diriez-vous d’un néophyte catholique qui prendrait ombrage des gargouilles de Notre-Dame et des lubricités sculptées aux acrotères de ses statues ? Est-ce que ces indécents caprices d’artiste empêchent la magnifique et harmonieuse unité de la cathédrale ? Est-ce que même elles n’y contribuent pas dans une certaine mesure ?
La Gnose est autrement vaste qu’une basilique ogivale : c’est un monde, et, pour faire un monde, il faut de tout.
II
Mais nous avons mieux à dire.
Remarquons une fois pour toutes que c’est par le canal d’écrivains très suspects de parti pris, les Cyrille, les Clément d’Alexandrie, les Irénée, les Théodoret, les Épiphane, que nous sont parvenus la plupart des documents que nous possédons sur les gnostiques. Tous ces protagonistes de l’orthodoxie paulinienne n’avaient-ils pas un intérêt intense à calomnier l’ennemi qu’ils voulaient abattre ? Basile n’est pas né d’hier. On le trouve à toutes les époques. Il fut l’auxiliaire de tous les absolutismes.
Cette considération infirme singulièrement la valeur des détails historiques que nous venons de passer en revue. Âmes scrupuleuses, rassurez-vous. La Gnose n’est point si noire que d’aucuns ont voulu vous la présenter. Sous ce tissu brodé de tant de fabuleux caprices, lourd de tant de gloses fantaisistes, elle apparaît, en sa sereine majesté, grande, belle et pure, comme la sainte épouse destinée aux noces éternelles.
Ca et là, on voit saillir les fières lignes de son corps immaculé ; on la sent palpiter et frémir à travers ce monstrueux entassement de calomnies qui l’auraient tué, si ce qui est immortel pouvait mourir.
Les grands points de doctrine se dégagent, universellement maladifs, clairement, majestueusement. Qu’on prenne Simon le Mage, Basilide, Carpocrate, Cérinthe, Marc, Marcion, Ménandre, Saturnin, les Ophites, ou Valentin, c’est partout l’affirmation d’un Propator unique, éternel en force et en vertu, s’affirmant par le principe de l’émanation, partout un Cosmos oeuvre d’un génie inférieur, partout un Christ saveur réharmonisant le Plérome, rédimant l’humanité.
Et c’est partout aussi la science instaurée sur les ruines de l’antique ignorance ; […] est à la fois son nom et sa devise. Jamais elle ne dément l’un, jamais elle ne fault à l’autre !
Et la morale, dira-t-on ?
La morale, n’en déplaise à M. Compayré et à ses traités, est en somme ce qu’il y a de plus relatif ici-bas. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de voir, dès le début de la Gnose, se manifester deux courants différents. « Si la matière est la source du mal, dit M. Léon Maury, dans sa remarquable thèse sur les Origines de la Gnose, il faut nous en délivrer et réduire autant que possible les rapports que nous aurons avec elle ; de là l’ascétisme, et cet ascétisme a été pratique avec la plus extrême vigueur par plusieurs sectes ; ou bien, et voici l’autre terme de l’alternative, puisque la nature est par elle-même mauvaise, il n’y a pas à s’occuper du monde sensible ; on ne doit songer qu’aux choses supérieures et pour le reste suivre les impulsions naturelles. »
Il est bien évident que si nous n’étions que des âmes, ce dualisme en morale n’aurait pas lieu d’exister. La divergence d’orientation ne provient en somme que de la façon dont la matière, c’est-à-dire le corps, est envisagée.
En fait, si l’on s’attache au dogme de l’immortalité et de la supériorité de l’âme, ce qui est un dogme éminemment gnostique, le corps, logiquement devient un facteur très secondaire. Qu’importe après tout qu’on fasse de lui ce qu’on voudra, pendant l’infinitésime durée de l’existence terrestre ? Qu’on la regarde comme un trésor ou comme une guenille, qu’il soit fait à l’image de Dieu ou du Diable, que cette chair périssable, que cette pauvre loque soit négligée, fustigée, accablée de macérations, ou choyée, obéie, parfumée, abreuvée de délices, quand elle périra, quand ses atomes dissociés rentreront au sein du ténébreux Kénôme, il n’en sera ni plus ni moins.
Le point important est de savoir dans quelles conditions l’amendement intellectuel s’accomplira le mieux. Question de tempérament après tout ! Il est évident que, chez certaines natures, la continence absolue paralyse tout essor spirituel, comme il en est d’autres chez qui le plaisir charnel amène promptement une réaction intellectuelle éminemment féconde. Et réciproquement d’ailleurs. La Gnose, étant donnée sa mission universaliste, devait, sous peine de n’être qu’une pure théorie, prévoir toutes les idiosyncrasies possibles. C’est ce qu’elle a fait, et c’est ce qui constitue sa grandeur.
Ces divergences en morale ont non seulement pour correctif, mais je dirai même pour conséquence fatale, une indiscutable unité de doctrine : ascètes, et épicuriens, encratites et carpocratiens, docètes et phibionites, tous ont professé pour l’âme le même culte auguste et sublime. Tous marchaient exactement dans la même direction, vers le même but, aspiraient au triomphe définitif de l’idée sur la chair. Ils suivaient deux lignes apparemment parallèles, mais qui, géométriquement convergentes, devaient nécessairement se rencontrer dans le domaine de l’Infini.
III
Je sais bien qu’à l’unité de doctrine on pourrait m’opposer qu’il y a des différences profondes entre les diverses hiérarchies des éons données tour à tour par les simoniens, les valentiniens et les marcionites, pour ne citer que ceux-là.
Et d’abord ces différences sont-elles si capitales qu’on le veut bien dire ? Ne voit-on pas que le plus souvent c’est simplement le vocable qui diffère, non le concept ? Du reste, qu’on affirme sept, trente ou trente-trois éons, le principe de l’émanation n’en subsiste pas moins dans toute son intégralité, ici comme là. […], Comme disaient les pythagoriciens : tout est dans tout. Du moment que vous proclamez le ternaire, c’est-à-dire l’émanation initiale, implicitement vous reconnaissez toutes les potentialités qu’il contient. Simon le Mage s’est arrêté là où Valentin a continué à marcher, voilà tout. Il n’y a là ni contradiction, ni divergence doctrinale.
Un autre terrain sur lequel éclate l’unité gnostique, c’est le terrain social. Toutes les écoles sans doute ne se sont pas préoccupées des matérialités de la vie terrestre, mais toutes celles qui en ont fait l’objet de leur étude, depuis les esséniens et les thérapeutes jusqu’aux apotaclites, ont conclu à la nécessité de la mise en commun de tous les biens.
Pour elles, l’ennemie séculaire, la propagatrice de tout sentiment étroit, de tout subversif égoïsme, c’est la propriété individuelle ! Et sous ce rapport, comme sous bien d’autres, elles ne font qu’appliquer dans son esprit et dans sa vérité l’Évangile du Christ. Les paroles qui nous resteraient encore à dire sont réservées aux seuls initiés. Mais ce que nous avons dit ici suffira largement, nous l’espérons du moins, pour amener à nous les âmes que la désolante Hylé retient encore dans ses lacs. Elles verront que nous sommes la véritable Église universelle, ouverte à tous, bonne pour tous, ne damnant personne, offrant de vastes horizons à toutes les généreuses envolées et de fraternelles conciliations à toutes les faiblesses humaines.