LA GNOSE D'AMOUR
Jules Doinel
Publié dans la revue l’Initiation (juin 1893)
Au Très Saint Synode Gnostique
I
Messeigneurs et mes Frères,
Nous avons vu, en exposant le système de Valentin, que l’exil de Sophia-Achamot hors du Plérôme avait été le commencement de la douleur dans le monde. Mais ce que Valentin ne dit pas, c’est que les Eons, pour ne pas laisser cette épouvantable douleur de la chute de l’Infini dans le Fini sans consolation, supplièrent l’Abîme de donner à Achamot un Paraclet. Ce Paraclet est adoré par les grecs sous le nom d’Eros, par les Aryas sous le nom de Kama. C’est l’Eon-Amour. Pour le produire, l’Abîme et le Silence (Bythos et Sigé) s’unirent dans une ineffable étreinte. Eros émana de leur union. Dès lors, la rédemption de Sophia-Achamot s’accomplit sur deux voies parallèles, la voie de l’Esprit et celle de la chair. Jésus, fleur du Plérôme, racheta l’Esprit, car le salut vient de la Gnose et non de la Foi. Eros racheta la chair. La Science et l’Amour inaugurèrent l’œuvre sublime qui se poursuit à travers les Temps et les Espaces. Achamot eut un double époux, l’époux de son cœur. C’est ce mystère divin qu’il nous faut interpréter.
II
Ceux-là qui prendraient Achamot pour un mythe se trompent et s’abusent eux-mêmes. Elle est une substance, une Hypostase du divin.
Ses joies et ses souffrances sont réelles. Jouissant et souffrant en elle. Elle souffre et jouit en nous, les Pneumatiques. Tombés comme elle et avec elle, nous serons avec elle et comme elle réintégrés dans l’Unité. Elle nous intéresse donc grandement. Son histoire est la nôtre et la Tragédie dont elle est l’héroïne se joue avec notre sang et avec nos larmes. Valentin, révélateur primitif, ne pouvait voir ni comprendre toutes les conséquences du dogme ésotérique qu’il fondait. Ou, s’il les a vues et comprises, il ne pouvait pas les révéler, étant trop près du siècle apostolique d’une part et du Paganisme de l’autre. Cependant, quand il dit que l’Amour n’est pas sans un objet aimé, il laisse entendre que cet objet aimé, c’est-à-dire Achamot, sera la proie de cet amour. Valentin, d’ailleurs, devait venir lui-même, sous un autre nom et sous une autre forme, à un point du cercle des Renaissances, pour achever ce qu’il a si magnifiquement commencé.
« Dicit Helena in quadam revelatione cuidam gnostico, quod Valentinus nunc vivit, infulâ donatus episcopali. Qui potest capere capiat ».
III
Je pose tout d’abord le dogme initial, la norme première de la Très Sainte Gnose.
Le Salut vient de la Connaissance et non de la Foi. La Foi sans la Connaissance est morte. Hors de la Gnose, pas de salut.
Mais, comme l’on pensé les docteurs, la Connaissance se résout en Amour. Et Amour, semblable à un aigle ravisseur, s’abat puissamment sur l’Aimé et le transporte dans le foyer même du désir, l’Hédôné.
Ne croyons donc pas que la Gnose soit triste. Elle est joyeuse et forte. Elle sait et elle veut. Elle aime et jouit de ce qu’elle aime. Une mystique catholique a dit excellemment :
« L’Amour triomphe,
L’Amour jouit,
L’Amour en Dieu se réjouit. »
Et Jean, de sa voix d’archange, nous crie du haut du rocher de Pathmos : Dieu, c’est l’Amour. Augustin d’Hippone ajoute : Ama et fac quod vis. Enfin, la Sagesse elle-même nous dit : Omnia munda mundis.
Reprenons l’histoire de Sophia-Achamot, au moment précis où, enfantée par Sophia-Céleste dans le monde intermédiaire, elle s’aperçoit, avec une indicible horreur et une surnaturelle angoisse, qu’elle s’engouffre dans les ténèbres, ces lourdes et démoniaques ténèbres que l’Evangile appelle avec une concision si dure et si impressionnante « les ténèbres extérieures ».
Ceux-là qui prendraient Achamot pour un mythe se trompent et s’abusent eux-mêmes. Elle est une substance, une Hypostase du divin. Sa joie et ses souffrances sont réelles. Jouissant et souffrant en elle, elle souffre et jouit en nous, les Pneumatiques. Tombés comme elle et avec elle, nous serons avec elle et comme elle réintégrés dans l’Unité. Son histoire est la nôtre et la tragédie dont elle est l’héroïne se joue avec notre sang et avec nos larmes.
