OSWALD WIRTH
Le devoir maçonnique français
Article paru en 1941 dans la revue de la Grande Loge Suisse Alpina
Hommes d'ordre, respectueux de toute autorité légalement établie, les Francs-Maçons firent preuve de loyalisme à l'égard de tous les régimes qui se sont succédés en France au cours du XIXe siècle. Ce qui avait été pour eux une obligation de principe devint adhésion volontaire, quand la trilogie «Liberté, Egalité, Fraternité» fut arborée comme devise de l'Etat.
La défense de la République fut alors identifiée avec le devoir maçonnique, d'où une confusion excusable de la part de Républicains enthousiastes, mais dangereuse au point de vue strictement maçonnique.
Planant au-dessus des nations, des races, des langues et des opinions, la Maçonnerie doit demeurer universelle et ne jamais s'inféoder à un régime politique, si attachés que les Maçons lui soient en tant que citoyens. La Loge est un sanctuaire clos et couvert, où les passions du dehors n'ont pas à pénétrer, pas plus que les controverses d'ordre politique ou religieux.
Cela est fort beau, se disent les Maçons français: mais la République est attaquée et si nous ne la défendons pas, nous sommes coupables envers elle et la Patrie, à laquelle il est de notre devoir maçonnique de nous dévouer sans réserve !
Assurément, mais il y a la manière. On peut militer politiquement dans les comités électoraux, tout en adoptant une autre attitude en Loge, de même qu'à l'Eglise, d'où le mauvais exemple ne manque pas d'être donné. Hélas, les hommes sont faibles et ils se laissent fâcheusement entraîner.
Du côté de la Maçonnerie, l'oubli des principes conduisit au scandale parlementaire de 1904, dont l'opprobre atteignit toutes les Loges, alors qu'un petit nombre d'individualités étaient seules responsables. Ce fut une terrible leçon, qui modéra l'ardeur politicienne au bénéfice d'une plus saine appréciation du rôle éducatif de la Franc-Maçonnerie.
Un mouvement, jusqu'alors faible, prit alors de l'extension. Il appelait l'attention sur l'«Initiation maçonnique» insuffisamment prise au sérieux. Des manuels, s'adressant aux Apprentis, aux Compagnons et aux Maîtres s'efforcèrent de «rendre la Franc-Maçonnerie intelligible à ses adeptes». Ces publications et d'autres provoquèrent un changement de mentalité de plus en plus constatable d'année en année, au sein des Loges, mais ne transpirant guère à l'extérieur. C'est ainsi que notre institution devait subir en 1940 une condamnation, en punition de fautes dont elle s'appliquait à se corriger.
Si la suppression de la Franc-Maçonnerie peut rassurer ceux qui s'en font un spectre, ou si elle s'imposait en raison d'inéluctables nécessités découlant de la défaite, nous devons nous résigner à la mesure qui nous frappe sans que nous ayons été entendus en notre défense.
Quoi que nous puissions penser de la loi, notre devoir maçonnique est de nous y soumettre; donc de cesser de nous considérer comme membres d'une société, dite «secrète», bien qu'elle ne se soit que trop fait connaître. Cessons de nous réunir, puisque le droit de réunion est suspendu.
Suspendu, mais non supprimé. Patientons. Quand la France se sera donné une nouvelle Constitution, il nous sera loisible de nous conformer aux dispositions admises pour nous assembler à nouveau légalement, sans le moindre secret, en exposant clairement notre but et la méthode éducative qui permet de l'atteindre.
Ce qui très ouvertement obtiendra le droit de revivre ne sera plus l'ancienne organisation, dont les défauts sont reconnus. Une rénovation intégrale s'impose. Il ne s'agira plus de copier maladroitement un Etat parlementaire avec son administration paperassière. Nous avons à nous reconstituer franchement en «Ecole supérieure de Sagesse», où prédominera une haute spiritualité, indépendante de l'esclavage financier d'une vulgaire association. Il faudra «initier», donc enseigner et former moralement, en s'adressant aux initiables sans les lier matériellement !
