BRICAUD Défense du Vintrasisme


Eugène Vintras


DEFENSE DU VINTRASISME


Jean (Joanny) Bricaud


Publié dans la revue La Paix Universelle
n° 12, avril 1902.


Les lecteurs de cette Revue auront pu lire dans mes Études spiritualistes [1] la courte notice que j’ai consacrée à Vintras et la très haute opinion de l’abbé Roca sur sa révélation. L’abbé Roca avait en effet étudié à fond cet enseignement, qu’il avait voulu entendre de la bouche même des pontifes du vintrasisme, afin d’en rendre compte dans ses ouvrages.

Mais il est d’autres écrivains [2], sans contredit ésotéristes d’une grande valeur, chefs de l’école occultiste contemporaine, qui, sans doute, n’ayant pas le temps de remonter aux sources, d’étudier une doctrine parfois abstruse, ont répandu et répandent encore — bien à tort, selon moi — des calomnies empruntées à quelques écrivains de l’époque et notamment un certain Erdan, auteur de la France Mystique, lequel ne paraît guère avoir compris la phraséologie mystique, à en juger par les déductions qu’il en tire.

C’est ainsi qu’ils ont jeté le discrédit sur une doctrine qui, selon l’abbé Roca, « dévoile les mystères du Cosmos supérieur » et qu’il ne serait certainement pas sans quelque utilité pour les ésotéristes contemporains d’examiner à fond, aux lumières de la Gnose.

Il m’est impossible d’exposer ici l’ésotérisme de la révélation de Vintras, tel qu’il est contenu sous certains voiles, il est vrai, dans les Tablettes d’Hénoch, ceci étant réservé aux seuls initiés ; je me bornerai donc à en exposer la partie exotérique.

Vintras prêchait l’approche du règne glorieux de Jésus-Christ sur la terre, le choix d’un organe prophétique pour la préparation de ce grand règne ; la prochaine venue du Paraclet ; l’angélité de nos âmes avant la vie terrestre et la non-éternité des peines de l’enfer.

L’homme est composé de trois substances, enseignait Vintras : l’esprit, l’âme et le corps. L’Église du Christ souffrant a fait son temps, disait-il encore, nous touchons au troisième règne : le règne du Saint-Esprit, et l’avènement du Paraclet est proche.

L’enfer n’est pas éternel ; il n’y a rien dans l’Écriture ni dans les décisions de l’Église qui nous oblige à donner à la durée des peines de l’enfer une éternité absolue ; car cette éternité ne serait pas seulement une négation de l’infinie miséricorde de Dieu, elle serait encore une protestation manifeste contre l’intégrité de la souveraine justice.

« Je crois, Seigneur, que je vous outragerais si je vous supposais un antagonisme rivalisant avec la sainteté de votre justice, la sagesse de votre raison et la vérité de votre amour. Je crois qu’étant seul, Seigneur, le principe des principes, le principe suprême, seul vraiment éternel, vous ne pouvez avoir produit le mal ; donc le mal n’étant pas produit par vous, n’est pas et ne peut pas être un principe ni une loi absolue, mais tout simplement une erreur, une illusion, un désordre. Je crois et je le proclame à la face du ciel et de la terre : la mort et l’enfer seront anéantis un jour, en vertu de ces paroles qui sont l’œuvre de votre Saint-Esprit : O mort, je serai ta mort ; ô enfer, je serai ta ruine ! Amen ! »

(Profession de foi vintrasienne du sacrifice divin pour la glorification de Dieu dans les anges et les saints.)

Bien avant que Pie IV eût décrété le dogme de l’Immaculée Conception, Vintras prêchait dans ses extases l’origine de la Vierge Marie, sagesse éternelle, co-créatrice avec Dieu, miroir de sa divinité et réflecteur suprême de toutes ses communicables perfections, centre de ses manifestations, agence universelle de toutes ses opérations extérieures : Dea Deus !