IV
Pendant qu’elle souffrait ainsi – inénarrablement – la supplication toute puissante des Eons – omni-potentia supplex – monta en l’Abîme. En un clin d’oeil, l’Abîme et le Silence s’unirent. En un clin d’oeil, Eros fut émané. En un clin d’oeil, un rayon traversa les ténèbres et Achamot sentit palpiter sur son cœur brisé le cœur éternel de son amant : le Sacré-Cœur ! Le Cantique des Cantiques est la pâle reflet de l’épithalame que chantèrent alors les Eons. Eros s’était fait chair, et il habitait avec nous. Le grand mot mystique fut proféré : I.N.R.I. Que de Rose-Croix modernes en ignorent la signification profonde et la glorieuse beauté ! Le Tau fut formé. La Rose-Croix fut jointe, le saint mélange fut réalisé. Fils de l’Esprit et de la Chair, nous naquîmes alors d’Eros et d’Achamot, et leur union fut déclarée indissoluble par le Plérôme qui les bénit et nous bénit en eux. Notre Mère commença alors sa mission. Dans l’œuvre du Démiurge, elle sema les étincelles du Feu, ce feu que Simon le Mage a décrit dans l’Apophasis Megalé, ce feu de double nature, matériel sans l’esprit, spirituel sans la matière, ce feu sauveur qu’adorèrent les Aryas et les Parses, et dont le soleil est la symbole cosmique, I.N.R.I. Igne Natura Renovatur Integra.
V
Nous pouvons prévoir et déjouer ici l’objection captieuse et perfide. Ce feu, c’est la convoitise disent les théologiens du Démiurge. Répondons hardiment : ce feu, c’est l’Amour. Et, plus hardiment encore, ajoutons : ce feu c’est l’Amour tout entier, non pas scindé, non pas divisé, non pas inutile, mais tout entier, l’amour un et indivisible ; non pas la convoitise pure comme chez les païens, non pas la charité stérile comme chez les ascètes, mais l’amour venant de l’esprit et traversant la chair qu’il idéalise comme le rayon du soleil traverse le cristal qu’il irradie.
Allons plus loin. Toute la Gnose nous enseigne qu’il y a en Dieu les sexes, le masculin et le féminin. Toute la Gnose nous enseigne que les Eons sont émanés par couples en syzygies. Le Père des Eons, le premier Eon, est mâle-femelle, Deus-Dea, Dieu-Déesse ; il se nomme l’Abîme-Silence ! Et toute la scène qu’il émane est comme lui. J’ai dit dans mon cantique gnostique, publié par l’Etoile :
Les Eons qu’il émane,
Emanent à leur tout
Un et Deux, c’est l’Arcane
De l’insondable amour.
Eros possède réellement Achamot, et, chez les Pneumatiques, l’Homme et la Femme s’aiment et se possèdent. L’Eon Hédoné est le lien qui les unit. Le Désir est saint, la Possession est sainte, mais ni ce Désir ni cette Possession ne sont la Débauche, ils sont l’Amour.
VI
Or, ce qui distingue l’Amour de sa sœur déchue, la Débauche, c’est que la Débauche n’aime pas et ne cherche que le Plaisir. Elle a le Plaisir pour but. Et l’Amour a le Plaisir pour moyen. Cette suprême et nécessaire différence les distingue tellement l’un de l’autre, qu’il faut être aveugle pour ne pas la saisir. La calomnie ne peut mordre à ce diamant. L’amour gnostique est une consolation, une aile qui nous élève vers la Science, la Connaissance. Deux, se tenant par la main, montent à la Lumière et dès lors ne descendent pas vers les Ténèbres.
Oh ! que notre mère Achamot, consolée par Eros, nous reconnaisse et nous avoue comme ses fils et ses imitateurs ! Qu’elle se reconnaisse aussi en nous qui sommes fait à son image et à sa ressemblance ! Elle semble avoir voulu nous donner un exemple, en produisant ce Simon et cette Hélène dont l’histoire nous est familière. Les grands amants sillonnent la nuit des âges comme des phares lumineux : Simon, Hélène ! – Abélard, Héloïse ! – Dante, Béatrice ! – quasi scintillae in arundineo discurrunt !
Ils éclairent nos sentiers ! Ils marchent devant nous comme des précurseurs, et, semblables aux coureurs antiques dont parle Lucrèce, ils nous tendent en passant la torche de l’amour, – et quasi cursores vitce lampada tradunt.