Mais ce sont là préoccupations prématurées. Par la force des choses, chaque Maçon est confiné en un isolement qui le contraint à renfermer en lui-même sa Maçonnerie, ou, plus exactement son «Maçonnisme», c'est-à-dire sa conviction maçonnique. Le vrai Maçon l'est, en effet, «dans son coeur» et ne se borne pas à l'être extérieurement, du fait de fréquenter les réunions et de s'acquitter de ses cotisations. Si elle est véritable et profonde, l'«Initiation» transforme l'individu, qui, devenu un homme nouveau, ne saurait être ramené à l'état profane. Rien ne peut donc nous empêcher de demeurer ce que nous sommes, quand notre Initiation ne s'est pas bornée à une cérémonie uniquement symbolique.
Le réel Initié prend conscience de ce qu'exige de lui le «Grand Œuvre de la Vie», action créatrice permanente, dont résulte le mieux individuel et général, Il associe volontairement au travail vital, en s'appliquant à se perfectionner lui-même intellectuellement et moralement. Cela représente en Maçonnerie le dégrossissement de la Pierre brute, image de la personnalité grossière, appelée à se tailler elle-même rectangulairement, afin de se rendre constructivement utilisable. L'homme n'est pas considéré comme sa propre fin; s'il s'imaginait exister pour lui-même, il serait le jouet d'une grave illusion. Tout vivant participe à une vie plus générale, supérieure à la sienne, celle de son espèce. S'il le méconnaît, il s'expose à vivre mal, étroitement, et à contrarier son évolution normale. Pour vivre bien, l'être humain doit vivre «humainement», en développant en soi ce qui élève l'homme au-dessus de l'animal. En répondant à cette vocation naturelle, le sage s'initie à l'«Art de Vivre», qui est traditionnellement le Grand Art, l'Art par excellence ou l'«Art Royal» des Francs-Maçons.
Cet Art s'enseigne à la lumière de symboles, dont la portée dépasse la perspicacité de la moyenne de nos contemporains. De là les faiblesses de l'Initiation maçonnique, exposée à tomber au rôle 'de cérémonial inopérant, faute de préparation du récipiendaire. Celui-ci est admis en Loge comme il le serait en un club, sur enquête concernant son honorabilité. Cela est insuffisant car de rigoureux examens d'entrée devraient être subis par le candidat à l'Initiation. Un honnête citoyen, animé de sentiments généreux, est profondément respectable, mais s'il n'est pas intellectuellement doué, le symbolisme ne fera de lui que le symbole d'un Initié. C'est un commencement; mais il est désirable que le symbole conduise à la réalité, en faisant acquérir les vertus de l'ordre le plus élevé, celles d'un religieux laïque, prêtre-ouvrier du Grand Architecte de l'Univers.
Car l'Initiation est «religieuse» au sens le plus noble du mot. Aussi est-elle indispensable au Genre humain. Elle est multiple et périssable en ses formes, mais dès que l'une d'elles cesse de répondre à sa destination, elle est remplacée par une autre, moins imparfaite.
Ne nous lamentons dônc sur le sort de la Maçonnerie supprimée, qu'à la façon des Maîtres réunis en Chambre du Milieu. Les mauvais Compagnons tuent Hiram. Reconnaissons en eux les défauts dont nous avons à nous corriger. L'heure est douloureuse en ce qu'elle exige de nous, mais l'initiation enseigne à supporter les épreuves, destinées à grandir ceux qu'elles purifient.
Dans le recueillement de la retraite qui nous est imposée, méditons en achevant de nous initier, cherchons la «Vraie Lumière», celle qui éclaire tout homme, venant en ce monde, mais qu'obscurcit l'immoralité à laquelle s'abandonnent les peuples égarés. Il n'y a de salut qu'en cette Clarté rédemptrice, aussi sacrée aux Initiés qu'aux plus fervents Chrétiens.