Qu’on lise plutôt cette magnifique page de son évangile éternel qui est toute une révélation :

« Une voix se fit entendre qui pénétra ma chair et me la rendit invisible ; elle toucha mon âme, et mon âme ne se connut plus en moi ; elle s’étendit sur mon esprit et mon esprit ne se souvint plus de mon âme ni de mon corps. Voici ce que dit cette voix :

“Fils de l’homme, je t’ai enlevé toutes tes entraves, je t’ai séparé de toutes les distractions possibles à ta nature, je t’ai fait libre comme la pensée : regarde et vois !”

Et je vis au milieu de l’incandescence suprême devenue comme un embrasement sans limites un Être qui me parut être le glorieux miroir du Principe éternel… Il n’était pas le Principe souverain, mais il en réfléchissait tous les tons et tous les arômes extérieurs. Il n’était pas dans le centre essentiel, mais il était comme le réflecteur fidèle de tout ce qu’il plaisait à la divine essentialité de laisser paraître hors d’elle-même…

Cet être parla ; il nomma Père le principe conceptant, Fils le principe opérant ; et, amour du Père et du Fils le principe vivifiant ; puis, dans un seul mot, il comprit les trois modes d’opérer et la manifestation de l’essentialité suprême, Ihoah : ayant, été, sera.

L’Être s’abîma dans l’état radieux qui l’inondait ; il devint comme un soupir exprimé par l’amour du principe incréé. Alors, une voix qui fit tressaillir jusqu’à l’éther et tous ses embrasements me dit : Tu as vu Shahaël ! le tabernacle vivant, le réflecteur suprême, le chef-d’œuvre et le diadème de gloire d’Ihoah Ekhad, celui qui conçoit de lui-même ses idées et ses plans ; celui qui fait tout de lui-même, sans aucun aide et sans aucun secours ; celui qui met la manifestation de sa gloire et de sa lumière en cette créature, qui sera dans toute la succession de ses nouvelles créations, le centre extérieur de ses vivantes manifestations ! C’est d’elle qu’il est dit : Elle est sortie de la bouche du Très-Haut ; elle est née avant toute créature !

C’est à cause d’elle que la lumière de ce ciel a été faite et c’est sa création qui sera le plus épais nuage pour ceux qui voudront sonder la raison pour laquelle je l’ai créée » (Évangile éternel, p. 1).

La révélation de Vintras n’était donc pas une religion nouvelle, mais une rénovation qu’il venait opérer dans les formes du christianisme ainsi que dans son esprit, et dans laquelle on retrouve toutes les doctrines de l’occultisme traditionnel.

Et c’est de cette révélation dont l’abbé Roca disait : « On en parle à son aise, quand on la rejette en bloc, sans se donner la peine d’aller au fond et peut-être même de la lire. Mais c’est tout autre chose quand on l’examine sérieusement ; alors, on s’aperçoit que, loin de porter atteinte à la gnose sacrée de la tradition canonique, elle en élargit au contraire le monument, l’embellit, le glorifie et le couronne… »

Ceux qui connurent et approchèrent Vintras subirent le charme de sa parole et furent conquis par son mystérieux prestige.

Il possédait, dit l’abbé André, une puissance étonnante d’attraction sympathique ; son influence magnétique était sans bornes et d’un mot il bouleversait les têtes !

Bientôt s’accomplirent autour de lui des prodiges ; des milliers d’hosties apparurent sur des autels où un instant auparavant il n’y en avait aucune, des calices vides se remplissaient de vin et enfin du sang, du vrai sang humain ruisselait parfois des hosties, y laissant des caractères mystérieux.

Tous ces prodiges firent couler des flots d’encre et suscitèrent à Vintras, parmi le clergé surtout, de nombreux ennemis. Bientôt aux Vintrasistes se joignirent les partisans de Louis XVII, Naundorff.

L’œuvre de la miséricorde eut alors un caractère à la fois mystique et politique.

Vintras devint dès lors un personnage dangereux, et on jeta le discrédit sur ses doctrines en répandant d’ignobles calomnies dont certains écrivains se firent complaisamment les échos.

Quant aux soi-disant révélations que firent contre Vintras deux membres dissidents de l’Œuvre de la miséricorde, Gozzoli et Geoffroy, disant que Vintras exigeait de ses adeptes de tout sexe qu’ils soient complètement dévêtus pendant l’office, ce ne sont là que des calomnies d’adversaires politiques et il est à noter d’ailleurs qu’Éliphas Lévi refuse de les croire sur parole.

Mais ce qui n’en reste pas moins vrai — quoi qu’on dise de Guaita — c’est qu’Éliphas alla bien à Londres visiter Vintras. Il fut reçu par un des Pontifes du Vintrasisme, lequel vit encore à Lyon et nous a fait le récit de la visite du grand occultiste au Prophète. De plus, il a bien écrit au cours de quatre pages manuscrites son regret d’avoir dans ses ouvrages porter un jugement critique erroné sur les doctrines de Vintras.

Ce document existe, il est classé dans les archives de l’Œuvre de la miséricorde, et si Éliphas n’a point rétracté son jugement sur Vintras dans ses écrits postérieurs, cela indique de sa part quelque faiblesse, comme les « piquantes » notes marginales reproduites par de Guaita et dont Éliphas a bigarré le Glaive sur Rome, notes que je trouve indignes d’un savant comme Constant, montrent tout simplement que le grand occultiste était à certains moments un enfant terrible. Telles sont les principales accusations portées contre Vintras par les écrivains de l’époque, accusations reprises de nos jours par les occultistes à propos de l’abbé Boullan, lequel prétendait être le disciple direct de Vintras, bien que la majorité des Églises carmeléennes se soient séparées de lui à des époques différentes et que la majorité des Pontifes l’ait renié formellement.

Stanislas de Guaita le reconnaît d’ailleurs, et il dit : « Dans ces circonstances, il semble prudent de ne pas généraliser nos accusations, et encore, bien que tout héritage venant de Vintras nous soit à bon droit suspect, nous n’affirmons rien qu’en ce qui touche Jean-Baptiste (l’abbé Boullan) et son école. »

Mais les disciples et amis de Stanislas de Guaita vont plus loin.

Sans se donner la peine d’étudier la doctrine de Vintras, ils ont, dans une même accusation, englobé sans preuves aucunes Vintras et l’abbé Boullan, discréditant ainsi une doctrine qui a, selon nous, une très haute portée philosophique et religieuse. Nous avons tenu à protester contre de tels procédés. C’est fait.

JOANNY BRICAUD

P.-S. : Dans un article récemment publié par M. Fabre des Essarts, dans la Nouvelle Revue, article intitulé : le Quiétisme et ses derniers avatars, le distingué patriarche de l’Église gnostique n’accepte que sous bénéfice d’inventaire les allégations de St. de Guaita en ce qui concerne Vintras et Boullan. Parlant du Temple de Satan, il dit le récit de M. Wirth très sincère mais très discutable.

Wirth n’ayant personnellement assisté à aucun office, « tout ce qu’il dit il le tient d’une femme. Sexus mendax ! »

« Un témoignage tout aussi respectable que celui de la personne dont M. Wirth s’autorise, dit-il, nous déclare que le Temple de Satan est une odieuse calomnie ou tout au moins l’interprétation malveillante d’une liturgie bizarre. » Et il ajoute en note : « Si M. de Guaita s’est trompé au sujet de Boullan, c’est avec la meilleure foi du monde et nul doute qu’il n’ait cru sincèrement presser la vérité entre ses mains alors que ce n’était peut-être qu’un faisceau d’ineptes calomnies. »

Notons enfin que M. Huysmans, dans une interview, a dit savoir, de source sûre, qu’un ancien prêtre continuait à Lyon le culte satanique de Vintras. M. Huysmans est victime de son sectarisme religieux.

Le culte établi par Vintras n’est nullement satanique, et le vieillard qui célèbre à Lyon les mystères de la gnose vintrasienne, est un saint homme, respectable à tous égards. Il vit très retiré, loin des bruits du monde et plus près de Dieu.



Notes :

[1] M’étant proposé dans cet article de prendre la défense du Vintrasisme, j’ai préféré le publier sous un titre spécial, bien que logiquement il fasse suite à mes Études spiritualistes

[2] E. Levi, Histoire de la Magie ; Stanislas de Guaita, Le Temple de Satan ; Papus, Peut-on envoûter ? Georges Vitoux, Les Coulisses de l’Au-delà, etc.

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